Systèmes bancaires dans l’UEMOA : Mention bien face à la crise

Systèmes bancaires dans l’UEMOA : Mention bien face à la crise

 

Le constat est encourageant. Au vu des Assemblées Générales qui s’égrènent des banques cotées à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM), le système financier de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) a bien résisté, dans l’ensemble, aux conséquences économiques et sanitaires de la crise du Covid-19. Une analyse plus fine met toutefois en évidence trois constats plus précis : une gestion plutôt efficace des banques, un contexte favorable dans l’Union, des incertitudes à attendre en 2021.

Les principaux indicateurs de l’année 2020 montrent d’abord les bonnes capacités d’adaptation des systèmes bancaires à cette situation inédite. Au plan des charges de fonctionnement, le secteur a été de ceux qui ont le mieux appliqué les consignes sanitaires liés à la pandémie -distanciation, généralisation du télétravail- et les équipes ont été assez peu touchées par le Covid-19. Les coûts supplémentaires qui en ont découlé ont été souvent compensés par les mesures d’économie prises en 2020 : restrictions de voyages, mises en chômage partiel, ajournement de recrutements. Les charges d’exploitation ont ainsi connu une hausse limitée, et parfois un repli pouvant approcher 10% du total pour les banques les plus économes.

Au plan des activités, la plupart des banques ont enregistré une progression plus soutenue de leurs ressources de clientèle que de leurs concours à l’économie. La première traduit les efforts des entreprises et des ménages de constitution d’encaisses de précaution dans un contexte de baisse des activités et d’attentisme des investissements. En Côte d’Ivoire, la croissance moyenne des dépôts de la place a été ainsi de 24% sur l’année. Dans les autres pays, des performances comparables ont été atteintes :  + 17% pour l’ensemble du Groupe Orabank,    + 26% pour la Banque Malienne de Solidarité, + 22% pour la BANK OF AFRICA au Burkina Faso par exemple, Les crédits directs en fin de période ont au contraire réduit leur progression du fait du freinage général des échanges internationaux, du ralentissement des économies, mais aussi de la prudence redoublée des banques dans la distribution de nouveaux concours. En Côte d’Ivoire, le total des crédits a progressé de 14%, provoquant un recul de 7% du taux de réemploi des ressources. Dans le Groupe BANK OF AFRICA, les crédits de trésorerie n’ont augmenté que de 5% au Burkina Faso et au Sénégal, et se sont mêmes repliés en valeur absolue au Mali.

Au plan des résultats, les Produits Nets Bancaires (PNB) sont souvent restés proches des niveaux records de 2019 : malgré la tendance au recul des commissions pénalisées par le manque d’affaires nouvelles, les marges d’intérêt ont été préservées, grâce notamment à une fréquente réorientation des concours à la clientèle vers des placements en trésorerie peu risqués, et ont sauvé l’essentiel. Cette résistance a été notée dans tous les pays de l’Union, avec dans chacun d’eux des situations variables des établissements en fonction de leur portefeuille de clients, de leur appétence aux risques et de leur capacité de trouver des emplois alternatifs. La situation est plus disparate pour les Résultats Bruts d’Exploitation, en raison de l’impact des politiques variables suivies dans la gestion des charges courantes, et pour les Résultats Nets. Ceux-ci portent notamment la trace du coût du risque : ce dernier a bien sûr généralement grandi à compter du second semestre 2020. Mais, derrière cette constante, l’impact final a souvent été atténué par l’habileté des équipes à proposer des restructurations acceptables. Les bénéfices dégagés sont donc fréquemment supérieurs à ceux de 2019, comme c’est le cas pour Ecobank Cote d’Ivoire ou Corisbank, ou en repli limité, telle la SGCI, première banque de l’Union. Quelques établissements ont réussi des parcours remarquables, comme Bridge Bank à Abidjan dont les dépôts et les crédits ont crû respectivement de 26% et 17%, qui a atteint ses objectifs budgétaires et dont le bénéfice annuel a fait un bond de 30%. Dans tous les cas, les banques dont les résultats sont déjà publiés distribueront des dividendes voisins, et parfois supérieurs, à ceux de 2019.L’année 2020 n’aura donc pas été ici une année de crise pour le secteur.

Deux principales causes extérieures ont favorisé cette résistance des banques de la région. La première est l’évolution du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’Union en 2020 (+0,9%), meilleure que celle de l’ensemble l’Afrique subsaharienne, en recul de plus de 4%. L’absence de confinement généralisé dans l’espace régional, la force des circuits informels, la forte chute des prix du pétrole dont la zone est globalement importatrice expliquent largement cette bonne tenue macroéconomique. Dans plusieurs pays, les entreprises ont aussi bénéficié des actions de l’Etat pour soutenir leur appareil économique ou instaurer des protections sociales exceptionnelles : création de fonds de soutien aux entreprises, notamment de petite taille, report d’échéances fiscales, paiements de « packages » de secours aux populations les plus vulnérables. Dans ces circonstances, elles ont été mieux armées face à la pandémie et les banques en meilleure position pour éviter les déclassements de dossiers.

Surtout, l’Union a été favorisée par une réaction rapide et efficace de la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à travers deux types de mesures. La première est réglementaire, pour alléger en cette période les contraintes pesant sur les banques en la matière : report possible à court terme d’échéances des crédits, sans déclassement de ceux-ci ; baisse des taux pour les adjudications de ressources aux banques ; décalage d’un an dans le durcissement des ratios relatifs aux fonds propres. La deuxième est financière avec les « Bons Covid » dont la diligence de mise en place est à saluer. Ces Bons, émis par les Etats de l’Union, ont apporté à ceux-ci des financements d’une maturité de trois mois au taux maximum de 3,5%, affectés aux mesures d’urgence, et ont été souvent un relais de concours à plus long terme des Partenaires Techniques et Financiers (PTF). L’accord donné aux banques par la BCEAO pour un refinancement intégral possible de ces Bons a permis leur participation massive à la souscription et le succès de ces titres. En un an, quelque 1500 milliards de FCFA ont été ainsi levés par les Etats selon une programmation ciselée. Très opportune pour les Etats, cette initiative a aussi servi les banques dans la recherche d’emplois de substitution à faible risque et dans la préservation de leur compte d’exploitation. Elle a en revanche sans doute peu encouragé le système financier à des efforts exceptionnels vis-à-vis des entreprises en difficultés.

En dehors de l’UEMOA, ces contextes favorables ont souvent manqué, et les résultats des banques s’en ressentent en de nombreux endroits. En Afrique Centrale francophone, le plongeon des cours de l’or noir a provoqué un net recul des PIB des pays concernés : celui-ci a pesé sur les ressources de clientèle, réduit drastiquement les possibilités de crédit et multiplié les exigences de provisions pour créances en souffrance.  Au Kenya, dont le système bancaire est un des plus performants d’Afrique, la crise a été multiforme ; recul de secteurs essentiels comme le tourisme ou l’agriculture, hausse du déficit budgétaire et de la dette extérieure, baisse des flux financiers de la diaspora. Il devrait en résulter pour les banques une hausse sensible des provisions et une nette baisse des bénéfices : – 22% pour la Kenya Commercial Bank, – 42% pour le nouveau groupe National Commercial Bank of Africa (NCBA).

Pour 2021, les perspectives demeurent mitigées. Depuis le deuxième trimestre 2020, les Etats africains ont certes, avec des fortunes diverses, mis en place des parades à la crise économique issue de la pandémie et les appareils économiques ont appris à fonctionner face à celle-ci. Cependant, les appréciations les plus fréquentes tablaient sur un retour à la normale début 2021 et un plein « effet de rattrapage » pendant l’année en cours. Les estimations sont désormais moins optimistes. En Afrique comme ailleurs, beaucoup de nations ont été frappées par une deuxième ou une troisième « vague » de l’épidémie, parfois plus contagieuse ou mortelle, imposant de nouvelles restrictions et freinant la reprise de l’économie. Le rythme de celle-ci est donc encore incertain et le retour à la situation de fin 2019 plutôt reporté désormais à 2022. Si certains secteurs cruciaux pour le continent se portent mieux, comme le pétrole où le niveau d’équilibre actuel est meilleur pour les vendeurs et acceptable pour les acheteurs, des pans entiers comme le tourisme et l’hôtellerie sont encore en souffrance. Des dangers issus de la crise de 2020 restent menaçants. Ils sont macroéconomiques tels les déficits budgétaires fortement gonflés sans espoir de retour à la normale à court terme, un endettement public en hausse généralisée, une croissance du PIB intérieure aux précédentes anticipations, une forte inflation importée pour certains produits. Ils sont aussi microéconomiques avec le risque de faillites d’entreprises plus nombreuses après l’arrêt des aides de l’Etat là où elles existaient et la tentation de certains gouvernements à renforcer la pression fiscale pour résorber les lourds déficits budgétaires.

Dans ce paysage incertain, la zone UEMOA devrait être encore plutôt favorisée. Les dernières prévisions des Autorités régionales retiennent une hausse du PIB de 5,8% en 2021, légèrement supérieure à celle de 2019 et en progrès par rapport aux premières estimations faites en début d’année Emmenée notamment par les bonnes perspectives de la Cote d’Ivoire, « poids lourd » de l’Union, cette progression devrait être assez bien répartie dans les 8 pays de l’UEMOA. Elle serait surtout une nouvelle fois sensiblement supérieure aux résultats moyens de l’Afrique subsaharienne -où une avancée de 3,4% du PIB est escomptée- et permettre la reprise d’une progression du revenu par habitant. Le niveau encore tolérable de l’endettement public, malgré les emprunts contractés en réponse à la crise, en comparaison avec celui de nombreux autres pays africains va constituer un autre atout de la zone. Il devrait être complété par une réduction du déficit budgétaire grâce à la réduction des aides exceptionnelles et la reprise économique.

Ce contexte favorable devrait bénéficier à nouveau globalement au système financier de l’UEMOA. En termes d’activité, une tendance positive, pour les dépôts de clientèle et pour les crédits à l’économie, en lien avec les améliorations macro-économiques, pourrait être ressentie par tous les établissements. En termes de résultats et de profitabilité, l’éventail des situations pourrait être plus large en fonction notamment des politiques suivies par les établissements en 2020 : importance suffisante des efforts de provisionnement et de restructuration des crédits fragiles, intensité des réformes de fonctionnement consenties, niveau des fonds propres après la crise. Sans surprise, ceux qui auront suivi les trajectoires les plus rigoureuses en 2020 seront les mieux armés pour la suite. Les transformations du système financier régional se poursuivent d’ailleurs, annonçant de vraisemblables repositionnements : le groupe BNP continue son repli stratégique et a cédé ses filiales burkinabé et malienne ; cette dernière a été reprise par Atlantic Financial Group, présent désormais dans 4 pays ; Bridge Bank Cote d’Ivoire ouvrira sa succursale sénégalaise en septembre prochain, la BMS malienne rêve d’un troisième site dans l’Union et de suivre les traces de la BDM. Le clan des « outsiders » se renforce donc, promettant de nouvelles confrontations intéressantes pour les années à venir.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/05/2021

Les dernières mutations des banques subsahariennes ont peu développé jusqu’ici leur appétit pour le financement des infrastructures

Les dernières mutations des banques subsahariennes ont peu développé jusqu’ici leur appétit pour le financement des infrastructures

 

Depuis la fin des années 1980, les banques commerciales ont réalisé en Afrique subsaharienne d’impressionnantes mutations. Dans la période 2015/2020, ces transformations ont porté principalement sur trois plans.

Au plan capitalistique tout d’abord, le départ des intérêts extérieurs au continent s’est poursuivi. En zone francophone, les banques françaises ont accéléré leur repli. Après Indosuez puis le Crédit Lyonnais dans les années 2000, les Banques Populaires ont laissé leurs implantations en Afrique Centrale en 2018 et la BNP vient de céder trois filiales en Afrique de l’Ouest et négocie des sorties dans d’autres zones. Dans l’espace anglophone, la réorientation de Barclays a conduit au démembrement de sa puissante implantation africaine. Les participations étrangères ont été rachetées pour partie par des établissements marocains, qui prolongent leur expansion géographique, et pour partie par des banques subsahariennes. Ces dernières continuent également leur croissance exogène par de nouvelles implantations. Les groupes Coris Bank, BGFI et Atlantic Financial Group (AFG) sont les plus actifs en zone francophone ; quelques réseaux nigérians, tels celui de UBA ou d’Access Bank, kenyans, comme Equity Bank, ou sud-africains, telle Stanbic, mènent le mouvement en Afrique anglophone. Malgré la résistance d’acteurs comme la Société Générale française, les intérêts africains dominent donc de plus en plus le paysage.

Le durcissement réglementaire est le deuxième changement majeur. Il s’est d’abord longtemps    manifesté partout par des exigences régulièrement accrues pour le capital minimum des banques africaines, qui atteint souvent aujourd’hui des niveaux très élevés : 30 millions de USD en République Démocratique du Congo (RDC), environ 90 millions de USD au Ghana ; 190 millions de USD au Nigéria dès 2005 par exemple. Dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), ce seuil, même s’il a été multiplié par10 en 10 ans et s’élève désormais à environ 15 millions d’EUR, reste donc encore à la traine. Mais la priorité est de plus en plus donnée à des ratios réglementaires contraignants, qui obligent les banques à ajuster immédiatement leurs fonds propres dans une relation directe avec l’augmentation de leurs risques de crédit ou opérationnels. En effet, reflétant en cela la réglementation internationale, le suivi du risque est devenu progressivement la ligne directrice du contrôle des activités bancaires par les organes de régulation. Dans l’UMOA, cette application de règles inspirées de celles de « Bale III » a été tardive, mais irréversible depuis 2018 et s’étale sur 5 ans. Malgré sa sévérité par rapport aux normes précédemment en vigueur, cette réforme semble d’ailleurs jusqu’ici assez bien supportée par la majorité des banques, ce qui montre leur capacité d’adaptation et leur bonne santé financière d’ensemble. Mais déjà, dans des pays économiquement plus matures comme le Maroc, s’installent les dispositions de « Bâle IV » qui s’étendront inévitablement ailleurs.

L’importance grandissante de la digitalisation est la troisième et plus récente mutation en cours. La plupart des banques ont pris un important retard en la matière, pénalisées par des systèmes informatiques mal conçus pour intégrer de tels changements, par les coûts importants liés à cette mutation et, peut-être, par une trop grande confiance dans leur supériorité. Les succès commerciaux impressionnants du « mobile banking », la concurrence frontale des banques sur le terrain des moyens de paiement engagée par les sociétés de télécommunications, avec la création d’Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), et les changements des habitudes des clients, de plus en plus addictifs à internet et aux réseaux sociaux, contraignent maintenant les systèmes bancaires à adopter dans l’urgence ces nouveaux moyens de communication et de relations avec leur clientèle. Même si des groupes majeurs comme Ecobank, la Société Générale ou Equity Bank figurent parmi les mieux avancés, des banques encore isolées, telle l’ivoirienne Bridge Bank, sont aussi devenues opérationnelles en ce domaine en 2020 (1).

Ainsi plus africaines dans leurs actionnaires, plus solides dans leurs moyens d’action et leurs structures, plus performantes dans leurs outils commerciaux, les banques subsahariennes demeurent aussi en bonne santé financière. La croissance économique soutenue, au moins jusqu’en 2016, la densification des réseaux d’agences et l’accroissement des ressources collectées qu’elle favorise sont deux des éléments moteurs de ces bons résultats. Ces améliorations ont permis aux systèmes bancaires nationaux de mieux prendre en charge les attentes de financement de leurs pays. Mais ces progrès ont été inégaux selon les secteurs et les types de concours, et le financement des infrastructures est sans doute, avec celui des petites et moyennes entreprises, un des parents pauvres de l’évolution, malgré les besoins considérables en ce domaine souvent évalués à près de 100 milliards de USD/an pour le continent.

Ces besoins peuvent être regroupés en deux principales catégories « stricto sensu ». La première est celle des infrastructures qui dépendent directement ou indirectement de l’Etat et construisent le cadre dans lequel agissent les agents économiques : routes, ports, aéroports, télécommunications, énergie, …. Par leur rentabilité diffuse et souvent difficilement cernable – à l’exception notable des télécommunications mobiles -, par leur montant unitaire souvent considérable, ces investissements sont généralement assumés directement par les Etats ou des sociétés publiques, tant pour leur autofinancement que pour la mobilisation des prêts nécessaires. Toutefois, les banques commerciales sont progressivement associées aux montages utilisés, comme le montrent les trois exemples suivants. Les banques sont d’abord les principaux souscripteurs des titres obligataires émis par les Etats, qui constituent désormais un des instruments les plus courants de mobilisation de ressources locales utilisés par ceux-ci. Elles participent donc par ce biais aux investissements d’infrastructure réalisés au moins partiellement avec ces émissions de bons. Dans les pays francophones, venus plus récemment à ce système, les banques ont vite montré un appétit important pour ces obligations étatiques peu risquées et bien rémunérées, malgré les mesures prises à partir de 2017 par les Autorités monétaires pour limiter cette tendance. La propension des Etats à utiliser au profit de leurs dépenses courantes les ressources ainsi captées réduit cependant l’affectation réelle de celles-ci aux investissements d’infrastructure. Une modalité plus innovante est issue du financement par le Partenariat Public Privé (PPP), dans lequel les banques africaines peuvent s’associer à d’autres acteurs -banques étrangères, Partenaires Techniques et Financiers (PTF) – pour financer pour le compte d’un Etat des infrastructures de grande taille, gérés pour une période donnée par un opérateur expérimenté. Souvent cités, les PPP ont permis de concrétiser en effet certains projets, notamment dans les pays anglophones tel le gigantesque parc éolien du lac Turkana au Kenya avec le leadership de la sudafricaine Nedbank.  Dans les pays francophones, les réussites, plus rares et plus modestes, existent aussi comme le projet Albatros d’énergie solaire au Mali. Toutefois, ces exemples tiennent une place encore limitée. La santé financière souvent fragile des entreprises publiques concernées par ces infrastructures, les incertitudes sur les modalités de remboursement par les Etats ou par les paiements des usagers expliquent entre autres cette faible présence. Sur ce dernier point, la diminution d’échelle induite par les nouvelles technologies, notamment pour certaines ressources énergétiques, pourraient améliorer la donne. On pourrait enfin citer d’autres modalités prometteuses, comme celles de la BOAD (2) qui associe certaines banques locales à des prêts qu’elle accorde à des entreprises de travaux publics pour la construction de routes.

La seconde catégorie est celle des investissements en matière de logements. L’Afrique subsaharienne souffre d’un déficit considérable et en accroissement régulier d’habitations décentes sous l’impact de la forte pression démographique et de la poussée de l’urbanisation. Les investissements dans ce secteur, et surtout dans le logement social et économique, ont en effet longtemps souffert de nombreux handicaps : distorsions entre les coûts de viabilisation et de construction, d’une part, et les ressources financières des ménages concernés, d’autre part ; difficultés pour beaucoup d’Etats de prendre en charge les viabilisations de terrains et/ou les subventions aux programmes de constructions ; fiabilité insuffisante de nombreux promoteurs ; disparition progressive des banques étatiques spécialisées ; manque de ressources longues des banques commerciales pour des prêts acquéreurs ; ratios prudentiels très contraignants. Ces trois derniers points expliquent que les systèmes bancaires n’aient pu faire de ce créneau une composante importante de leur portefeuille, à la différence par exemple du Maroc où le financement du logement a été dans les années 1990 une des causes notables de l’essor magistral des grands établissements marocains avec l’appui des Autorités politiques et monétaires. Les blocages inhérents aux institutions bancaires se sont peu à peu desserrés depuis le début des années 2010. Grâce à la forte croissance des ressources collectées et aux efforts commerciaux et organisationnels des banques, la durée moyenne des dépôts s’est notablement allongée, facilitant l’octroi des crédits immobiliers à long terme. Dans certaines zones monétaires, des contraintes réglementaires ont été assouplies : ainsi, dans l’UEMOA, le ratio de transformation a été abaissé en 2015 à 50%, contre 75% auparavant, et le secteur immobilier est favorisé en termes d’exigences de fonds propres pour les banques dans les mutations introduites en 2018 par la réforme dite de « Bâle II/III ». Dans cette même Union, suivant en cela d’autres pays du continent, une Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) offre depuis 2010 des possibilités de refinancement à long terme pour les concours à l’habitat, soit par des ressources drainées sur le marché régional, soit plus récemment par des concours à conditions concessionnelles obtenues de certains PTF. Malgré cet environnement plus positif, les crédits acquéreurs ne progressent encore que modérément. La gestion foncière souvent médiocre des Etats, la faiblesse des revenus moyens des particuliers, les taux d’intérêts encore trop hauts, freinent en effet l’évolution souhaitée. Celle-ci, pour être stimulée, aura besoin d’idées nouvelles. En la matière, le succès en 2019 de l’emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA par la Banque de l’Habitat du Sénégal (BHS) placé auprès de la diaspora du pays, pour de nouveaux programmes promus par cette banque, est une première subsaharienne et ouvre des perspectives encourageantes.

Malgré de meilleurs atouts, les banques subsahariennes se sont donc pour l’instant peu tournées vers le financement des infrastructures. Pour amplifier les améliorations constatées, il sera indispensable que les autres acteurs concernés contribuent activement à améliorer l’environnement de ces investissements. Sous ces conditions, une hausse moyenne des actifs bancaires à hauteur de 1% du PIB du continent, qui génèrerait quelque 10 milliards de USD de crédits à moyen et long terme, pourrait voir une part significative de ceux-ci orientée vers les infrastructures.

  • 1. D’autres évolutions attendues (Revue Banque mai 2013 : La banque saharienne du futur : quelques mariages, beaucoup d’innovations) n’ont pas pleinement prospéré
  • 2. Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD)

 

Article paru dans le mensuel Banque & Stratégie publié par le Groupe Revue Banque.

Retrouvez l’article dans le numéro 395 d’octobre 2020 « Financement des infrastructures en Afrique »  http://www.revue-banque.fr/banque-strategie/numero-395

Paul Derreumaux

 

FCFA et ECO : restons calmes et avançons !

FCFA et ECO: restons calmes et avançons !

 

Curieusement, la décision du Gouvernement français annoncée le 20 mai dernier de la « fin du FCFA » a provoqué une nouvelle (petite) poussée de fièvre de quelques intellectuels et responsables politiques africains. Certains s’étonnent de cette nouvelle manifestation de « l’impérialisme français » qui interviendrait sur des sujets qui ne le regardent pas. D’autres accusent la France qui lâcherait honteusement l’Afrique francophone en pleine pandémie du Covid-19, aux effets sanitaires et économiques encore mal appréciés, pour mieux s’intéresser à d’autres régions du continent africain ou du monde. D’autres enfin reprochent aux 8 membres de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) de s’être emparés pour l’appellation de leur monnaie commune d’un nom déjà officiellement adopté pour une future monnaie qui appartiendrait aux 16 pays de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), dont font aussi partie les nations de l’UEMOA.

Il est vrai qu’il est bon de rester vigilant face aux intentions non affichées qui peuvent exister derrière des décisions apparemment logiques, voire anodines, surtout lorsque le passé a apporté beaucoup de déceptions à ceux qui prônaient un changement. Il apparait cependant nécessaire de vérifier en même temps si un évènement n’est pas la simple conséquence d’un processus de changement déjà engagé et, surtout, de se concentrer plutôt sur les étapes à venir de celui-ci pour qu’il soit rapidement profitable à tous.

En la matière, la décision française de mai dernier est la conséquence directe de celle du 21 décembre 2019 à Abidjan, présentée par le Président de Côte d’Ivoire au nom de l’UEMOA en application d’une décision préalable des instances dirigeantes de celle-ci. Le Président Ouattara avait alors indiqué que la monnaie commune de l’Union changerait d’appellation en 2020, le FCFA devenant l’ECO, en même temps qu’était supprimé le compte d’opérations de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) auprès du Trésor français. Il avait confirmé en même temps que l’ECO garderait toutes les autres caractéristiques du FCFA et notamment une parité fixe et inchangée avec l’Euro, d’une part, et la garantie « illimitée » de l’Etat français, d’autre part.

Cette annonce de fin 2019, traduite le même jour par une modification du Traité de coopération monétaire avec la France, appelait en effet logiquement sa validation par les instances françaises compétentes, ce qui a donc été fait en mai dernier. Aucune nouvelle transformation n’ayant été introduite à cette occasion par rapport aux décisions précédentes, la nouvelle montée de tension manifestée par certains à la suite de cet évènement n’apparait guère justifiée. Les questions importantes à débattre sont ailleurs et concernent à la fois l’UEMOA, la CEDEAO et la France.

Les pays de l’UEMOA se sont engagés publiquement fin 2019 face à leurs concitoyens et à l’opinion internationale sur des changements techniquement limités mais symboliquement essentiels et très attendus. Il s’agissait là sans doute de la meilleure transition possible vers les horizons ultérieurs plus stimulants mais plus risqués d’une monnaie à valeur flexible et gérée en toute indépendance.  Les « garde-fous » maintenus pour l’instant par la France au profit de l’ECO, en évitant les risques d’attaques spéculatives sur la « nouvelle » monnaie, permettent en effet de conduire de façon plus sereine les nombreux chantiers liés à la conduite future de la politique monétaire dans l’UEMOA. Il faut toutefois, pour ne pas « perdre la face », que cette première étape devienne effective dans les délais prévus. Or ceux-ci étaient très brefs. Dans le passage du FCFA à l’ECO tel que défini, ceci imposait de réaliser pendant le premier semestre 2020 tous les travaux techniques résultant de la nouvelle situation : passation si nécessaire d’accords supplémentaires avec des banques étrangères pour la gestion et la rémunération des devises, fixation éventuelle de nouvelles règles pour les acteurs économiques et bancaires régionaux dans leurs relations financières avec l’extérieur de l’Union, actions de renforcement de la convergence économique des pays concernés, préparation au remplacement de la monnaie fiduciaire en circulation par les billets et pièces à l’effigie de la nouvelle monnaie ayant cours légal,.. Certes, l’épidémie actuelle du Covid-19 apparue à l’aube de 2020 a dû perturber tous les programmes établis. Toutefois, aucune communication n’a été faite à ce jour sur les avancées réalisées ni sur le report du délai initialement fixé à juillet 2020, désormais dépassé, et aucune nouvelle échéance n’a encore été fournie sur la mise en place de l‘ECO. L’importance de l’enjeu méritait sans doute une plus grande transparence sur les retards subis et sur leur portée, pour maintenir la confiance du public dans l’évolution enclenchée et dans la volonté des Autorités de la mener à bien, et pour faire taire les détracteurs.

A côté de ces aspects techniques, un sujet politique est inévitablement venu au premier plan sur la période écoulée. La naissance de l’ECO telle qu’annoncée en décembre dernier par l’UEMOA semble avoir été faite en dehors d’un aval formel préalable de la CEDEAO. Même si la démarche des pays francophones de décembre 2019 n’est pas contradictoire avec celle initiée par les 16 pays d’Afrique de l’Ouest six mois plus tôt, elle justifiait une concertation étroite et préalable entre les dirigeants des deux institutions régionales sur la procédure lancée par l’UEMOA et l’utilisation par celle-ci du nom ECO. Les réactions aux annonces de décembre 2019 tendent à montrer que ce ne fut pas le cas. Le Ghana, d’abord plutôt positif vis-à-vis de la démarche, a ensuite raidi sa position. Le Nigéria, qui domine la CEDAO par la taille de sa population et de son économie, a été nettement négatif même si les propos de son Président ont été souvent durcis par les médias. Il semble à la fois possible et indispensable d’aplanir d’urgence ces différends. Si le plan actuel de l’UEMOA s’inscrit toujours bien dans l’optique arrêtée par la CEDEAO il y a un an, il revient aux pays de l’Union, pour faire taire d’urgence   les critiques, de démontrer à leurs partenaires de la CEDEAO et à tous les observateurs que cet « ECO francophone » marque le lancement de la première étape explicitement prévue de la nouvelle monnaie de la CEDEAO, d’abord limitée aux pays où la convergence économique est la mieux assurée. Il importe également que la mise en œuvre technique du projet de l’UEMOA s’effectue en concertation avec les Autorités monétaires des autres pays, pour éviter toute méfiance, favoriser les synergies entre les diverses équipes et faciliter la construction de l’avenir commun. Si le projet en cours de l’UEMOA signifiait au contraire une orientation nouvelle des dirigeants de celle-ci, la clarification serait encore plus urgente.

Dans tous les cas, il est essentiel que le mouvement, engagé en juin 2019 après une trop longue période d’immobilisme des Autorités et d’attente des populations, ne soit pas interrompu mais au contraire s’accélère. Dans l’UEMOA, au-delà de la première étape qui devrait être en cours, beaucoup espèrent que la seconde phase, consacrant une plus grande indépendance monétaire, suive dès que possible. Le maintien d’une monnaie unique pour toute l’Union n’ayant jamais été mis en cause par les opposants au FCFA, il apparait donc crucial, quel que soit l’environnement extérieur, que cette nouvelle étape soit poursuivie avec toute la diligence requise. Les travaux qu’elle exige sont considérables, mais possibles et bien connus : modification de la nature et du rôle de la Banque Centrale commune, nouvelles modalités de la définition de la valeur de l’ECO et fin de la fixité par rapport à l’EUR, mise en place des instruments et méthodes de défense de la monnaie face aux attaques spéculatives, nouvelles règles du jeu pour les acteurs économiques, nouvelle intensification des politiques de convergence économique et des flux commerciaux intrarégionaux pour faciliter la gestion de l’ECO, … Pour les dirigeants et les experts des autres pays de la CEDEAO, il faudra alors choisir. Ou s’associer étroitement à ceux de l’UEMOA tout au long de cette deuxième étape pour qu’elle soit bien construite en tenant compte au mieux de l’élargissement à venir du périmètre de l’ECO à toute la CEDEAO. Ou convenir aussi vite que possible, conjointement avec les Autorités de l’UEMOA, de l’impossibilité d’une extension à court ou moyen terme de cet élargissement, et imaginer alors les autres solutions possibles pour le reste de la zone sans renoncer aux synergies que l’espace CEDEAO peut globalement continuer à produire pour les aspects autres que celui de la monnaie. Même si ce choix stratégique est difficile, et peut-être douloureux, il est dans l’intérêt de tous qu’il soit réalisé dans des délais limités.

Pour la France enfin, les travaux à mener seront d’abord une excellente opportunité pour démontrer la pertinence et l’utilité de sa nouvelle approche. En acceptant la disparition du FCFA et de ses caractéristiques les plus visibles, la France a fait taire beaucoup des oppositions visant son ancienne politique vis à vis de l’Afrique francophone. Si elle décidait d’apporter son concours technique, chaque fois que nécessaire et sans exigence politique, aux équipes de la BCEAO pour la pleine réussite de la mutation, elle donnerait une nouvelle preuve de sa sincérité et de l’intérêt de son rôle. Pour la BCEAO, et même si celle-ci dispose de hautes compétences et d’une longue expérience de la monnaie commune, l’appui sera précieux. Pour les autres membres de la CEDEAO, un tel soutien technique aurait le même effet positif. Tous ceux qui ont une idée exacte des challenges à gagner dans une telle réforme monétaire savent combien la tâche sera délicate pour qu’une monnaie indépendante et flexible ne perde pas une part sensible de sa valeur à la première difficulté rencontrée. En second lieu, la fin du FCFA en Afrique de l’Ouest constitue aussi une occasion exceptionnelle pour progresser dans les réformes monétaires en Afrique Centrale francophone. Elles pourraient concerner dans un premier temps les mêmes changements – modification du nom, arrêt du compte d’opérations – et les mêmes invariants -fixité, convertibilité, garantie de parité -. Dans une région où les décisions communautaires sont difficiles à prendre, la France est sans doute en mesure de faire accélérer le mouvement. Mais elle pourrait aussi aller plus loin en analysant, avec les Etats concernés, quelles mesures structurelles, économiques et monétaires, permettraient à cette région, dominée par l’extraction pétrolière, de répondre à la baisse notable des cours de l’or noir.

Même si le COVID a perturbé un temps les calendriers et les priorités, les Autorités de l’UEMOA comme celles de la CEDEAO et de la France ont beaucoup à gagner à concrétiser rapidement les transformations si longtemps escomptées et enfin initiées, même si le chemin à suivre n’est pas aisé. Il est toujours délicat de rester longtemps au milieu du gué, surtout si le cours d’eau à traverser est réputé dangereux.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 24/07/2020

Banques de l’UEMOA : Quelques tendances lourdes pour le futur

Banques de l’UEMOA : Quelques tendances lourdes pour le futur

 

Depuis 2017, les banques des huit pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ont accumulé les défis à relever : durcissement et diversification continues de la concurrence, finalisation requise du doublement du capital social minimum, profonde modification des règles de gouvernance, challenges réglementaires multiformes, modification du Plan Comptable Bancaire. Le rapport de la Commission Bancaire pour l’année 2018 et l’observation du panorama bancaire fin 2019 donnent une première appréciation sur les capacités et modalités d’ajustement des systèmes bancaires dans les délais fixés face à la multiplicité et à la coïncidence de ces transformations. Trois points pourraient en particulier être retenus.

Le premier est que le nombre de banques en activité a encore augmenté de 3 entités en 2018, pour atteindre 128 établissements. Les exigences supplémentaires n’ont donc pas atténué l’appétit des investisseurs pour le secteur bancaire dans l’Union, ni entrainé une concentration majeure du secteur. Sur la décennie 2008/2018, on constate un triple mouvement. D’abord celui d’une augmentation régulière du nombre global (+32 entités soit environ+35% par rapport à 2008), notamment entrainée par les principaux groupes présents – banques marocaines d’abord, puis banques régionales – qui ont continué à compléter leur implantation en vue d’une présence dans la plupart des Etats de la zone. En second lieu, celui d’un faible regroupement des principaux acteurs : au contraire, le nombre des groupes présents dans l’Union a continument augmenté. Les réseaux qui possèdent chacun plus de 2% des actifs globaux de l’espace bancaire régional sont passés de 8 à 12, les groupes régionaux comme Coris Bank, NSIA et Orabank par exemple rejoignant depuis 2010 les banques françaises et marocaines déjà en place. Dans les trois dernières années, le poids de ces leaders est reste stable aux environs de 76% en termes d’actifs, mais il a crû de plus de 10 points pour les bénéfices, qui atteignaient   quelque 93% du total en 2018. Derrière eux, enfin, on enregistre dans les dernières années un accroissement continu de groupes plus modestes, comptant un petit nombre de filiales et provenant d’horizons géographiques fort variés, et de banques isolées, ce qui traduit le sentiment des investisseurs qu’un espace viable reste disponible. La rentabilité de ces nouveaux établissements, actuellement limitée par leur jeunesse, sera cependant sûrement handicapée par les nouvelles contraintes de fonctionnement du secteur, gourmandes en investissements technologiques et en ressources humaines. Quoi qu’il en soit, le grand mouvement de regroupement attendu n’a guère encore été engagé, contrairement aux orientations de pays comme le Kenya (Commercial Bank of Africa et NIC Bank) ou le Nigeria (Access Bank et Diamond Bank) où des groupes de premier plan ont fusionné. La force des égos a été jusqu’ici préférée à l’union des forces pour répondre aux évolutions requises de la profession.

Le deuxième constat est que le système bancaire régional a réalisé d’importants efforts pour se conformer aux nouvelles exigences réglementaires. Il en a été ainsi notamment pour la modification des règles de gouvernance, visant surtout le fonctionnement des Conseils d’Administration, et pour le financement des titres d’Etat, où l’essentiel a été fait. Il en est de même pour le respect des nombreux nouveaux ratios instaurés en 2018. Ici, le résultat n’est certes pas parfait, mais le poids relatif des banques ayant satisfait aux nouvelles limites au terme de la première année d’application peut être considéré comme satisfaisant. Pour les indicateurs de fonds propres, de levier ou de couverture des emplois à moyen terme par des ressources stables, ce poids dépasse 80% pour le nombre d’assujettis -banques et établissements financiers réunis- et est proche de 90% pour les actifs totaux du système. Le pourcentage approche même les 100 % pour le niveau du capital minimum, dont la date butoir de mise en place était fixée au 30 juin 2017, et pour les limites à respecter en termes de participations mobilières. Le résultat le moins performant concerne le coefficient de division des risques, qui n’est respecté à fin 2018 que par 70% des établissements : l’importance des concours déjà en place et l’étroitesse de certaines places par rapport aux besoins des grandes entreprises nationales expliquent au moins partiellement ce retard.  Ces données globales sont toutefois à nuancer dans une analyse par pays. Le rapport précité montre en effet que, hormis la Guinée-Bissau qui cumule beaucoup de handicaps, le Benin et le Togo semblent être les pays le plus à la traine en termes de ratios. Enfin, la portée du caractère satisfaisant de ce premier test doit être modérée de deux manières. D’abord, face à l’urgence de cet ajustement réglementaire et de la priorité qui devait lui être donnée, une méthode fréquemment utilisée par les banques, au moins dans une phase provisoire, a été celle d’une progression plus limitée de leurs concours et d’une réorientation de ceux-ci vers les dossiers les moins risqués. Le renforcement des fonds propres, contrairement à ce qui était souhaité, n’a donc pas encore permis une plus forte expansion des crédits à l’économie. Il a aussi probablement pénalisé dans l’immédiat les dossiers les plus difficiles comme ceux des Petites et Moyennes Entreprises bénéficiant de faibles garanties. Le ralentissement de la progression des crédits à la clientèle en 2018 par rapport à 2017 tend à confirmer ces hypothèses. En second lieu, 2018 n’a été que la première étape du durcissement des contraintes de fonds propres et de liquidité à respecter. Celles-ci vont augmenter progressivement d’au moins 30% jusqu’à fin 2022, date à laquelle le ratio de fonds propres effectifs s’élèvera au minimum à 11,5%. Les banques auront à réaliser encore des efforts considérables pour atteindre cet objectif, tout en rattrapant si nécessaire les retards enregistrés sur le chemin. Ceci pourra imposer à la fois l’arrivée de nouveaux actionnaires, des paiements de dividendes moins généreux, des recherches d’économies, mais aussi une évolution modérée des actifs risqués. La rigueur de ces nouvelles donnes risque également de provoquer des « accidents de parcours », comme il en a déjà été observé ailleurs ou comme l’a subi un groupe sénégalais en 2019, qui pourraient générer l’arrêt d’activité ou la fusion de certaines banques. La solidité de l’actionnariat, le suivi rapproché des risques et la qualité de la gestion seront donc décisifs dans les quelques prochaines années pour permettre aux établissements de crédit de respecter le dispositif prudentiel tout en poursuivant leurs ambitions commerciales. Il devrait en résulter une plus grande sélection naturelle au sein du système bancaire régional.

Un troisième fait majeur est celui de la poursuite de la montée en puissance des sociétés spécialistes du « mobile banking ». Elles fonctionnent depuis 2008 avec l’agrément d’Emetteurs de Monnaie Electronique (EME) et sont, fin 2018, 8 entités en activité dans 5 pays de l’Union. Elles sont dominées par les grands acteurs des télécommunications, et notamment par le groupe Orange qui compte 4 filiales. Le panorama de ce secteur met en valeur plusieurs faits remarquables. D’abord, leur réussite exemplaire en termes de public : ces EME recensent 37 millions de comptes, dont plus de 50% sont actifs. Comparée aux 12 millions de comptes des banques à la même date, cette statistique témoigne de l’apport inégalé du nouveau secteur pour l’inclusion financière des populations à faible revenu. La facilité d’utilisation par tous et sur tout le territoire national de ce mode de paiement, la modestie de son coût qui l’adapte parfaitement aux petites sommes, justifient ce succès qui devrait se poursuivre. Le déploiement considérable du réseau de distribution, évalué à près de 300000 points de vente, très éloigné des 3600 agences bancaires, facilite aussi par son envergure exceptionnelle l’accès à ce circuit monétaire spécifique et la sortie de celui-ci. On note par ailleurs en 2018 une augmentation de plus de 20% du stock de monnaie électronique, de quelque 30% du nombre de transactions et de 40% de la valeur de celles-ci, des taux bien supérieurs aux rythmes de progression des indicateurs des banques. Ces trois chiffres montrent non seulement que le nombre d’usagers augmente, mais que l’intensité d’utilisation du « mobile banking » croit encore plus vite. Car les usages se diversifient : d’abord destinée à recharger son crédit téléphonique et à réaliser des virements intra-nationaux, la monnaie électronique sert aussi pour les transferts régionaux, et même depuis la France, pour les paiements marchands et les règlements de factures. Les EME sont aussi bien placés pour diversifier rapidement ces canaux d’action grâce à la puissance financière des groupes de télécommunications et à l’agilité de leurs systèmes d’information qui font une large place à la digitalisation. La concurrence de ces nouveaux acteurs reste toutefois modeste jusqu’ici : la masse des unités de valeur en circulation n’était à fin 2018 « que » d’environ 330 milliards de FCFA, soit quelque 1% des dépôts du système bancaire de la zone. Les EME sont aussi confrontés à toutes les exigences liées à la conformité en matière de connaissance du client (le « KYC) ou de lutte contre le blanchiment, qui sont désormais une priorité pour les Autorités monétaires qui les contrôlent. En la matière, leur expérience encore brève et le nombre très élevé de leurs clients les handicape face aux banques et peut freiner leur expansion. Le duel ne fait donc que commencer et reste ouvert.

Devant ces orientations récentes, deux tendances pourraient être souhaitées pour l’avenir dans l’intérêt du public. La première est une évolution plus rapide vers la concentration du secteur bancaire afin que se construisent les groupes les plus capables de qualité, de diversité et de modernité de services, mais aussi de conformité à une réglementation qui se rapprochera constamment des standards internationaux. C’est à ces conditions que sera facilitée l’intégration de nos banques dans un système financier mondial de plus en plus exigeant et méfiant. La seconde est la simultanéité du développement rapide des EME mais aussi de la digitalisation accélérée des banques, qui concourraient toutes deux à l’inclusion financière recherchée. En la matière, les défis sont suffisamment nombreux pour qu’une coopération de ces deux branches les plus dynamiques du système financier soit profitable à tous.

 

Paul Derreumaux

Publié le 13/02/2020 à l’occasion des journées annuelles du Club des dirigeants de Banques et établissements de crédit d’Afrique

BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

 

Depuis près de 40 ans, la BANK OF AFRICA a été à plusieurs reprises un des pionniers des évolutions vécues par les systèmes bancaires subsahariens.

Sa naissance au Mali en 1982 en a été la première illustration. C’est en effet à Bamako, un 20 décembre, que plusieurs centaines de maliens de tous horizons géographiques et professionnels, quasiment sans appui extérieur et sous l’œil méfiant, voire incrédule, de tous les observateurs, créaient une des premières banques à capitaux privés africains en zone francophone. Ce moment exceptionnel fut d’abord la conséquence d’une nécessité. Tous les systèmes bancaires de l’époque en zone francophone, constitués uniquement de banques étrangères et de banques d’Etat, étaient alors mis à mal, principalement par la crise économique frappant alors l’Afrique pour les premières et par leur mauvaise gestion pour les secondes. La brutale disparition de nombreuses banques et l’affaiblissement généralisé de celles qui résistaient créaient un vide dont plusieurs initiatives privées africaines vont se saisir dans divers pays pour s’implanter dans ce secteur mythique de la banque, considéré jusque-là presque comme inaccessible aux investisseurs africains. Mais cette naissance fut aussi le fruit du hasard : l’adhésion fusionnelle de la dynamique classe des grands commerçants maliens à l’un de ces projets de banque qui lui était alors présenté, ce qui a permis la constitution puis l’ouverture de la BANK OF AFRICA-MALI en un temps record. Certes cette première expérience portait en son sein les inévitables imperfections d’un premier essai dans un univers bancaire en pleine mutation. Pourtant la détermination des dirigeants, l’engagement d’un personnel jeune et motivé, les efforts d’innovation en termes d’opérations et de clientèle visées ont permis à la nouvelle banque de s’implanter solidement et durablement dans le paysage bancaire du pays.

L’expérience BANK OF AFRICA prit un nouvel essor dès 1988 avec le lancement d’une expansion géographique qui fut aussi la voie suivie par plusieurs groupes concurrents. Cette expansion s’est d’abord appuyée sur la création d’une holding qui entreprit de concevoir progressivement les principes et l’organisation de ce développement. Sur cette base s’est ensuite construit pendant plus de vingt ans un réseau régional, puis continental, de banques commerciales sur la base de deux règles majeures. La première fut de bâtir chaque fois que possible les futures entités sur un actionnariat tripartite : des actionnaires privés nationaux diversifiés, des institutions d’appui au développement et la holding du groupe, en maintenant entre chaque composante un équilibre satisfaisant. La seconde fut de mettre en place une structure d’assistance technique capable d’apporter les appuis de formation et d’encadrement nécessaires dans les filiales. Celle-ci prenait en charge des sujets de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le Groupe se complexifiait, tout en restant légère et peu coûteuse. L’existence d’une holding de tête et d’une structure centrale d’assistance technique sont maintenant retrouvées chez la plupart des groupes subsahariens des secteurs de la banque ou de l’assurance. La structure de l’actionnariat et l’importance donnée aux actionnaires locaux sont demeurées une spécificité de la BANK OF AFRICA, et une de ses grandes forces. Ainsi organisé, le réseau BANK OF AFRICA a réussi une extension méthodique, fondée à la fois sur des rachats de banques existantes ou sur des créations « ex nihilo », qui l’a conduite à une présence dans 14 pays africains en 2010. Cette implantation s’est étirée du Sénégal à Madagascar et a touché des pays francophones comme anglophones. Parmi ces filiales, certaines ont vite conquis la première place dans leur pays comme au Bénin ou à Madagascar. L’attention portée au maintien d’un équilibre satisfaisant entre les différents actionnaires et au respect mutuel entre chacun d’eux a vraisemblablement été déterminante pour que cette importante extension s’effectue sans crise majeure.

A la fin des années 2000, le réseau BANK OF AFRICA fut aussi le premier à accepter un changement majeur de son actionnariat, comme d’autres groupes subsahariens le firent ensuite. Pour mieux assurer la pérennité du réseau et lui donner les moyens de poursuivre son développement, les dirigeants ont alors accepté l’entrée au capital d’une banque de taille internationale. En plusieurs étapes, le partenaire retenu, la Banque Marocaine du Commerce Extérieur (BMCE), a ainsi acquis une large majorité du capital de la holding, à l’occasion d’augmentations de capital de celle-ci, et de chacune des filiales locales du réseau. L’équilibre capitalistique longtemps maintenu s’est ainsi rompu aux dépens des investisseurs privés subsahariens. Cette évolution était logique de la part d’un actionnaire stratégique cherchant avant tout à sécuriser et rentabiliser son investissement, et poussé également par sa banque centrale à agir en ce sens. Les effets de cette évolution du « tour de table » sur le fonctionnement des banques du réseau ne pourront être appréciés que dans le temps. Compte tenu du fort ancrage des BANK OF AFRICA dans leur espace national et des avantages qui étaient habituellement retirés de cette spécificité, il semble souhaitable que cet impact reste limité. Le caractère africain de l’actionnaire de référence et l’engagement des dirigeants de la BMCE à maintenir l’esprit et l’approche traditionnellement appliqués par BANK OF AFRICA devraient jouer un rôle positif sur ce point. Une autre conséquence a en revanche déjà produit ses effets. Les nouveaux dirigeants du Groupe ont été en effet contraints de privilégier la maîtrise du réseau existant et l’éventuel ajustement de ses structures et méthodes à leurs propres règles, par rapport à la poursuite du développement géographique antérieur. Les autres conquérants marocains arrivés en zone subsaharienne ont d’ailleurs fait de même dans les années 2010. C’est pourquoi, face à la faible évolution du périmètre de ces banques dominantes, les groupes outsiders, plus agiles dans cette conquête de nouveaux territoires, sont montés en puissance dans la période récente.

Les années 2019/2020 devraient marquer le début d’une nouvelle phase dans l’histoire des banques subsahariennes suite à l’amplification de plusieurs contraintes. Le durcissement généralisé des règles de la profession, notamment en matière de capitaux propres requis et de gestion des risques opérationnels et de crédit, oblige tous les groupes bancaires à de lourds investissements et à une phase au moins transitoire de réduction de distribution de dividendes. Par ailleurs, la compétition s’intensifie, non seulement entre établissements bancaires mais avec d’autres acteurs « technologiques », comme les sociétés de télécommunications, aux immenses moyens financiers, qui s’installent sur le territoire traditionnel des banques et révolutionnent les méthodes commerciales et de gestion avec la digitalisation. Enfin, le mouvement d’intégration devrait connaitre une nouvelle relance avec la création de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECA) et les regroupements régionaux qui y seront sans doute associés : cette tendance pourrait constituer une puissante émulation des principaux réseaux à étendre leur empreinte géographique. Ces trois facteurs conduisent à attendre une accélération des opérations de rapprochement de banques ou de recherche d’alliances. En Afrique de l’Est, le mouvement est déjà initié avec la fusion annoncée de la Kenya Commercial Bank (KCB) et de la National Bank of Kenya (NBK) ou le partenariat renforcé da Safaricom avec Equity Bank pour le développement de la « banque numérique » de cette dernière. A l’Ouest, les changements récents dans l’actionnariat de la holding d’Ecobank ouvrent la porte à de telles évolutions. Pour BANK OF AFRICA, l’entrée de la Commonwealth Development Corporation (CDC) au capital de la BMCE est explicitement dédiée par ce fonds d’investissement au soutien de l’expansion du groupe en Afrique subsaharienne. Elle pourrait être le premier pas vers d’autres partenariats capitalistiques permettant à BANK OF AFRICA de garder son rang dans les réseaux subsahariens tout en consolidant ses structures.

Le réseau BANK OF AFRICA conserve donc toutes ses chances de garder sa position de pionnier des mutations engagées dans les systèmes bancaires subsahariens. Elle dispose d’ailleurs de deux actifs symboliques qui pourraient l’aider. Son nom d’abord : alors qu’on pouvait craindre il y a quelques années qu’elle disparaisse, cette appellation prémonitoire reprend toute sa force avec la décision annoncée par la BMCE de l’adopter elle-même pour la maison mère. Nul doute que ce sera un atout utile pour montrer la symbiose du groupe tout entier et sa bonne adéquation aux évolutions du continent. Son mot d’ordre ensuite, inventé dès les années 2000 : « La force d’un Groupe, la proximité d’un Partenaire » symbolise bien tout ce que les clients, quels qu’ils soient, attendent de leur banque : une écoute attentive et la compréhension de leurs attentes quotidiennes, et une capacité de traiter leurs dossiers, petits ou grands, locaux ou internationaux, confirmant qu’ils sont bien intégrés dans le monde. Il reste à utiliser au mieux ces actifs déjà anciens.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 18/07/2019

 

 

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

Diasporas : L’audacieux pari sénégalais

 

L’opération boursière que mène actuellement la Banque de l’Habitat du Sénégal (BHS) s’inscrit dans la lignée des rares expériences de ce type tentées en Afrique à l’adresse de son importante diaspora.

L’établissement sénégalais a en effet émis le 16 mai un emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA, soit la contrevaleur de 30,5 millions d’Euros (EUR), dénommé Diaspora Bond, dont la souscription est réservée au moins à 60% aux personnes physiques et morales non-résidentes au Sénégal. D’une durée de 5 ans, incluant deux ans de différé de remboursement en capital, ces obligations portent un intérêt annuel de 6,25%. Leur valeur nominale de 10000 FCFA, soit environ 15 EUR, est volontairement faible. Leur produit est notamment destiné au financement de programmes de logements dans les nouvelles zones de Diamniadio et du Lac Rose.

La mobilisation institutionnelle des ressources financières considérables que les diasporas envoient dans leurs pays d’origine est un objectif croissant de la part des principaux pays destinataires de tels flux, face à l’ampleur permanente de leurs besoins d’investissements, publics comme privés, et à la baisse de certaines sources de financement traditionnelles comme l’Aide Publique au Développement (APD). Des nations comme la Chine, l’Inde et Israël ont pu drainer ainsi des montants considérables à travers des émissions obligataires régulièrement répétées. L’Egypte a également effectué quelques opérations de ce type. En Afrique subsaharienne, qui compte pourtant sans doute plus de 50 millions d’émigrés, les réalisations restent rares et modestes : l’Ethiopie, le Ghana, le Nigéria sont à ce jour les seuls principaux exemples de réussite observés, pour des montants fort limités par rapport à ceux rapatriés annuellement par leur diaspora.

La tentative de la BHS, qui est une première en terre africaine francophone, est donc d’abord à saluer pour sa haute valeur symbolique. Elle présente aussi de nombreuses caractéristiques qui mériteraient une belle réussite. Du point de vue des souscripteurs, le montage de ce coup d’essai apparait performant. Le montant total recherché reste modéré, tant face aux flux financiers qu’envoie chaque année la diaspora sénégalaise – récemment estimés à quelque 950 milliards de FCFA, soit près de 1,45 milliard d’EUR -que par rapport au bilan de la BHS lui-même. Il a été prévu un mixage des souscripteurs possibles qui limite encore la part attendue des non-résidents sénégalais. La durée de 5 ans donne un horizon court, et donc plus sécurisant, aux investisseurs de la diaspora peu initiés aux aspects financiers, qui oseront participer à l’opération. La valeur nominale des obligations les rend facilement accessibles. Le taux d’intérêt est très séduisant pour les prospects visés qui résident en Europe, et largement compétitif pour ceux qui vivent en zone CFA de l’Ouest ou du Centre. Enfin, la BHS, septième plus importante banque sénégalaise fin 2017, spécialisée dans le financement de l’habitat, est bien appréciée des sénégalais demeurant à l’étranger qui utilisent ses services pour investir au pays dans la construction ou l’achat d’un logement. Disposant de longue date de plusieurs agences à l’extérieur du Sénégal, la BHS a réalisé de nombreuses opérations immobilières et est déjà un des circuits privilégiés des sénégalais pour le rapatriement de leur épargne.

Du point de vue de l’émetteur, l’opération cumule également plusieurs avantages. Le « Diaspora Bond » est émis en FCFA et ne comporte donc pas de risque de change pour la BHS. L’opération montre d’ailleurs de manière incidente l’atout que représente ici la fixité du lien EUR/ FCFA, puisqu’une très large majorité des souscripteurs ciblés sont situés dans l’une de ces deux zones monétaires et que l’émission en FCFA apparait ainsi comporter un risque d’autant plus réduit pour les souscripteurs qu’ils ont déjà une partie de leur patrimoine en FCFA. Grâce au produit de cet emprunt, la BHS disposera de ressources à moyen terme renforcées qui vont lui permettre d’intensifier ses actions dans le financement du logement, en particulier dans les deux zones prioritaires annoncées. Elle devrait ainsi accroitre encore son expérience et sa notoriété mais également concourir à d’autres objectifs d’intérêt général : accroitre l’activité des secteurs de la construction et de la viabilisation de terrains ; augmenter en conséquence significativement l’emploi, ces secteurs étant de grands utilisateurs de main d’œuvre ; contribuer à la décentralisation et à une meilleure répartition spatiale des activités économiques avec l’édification de ces villes nouvelles.

D’un point de vue général, la cotation de ce « Diaspora Bond » sur le marché financier régional est aussi une bonne nouvelle. Elle donnera en effet normalement aux obligations une bonne liquidité, élément positif pour les souscripteurs. Soucieuse de montrer au maximum ses capacités d’innovation et de soutien actif de l’économie de la zone, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) saisit ainsi au bond une belle opportunité d’ouvrir un nouveau créneau, qui pourrait être porteur dans plusieurs Etats de l’Union, pour les opérations éligibles au marché. Au Sénégal, la totale nouveauté de l’émission apportera un indice supplémentaire des actions menées par le Président récemment réélu pour favoriser la mise en place d’un environnement ouvert au changement et propice à la croissance, et pour soutenir un secteur déterminant sur le plan économique et social qu’est celui de l’habitat.

Malgré tous ces éléments favorables, le pari n’est pas si facile. La diaspora sénégalaise, comme toutes les autres, est méfiante, tant vis-à-vis des banques que des Autorités de son pays d’origine, quant à la gestion de son épargne, constituée dans des conditions souvent difficiles, et ne s’en dessaisit habituellement que pour ses besoins personnels. L’insistante remise en cause du bien-fondé du FCFA dans la période récente ne devrait d’ailleurs pas faciliter l’instauration de la confiance nécessaire pour la réussite de la souscription. De plus, les expatriés résidant en Europe, qui constituent une composante importante pour le Sénégal, ont des revenus limités et leur contribution individuelle ne pourrait être que modeste : il faudra donc que l’emprunt soit souscrit en masse pour atteindre l’objectif visé. Sur un autre plan, on observe actuellement sur la BRVM un marché secondaire quasiment inexistant sur toutes les obligations cotées, y compris les titres d’Etat : les dirigeants de la Bourse comme ceux de la BHS devront en conséquence mettre en place tous les moyens nécessaires pour que la nouvelle opération bénéficie au contraire d’une liquidité suffisante. Enfin, l’affectation de l’emprunt étant clairement mentionnée, la BHS aura à démontrer que les ressources acquises sont utilisées efficacement et selon les cibles prévues. Elle devra disposer pour cela d’un soutien actif des Autorités sénégalaises et s’appuyer sur tous les leviers disponibles pour accroitre ses moyens financiers. En la matière, les refinancements à long terme auprès de la Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) pourraient par exemple l’aider à transformer plus sereinement les ressources à 5 ans obtenues par l’emprunt.

L’enjeu est donc crucial, tant pour la BHS que pour le Sénégal. Il l’est aussi pour les autres pays d’Afrique francophone ayant une grande diaspora qui pourrait être sollicitée de la même manière au service du développement du pays d’origine. L’échéance de l’emprunt, fixée au 21 juin prochain, nous dira si ce challenge est réussi. Il ouvrirait alors utilement la voie à d’autres Diaspora Bonds, et peut-être à d’autres innovations financières. …

Paul Derreumaux

Article publié le 03/06/2019

Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

Le FCFA, bouc émissaire pour d’autres maux ?

 

Les voix contestant la pertinence du maintien du FCFA se sont multipliées depuis quelques années. Les arguments de ce bataillon d’opposants à la zone franc sont de qualité diverse. Beaucoup sont erronés, ou trop uniquement à visée politique, et ne sont souvent que critiques sans proposer de solution alternative : ils peuvent dans l’ensemble être oubliés. Certains ont cependant une analyse objective et une approche plus constructive qui mérite d’être écoutée, surtout s’ils sont menés par des personnalités dont la compétence ne peut être contestée.

L’attention portée à cette monnaie ayant cours dans les trois composantes de la zone franc -Union Economique et Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA); Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEAC) ; République des Comores – fait que les caractéristiques du FCFA sont bien connues et peuvent n’être que rappelées : une monnaie commune, dénommée chaque fois sous le même sigle de Franc CFA, dans les pays de chacune des trois zones ; une parité unique et fixe de cette monnaie par rapport à l’Euro (EUR); une seule Banque Centrale par zone définissant la politique monétaire de celle-ci; une garantie totale de convertibilité en EUR apportée par la France ; un compte d’opérations ouvert auprès du Trésor Français par les Banques Centrales de chaque région, accueillant au moins 50% de leurs réserves en devises.

Plusieurs des reproches adressés au Franc CFA n’ont aucun effet sur le rôle que peut jouer la monnaie dans l’économie des pays qui l’utilisent. Il en est ainsi notamment du nom de la monnaie, du fait que les billets de banque en circulation sont fabriqués en France, de la présence d’observateurs français dans les Conseils d’Administration des Banques Centrales des trois zones, et même du compte de contrepartie et des réserves qui s’y trouvent. Certes, ces points peuvent avoir une haute valeur symbolique pour ceux qui ont besoin d’arguments simples mais de portée politique. Ils n’ont en revanche aucun impact sur le rôle positif ou négatif que le FCFA peut jouer dans les pays visés. Ainsi, le Shilling kényan est bien indépendant malgré son nom, qui rappelle l’Angleterre, et le fait que les billets de banque du Kenya sont fabriqués…à l’étranger. La Banque Centrale du Kenya, comme ses consoeurs de tous les pays, possède aussi des comptes en devises dans de multiples banques hors du pays, souvent moins rémunérés que les avoirs de la zone Franc laissés au Trésor français.

On peut déjà noter qu’aucun des contempteurs crédibles du FCFA ne conteste jusqu’ici l’intérêt d’une monnaie commune pour un espace régional. Les avantages du maintien d’un ensemble économique et monétaire unifié sont en effet déterminants : puissance internationale plus importante, en termes de Produit Intérieur Brut (PIB) comme de population ; accroissement des possibilités de commerce interne à la zone ; atouts apportés par une intégration régionale solide pour les investissements structurants et productifs ; meilleure stabilité juridique et fiscale ; amélioration probable de la gouvernance. Les efforts de construction de solidarités régionales dans toutes les parties du continent montrent d’ailleurs la généralité de cette recherche d’union, que possède déjà l’ensemble francophone et qu’il parait indispensable de préserver. Encore faut-il que les structures économiques des pays concernés soient suffisamment homogènes pour que cette synergie produise son plein effet. La CEMAC d’Afrique Centrale, surtout axée sur la production et l’exportation de pétrole et de métaux, diffère ainsi notablement de l’UEMOA d’Afrique de l’Ouest, plus orientée sur les produits agricoles et plus industrialisée. La trajectoire économique différente que suivent depuis longtemps ces deux régions – telle en ce moment une croissance vive à l’Ouest et une crise qui se prolonge au Centre – montre les difficultés de l’exercice. Elle tend aussi à prouver les limites des variables et des politiques monétaires pour rapprocher des systèmes économiques trop éloignés l’un de l’autre, surtout si la volonté politique fait défaut comme en Afrique Centrale.

Ce constat conduit directement aux principales critiques faites au FCFA. En Afrique francophone, la rigidité du FCFA et son adossement à une monnaie trop forte pour l’état des économies introduirait un blocage décisif à l’évolution des structures économiques de celles-ci et à la résolution des principaux problèmes rencontrés dans les pays concernés. Comme ailleurs en effet en zone subsaharienne, les objectifs fondamentaux doivent être ceux d’une croissance économique au rythme maximal et de bonne qualité, c’est-à-dire largement créatrice d’emplois capables d’absorber une progression démographique inégalée et assurant une réduction de la pauvreté aussi rapide que possible. Par la « rente monétaire » qu’il apporterait, le FCFA constituerait un handicap par rapport aux pays maîtrisant eux-mêmes la valeur de leur monnaie, qui peuvent donc ajuster celle-ci pour faciliter la valorisation de leurs exportations, la création d’industries et le commerce régional.

Face à cette thèse, deux points doivent être soulignés.

La gestion de la monnaie a pour principaux objectifs la stabilité optimale de la valeur de celle-ci par rapport à celle des monnaies retenues comme référence, et, à cette fin, une bonne maîtrise de l’inflation. Dévaluations fréquentes et inflation sont en effet des facteurs d’incertitude et de gêne pour toutes les entreprises, et notamment les investisseurs. Les éviter impose une discipline souvent difficile à respecter. Les fortunes diverses des monnaies de pays aussi prometteurs que le Nigeria, le Kenya ou le Ghana montrent les coups d’arrêt qu’entrainent les ajustements monétaires de grande ampleur et les efforts douloureux d’ajustement qu’ils imposent à travers les inflations qui suivent les pertes de valeur de la monnaie. A l’opposé, les difficultés rencontrées par le Maroc en 2016 pour la stabilisation de la valeur internationale du Dirham lors de l’assouplissement des liens antérieurs entre cette monnaie et l’Euro illustrent les risques liés à une telle indépendance monétaire : il a fallu toute la maturité de l’économie marocaine et la qualité du suivi de la Banque Centrale pour franchir avec succès, mais au terme de deux essais, cette étape risquée. Le FCFA a jusqu’ici bien rempli cette mission de stabilité, comme le prouve régulièrement la faiblesse de l’inflation en zone franc comparée à celle des pays « monétairement indépendants », et les modalités de sa gestion par les Banques Centrales concernées sont rassurantes pour les investisseurs nationaux comme étrangers. Le choix de la monnaie à laquelle est arrimé le FCFA présente aussi de nombreuses justifications. Les flux commerciaux et financiers entre l’Union Européenne restent prédominants, et sont ainsi dénués de toute perturbation monétaire. Le géant chinois, dont le poids croit constamment, cherche à diminuer les variations entre le Yuan et l’Euro, ce qui réduira les effets de celles-ci sur ses échanges avec l’Afrique. Les ratios EUR/ USD se sont également relativement stabilisés depuis quelques années et les effets négatifs de leurs variations sur la rémunération des exportations de la zone franc se sont en conséquence atténuées. De plus, ces effets jouent alternativement dans les deux sens, et peuvent être au moins partiellement compensés par la variation des cours des produits eux-mêmes. Rappelons enfin que la fixité du rapport FCFA/EUR n’est ni une donnée immuable, comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, ni un tabou, la création d’une monnaie commune étant par exemple à l’étude dans la CEDEAO même si la longueur de sa conception peut faire croire que d’autres solutions pourraient être plus appropriées.

Solidement arrimé à une monnaie forte, le FCFA empêcherait de ce fait d’atteindre les cibles prioritaires que sont une croissance économique forte et une transformation des structures génératrice d’un nombre élevé d’emplois. Les adeptes de cette attaque citent souvent en exemples le Ghana, le Nigéria et quelques autres pays, où la flexibilité monétaire donnerait plus de moyens d’actions à la politique économique et expliquerait une bonne partie du dynamisme observé. S’il est certain que le régime de change fixe prive les Etats de l’arme d’un ajustement systématique de la valeur de la monnaie pour soutenir les programmes d’actions mis en oeuvre, il est aussi certain que le régime de change flexible ne garantit pas le succès des pays qui ont fait ce choix. L’analyse statistique des taux de croissance à moyen ou long terme des pays africains ne montre pas, pour ce qui concerne le revenu par tête, que les pays de la seconde catégorie ont en moyenne distancé de manière significative et définitive les nations qui restent fidèles à la première. Les données de la décennie actuelle tendraient même à une opinion contraire. Surtout, l’évolution du Produit Intérieur Brut (PIB), le volume de création d’emplois et la bonne répartition de la création de richesse dépendent davantage d’autres facteurs que ceux de la flexibilité de la monnaie. Trois d’entre eux paraissent déterminants et disposent de grandes marges de manœuvre par rapport à la situation actuelle.

Le premier est celui de la qualité des stratégies économiques suivies par les Etats grâce aux divers leviers dont ils disposent. Ainsi, une politique fiscale mieux conçue et plus juste, surtout basée sur un élargissement de l’assiette, et un recouvrement plus performant des recettes permettraient d’élever enfin le ratio de celles-ci par rapport au PIB bien au-dessus du « plafond de verre » de 20%, et d’accroitre notablement les moyens d’action des Etats.  L’octroi d’une priorité plus marquée à l’enseignement et à la formation professionnelle, et la bonne adaptation de l’offre de ceux-ci aux besoins des entreprises faciliteraient l’accroissement recherché de la productivité, de la qualité des produits et services et d’une progression de la place du secteur industriel et de services modernes. Un soutien massif et intelligent à l’agriculture vivrière et à la transformation locale de ses produits, l’amélioration rapide des infrastructures et de la capacité énergétique, la réduction de dépenses inutiles et la réaffectation de ces fonds sont autant d’autres pistes. Une meilleure gouvernance et une véritable politique anticorruption et antifraude décupleraient l’effet positif de chacune des politiques citées.

Le second est celui d’un encouragement permanent et suffisamment consistant au secteur privé. Seul celui-ci est en effet en mesure d’insuffler le dynamisme et l’énergie créatrice capables de « booster » la croissance. En zone franc, comme dans toute l’Afrique subsaharienne, apparaissent de plus en plus de jeunes possédant les compétences, et parfois l’expérience, nécessaires et des capitaines d’industrie prêts à assumer des risques de grande ampleur et à se saisir de nouveaux secteurs d’activité. Mais tous trouvent sur leur chemin des freins administratifs de toute sorte et des financements insuffisants plutôt qu’un soutien déterminé des Etats, et la différence entre sone franc et Afrique anglophone est sans doute la plus frappante sur ce point.

Le troisième, particulièrement vrai en Afrique de l’Ouest, est la meilleure exploitation de l’atout d’une coopération régionale déjà bien avancée. Parfaitement intégrée au plan monétaire et financier, l’UEMOA progresse trop lentement en termes d’harmonisation administrative, économique, fiscale, juridique. Certes la convergence des grands indicateurs économiques, qui est une contrainte majeure, progresse, mais trop lentement. Comme pour l’Union Européenne, la région semble manquer actuellement d’un grand dessein et d’une volonté suffisamment ferme, capables de faire progresser rapidement la situation actuelle. Avec un commerce intrarégional qui ne dépasse pas 20% des échanges de la zone et ne progresse que modestement, l’UEMOA gaspille ses acquis issus d’une union douanière établie de longue date. En ce domaine, la réalisation intensive d’infrastructures grâce à la mutualisation des ressources financières, une meilleure concertation des Etats sur les projets de grandes entreprises permettant une répartition plus équitable des emplois et des richesses créées, un coup d’arrêt donné à la fraude et aux obstacles de toutes sortes sont susceptibles d’enclencher une hausse significative de ces échanges intérieurs à la zone.

Quoi qu’en pensent les détracteurs du FCFA, les « recettes » énoncées ci-avant sont aussi porteuses de réponses aux problèmes majeurs actuels sous le régime monétaire de la zone Franc que sous tout autre régime. Il a été vérifié de longue date en effet qu’aucun système monétaire n’est parfait. Il parait donc sage de donner la priorité à des chantiers « réels », que doivent affronter tous les pays sans exception, et de les faire progresser au maximum. Cela ne pourra que mettre les Etats francophones en meilleure position pour faire évoluer avec plus de sécurité leur système monétaire en tenant compte des étapes qu’ils auront franchies.   En la matière, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) semble avoir une longueur d’avance. En accélérant ses réformes structurelles, en respectant les délais annoncés pour la création d’une monnaie régionale suffisamment crédible et prenant mieux en compte les évolutions des liens commerciaux de l’Afrique avec le reste du monde, elle pourrait faire taire de la plus belle manière les critiques au FCFA.

Paul Derreumaux

Article publié le 24/04/2019

 

 

Systèmes bancaires Subsahariens : « Big is Beautiful » ?

Systèmes bancaires Subsahariens : « Big is Beautiful » ?

Depuis près de trois décennies, le secteur bancaire est une des réussites de l’Afrique subsaharienne. Sur cette période et dans la plupart des pays, il a su surmonter la grave crise des années 1970/80, renaitre en se transformant profondément, s’épanouir en groupes régionaux et parfois panafricains, s’essayer aux opérations de fusions/acquisitions, toucher un public de plus en plus large, se moderniser constamment, s’approcher des standards internationaux. Certes les évolutions sont variables selon les pays et les régions, et des défis sont restés hors de sa portée, tels notamment ceux d’une inclusion financière suffisante des populations ou d’un financement plus important de l’économie. En beaucoup d’endroits, il est encore constitué d’une mosaïque d’établissements forts divers dans leur taille et leur santé financière, qui cohabitent en pratiquant à peu près les mêmes opérations avec les mêmes clientèles. L’heure pourrait cependant sonner d’un mouvement général de concentration des systèmes financiers nationaux, sous l’effet de deux principaux facteurs.

Le premier est celui des nouvelles contraintes légales de fonctionnement, qui s’harmonisent en se durcissant, pour les capitaux propres requis et pour les normes à respecter.

Pour le capital social, l’évolution est par exemple engagée dans les 8 pays de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) depuis longtemps. Entre 2007 et 2017, le capital social minimal, parti, il est vrai de très bas, a été multiplié par 10 et s’établit aujourd’hui à 10 milliards de FCFA, soit environ 17,5 millions de USD. Mais ce mouvement est continental et s’accélère. Touchant les pays les plus divers, il montre aussi que le nouveau plancher dans l’UMOA demeure bien modeste. En République Démocratique du Congo, au système bancaire pourtant dominé par des entités privées locales, ce capital minimum est fixé à 30 millions de USD depuis le 1er janvier 2019. A la même date, le seuil a été porté au Rwanda à 23 millions de USD, soit un quadruplement, pour les banques commerciales et à 60 millions de USD pour les banques de développement, et sera en vigueur dans les 5 ans. Au Ghana, c’est au 31 décembre 2018 qu’était fixée pour les banques l’échéance du nouveau minimum de 90 millions de USD. Le niveau des 100 millions de dollars US imposé en 2005 au Nigéria, qui paraissait alors gigantesque pour les autres pays subsahariens, est désormais tout proche.

Simultanément, les ratios prudentiels ont été durcis par l’adoption progressive de nouvelles réglementations inspirées des normes internationales actualisées. Ces ratios sont de plus en plus « consommateurs » de fonds propres, dont ils justifient donc les relèvements imposés. Même dans les quelques pays où les Autorités ne cèdent pas à cette inflation massive du capital social minimal, tel le Kenya, la valeur élevée des règles de fonctionnement établies suffit d’ailleurs en elle-même pour astreindre les banques à des capitaux propres très consistants afin d’éviter toute sanction. Pour l’UEMOA, en retard dans cet ajustement réglementaire, des normes plus contraignantes inspirées de Bâle II et III sont aussi applicables depuis le 1er janvier 2018 et se durciront annuellement jusqu’en 2022.

Ces changements impliquent pour tous les établissements bancaires de lourds efforts financiers, une gestion plus fine des risques, des stratégies plus réactives, de nouvelles approches de management, des aménagements de structures et la formation intensive des équipes pour l’élévation des compétences de celles-ci. Sur beaucoup de places, ils ont déjà entrainé mécaniquement la diminution du nombre d’établissements. Le mouvement s’était ainsi vérifié avec violence au Nigéria dans la période 2005/2010. Il en est de même au Ghana où le quasi-triplement du capital minimum a ramené début 2019 à 23 le nombre de banques agréées, contre 33 auparavant. Face à l’intransigeance du calendrier fixé, plusieurs institutions ont cessé leurs activités fin 2018 ou se sont transformées en sociétés de micro-finance.

Curieusement, l’UMOA est restée jusqu’ici à l’écart de cette tendance malgré les augmentations du capital minimal de 2007 et 2015. Le nombre d’établissements a même augmenté durant ces dix dernières années suite aux nouveaux agréments accordés par la BCEAO. La volonté de chaque banque, fut-elle petite, de garder son autonomie, la patience sans doute plus grande des Autorités monétaires, le niveau encore abordable du nouveau capital minimum expliquent ensemble cet état de fait. Les effets du nouveau dispositif prudentiel devraient être plus sensibles. Ainsi, à tout nouveau crédit est maintenant attaché immédiatement un montant donné de fonds propres. Toute insuffisance globale de ceux-ci interdit la moindre distribution de dividendes. L’automaticité de ces mesures réduit la marge de manœuvre des dirigeants comme des Autorités de contrôle. Hors fonds propres suffisamment consistants, impossible de grandir rapidement et même de rémunérer ses actionnaires. Dans cette nouvelle donne, il n’est pas certain que les banques en zone francophone continueront à faire exception. Les entités mono-pays ou les réseaux de taille modeste, mais aussi certains groupes dont les sociétés-mères sont sous capitalisées par rapport à leur propre réglementation pourraient rapidement avoir à choisir entre s’allier ou renoncer. L’évolution logique serait alors ici aussi un mouvement inédit de concentration du secteur.

Un second phénomène pourrait amplifier cette mutation : celui de la volonté des banques les plus puissantes de pénétrer quelques nouveaux périmètres où le développement des affaires apparait le plus prometteur à moyen terme. Le premier exemple est celui des moyens de paiement. Avec la double révolution du téléphone mobile et de la digitalisation, les banques ont subi l’incursion des sociétés de télécommunication sur leur territoire réservé. Ces dernières, initialement contraintes à un partenariat avec des établissements bancaires agréés, peuvent désormais bénéficier de licences spécifiques et limitées, et évoluent en toute indépendance. Or, le « mobile banking » et l’approche commerciale digitale sont à l’évidence deux éléments capables de faire rapidement progresser, enfin, l’inclusion financière, elle-même espoir d’une accélération de la croissance économique et du progrès social. Le développement rapide des nouveaux acteurs financiers créés par les opérateurs téléphoniques renforce la conviction que ce créneau est particulièrement porteur. Tous les groupes bancaires rêvent donc actuellement d’y être eux-mêmes présents, en profitant de leurs atouts dans la gestion des questions de conformité. Toutefois, les opérations de paiement pour de faibles montants unitaires impliquent, dans les domaines techniques, commerciaux et de relations avec la clientèle, des approches étrangères aux pratiques des banques, ce qui explique leur retard. En la matière, l’une des solutions les plus efficaces consiste sans doute à isoler cette activité hors du champ d’action classique des établissements existants.

C’est la même problématique qui pourrait être utilisée pour mieux assurer le financement des Petites et Moyennes Entreprises (PME). Même si chacun sait que c’est l’essor massif de ces types de sociétés qui donnera consistance à un développement profitable au plus grand nombre, les solutions optimales pour leur financement sont en attente depuis des décennies. Elles dépassent en effet le seul aspect des crédits à accorder et englobent des questions allant de la formation des chefs d’entreprises à une meilleure gestion financière de celles-ci en passant par un assainissement de leur environnement juridique et fiscal. Pour les banques soucieuses de relever le défi, l’isolement de ce pan d’activités dans une structure spécifique, éventuellement construite en partenariat avec d’autres intervenants dédiés à ces PME, permettrait d’isoler clairement, et sans doute de réduire, les risques encourus. Ceux-ci resteront inévitablement élevés, comme partout, mais les groupes les plus solides ne peuvent qu’être tentés par l’envergure de ce marché et les synergies escomptées.

Dans cette course impulsée à la fois par l’environnement réglementaire et les nouveaux enjeux commerciaux, les banques les mieux placées seront d’abord les meilleurs stratèges, celles qui sauront ajuster efficacement la gestion de leurs activités classiques aux nouvelles règles du jeu, mais aussi concrétiser des ambitions dans de nouveaux domaines prometteurs, à travers de nouvelles organisations appropriées. Mais ces capacités visionnaires supposent désormais une puissance financière beaucoup plus conséquente face aux investissements requis. C’est pourquoi les initiatives les plus avancées sont actuellement celles des banques qui possèdent aussi cet avantage. La Société Générale a ainsi déjà réorganisé ses équipes et ses structures, mais a en même temps lancé son entité Yup pour les paiements électroniques et projette la mise en place de « Maisons de la PME ». La banque marocaine BCP fait de même en menant simultanément la réorganisation de ses filiales subsahariennes, le démarrage de son offre de mobile banking pour cette zone et l’expansion de son réseau de microfinance Amifa. Dans le hub kenyan d’Afrique de l’Est, la Commercial Bank of Africa et la banque NIC unissent leur destin pour optimiser leurs complémentarités et constituer le troisième groupe kenyan: le nouvel établissement pèsera 30% de plus que la banque la plus importante de l’UMOA. Au Nigéria, Access et Diamond devraient former le premier groupe bancaire du pays, tandis qu’Ecobank et UBA restent en embuscade.

L’évolution naturelle de la profession bancaire devrait donc provoquer de nouveaux rapprochements permettant une meilleure efficacité des groupes qui subsisteront. Dans les régions réfractaires à de telles alliances, comme en Afrique francophone, la réduction du nombre d’acteurs pourrait résulter de l’impossibilité pour certains établissements à supporter simultanément la montée des exigences réglementaires et celle de la concurrence, ce qui entrainerait leur disparition. Dans ce cas, la concentration se doublerait sur chaque place d’une différentiation plus marquée qu’auparavant entre quelques établissements leaders à vocation universelle et des banques plus modestes au périmètre d’action limité.

Cette concentration, volontaire ou subie, sera-t-elle une bonne chose ? La réponse dépendra de la capacité des Autorités monétaires et administratives à assumer alors une nouvelle responsabilité : veiller à ce qu’une saine concurrence persiste entre les acteurs bancaires qui resteront en jeu, pour éviter que la puissance de ceux-ci ne s’exerce pas aux dépens du public et ne génère pas de nouveaux freins au développement.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 05/02/2019

Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Trois chocs réglementaires successifs sont venus secouer les systèmes bancaires d’Afrique de l’Ouest francophone depuis début 2017 : la limitation stricte du financement des titres publics suite à la modification des règles fixées en la matière par la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) ; la mise en place de nouvelles normes prudentielles nettement plus contraignantes, notamment pour les ratios de solvabilité et de liquidité ; l’imposition de règles de gouvernance faisant une large place à des administrateurs « indépendants » et multipliant les Comités spécialisés auprès des Conseils d’Administration. Même si  toutes ces dispositions n’ont pas été introduites à ce jour dans la zone de la CEMAC, il est probable qu’elles le seront à bref délai en raison du grand parallélisme de la réglementation monétaire et bancaire des deux composantes de la zone franc.

Ces importantes modifications ont un double objectif qui doit être salué: consolider le système financier régional, au plan financier comme à celui de sa gestion, et accroitre ses financements à l’économie. Les effets de ces mesures restent cependant encore à démontrer.

La fixation aux banques agréées d’un plafond de 200% de leurs capitaux propres pour la détention d’obligations publiques et le relèvement brutal du taux fixé par  la BCEAO pour le refinancement de ces titres par les banques commerciales a d’abord marqué début 2017 un coup d’arrêt brutal des souscriptions par les banques commerciales à ces titres d’Etat. Mais des ajustements ont été rapidement réalisés par divers canaux. Face aux difficultés rencontrées pour le placement de leurs émissions à la suite de ce changement, les Etats ont du accepter une hausse des taux d’intérêt de ces emprunts obligataires pour obtenir les ressources dont ils avaient besoin et, pour ceux qui le pouvaient comme la Cote d’Ivoire et le Sénégal, se tourner à nouveau vers le marché international des capitaux. Les manques de liquidités rencontrés par certaines banques en raison des difficultés de refinancement ont été résorbés par une augmentation des crédits interbancaires. Ceux-ci restent cependant surtout pratiqués entre établissements du même Groupe et n’ont pas encore connu le développement et la généralisation souhaités. Un adoucissement a été progressivement consenti par la BCEAO sur certaines des conditions précédemment durcies. Finalement, la croissance des concours à l’économie n’a pas jusqu’ici enregistré l’embellie attendue : celle-ci dépend en effet avant tout de la qualité de l’environnement économique national, des capacités d’analyse des risques de la part des établissements et de l’impact de tels concours sur les ratios réglementaires.

Or ceux-ci sont profondément modifiés depuis le 1er janvier 2018 avec l’entrée en vigueur des principales normes de Bâle II et III dans la zone. Les banques ont pris connaissance avec une certaine méfiance de ce grand « chambardement » qui va s’étaler sur cinq ans et tous ses contours ne sont pas encore perçus. Le relèvement des exigences de fonds propres en pourcentage des actifs totaux pondérés, les règles plus dures de comptabilisation des risques par type de contrepartie, la nouvelle exigence de déclassements automatiques des créances dès que certaines conditions sont remplies, l’apparition de contraintes sévères en termes de liquidité conduisent au moins à deux certitudes : des capitaux propres supplémentaires devraient être nécessaires à court terme ; les nouvelles décisions de crédit seront désormais prises en intégrant leur impact automatique sur les fonds propres qu’ils requièrent. L’année qui s’achève, première période d’application de ces nouvelles règles, permettra de mieux apprécier tous les impacts sur le système bancaire de la zone, mais deux conclusions devraient vite apparaitre. D’abord, la différentiation va s’accroitre entre les banques qui ont déjà accompli dans la période passée des efforts importants pour relever leur capital et leurs réserves et celles qui ne l’ont pas fait. Ces dernières, et notamment les quelques-unes qui n’ont pas encore atteint le nouveau capital minimum exigé, devraient connaitre très vite le « gap » qu’elles auront à combler au vu de leurs résultats de fin 2018 : elles seront alors contraintes de revoir à la baisse leurs prévisions de croissance si elles ne sont pas en mesure de disposer très vite de fonds propres supplémentaires. Par ailleurs, pour la grande majorité des banques, une stratégie de prudence conduira sans doute à réduire par rapport aux années antérieures les taux de dividendes distribués même s’il n’est pas besoin immédiat de recapitalisation. Ces deux scenarii de réduction généralisée de la rémunération immédiate des actionnaires et de distorsion croissante entre les banques les plus solides et les autres devraient favoriser la concentration du secteur. En termes opérationnels, certains publics tels que les Petites et Moyennes Entreprises (PME), les particuliers et l’immobilier, paraissent avantagés par les dispositions actuelles pour la distribution du crédit. Il est probable que toutes les banques auront cependant pour priorité de maîtriser les nouvelles méthodes de fonctionnement qui s’imposent à elles avant de s’engager plus massivement dans ces créneaux dont certains, comme les PME, gardent une très grande fragilité.

Enfin, l’application depuis juillet dernier des circulaires de janvier 2017 sur la gouvernance bancaire exige à la fois une profonde recomposition de la quasi-totalité des Conseils d’Administration des banques commerciales, avec la présence obligatoire d’Administrateurs indépendants pour 1/3 des membres du Conseil, et une inflation des Comités Spécialisés au sein de celui-ci. Ces aménagements sont fortement inspirés des réglementations anglo-saxonnes, qui dominent désormais la scène internationale. Ils ne peuvent bien sûr qu’être soutenus dans leur principe et leurs objectifs. Ils n’empêchent toutefois pas les « accidents de gouvernance » comme le montrent quelques exemples d’actualité au sein de très grands groupes. Dans la plupart des pays de la zone, il sera aussi difficile d’allier compétence professionnelle de premier plan, excellente connaissance du terrain et véritable indépendance par rapport aux banques concernées. Quoi qu’il en soit, cette exigence supplémentaire engendrera un formalisme accru, parfois salutaire, mais qui n’impliquera pas une plus grande agressivité des banques dans le financement de l’économie.

Outre ces changements réglementaires multiples, le système bancaire de la zone affronte deux autres contraintes. L’une est la montée en puissance continue des paiements par téléphone mobile. Le groupe Orange dispose désormais de filiales avec une licence d’Emetteur de Monnaie Electronique (EME) en Cote d’Ivoire, au Mali et au Sénégal. La croissance de leur public est remarquable et chacune compte dans chaque pays plus de clients actifs qu’il n’y existe de comptes bancaires. Leur périmètre s’étend aussi, notamment vers le micro-crédit, grâce à une coopération avec des sociétés financières décentralisées. Dans le même temps, d’autres sociétés de télécommunications comme MTN ou Maroc Télécom se font plus visibles dans ce créneau du « mobile banking » et Orange envisage la création d’une banque de plein exercice dans la zone. Si cette évolution contribue avant tout à progresser à grands pas vers l’objectif d’un meilleur accès du public au système financier, elle marque aussi une pénétration croissante des grands groupes de télécommunications sur le terrain réservé des banques. La puissance financière, technique et d’organisation de ces entreprises en fait des concurrents redoutables. Le second élément, lié au premier, est le retard confirmé de la plupart des banques en matière de digitalisation des opérations, qui les empêche de rivaliser avec ces opérateurs téléphoniques en matière de relations avec la clientèle et de réalisation des micro-opérations. Pour certains établissements, la difficulté est sans doute d’ordre financier en raison des investissements demandés. Pour d’autres, plus importants, la complication est surtout technique par suite des besoins de transformation des systèmes informatiques existants ou de liaison performante de ceux-ci avec les nouveaux applicatifs liés à ces méthodes de travail différentes. Manquant d’agilité, les banques disposent pourtant aussi d’atouts non négligeables. L’aide possible des « fintechs » qui se multiplient, la bonne maîtrise des actions à mener en termes de conformité et de lutte anti-blanchiment – la gestion du fameux « Know Your Customer (KYC) -, préoccupation désormais essentielle des Autorités monétaires, ou la capacité d’appréciation des risques de crédit, si difficile et longue à acquérir, sont quelques exemples de ces points forts. La concurrence demeure donc très ouverte et les positions à conquérir ou à garder feront l’objet d’âpres batailles

La simultanéité de l’élévation soudaine et de grande ampleur des règles prudentielles et d’une concurrence  d’une intensité plus redoutable que jamais avec des acteurs « du troisième type » créent cependant une situation disruptive. Elle pourrait rappeler celle de la fin des années 1980 qui a vu à la fois l’apparition « ex nihilo » et la rapide croissance des jeunes banques privées africaines et la naissance des Commissions bancaires régionales : malgré sa nouveauté et les inquiétudes qu’elle a suscitées, cet écosystème a rapidement montré sa viabilité et a conduit à un système bancaire moderne, solide et rentable, qui est l’un des secteurs d’activité les plus transformés de ces trente dernières années en zone franc. Il reste à espérer que la « révolution » en cours conduira à des conséquences aussi positives, qui pourraient être cette fois l’inclusion financière pour le plus grand nombre, une large diffusion des techniques les plus modernes de paiement et un nouveau renforcement à grande échelle du secteur financier. Une nouvelle fois, celui-ci ouvrirait ainsi la voie du progrès dans une Afrique trop souvent marquée par l’immobilisme.

Paul Derreumaux

Article publié le 27/12/2018

Banques Françaises en Afrique : un nouveau repli

Banques Françaises en Afrique : un nouveau repli

 

La banque française BPCE devrait prochainement céder à la banque marocaine BCP ses quatre entités bancaires  au Cameroun, à Madagascar, en République du  Congo  et en Tunisie. Les deux groupes ont annoncé cette opération de rachat le 25 septembre dernier et, même si la transaction n’a pas encore reçu l’approbation des Autorités monétaires concernées, tout laisse à penser qu’elle sera validée. Dans cette hypothèse, l’opération est d’importance à trois titres.

D’abord, elle marque le repli d’Afrique, au moins pour une longue période, de l’un des plus grands groupes bancaires français. Celui-ci n’a jamais fait partie du « club » des grands groupes africains, mais, depuis longtemps, a été présent et a fait preuve de velléités de croissance sur le continent. Sa filiale Natixis est ainsi restée actionnaire pendant plus de dix ans de la BANK OF AFRICA et a envisagé d’y être majoritaire. Plus récemment, l’ancien Président de la BPCE avait annoncé publiquement à plusieurs reprises sa volonté d’investissements massifs en Afrique francophone. La nouvelle décision montre que cette stratégie est révolue, en raison de nouvelles priorités globales, de déconvenues locales et d’hésitations trop fréquentes des dirigeants. Seules quelques filiales resteront engagées dans plusieurs pays africains, telles Natixis en Algérie et la BRED à Djibouti. Cette sortie suit de peu celle de la BNP, qui vient de réduire à 6% sa participation dans la banque gabonaise BICIG, au profit de l’Etat déjà majoritaire. Après le départ brutal du Crédit Agricole en 2008, déjà au profit des marocains d’Atijariwafabank, le « bouquet » des banques françaises continue donc à s’étioler, La seule exception, remarquable, est celle de la Société Générale qui reste offensive sur ses 16 places d’implantation africaine et s’y engage activement dans la digitalisation de ses opérations. L’évolution peut surprendre à un moment où les Autorités politiques françaises soulignent leur volonté de faciliter au maximum le développement de la zone subsaharienne, et où de grandes entreprises de l’hexagone continuent à peser dans l’économie des pays d’Afrique francophone. Le message est pourtant clair : pour le système financier français, plongé dans une compétition mondiale, soumis à des règles prudentielles drastiques et à la dictature des exigences de conformité, le continent compte désormais plus de risques que de perspectives profitables, et son soutien aux entreprises françaises en Afrique s’effectuera surtout au niveau de leurs sièges sociaux.

En second lieu, le Maroc renforce d’un coup sa position globale dans les systèmes bancaires africains. Il était déjà le mieux représenté dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) où les trois banques marocaines trustent en 2016 33% des bilans bancaires. Dans la zone de la Banque des Etats d’Afrique Centrale, le bond va être significatif puisque le BICEC, incluse dans la transaction, est la deuxième banque du Cameroun et compte une filiale au Congo. Sur l’ensemble de la zone franc, les banques marocaines  prises globalement devraient renforcer leur « leadership » pour les principaux indicateurs d’activité et de résultat. Elles devanceront ainsi définitivement les banques françaises et relègueront au second plan les groupes subsahariens, à l’exception du géant Ecobank encore en convalescence. L’opération va par ailleurs intensifier la concurrence effrénée qui existe entre les trois mastodontes du royaume chérifien. Partie en tête en 2007, la BMCE-BANK OF AFRICA a depuis été rejointe par ses deux consoeurs. Certes, elle peut se targuer d’être la plus panafricaine grâce à ses filiales en zone anglophone. En revanche, seules Atijari et BCP sont directement présentes en Afrique Centrale où elles sont désormais des « poids lourds ». Avec son entrée à Madagascar et au Congo, la BCP poursuit aussi son internationalisation subsaharienne et, avec sa nouvelle filiale tunisienne, marchera sur les talons de Atijari bien installée à la fois dans ce pays et, depuis peu, en Egypte. Cette compétition va probablement encore s’intensifier, en Afrique comme sous d’autres cieux, mais un résultat est déjà bien tangible : la zone subsaharienne pèse de plus en plus dans le bilan de ces trois banques, mais aussi dans leurs profits… comme dans les risques encourus.

Le troisième constat est que ce transfert d’actifs devrait changer peu de choses pour les pays des filiales touchées. Certes les banques marocaines apportent en général à leurs réseaux une plus forte volonté de croissance que les établissements français, grâce à une expérience commerciale et technique qui a fait ses preuves dans leur pays d’origine. Elles accentuent ainsi les politiques menées par les banques privées locales depuis la fin des années 1990 à travers une meilleure présence sur le terrain, un élargissement de la bancarisation et une modernisation des techniques. Mais, comme leurs homologues français, elles obéissent à des stratégies fixées par les maisons-mères extérieures à la zone et prenant avant tout en considération les besoins de celles-ci. Il leur sera donc difficile d’apporter les solutions financières les plus innovantes et efficientes, et donc les plus audacieuses, pour transformer en profondeur les structures économiques des pays subsahariens, en particulier du côté des petites entreprises et des ménages. De plus, compte tenu de leur position systémique, au Maroc comme dans leurs pays d’implantation, les Autorités monétaires de tous les pays concernés mènent sur leur activité une surveillance coordonnée et très exigeante, qui va de plus en plus limiter leurs initiatives. Enfin, certaines tendances récentes pourraient accentuer les limites actuelles des forces des banques marocaines. La part de capital local dans les filiales a été sensiblement réduite, au-delà de ce qui était nécessaire pour un contrôle serein, diminuant ainsi l’implication des actionnaires nationaux. De plus, alors que des besoins supplémentaires en fonds propres des filiales subsahariennes sont observés partout et spécialement marqués en zone franc avec la mise en place des normes de Bâle II§III, les conséquences pourraient être délicates pour les groupes marocains. Leurs maisons-mères sont en effet elles-mêmes soumises à des exigences en capitaux de plus en plus pesantes et la mobilisation des ressources nécessaires aux filiales pourrait ainsi s’avérer difficile ou exiger des alliances a priori peu souhaitées. Enfin, dans la bataille pour les nouveaux moyens de paiement et l’approche de la clientèle par la digitalisation, l’offensive vient essentiellement des groupes de télécommunications qui ont pénétré l’activité bancaire alors que les réseaux dominés par l’Afrique du Nord sont encore en retard.

La partie n’est donc pas finie. L’avenir appartiendra avant tout à ceux qui réussiront à ajuster efficacement leurs méthodes de fonctionnement à l’environnement actuel et sauront ainsi le modifier à terme. Reste à voir quels acteurs seront les mieux placés pour cela.

Paul Derreumaux

Article publié dans le Quotidien l’Opinion (n°1363) du 15 octobre 2018

https://www.lopinion.fr/edition/international/banques-francaises-en-afrique-subsaharienne-vers-nouveau-repli-165226