Afrique : La banque fait toujours rêver…

Afrique : La banque fait toujours rêver…

Près de 30 ans après la grande secousse qui a bouleversé le système bancaire d’Afrique subsaharienne, en particulier francophone, l’attrait de l’activité bancaire chez certains hommes d’affaires reste toujours aussi vivace. Ceux-ci peuvent-ils cependant « apporter un plus » à la profession qui connait un nouveau tournant de son histoire ?

En 1990, après quelques années de descente aux enfers de ses trois banques étatiques, le Bénin s’est retrouvé quelques mois sans aucune banque commerciale, les trois seuls établissements d’alors étant alors simultanément en faillite. Pendant au moins une année, plusieurs projets de nouvelles banques ont alors été imaginés, préparés, et parfois déposés auprès des Autorités monétaires. Tous étaient originaux et modestes. En effet, malgré la forte pression des institutions internationales et des Autorités françaises, ni la BNP ni la Société Générale n’ont osé prendre le risque d’un tel investissement dans le contexte mouvementé de l’époque et la Banque de Réputation Internationale (BRI), dont rêvait à l’époque la Banque Mondiale, ne s’est jamais manifestée.

Parmi les dossiers soumis à l’agrément de la Banque Centrale, on comptait notamment quelques banques régionales de modeste envergure, comme la BANK OF AFRICA, Ecobank, ou Financial Bank, devenue ensuite Orabank : celles-ci se sont transformées en 25 ans en puissants groupes régionaux, ou continentaux pour certains. Mais d’autres projets ont essayé de voir le jour durant cette période exceptionnelle et alimentaient quotidiennement les rumeurs du microcosme économico-financier béninois. Chacun était promu par un ou plusieurs hommes d’affaires fort riches, du pays ou des états voisins, qui voulaient créer « leur » banque. Ces projets traduisaient pour la plupart les mêmes rêves des promoteurs : prestige attaché de tous temps à l’activité bancaire et à ses institutions, possession d’un instrument irremplaçable pour obtenir plus aisément des financements pour le développement de leurs propres affaires, espoir d’une rentabilité qu’on ne pouvait imaginer qu’élevée, Il est vrai que l’affaire était facile à l’époque dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) : avec un capital minimum de 1 milliard de FCFA seulement, après qu’il soit resté limité à 600 millions de FCFA jusqu’à l’été 1990, ce prestige et ces avantages étaient un luxe que certains pouvaient s’offrir à frais relativement limités.

Echaudée par l’effondrement collectif du système bancaire béninois, alertée par les prémices du scandale international du groupe BCCI, qui comptait quatre établissements dans l’Union, la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) resta très vigilante à l’époque. Le démarrage rapide des premières banques agréées à Cotonou, modestes mais disposant déjà d’une expérience professionnelle, leur rôle positif sur la relance de l’économie nationale favorisèrent d’ailleurs l’adoption d’une position plus dure vis-à-vis de promoteurs individuels qui renoncèrent souvent d’eux-mêmes face aux procédures requises. Cette position prudente des Autorités a été adoptée aussi dans les autres pays de l’Union et le problème systémique provoqué par l’effondrement en 1995 de la Méridien BIAO, où l’actionnaire principal finança à l’excès ses propres activités, a renforcé cette attitude de la BCEAO. De plus, la surveillance permanente des banques s’est modifiée radicalement à l’époque : aux contrôles nationaux peu efficaces qui existaient jusque-là se substitue en 1990 une Commission Bancaire à compétence régionale, plus professionnelle, vigilante et indépendante. Enfin, les Autorités monétaires vont progressivement durcir les conditions financières, administratives et d’actionnariat pour l’accès à la profession bancaire, notamment en augmentant le capital minimum requis à 5 milliards de FCFA en 2007 puis à 10 milliards de FCFA en 2016.

Cette double mécanique, de barrières durcies à l’entrée du secteur et d’une surveillance plus rapprochée et contraignante du fonctionnement des entités qui le composent, explique, au moins partiellement, deux caractéristiques majeures de l’évolution du système bancaire de l’Union dans les dernières décennies: une croissance considérable  du secteur avec une place de plus en plus dominante de groupes puissants et géographiquement diversifiés en réseaux; la limitation des « accidents » recensés à quelques banques isolées.

Trente ans plus tard, on attendait la concrétisation d’un mouvement de concentration autour des quelques principaux groupes présents dans l’UEMOA à l’image de l’évolution constatée par exemple au Nigéria ou en Afrique du Sud. Or, celle-ci ne se produit pas encore, malgré les fortes augmentations du capital minimum et l’inflation constante des coûts d’investissements indispensables. Au contraire, une inflexion stratégique vers une plus large ouverture semble être engagée par les Autorités monétaires.

Dans plusieurs pays de l’UEMOA, des agréments bancaires ont en effet été récemment accordés à de nouveaux entrants promus par des sociétés ou des personnes extérieures au secteur bancaire : le Bénin, la Cote d’Ivoire, le Sénégal et plus récemment le Burkina Faso ont bénéficié de cette nouvelle approche. Les principaux arguments avancés pour cette évolution sont la pénétration toujours faible de la présence bancaire auprès des populations –moins de 15% stricto sensu fin 2016 -, contrairement aux souhaits pressants des pays de la zone, et le rôle clé attendu de la concurrence pour faire évoluer favorablement ce critère. Ce raisonnement n’est pas sans fondement. Malgré la forte densification des réseaux d’agences depuis le début des années 2000 et l’accroissement conséquent des taux de pénétration bancaire, ceux-ci restent, dans la région, très inférieurs à ceux d’Afrique de l’Est  ou du Nord. Surtout, la flexibilité et le dynamisme commercial des réseaux bancaires dominants semblent s’être sensiblement réduits dans la période récente, suite au double objectif d’une rentabilité accrue  et d’une « digestion » des investissements antérieurs. Les meilleures performances de croissance d’activité dans les années 2010 sont d’ailleurs plutôt le fait des groupes « outsiders », et la crainte peut exister que leur propre croissance se ralentira à bref délai. Enfin, les transformations dans les « tours de table » ont redonné une large majorité aux banques étrangères – marocaines et françaises en particulier – et fait refluer le poids des capitaux régionaux apparus de manière croissante à partir des années 1990. Dans le même temps, l’excellente profitabilité moyenne des banques depuis au moins une décennie a ravivé l’appétit des individus fortunés ayant réussi avec brio dans d’autres secteurs, notamment commerciaux, avec des motivations identiques à celles qui prévalaient dans les années 1990.

Si ces nouveaux venus apportent théoriquement une stimulation de la compétition normalement profitable à la clientèle, la nouvelle donne de l’environnement risque de réduire fortement les effets positifs attendus. Pour les Autorités, de plus en plus sensibles aux questions de conformité et de maîtrise des risques, il est peu probable que les banques récemment agréées disposent d’équipes, d’instruments… et d’intentions leur permettant de mieux répondre à ces contraintes réglementaires, ni que leurs actionnaires y soient plus sensibles que ceux des banques « traditionnelles ». Les nouvelles règles prudentielles et comptables prévalant à compter de 2018 seront également au moins aussi difficiles à respecter par les nouveaux venus. Pour  le public des sociétés, l’apport des nouveaux acteurs ne sera déterminant que s’il résout le problème du financement des petites et moyennes entreprises (PME). Cet engagement était déjà donné par les banques africaines apparues dans les années 1990 mais n’a pu être honoré que très partiellement. Il est peu vraisemblable que les nouvelles promesses des derniers arrivants soient mieux tenues, la solution exigeant des efforts communs et harmonisés des banques, des entreprises et des pouvoirs publics, qui semblent toujours aussi difficiles à réunir. Pour le public des particuliers enfin, l’inclusion financière tant recherchée devrait plutôt être obtenue grâce aux innovations des émetteurs de monnaie électronique, solidement appuyés sur les sociétés de télécommunications, ou aux « fintechs » et à leur apport à la digitalisation, pour laquelle la plupart des banques sont en retard, que par de nouveaux acteurs. Si les arguments justifiant l’entrée de concurrents plus innovants et plus performants sont fondés, le choix d’opérateurs isolés et extérieurs à la profession risque donc d’apporter rapidement des déceptions quant à leur apport dans les directions souhaitées. L’encouragement des établissements porteurs de nouvelles technologies et l’encadrement des banques actuelles pour un financement plus hardi des PME et une meilleure application des politiques d’inclusion financière auraient sans doute été plus efficaces.

La fixation de seuils toujours plus élevés pour l’agrément des banques constitue sans doute une précaution utile, mais n’est pas une panacée. En France par exemple, le capital minimum requis reste de 5 millions d’Euros seulement, trois fois moins que dans l’UEMOA, mais les exigences de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACP-R) en termes d’actionnariat sont telles que l’entrée de non-professionnels est interdite dans les faits. C’est en Afrique que la banque peut encore faire rêver ceux qui ont de riches moyens…..

Paul Derreumaux

Article publié le 24/05/2018

L’Echec des groupes bancaires panafricains ?

L’Echec des groupes bancaires panafricains ?

Dans les années 1980, le grand-remue-ménage des systèmes bancaires a été avant tout marqué par l’apparition et le développement de banques à capitaux privés africains. Une bonne part d’entre elles se sont déployées au-delà de leur pays d’origine, par un développement en réseau opposé au fonctionnement vertical traditionnel des groupes anglais et français. A partir de 2005, certains groupes subsahariens ont débordé leur région d’origine, initiant la « dé-compartimentation » bancaire des grandes régions subsahariennes qui prévalait jusque là. Quelques-uns, dotés des moyens les plus importants ou guidés par les dirigeants à la vision la plus ambitieuse, ont porté loin cette conquête avec l’objectif affiché de couvrir le plus grand nombre possible de pays. Ils s’engageaient ainsi dans  la voie d’une présence simultanée dans les parties francophone et anglophone de l’Afrique, qui peut être considérée comme la véritable marque d’une présence continentale. En Afrique de l’Ouest, BANK OF AFRICA a initié ce mouvement en achetant dès octobre 1999 une banque à Madagascar, puis une autre au Kenya en 2004 avant de nouvelles expansions en zone anglophone comme francophone. Ecobank l’a suivie de près en s’installant au Kenya en 2005 avant de s’étendre ailleurs en Afrique de l’Est et Australe et de créer le plus grand réseau bancaire subsaharien. Quelques banques nigérianes –United Bank of Africa (UBA), Diamond Bank, Access Bank, First Bank of Nigeria, ..- se sont d’abord implantées dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest – Côte d’Ivoire, Ghana,.. – avant de gagner aussi l’East African Community (EAC). Dans celle-ci, quelques mastodontes kenyans – Kenya Commercial Bank, Equity Bank notamment – ont d’abord couvert toute l’AEC, avant de déborder celle-ci.

Cette démarche d’une implantation tous azimuts était particulièrement ambitieuse. Elle exige de lourds investissements en ressources humaines, organisation et fonctionnement: réglementations distinctes selon les sites, procédures nécessairement bilingues, mobilité des équipes plus difficile. D’une région à l’autre, les relations diffèrent souvent avec les clients, les Autorités monétaires et le personnel pour des raisons culturelles, historiques ou sociales, et cette diversité doit être respectée sans toutefois compromettre l’unité stratégique des groupes concernés. De plus, la variété des contextes économiques, si elle permet une meilleure diversification des risques, conduit aussi à la multiplication possible des accidents de parcours politiques et économiques qui perturbent la croissance des activités. Enfin, l’expérience montre que, pour les implantations les plus récentes et éloignées de la base originelle, la prise d’une solide position de place est très difficile à l’intérieur de systèmes bancaires nationaux désormais mieux structurés et dominés par de puissantes banques présentes de longue date.

A ces difficultés inévitables se sont ajoutées quelques complications imprévues. D’abord, l’un des crédos sur lesquels s’appuyait cet élargissement accéléré était le renforcement rapide des relations commerciales entre les quelques grandes régions subsahariennes, à l’image des évolutions observées à l’intérieur de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et de l’EAC. Or, cette montée en puissance ne s’effectue que très lentement : la synergie de développement sur laquelle pouvaient compter les groupes présents dans plusieurs régions n’a donc pas joué. En second lieu, les dix dernières années ont vu un rehaussement accéléré des normes bancaires prudentielles en Afrique: il en est résulté des augmentations massives de fonds propres requis, qui ont pesé lourdement sur les ressources des groupes bancaires africains. Observé d’abord en zone anglophone, ce mouvement a gagné la zone franc à la fin des années 2000, et touche donc tous les grands réseaux.

Quelque 10 ans après cette phase de conquête agressive, le bilan apparait mitigé pour les ouvertures les plus récentes. Certes, les nouvelles entités sont toujours présentes et leur existence a joué un rôle non négligeable dans la notoriété de ces réseaux à vocation panafricaine. Pourtant, le poids local de ces filiales reste toujours modeste. Leur rentabilité a été aussi limitée, et parfois négative, faute d’atteinte d’une masse critique ou par suite d’une maîtrise difficile des risques de crédit dans un environnement mal connu. Le ralentissement du développement économique sur le continent depuis trois ans et certaines crises économiques ou monétaires ont enfin spécialement fragilisé les banques les plus modestes, provoquant parfois des pertes importantes ou des besoins supplémentaires de recapitalisation. Des banques nigérianes, la BANK OF AFRICA et Ecobank ont par exemple tour à tour fait face à ces situations respectivement dans l’UEMOA, au Kenya et en République Démocratique du Congo.

Ces relatives déconvenues ont déjà entrainé depuis le début des années 2010 le coup d’arrêt des stratégies expansionnistes des groupes leaders. Le phénomène a été accentué par deux évènements. Dans les principaux réseaux africains concernés, les dirigeants originels, qui avaient été l’âme de cette politique, sont désormais partis et les nouveaux gestionnaires sont plus guidés par une analyse financière à cour terme que par une vision « industrielle » à long terme. De plus, la forte augmentation des activités bancaires transfrontalières a mis à jour de nouveaux  risques et la nécessité d’un renforcement de leur supervision spécifique : les Banques Centrales exercent donc une surveillance rapprochée de tout nouvel agrandissement des réseaux existants, spécialement au Maroc où le poids des filiales subsahariennes constitue un risque systémique pour les banques marocaines.

Dans le contexte actuel d’augmentation de renforcement des exigences réglementaires, les réorientations stratégiques pourraient s’amplifier et trois options paraissent ouvertes. La première est celle de nouvelles alliances globales des principales banques africaines avec des groupes d’autres horizons géographiques -Moyen-Orient, Inde, Chine notamment-. La raison plaiderait pour cette solution qui maintiendrait l’unité des constructions réalisées ces vingt dernières années et, grâce à la consolidation des moyens à la disposition des sociétés mères, contribuerait à un nouvel approfondissement des systèmes financiers  au service de l’Afrique subsaharienne. Mais les egos des dirigeants et la complexité de réseaux couvrant des pays très différents rend difficiles ces opérations. La seconde consisterait à rechercher des alliances locales pour les pays où ces « ténors » bancaires sont en position de faiblesse, de façon à atteindre plus aisément la taille minimale souhaitée : ce choix pourrait être par exemple le plus facile pour des groupes francophones dans des pays anglophones et réciproquement. Ici encore, les réticences à de telles unions –perte du nom pour l’une des banques ; réduction du nombre de dirigeants –expliquent que, partout, de tels rapprochements ont été rares et risquent de le rester faute d’imagination et de volonté. Il reste enfin la possibilité de « jeter l’éponge » dans les territoires où la situation est la plus délicate et les perspectives les moins favorables : ce renoncement est certes peu agréable et l’aveu d’échec d’ambitions passées. Mais cette solution n’est pas exclue comme le montre la vente fin 2017 au groupe NSIA des actifs bancaires dans l’UEMOA de la nigériane Diamond Bank. Celle-ci arrête ainsi la consommation d’importants fonds propres dans des filiales francophones au développement incertain et se concentre sur ses principaux marchés. L’assureur NSIA poursuit de son côté la construction d’un groupe « mixte », idéalement placé pour la bancassurance dans l’UEMOA. Les grandes manœuvres sont donc loin d’être terminées pour les systèmes bancaires d’Afrique subsaharienne et devraient encore apporter leur lot de surprises.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 19/01/218

Le secteur des assurances en Afrique francophone: les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?

Le secteur des assurances en Afrique francophone : les grandes manœuvres ont-elles vraiment commencé ?  

Dix huit mois après la décision des Autorités relevant de la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurances (CIMA) de quintupler le capital minimum des compagnies d’assurance des 14 pays qui composent la zone, les effets de la mesure s’apprécient sous plusieurs angles.

Beaucoup de sociétés ont effectivement engagé l’augmentation de leur capital social lorsque celui-ci n’atteignait pas le seuil requis. Il est vrai que l’opération est facilitée par le long délai de 5 ans admis pour le respect du nouveau minimum imposé et par la possibilité d’atteindre celui-ci par incorporation de réserves comme par apport en numéraire.  L’empressement avec lequel les compagnies se sont lancées dans cette voie montre déjà que le choix d’une solution individuelle est privilégié par les acteurs,  et que les regroupements devraient être rares. L’une des ambitions implicites du changement majeur introduite par le Code CIMA en 2016 pourrait donc être manquée : celle d’une restructuration de la profession autour de compagnies plus puissantes mais moins nombreuses, afin que chacune puisse mieux atteindre un seuil critique pour les volumes d’opérations mais aussi pour les investissements techniques à réaliser. Cet échec n’étonnerait guère puisqu’il a déjà été constaté dans le secteur bancaire lors des hausses massives du capital minimum ordonnées en 2007 et 2015, où l’individualisme a aussi prévalu sur la mise en commun des forces existantes. Il reste en outre à voir si les renforcements de capital social enclenchés seront tous réalisés. Pour les sociétés ayant des actionnaires institutionnels, l’affaire devrait être facile. Pour celles, encore nombreuses, qui s’appuient surtout sur des personnes physiques, le pari semble plus difficile et entrainera un surcroît de tension au fur et à mesure que les dates limites approcheront. La vigilance des Autorités de la CIMA est en conséquence essentielle pour que cet objectif soit atteint.

En revanche, le branle-bas provoqué par la réforme CIMA aura sans doute eu un effet imprévu. Le « raid » hostile tenté par le Groupe Saham contre la holding de tête du Groupe Sunu ne peut être étranger au changement de dimension attendu du secteur des assurances en Afrique francophone. Saham et Sunu figurent parmi les intervenants les plus puissants de la région et l’entrée surprise du premier dans le « tour de table » du second ne peut être un hasard de calendrier. Elle introduit en tous cas une nouveauté en Afrique subsaharienne: celle d’un regroupement entre deux compagnies en dehors de la volonté de l’une d’elles. Ce comportement ne parait pas optimal pour plusieurs raisons. D’abord, les champs d’expansion géographique, de croissance de l’activité et de meilleure productivité sont encore suffisamment vastes pour chacun pour éviter d’agresser un voisin souhaitant garder son indépendance. Le périmètre et les cibles des deux réseaux sont en outre fort similaires et laissent peu de places aux complémentarités, surtout face à des cultures d’entreprises différentes. De plus, l’ouverture déjà démontrée de Saham à de nombreux partenariats lui permettait d’autres pistes de développement plus prometteuses que l’entrée en force dans un Groupe connu pour sa farouche volonté d’indépendance. Enfin, il n’est pas certain que les Autorités de la CIMA seraient favorables à un tel accroissement de position de Saham dans la zone, alors que la prédominance des acteurs bancaires marocains en Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pose déjà des difficultés de supervision. Il est peu probable que l’Afrique subsaharienne ait les moyens de supporter sans en souffrir des batailles de ce type, où les considérations financières ou de « buzz » prennent le pas sur les objectifs économiques et de progrès du secteur financier.

Dans le même temps, d’autres transformations affectent le secteur avec une intensité variable.

La première est le mouvement poursuivi par beaucoup d’institutions pour disposer dans chacun de leurs pays d’implantation d’une filiale vie et d’une filiale non-vie. Depuis 2010 par exemple, une dizaine de compagnies d’assurance-vie ont encore franchi ce pas et consenti les efforts capitalistiques nécessaires pour la création d’une filiale-non vie là où elles étaient présentes. Cette stratégie peut effectivement créer une concurrence stimulante. Elle permet aussi aux groupes  de réaliser, dans les nations concernées par cette double implantation, des synergies génératrices d’économies au niveau global et de diversifier les risques en vue d’améliorer la rentabilité. Cependant, cette tendance conduit à une multiplication des acteurs dans chaque pays, qui pourrait être plus rapide que l’accroissement des chiffres d’affaires nationaux et être peu cohérente avec la nécessité de renforcement de chaque compagnie.

La seconde se traduit par l’intensification des relations capitalistiques entre banques et assurances en vue, pour ces dernières, de diversifier leurs réseaux de distribution et de renforcer les pratiques de bancassurance. En la matière, deux « deals » d’importance s’affichent dans l’actualité : NSIA deviendrait actionnaire majoritaire des quatre filiales dans l’UEMOA de la banque nigériane Diamond, tandis que Sunu rachèterait 59% du capital de la banque togolaise BPEC avant d’annoncer d’autres acquisitions. Si ces opérations sont validées par les Autorités de tutelle, il s’agirait de grandes premières et de la confirmation que cette connexion capitalistique est jugée comme un outil essentiel pour doper l’activité des assurances. A un niveau plus modeste, les marocaines Atijari et BCP poursuivent leur création de filiales d’assurance en zone subsaharienne, qui pourront travailler étroitement avec leurs implantations bancaires. Ces investissements devraient apporter aux compagnies intéressées un net renforcement de leurs canaux de distribution, et donc de leur chiffre d’affaires, et apparaissent en conséquence une affectation judicieuse de fonds propres accrus. Il restera à vérifier, d’un côté, si les acquisitions se sont faites au juste prix et peuvent être rentabilisées suffisamment vite et, par ailleurs, si les assureurs sauront s’allier les compétences nécessaires pour maîtriser les risques inhérents à leurs nouvelles activités bancaires. Ces contraintes risquent de ne pas être satisfaites par tous. Le fait que le secteur des assurances prenne le leadership de ces rapprochements est cependant une nouveauté et un signe encourageant.

La troisième consiste dans le rythme de création de nouveaux produits. En la matière, les changements sont, hélas, plus limités. Certes, quelques compagnies se font plus présentes dans la micro-assurance, souvent en partenariat avec des sociétés de télécommunication et à travers le téléphone mobile, ou s’essaient à l’assurance agricole tandis que l’assurance santé s’étend dans la plupart des pays. Mais on est loin de la profusion à laquelle on pourrait s’attendre à la suite des discours des états-majors. Dans les pays avancés au contraire, la fièvre des « assurtech » a pris une nouvelle dimension en 2017 et, de l’Europe aux Etats-Unis, plus d’un milliard d’USD auraient été investis en ces domaines sur le premier semestre. Les nouveautés vont de l’assurance-vie à la gestion des sinistres en passant par la couverture santé. Croissance du chiffre d’affaires et meilleure rentabilité sont les principaux objectifs visés, ce qui explique le vif intérêt des plus grands groupes mondiaux pour ces innovations. Ce besoin de meilleure prise en compte des préoccupations de la clientèle et de gestion plus rationnelle des opérations est encore plus urgent pour les entreprises modestes et insuffisamment rentables qui caractérisent l’Afrique de l’Ouest, et aurait exigé davantage d’efforts. Le manque de moyens financiers explique sans doute la lenteur des  évolutions. Pourtant, pour briser le cercle vicieux où le secteur reste enfermé, le renforcement des ressources propres des acteurs sera indissociable d’une bonne sélection des priorités d’action.

En ce point d’étape, le bilan de la réforme apparait donc mitigé et les actions menées ne semblent pas s’être orientées dans les directions prioritaires. D’autres grandes réformes récentes, comme celle du système de réassurance dans la zone, pourraient encore compliquer la situation : la préférence accrue qui va être donnée aux compagnies de réassurance de la zone pourrait en effet conduire à une hausse des coûts peu propice au développement des affaires. Face aux défis d’une mutation difficile, la pertinence de la stratégie conduite par les chefs d’entreprises du secteur et l’intensité du suivi des Autorités seront plus que jamais décisifs pour que la réforme de 2016 ne soit pas un rendez-vous manqué.

Paul Derreumaux

Article publié le 03/10/2017

 

Crowdfunding en Afrique : le meilleur et le pire

Crowdfunding en Afrique : le meilleur et le pire

 

Le « crowdfunding », ou financement participatif, est une idée ancienne remise au goût du jour par l’évolution des techniques. En l’occurrence, il évoque le financement d’un projet ou d’une structure sans intermédiaires, telles les banques ou la bourse, par une mise en contact directe entre un demandeur et des offreurs de ressources financières. Le processus est ancien : les appuis financiers amicaux et familiaux, les dons, les sociétés mutuelles, par exemple, ont de tous temps relevé de ce principe. L’arrivée massive de l’internet à la fin des années 1990, puis des réseaux sociaux, a fourni un nouvel instrument au service de cette approche communautaire, par la création de plateformes informatiques facilitant et accélérant cette entrée en relation. Les industries artistiques (cinéma, musique) en ont été les précurseurs. La pratique s’est ensuite largement répandue à d’autres secteurs, notamment l’immobilier et les « start-up » des nouvelles technologies. Les « business angels », institutions d’appui à la création de jeunes entreprises, y ont trouvé un moyen bien adapté à leurs objectifs et ont  contribué à sa diffusion. D’autres éléments jouent aussi pour expliquer l’audience croissante du crowdfunding : profusion actuelle de capitaux en quête de placements, espoir de rémunérations élevées face à des placements classiques aux taux très bas, goût de plus en plus prononcé pour des actions de solidarité sont quelques-uns de ces facteurs. Même s’il reste encore un mode financement très minoritaire, le crowdfunding fait donc aujourd’hui partie du paysage financier des pays du Nord.

Le terme et son contenu ont récemment pénétré l’Afrique où la question des ressources propres des entreprises est encore plus difficile et où toute nouvelle idée est la bienvenue. Certes, les plateformes informatiques spécifiques sont encore rarissimes mais, sous des formes plus traditionnelles et moins automatisées, l’Afrique subsaharienne a déjà accueilli diverses expériences de ces financements participatifs.

Certaines ont été des réussites. L’une des plus remarquables en zone francophone est sans doute celle qui a présidé à la naissance des deux premières BANK OF AFRICA et de leur holding African Financial Holding (AFH), qui ont été à l’origine d’un des principaux groupes bancaires africains. Les BANK OF AFRICA du Mali et du Benin ont ainsi rassemblé pour leur création « ex nihilo », respectivement en 1982 et 1989, des centaines d’actionnaires privés nationaux. A cette fin, les promoteurs ont multiplié dans chaque cas les réunions pour toucher directement le public le plus large, parfois avec l’appui de leaders d’opinion, et le convaincre d’investir même modestement. La force et la qualité de ces contacts directs ont été  déterminantes pour le succès de ces opérations et l’entrée en bourse ultérieure de ces sociétés, bien réussie, a prouvé le maintien de ce climat de confiance. Cette même confiance mutuelle basée sur des contacts étroits et un « parler vrai » des promoteurs a eu les mêmes résultats positifs au niveau de la holding, où le capital a été multiplié par 200 et le nombre d’actionnaires par 10 en 20 ans. Les multiples nationalités de ceux-ci ont seulement rendu l’exercice encore plus difficile sans vraiment l’entraver.

A l’opposé, de graves constats d’échec sont observés. L’un des plus récents est celui des « projets d’agro-business » privés – hévéa, cultures maraîchères –  lancés en Côte d’Ivoire en 2016. Au terme d’une habile campagne de promotion et de promesses mirifiques de rendement, des dizaines de milliers de souscripteurs, de l’intérieur et de la diaspora, ont apporté directement à quelques sociétés privées des ressources évaluées à plusieurs dizaines de milliards de CFA. Les réalisations n’ont cependant pas suivi et une bonne partie des fonds réunis a disparu des comptes bancaires des sociétés concernées. Devant la menace d’une crise sociale, l’Etat a été contraint d’engager lui-même début 2017 le remboursement des fonds ainsi disparus, en attendant d’hypothétiques autres solutions. Des nations comme le Nigéria affrontent régulièrement de telles difficultés. De même, dans l’immobilier, il est fréquent de rencontrer des promoteurs qui collectent auprès des ménages de premières souscriptions pour la réalisation de programmes de logements et disparaissent avant la fin de ceux-ci. L’effet de telles malversations pénalise gravement les entrepreneurs sérieux qui souhaitent recourir au financement participatif et retardent d’autant des investissements utiles.

Pour contrer ces risques, les pays les plus avancés mettent peu à peu en place des réglementations qui encadrent le système de mobilisation d’une épargne collective, limitent les abus possibles et prévoient des sanctions. Ces garde-fous seraient sans doute particulièrement utiles en Afrique pour limiter les dérives. Toutefois, les deux meilleures protections seront ailleurs. La première réside dans la qualité des projets présentés et, encore plus, de leurs initiateurs, afin que la confiance, sur laquelle est totalement basé ce système, soit pleinement justifiée. La seconde est que les investisseurs acquièrent une capacité d’analyse minimale pour mieux résister aux sirènes de leur propre cupidité et, souvent, des mensonges des promoteurs. La route sera longue pour que ces deux conditions soient réunies mais les possibilités qu’offre cette forme de mobilisation de ressources méritent ce combat.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/08/2017

UEMOA : sale temps pour les banques ?

UEMOA : sale temps pour les banques ?

 

Les banques de l’Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ont vu quelques paramètres déterminants de leur activité  brutalement modifiés en ce début 2017.

Celles-ci étaient en effet devenues en quelques années des partenaires de premier plan dans le nouvel environnement mis en place pour le financement régional des besoins des Etats de l’Union en étant des souscripteurs essentiels dans les émissions d’emprunts obligataires publics. Au moins deux raisons expliquent cette situation. Ces titres publics offrent d’abord un rapport sécurité/rémunération de bon niveau : la signature des Etats garantit normalement l’absence de tout besoin de provision durant la vie de l’emprunt et donc de tout prélèvement sur la rentabilité ; les taux offerts, restés jusqu’ici entre 5,0% et 6,5%, sont en conséquence des taux nets et la défiscalisation de ces opérations conduit à un taux encore sensiblement supérieur en terme de contribution au bénéfice. La surveillance portée par les institutions du marché financier régional, tant dans l’émission de chaque emprunt que durant la vie de celui-ci, apporte un confort supplémentaire pour les détenteurs de ces actifs. En second lieu, la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a décidé que les titres émis par les Etats et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) seraient tous éligibles au refinancement qu’elle peut apporter aux établissements bancaires, au même titre que les crédits bénéficiant d’un « accord de classement ». Or, ces accords de classement restent fort difficiles à obtenir, malgré quelques adoucissements apportés au fil du temps par l’Autorité monétaire : les critères comptables que doivent respecter les entreprises à qui sont attribués les concours sont en effet rigoureux au regard de l’environnement économique et des méthodes de fonctionnement de la quasi-totalité des entreprises de l’Union, et les accords de classement sont rares et peuvent aussi être brutalement supprimés au vu de mauvais résultats d’un exercice social.

Compte tenu de ces divers paramètres, les titres publics sont désormais pour les banques le support privilégié pour leurs éventuels refinancements mais aussi une composante croissante de leurs actifs. On note ainsi en 2016 que les titres publics représentent près de 30% des emplois bancaires et qu’ils croissent à un rythme nettement plus rapide que les concours à l’économie –respectivement 7,1% et 4,5% durant le premier semestre de l’année dernière-. Dans le même temps, les banques ont bénéficié de refinancements de la BCEAO pour un montant proche de leurs nouvelles souscriptions aux titres d’Etat. Les modalités de fonctionnement des deux guichets de refinancement ouverts par la BCEAO ont facilité cette évolution : le recours au guichet principal est certes resté réglementé et limité, mais la plus grande liberté de fonctionnement du guichet marginal et son coût modeste en ont fait un vecteur privilégié et les niveaux de son utilisation ont connu un grand développement. A fin juillet dernier, les refinancements basés sur ces titres dépassaient 3100 milliards de FCFA et donc la limite de 35% des recettes fiscales de l’UNION pour l’année 2014.

Deux décisions de la BCEAO de décembre 2016 ont brutalement remis en cause ces mécanismes : limitation des refinancements à 200% des fonds propres de l’établissement emprunteur, cette limite étant applicable dès fin juin 2017; relèvement significatif immédiat des taux pratiqués, surtout sur le guichet marginal, par ailleurs supprimé début avril 2017. Avec cette politique nouvelle, la Banque Centrale poursuit plusieurs  objectifs. Elle souhaite d’abord orienter davantage les banques vers les concours aux entreprises et ménages, en vue d’une contribution plus active au développement de l’économie régionale. Elle veut aussi encourager les banques à recourir  au marché interbancaire qui se développe insuffisamment à son gré et demeure surtout limité pour l’instant aux prêts à court ou très court terme, et entre établissements d’un même groupe.

Ces deux principales cibles ne sont pas aisées à atteindre. La confiance entre les banques est encore fragile et n’évoluera que lentement. La montée des risques de crédit freine par ailleurs les ardeurs des banques, notamment vis-à-vis de cibles difficiles comme les Petites et Moyennes entreprises (PME). En revanche, l’effet des mesures sur la participation des banques aux souscriptions de titres publics a été immédiat. Durant les quelques semaines qui ont suivi, les émissions de Bons et Obligations de quelques Trésors Publics n’ont pu être entièrement souscrites par des banques craignant pour leur liquidité. Les émissions suivantes ont en outre été marquées par des taux en hausse notable pour faciliter le placement des titres mis sur le marché. Pour rassurer les banques et lever les inquiétudes possibles de certains Etats quant au financement de leurs besoins de trésorerie, la BCEAO a pris rapidement deux autres mesures ; abaissement de 5% à 3% du coefficient de réserves obligatoires, libérant de la trésorerie à due concurrence ; augmentation massive du montant mis en adjudication de l’injection hebdomadaire de liquidités, de façon à réduire le recours au guichet de prêt marginal.

Il faudra sans doute quelque temps pour savoir si ces différentes dispositions permettent de retrouver un nouvel équilibre satisfaisant pour toutes les parties en jeu. Dans tous les cas, chaque acteur aura à réaliser de nouveaux efforts. Pour les Etats, le levier du marché régional obligataire, solution de plus en plus utilisée ces dernières années, sera sans doute moins aisé, ce qui imposera, pour ne pas retomber dans les excès d’endettement extérieur, des efforts accrus en matière d’impôts et de droits de douanes : les ratios « Recettes fiscales/ Produit Intérieur Brut » peinent en effet à atteindre le seuil souhaité de 20%, tant par suite de la structure présente des impôts que de l’efficacité de leurs recouvrements. Pour le secteur bancaire, actuellement déjà soumis dans la zone aux contraintes résultant du passage des normes de Bâle I à celles de Bâle III, il va s’agir de s’adapter aux nouvelles règles par l’identification de produits de substitution ou une augmentation supplémentaire des fonds propres. Il pourrait en résulter une baisse au moins provisoire de la rentabilité.

Alors, sale temps pour les banques ? Pas si sûr. Les réformes structurelles sont souvent indispensables pour ne pas tomber dans la facilité et pour fonder de nouveaux progrès. La fin des placements de trésorerie rémunérateurs offerts par la BCEAO dans les années 1990 n’a pas empêché, bien au contraire, les établissements bancaires de poursuivre leur expansion et de  gagner une santé florissante. Elle a en même temps fortement contribué à développer les crédits à l’économie et à renforcer le rôle des banques. Une nouvelle fenêtre d’opportunités peut ainsi déboucher des récents changements si certaines conditions sont réunies. La transformation des moyens de paiement devrait accroitre fortement les ressources drainées si les systèmes bancaires prennent bien leur part à la révolution digitale en cours. La multiplication tant souhaitée des PME et des crédits à l’habitat offre des possibilités immenses si les banques réussissent enfin à mettre au point des formules leur permettant une plus grande implication sans augmenter à l’excès les risques encourus. Une modération volontaire et provisoire des dividendes versés et un plus grand recours aux marchés financiers pour des augmentations de capital apporteraient les suppléments de ressources propres requis pour des investissements dans l’organisation, la modernisation, les gains en productivité permettant de mieux franchir de nouvelles étapes.

Comme dans l’art de la guerre, la meilleure défense des banques sera leur capacité de reprendre l’offensive. Elles en ont, ou peuvent trouver, les moyens financiers et peuvent s’appuyer sur une forte attente de leur clientèle et sur le soutien probable des Autorités politiques et administratives. Celles qui passeront le plus vite à l’acte dans ces mutations structurelles seront très certainement celles qui transformeront le mieux cette phase délicate en facteur de succès. 

Paul Derreumaux

Article publié le 28/04/2017

Enfin le «Big Bang» des assurances en zone CIMA?

Enfin le « Big Bang » des assurances en zone CIMA ?

 

Face aux progrès rapides et aux profondes transformations de la banque subsaharienne des trente dernières années, le secteur des assurances, qu’il s’agisse des activités vie ou des branches non-vie (IARD), continue à jouer les seconds rôles dans le système financier d’Afrique francophone. Certes, quelques groupes régionaux se sont constitués les dix dernières années et sont devenus des acteurs prédominants du marché. Ils n‘ont toutefois pas conduit à la croissance exponentielle que tous attendaient. Les 14 pays regroupés dans la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurance (CIMA) restent caractérisés par un taux de pénétration très faible tant en valeur absolue (0,27% du produit Intérieur Brut (PIB) pour la vie et 0,65% pour la non-vie en 2014) que par comparaison à d’autres zones : respectivement de 1,1% et 2,1% au Maroc, et 4,2% et 2,7% en Europe par exemple.

De nouveaux atouts s’étaient pourtant ajoutés à l’existence d’un vaste espace aux règles uniformes, embrassant 14 pays (fait sans doute unique au monde) et quelque 150 millions d’habitants. De vrais assainissements ont en effet été introduits ces dernières années : doublement du capital social minimum en 2012 ;  comptabilisation en produits des seules primes encaissées et non des primes émises; accélération de l’indemnisation des sinistres ; exigence nouvelle pour chaque compagnie de scinder  les opérations vie et non-vie en deux entités juridiquement distinctes. De plus, le retour à une croissance économique soutenue et l’augmentation des revenus moyens par tête dans toute la zone étaient aussi des éléments favorables à une relance du secteur. Deux principales raisons expliquent sans doute la déception : d’un côté, la persistance d’un nombre trop élevé de petites compagnies insuffisamment capitalisées et peu structurées ; de l’autre, l’inadaptation des produits offerts et de leur distribution par rapport aux besoins du public.

La CIMA  a frappé en 2016 un grand coup sur le premier plan en imposant une multiplication par 5 du capital minimum à une échéance de 5 ans, avec une étape intermédiaire d’un triplement dans les 3 ans. Pour les entreprises d’assurance actuellement présentes dans la zone CIMA, ce diktat est un coup dur : la plupart des compagnies sont en effet loin du compte et leurs capacités de recapitalisation pour atteindre l’objectif souvent incertaines. La société de Conseil en assurances, Finactu, a conduit en octobre 2016, sur un échantillon de 131 sociétés implantées dans les 11 principaux pays, une analyse détaillée sur les effets à terme de cette mesure, mais aussi sur les risques auxquels conduit celle-ci.

La démonstration effectuée est mathématiquement sans appel. Elle part d’une hypothèse simple mais logique: les actionnaires, anciens ou nouveaux, n’accepteront d’investir que si la profitabilité nette des compagnies atteint au moins 15% du capital. Sur cette base, et compte tenu du nouveau capital minimum imposé et de la rentabilité moyenne observée des sociétés  (8% pour la branche non-vie et 4% pour la branche vie sur la période récente), le nombre de sociétés qui n’ont pas le résultat net ou le chiffre d’affaires annuels suffisants pour la rémunération minimale escomptée par les actionnaires a été recensé. Dans le secteur vie, 38 des 45 entreprises existantes ne satisfont pas à l’une ou l’autre des deux contraintes fixées. Ce nombre est de 54 pour les 86 entreprises de la branche non-vie. De plus, le capital social supplémentaire nécessaire aux 125 sociétés de l’échantillon qui disposent présentement d’un capital inférieur aux 5 milliards de FCFA prévus dépasserait 400 milliards de FCFA, soit 45% du chiffre d’affaires total des 131 sociétés étudiées. L’énormité des accroissements capitalistiques à opérer explique la conclusion de l’étude : il sera impossible à toutes les sociétés d’atteindre l’objectif visé, soit en raison des difficultés à réunir les ressources nécessaires, soit par suite de l’incapacité à élever l’activité jusqu’au chiffre d’affaires minimum requis. Il devrait en résulter la disparition  de nombreuses compagnies par arrêt de celles-ci ou par absorption ou fusion avec les compagnies les plus importantes. Le rapport estime ainsi que le nombre des sociétés devrait dans les 5 ans être réduit à environ 80.

L’évolution décrite s’appuie sur les exemples du Maroc, du Nigéria ou, dans un contexte différent, de France. Les fortes augmentations de capital minimum décidées dans ces pays ont entrainé la fermeture de certaines sociétés d’assurance, alimenté la concentration du secteur, accru la rentabilité des sociétés subsistantes grâce à la diminution des coûts fixes et accéléré notamment une informatisation massive, élément essentiel de cette baisse des charges.

Le cas des pays relevant de la CIMA se distingue cependant de ces exemples et l’ajustement capitalistique demandé pourrait conduire à des résultats moins tranchés pour au moins trois raisons. D’abord, la résistance à un mouvement de regroupement est forte dans la zone, comme l’ont montré les deux dernières augmentations de capital minimum imposées aux banques pour 2007 puis 2017 : le nombre d’établissements ne s’est pas réduit et chaque entité a réussi à trouver une solution individuelle. Le long délai de 5 ans toléré pour ce quintuplement du capital social des assurances va favoriser cette tentation de solutions sans rapprochement inter-compagnies, notamment par des ajustements progressifs rendus possibles par l’augmentation naturelle du chiffre d’affaires sur la période. Par ailleurs, une forte restructuration de la profession, sous forme de disparitions de sociétés ou de regroupements  nombreux, suppose pour être supportable d’importantes mesures de facilitation et d’accompagnement de la part des pouvoirs publics : indemnisation ou reclassement des personnels concernés par les fermetures et les regroupements, paiement des sinistres en instance des compagnies dissoutes, gestion des effets sur les réseaux de distributeurs touchés par ces opérations. La mise en place de structures performantes et dotées de moyens suffisants est donc indispensable pour minimiser, bien répartir et régler dans les meilleurs délais ces inévitables coûts de la réforme : faute de telles structures, le risque du statu-quo n’est pas à exclure. Enfin, les nouveaux critères de capital et les augmentations de chiffre d’affaires qu’ils imposeront à chaque compagnie pourraient conduire dans les plus petits pays à la non-viabilité de toute société d’assurances locale ou à la présence d’un monopole préjudiciable pour le public. Pour empêcher de telles situations, la CIMA aura à faire preuve de volonté et d’imagination. Les solutions de l’agrément régional unique ou d’une autorisation de commercialisation dans un pays des produits d’une compagnie agréée dans un autre pays seraient des choix possibles mais se heurtent à des dogmes jusqu’ici bien installés. En l’absence de telles décisions, des exceptions à la nouvelle règle pourraient être préférées et perturber la transformation du cadre général.

Même si elles sont contraignantes, les nouvelles normes capitalistiques devraient introduire des cercles vertueux capables de provoquer les trois révolutions escomptées dans le secteur.

La première est celle des canaux de distribution, en particulier pour l’assurance vie. A côté des agents généraux et des courtiers, deux nouveaux modes devraient prendre une place dominante, comme dans d’autres zones. C’est d’abord la bancassurance : la densité croissante des agences bancaires et le développement des « packages » font des banques un vecteur naturel des assureurs pour atteindre au moindre coût de nouveaux publics, et la présence d’actionnaires communs facilite parfois cette synergie. C’est surtout le nouveau champ ouvert par le téléphone mobile : grâce à la multiplication incessante des applications disponibles sur celui-ci, la souscription de micro-assurances à des prix très réduits est devenue facile et permet de viser de vastes populations aux revenus modestes et de nouveaux créneaux comme l’assurance maladie ou l’assurance agricole. Des coopérations, voire des alliances, devraient d’ailleurs se développer entre les acteurs du secteur et les sociétés de télécommunications.

Une deuxième est celle des produits offerts. Les récentes améliorations apparues restent modestes par rapport à la gamme sans cesse élargie rencontrée dans les pays du Nord mais aussi l’Afrique du Sud ou le Maroc. Les nouvelles technologies, la transformation des modes de vie sur le continent, la recherche d’une meilleure adéquation du produit avec les services visés et les moyens financiers des assurés multiplient les opportunités à saisir. L’assurance indicielle agricole, apportant une protection contre les phénomènes naturels sur la base de données météorologiques désormais plus fiables, en est un bon exemple : elle devrait avoir un effet très positif sur la productivité du secteur en apportant aux paysans une sécurité auparavant inconnue face aux risques climatiques qui pourraient se multiplier. De même, l’imposition par les Autorités du caractère obligatoire de nombreuses polices civiles ou professionnelles, à l’image des exigences de pays plus avancés, favoriserait la croissance des assureurs tout en protégeant le fonctionnement sans heurt de nombreuses activités.

Une dernière transformation majeure est celle de la rationalisation du fonctionnement, conduisant à la fois à l’amélioration de la qualité de service et à la compression maximale des frais généraux. Le poids actuel de ceux-ci dans le chiffre d’affaires, proche de 25% en moyenne, est sensiblement supérieur aux normes internationales et pénalise la rentabilité des acteurs. En la matière, un effort prioritaire doit être consacré à l’informatisation massive des composantes de l’activité : émission des primes, données statistiques des assurés, gestion des sinistres, réassurance, reportings. Les gains en coût d’exploitation et en rapidité d’action qui en résulteront seront accompagnés de la possibilité d’une meilleure sélection des risques et, une nouvelle fois, d’une hausse de rentabilité.

Ces trois transformations, indispensables pour donner aux assureurs de la zone CIMA une bonne chance de rejoindre les pays africains les mieux placés, impliquent que les acteurs du secteur investissent avec ampleur et innovent avec audace. L’augmentation de capital  imposée trouve donc ici toute sa justification, et la concentration qui devrait en ressortir facilitera sans doute cette mise à niveau. Dans cette phase, certains ajustements pourraient être difficiles, voire douloureux. En ce secteur comme en beaucoup d’autres, les actes concrets posés par les pouvoirs publics, leur suivi attentif des réformes et leur propre capacité  à ajuster ou compléter celles-ci si nécessaire seront donc des éléments aussi décisifs du succès ou de l’échec final que la volonté des entreprises d’aller de l’avant.

Paul Derreumaux

L’intégration financière régionale en UEMOA : progrès et résistances

L’intégration financière régionale en UEMOA : progrès et résistances

L’intégration financière dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) a été d’abord impulsée par le secteur bancaire. Récemment, les évolutions ont été plus multiformes, moins linéaires et rencontrent diverses résistances. De nouvelles avancées sont possibles mais nécessiteront des mutations.

Une bonne intégration financière dans l’UEMOA peut servir trois principaux objectifs : assurer la meilleure homogénéité possible des systèmes financiers entre les pays de la zone ; faciliter l’application des politiques monétaires et financières régionales sur toute l’Union ; accroitre partout la croissance économique et son caractère inclusif pour tous les agents économiques. En la matière, la période 2000/2010 avait été surtout marquée par la montée en puissance et la transformation du secteur bancaire, redevenu dynamique et rentable après le séisme des années 1980, modernisé dans ses pratiques, plus imaginatif dans ses produits et services, appuyé sur des réseaux d’agences bien densifiés. De plus, ce secteur était profondément renouvelé dans ses acteurs : des groupes à capitaux privés régionaux, nés lors de cette crise systémique, avaient joué un rôle pionnier dans les mutations et progressivement tenu une place essentielle sur chaque place de l’Union. Face à ces deux données favorables, des faiblesses restaient encore recensées. En particulier, les composantes non bancaires du secteur financier demeuraient faibles, en dépit de premières améliorations, telles celles notées sur le marché financier régional. Enfin, l’environnement était toujours fragile en de nombreux domaines –taux débiteurs élevés, carences de la justice, fiscalités disparates, rareté des crédits interbancaires, formation des équipes à renforcer –,  générant autant de freinages.

Depuis 2010, de nouvelles tendances apparaissent, mettant en évidence quelques replis mais aussi de nouveaux moteurs d’intégration. Au niveau des acteurs, les mouvements dans le « tour de table » des principaux groupes depuis 2010 ont accentué la concentration du système bancaire régional mais ont surtout octroyé une place dominante aux banques à l’actionnariat majoritairement étranger à l’Union, inversant ainsi la tendance précédente. Ces groupes  détiennent maintenant à eux seuls plus de 50% des parts de marché de l’espace francophone de l’Ouest, situation inédite depuis longtemps. Ces changements ne sont pas sans effet. Des centres stratégiques importants sont ainsi redevenus extérieurs à l’UEMOA. Pour ces institutions, les liaisons « verticales », entre le siège et les filiales, priment désormais sur les liens « horizontaux » précédemment développés entre les établissements régionaux d’un même groupe, comme le montrent à la fois des montages de crédit ou des structures organisationnelles. Pour la Banque Centrale du Maroc (BCM), le poids des engagements subsahariens des trois principaux établissements marocains, qui représentent les deux tiers des bilans bancaires du pays, est en outre devenu un risque systémique : il entraine une surveillance rapprochée sur toute nouvelle décision d’extension géographique ou même de politique de crédit. Il en résulte pour les leaders du marché une  priorité donnée à la consolidation des structures en place, de préférence à des extensions, et une prise en compte privilégiée des contraintes fixées par les sociétés mères et leurs Autorités de contrôle. La poussée de l’intégration devient aujourd’hui le résultat essentiel des groupes bancaires « outsiders ». Suivant leurs devanciers, ceux-ci accélèrent la construction de leurs réseaux : trois groupes prennent place dans le club restreint de ceux qui rassemblent plus de 2% des actifs bancaires de l’Union et quelques autres suivent. Ainsi, la burkinabé Coris Bank, est présente désormais dans quatre pays et se demarque par sa capacité d’innovation. La remontée en puissance des institutions régionales reste donc envisageable à moyen terme. De nouvelles institutions comme le Fonds Financier Yeelen, impulsé par la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), pourraient servir de catalyseur à la mobilisation des moyens nécessaires.

La question  des moyens de paiement est sans doute le domaine où les transformations actuelles sont les plus profitables à l’intégration. A côté des circuits bancaires classiques, les sociétés de transfert rapide avaient été, malgré leur cherté, un premier vecteur d’inclusion financière pour les transferts internationaux de petit montant. La monétique a pris le relais : produit initialement élitiste monopolisé par les banques françaises, elle a été démocratisée sous l’impulsion des principales banques privées africaines, puis largement déployée dans l’espace régional, en particulier grâce au groupement GIM-UEMOA. Celui-ci a réduit les difficultés financières et techniques d’accès à ce service et, dix ans après sa création, englobe la quasi-totalité des banques de l’Union -108 sur 129 établissements agréés -, assure une grande interconnexion entre opérateurs et a fortement développé sa palette de produits. Avec l’apparition des cartes prépayées, les banques ont marqué un progrès supplémentaire en ouvrant les services monétiques aux personnes ne disposant pas de compte bancaire. L’introduction récente du « mobile banking »  se situe dans cette même lignée  d’innovations: Grâce à leur formidable expansion, les opérateurs de téléphonie mobile permettent à un large public encore exclu des systèmes bancaires d’effectuer des opérations de paiement basiques par la seule utilisation de leur téléphone. Le système, démarré en Côte d’Ivoire en 2009, est devenu en quelques années un produit courant aux multiples usages. Economique, sécurisé, facile d’accès, répondant à des  besoins prioritaires, il a été plébiscité. Selon la Commission Bancaire ; on compte en 2015 plus de 25 millions d’utilisateurs du paiement par mobile dans l’Union, pour près de 500 millions de transactions avoisinant 15% du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone. Devant l’importance de ce produit, la BCEAO a ajusté sa réglementation et ouvert la possibilité de création de sociétés spécialisées comme Emetteur  de Monnaie Electronique (EME). L’opérateur Orange a déjà utilisé cette possibilité mais il est vraisemblable que la même démarche sera suivie par d’autres sociétés de télécommunications. Le champ d’action de ces EME s’étend en permanence : des accords passés avec certaines banques permettent par exemple d’approvisionner directement le portemonnaie électronique à partir d’un compte bancaire tandis que les cartes prépayées des EME  autorisent leurs clients à sortir du numéraire d’un distributeur de banque. Ainsi se prépare sans doute une troisième génération de monnaie électronique qui sera caractérisée à la fois par une large interopérabilité entre les produits des divers acteurs, par une facilité accrue du passage d’une monnaie à l’autre et par un élargissement constant des secteurs utilisant cette nouvelle monnaie –assurances, crédit à la consommation, transferts internationaux -. Cette mutation profonde et rapide des moyens de paiement va renforcer considérablement l’inclusion financière, en haussant brutalement les taux de bancarisation.

Le troisième trait majeur de la période  est le développement significatif de quelques autres composantes du secteur financier : il constitue également un outil précieux pour l’intégration en apportant aux entreprises et aux ménages un éventail plus large de réponse à leurs besoins. Le plus marquant est celui du marché boursier. Sa progression, longtemps hésitante, s’est fortement accélérée depuis 2013. La hausse cumulée des capitalisations sur les trois exercices 2013-2015 a dépassé 70% et place la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) au 6ème rang des marchés financiers africains, tandis que 2016 voyait pour  la première fois l’entrée en bourse de quatre nouvelles sociétés. Six pays sont aujourd’hui présents sur la BRVM. Celle-ci a pris une nouvelle dimension, avec sa cotation quotidienne désormais en ligne, sa communication plus agressive, ses efforts de partenariat avec des places voisines, l’accroissement de ses transactions quotidiennes.. Une transformation majeure du même type pourrait s’opérer dans les assurances. Le secteur demeure jusqu’ici éparpillé entre de nombreuses compagnies, peu capitalisées et souvent à la limite de la rentabilité, et le poids financier du secteur reste infime – moins de 1% – au sein du PIB régional. La récente décision de l’organisme régional de contrôle, la CIMA, de multiplier par cinq le capital minimum des compagnies pour le porter à 5 milliards de FCFA devrait entrainer un profond renouveau et une grande revitalisation du secteur. La mise en œuvre de cette mesure, normalement génératrice de nombreuses concentrations, va cependant se heurter aux résistances à se regrouper des sociétés existantes et à l’étroitesse du marché actuel. Pour atteindre les objectifs visés, elle doit être accompagnée d’une meilleure adaptation aux besoins des produits offerts, et d’une transformation des canaux de distribution. Pour les autres composantes, les progrès sont plus lents à se concrétiser. En micro-finance, les acteurs grandissent et se multiplient mais manquent souvent de fonds propres et gardent un périmètre d’action purement national, voire local. Quelques groupes, tels Microcred, commencent cependant à construire un réseau pluri-national et pourraient suivre une approche plus intégrée, propice à l’harmonisation des environnements financiers. Pour les fonds d’investissement, la société Cauris, née en 1996, a longtemps été seule présente dans l’Union et ses participations ont avant tout concerné des sociétés de bonne importance. De nouvelles institutions de cette catégorie s’implantent pourtant peu à peu et diversifient leurs cibles. L’initiative la plus récente de  la société IPDEV2 vise même le créneau des micro-entreprises et la création en 10 ans de 50 nouvelles entreprises dans chacun de ses pays d’implantation.

Malgré les progrès réalisés, le chemin à parcourir reste long et nécessite une action conjuguée à au moins trois niveaux.

Le premier est celui des acteurs financiers eux-mêmes. Il s’agit d’abord de renforcer encore massivement la pénétration des institutions financières dans les économies de chaque pays. Les créations par les banques de points de vente supplémentaires produisent leurs effets, mais, en raison de la lourdeur des investissements requis, l’évolution est trop lente face aux retards et à la poussée démographique. La nouvelle concurrence de la monnaie électronique favorise l’accélération de cette bancarisation, sous une nouvelle forme, mais les possibilités ouvertes aux titulaires de ces comptes « virtuels » ne couvrent pas encore toute la palette des produits financiers. Les deux mouvements doivent donc se poursuivre simultanément et les passages possibles entre ces deux circuits se multiplier. Une deuxième obligation est que les banques s’engagent plus profondément dans la révolution de la digitalisation. Leur grande réticence jusqu’à une période récente explique en partie le succès du « mobile banking » et l’avance technique et commerciale prise par les opérateurs téléphoniques. Dans les dernières années, seule la Société Générale apparait avoir retenu cette approche comme un de ses axes stratégiques pour la clientèle de particuliers, tandis que les banques africaines sont restées plus attentistes, à l’opposé de leur politique des deux décennies précédentes. Il est donc impératif que toutes les institutions bancaires s’approprient d’urgence ces nouvelles technologies pour résister à la concurrence musclée des sociétés de télécommunications, et inventent la « banque africaine du XXIème siècle ». Celle-ci concernera aussi bien la réalisation des opérations que les points de contact avec la clientèle ou la politique commerciale : elle sera plus proche, plus facile à comprendre, moins coûteuse, mais aussi plus sûre. Une bonne intégration financière suppose aussi que les flux financiers interbancaires s’intensifient. Ceux-ci restent rares, hormis à l’intérieur d’un même groupe, illustrant la méfiance des institutions entre elles et l’étroitesse d’un marché monétaire manquant d’instruments et d’organisation. Une amélioration de ces divers aspects augmenterait les possibilités de mobilisation de ressources dans l’Union. Les acteurs portent aussi une quatrième responsabilité : celle d’accroître les concours à des secteurs encore délaissés, en imaginant les solutions répondant aux besoins comme aux capacités des bénéficiaires, et aux exigences légitimes de maîtrise des risques: les Petites et Moyennes Entreprises(PME) et l’habitat sont les exemples les plus connus de ces créneaux peu favorisés. Le dernier est aussi lourdement pénalisé par le maintien de taux d’intérêt élevés, spécialement pénalisants pour les crédits à long terme nécessaires à l’immobilier. Ici encore, la baisse des taux est engagée, mais encore insuffisante et inégale selon les pays, ce qui ralentit l’intégration.

Le deuxième niveau relève de la responsabilité des Autorités et s’observe sous plusieurs angles. Pour la fiscalité par exemple, il est remarquable que les décisions prises au plan régional et destinées à encourager l’épargne et les marchés de capitaux soient rendues applicables avec autant de retard, voire encore laissées en attente, dans les législations de certains membres de l’Union : l’adoucissement de la taxation sur l’épargne longue, les avantages accordés aux sociétés cotées, la loi nouvelle sur les établissements d’investissement à revenu fixe ou variable, les dispositions spécifiques aux relations entre « sociétés mère-fille » en sont quelques illustrations. Ces décalages freinent des avancées notables, comme si les Etats n’appréhendaient pas les impacts positifs en résultant pour la modernisation et le dynamisme de leur économie. Les politiques publiques pourraient aussi être utilisées pour stimuler la consolidation de champions financiers régionaux. Même si ceux-ci naissent avant tout des forces naturelles du marché, les politiques des Autorités sont déterminantes pour assurer leur pérennité. Ainsi, l’application à bref délai des normes de Bâle III et de ratios prudentiels plus contraignants jouerait un rôle crucial pour le renforcement des institutions bancaires et leur meilleure résistance face aux risques croissants. La mise au point effective de mécanismes de « résolution » offrant une protection plus efficace des déposants et une meilleure sécurité des opérations en cas de crise bancaire consoliderait aussi tout le système financier régional. De même, une plus grande utilisation par les Etats de la BRVM pour la privatisation d’entreprises publiques ou la cession de leurs participations dans des sociétés privées renforcerait le poids du marché financier régional et sa liquidité. Un troisième vecteur d’intégration réside dans la qualité, la continuité et la cohérence des politiques de convergence économique : plus celles-ci seront pertinentes et suivies avec détermination par chaque Etat, plus les institutions financières des pays de l’Union seront placées dans des contextes analogues qui les inciteront à des orientations stratégiques similaires. L’existence d’une politique monétaire commune a déjà montré les effets favorables d’une telle unicité. Des progrès dans la rapprochement des politiques budgétaires, sociales, environnementales auront les mêmes résultats, qui se renforceront progressivement les uns les autres. Enfin, les Autorités régionales et/ou nationales peuvent impulser elles-mêmes dans toute l’Union les secteurs qui leur paraissent prioritaires. La création, sous l’égide de la BOAD, de la Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) apporte ainsi aux banques des refinancements à long terme qui encouragent le financement de l’habitat. L’apparition dans plusieurs pays de Fonds de Garantie pour les PME apporte des fonds propres ou des cofinancements à cette composante essentielle du système économique régional.

L’évolution positive de l’environnement serait aussi un troisième facteur décisif d’intégration. L’accroissement généralisé de la place du secteur privé et son rôle décisif dans la croissance et l’innovation en sont la meilleure preuve. Toutefois, beaucoup reste à faire. Dans la facilité de création et de fonctionnement des sociétés, dans leur accès dans de bonnes conditions aux financements, dans les conditions d’attribution des marchés, dans les contraintes foncières, les indicateurs du « Doing Business » montrent la diversité des situations selon les Etats et la vitesse variable des progrès. Par ailleurs, alors que les innovations offrent de plus en plus de « sauts technologiques » permettant aux pays en retard de rattraper les pays plus avancés avec un coût limité, les appuis publics financiers ou de formation sont rarement disponibles alors que le dynamisme et la soif de réussite de la jeunesse africaine sont au rendez-vous. L’exemple type est celui de la « fracture numérique » : faute dans certains pays de matériels appropriés, de formateurs disponibles, et surtout de volonté politique, les nations de l’UEMOA, et leurs habitants, risquent d’être dans des positions inégales devant les progrès possibles nés de l’automatisation de certains travaux et du traitement de nombreuses opérations. Mais la remarque vaut aussi pour beaucoup d’autres aspects, allant de la recherche agronomique aux services de santé, où le défaut d’encouragement et de vulgarisation de l’innovation maintient des économies et des populations hors de la modernité. Sur un autre plan, l’obligation qui serait faite d’associer, même pour une part minime, les banques locales aux financements de grande envergure, pour des projets nationaux ou régionaux, aurait très certainement un effet bénéfique pour l’intégration financière et le renforcement de l’expérience des institutions bancaires locales.

Si le rôle moteur des banques dans l’intégration financière régionale tend à marquer une pause, les relais existent donc pour réaliser de nouveaux progrès. Ceux-ci devraient conduire en même temps à un renforcement du poids des crédits au secteur privé dans le PIB Régional : avec un taux moyen présentement inférieur à 30%, tout accroissement de ce pourcentage aurait un important effet induit potentiel sur le développement économique de l’Union. Il reste à ne pas oublier que les systèmes financiers puissants et de qualité sont une condition nécessaire de la croissance, mais pas une condition suffisante pour l’obtention de celle-ci.

Paul Derreumaux

Banques et télécommunications en Afrique : vers l’affrontement ?

Banques et télécommunications en Afrique : vers l’affrontement ?

Démarré au Kenya il y a moins de dix ans, le « mobile banking » – paiement par téléphone mobile – a déjà révolutionné en Afrique les instruments de paiement. Une lutte pourrait s’engager à bref délai entre banques et sociétés de télécommunications pour la domination de cette partie de l’industrie financière.

Le succès du produit M’Pesa de Safaricom à Nairobi a été fulgurant. Géniale création commerciale ou produit à visée sociale, l’origine de sa création est oubliée. Dans tous les cas et malgré la modestie de chaque transaction traitée, les volumes concernés sont vite devenus gigantesques : 17 millions de kenyans, plus de 35% de la population, utilisent aujourd’hui M-Pesa et les flux annuels  gérés représenteraient plus de 35% du Produit Intérieur Brut (PIB) kenyan, soit 20 milliards de USD. Dans ce pays à la pratique financière sophistiquée, le système s’est étendu dans trois directions : chez des sociétés téléphoniques concurrentes avec des produits similaires ; chez certaines banques comme Equity Bank, qui a repris l’offensive en créant Equitel, opérateur téléphonique virtuel (MVNO) lui permettant d’offrir les mêmes services ; à travers M-Pesa lui-même qui a diversifié sa gamme de services, y compris jusqu’au crédit avec le produit M-Shwari.

Cette réussite a d’abord essaimé dans quelques pays d’Afrique de l’Est et Australe puis, à partir de fin 2008, en Afrique francophone, en particulier sous l’impulsion de la société française Orange, témoin au Kenya de la réussite de M-Pesa. L’environnement de la zone franc est fort différent de celui du Kenya : Autorités monétaires plus conservatrices, système bancaire moins développé, taux de bancarisation plus faible. Pourtant, ce retard du système bancaire va en partie faire le succès d’Orange Money, notamment dans les pays les moins favorisés. Le nouvel instrument apporte en effet à la population un accès plus facile, plus sécurisé et moins onéreux aux opérations très courantes que sont les transferts à la famille. Il permet aussi l’introduction d’autres services comme le paiement de factures et d’achats chez des commerçants, puis, plus récemment, les transferts. Initié en Côte d’Ivoire, Orange Money va particulièrement se développer au Sénégal et au Mali, grâce à la prédominance de l’opérateur. Dans ce dernier pays, Orange Money compte fin 2015, après trois ans seulement d’activité, plus de clients actifs qu’il n’existe de comptes dans tout le système bancaire, et des flux annuels d’opérations représentant plus de 10 % du PIB national. Fort de ces succès, Orange exporte l’initiative dans une bonne part de ses pays d’implantation en Afrique du Nord et Subsaharienne tandis que ses principaux concurrents déploient leurs propres solutions: Mobicash pour Etisalat/Maroc Télécom, Mobile Money pour MTN, Airtel Money pour Airtel. Le paiement par mobile entre progressivement dans les mœurs sur tout le continent et facilite l’inclusion financière.

En la plupart des pays, ce système garde cependant un handicap pour les opérateurs téléphoniques : il nécessite un accord avec une ou plusieurs banques qui gardent la responsabilité, aux yeux des Autorités monétaires, de la monnaie électronique émise et qui maintiennent en leurs livres, à leurs conditions de rémunération, sa contrepartie en numéraire. Maîtres du jeu au plan technique, les sociétés de télécommunication ne retirent pas tous les avantages financiers possibles. Grâce aux modifications de la législation bancaire, elles vont franchir une étape supplémentaire : devant les innovations, un nouveau type d’agrément est apparu, celui d’Emetteur de Monnaie Electronique (EME). Les exigences sont identiques à celles des banques pour ce qui concerne par exemple l’audit interne et la connaissance des clients (le « KYC »), mais plus modérées pour le capital minimum. Cette adaptation a été introduite dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) dès 2006 et le groupe Orange est le premier à franchir le pas. Son Plan Stratégique 2020 met en effet en bonne place à la fois le continent africain, avec un dense programme de nouvelles implantations, et les instruments de paiement, considérés comme un facteur primordial de fidélisation de la clientèle. Sa forte présence dans l’UEMOA lui permet aussi de mutualiser les coûts liés : trois EME ont donc été agréés en 2016 –Côte d’Ivoire, Mali et Sénégal – s’appuyant sur une structure commune, le CECOM, pour le contrôle des opérations de ces nouvelles filiales. D’autres groupes lui emboiteront très certainement le pas et, avec cette nouvelle organisation, les sociétés de télécommunications s’affranchissent des banques et entrent même sur leur terrain.

Dans les nouvelles perspectives qui s’annoncent ainsi, trois éléments apparaissent déterminants. Le premier est l’intérêt du « mobile banking » pour tous les groupes de télécommunications. Après des années de très forte croissance, la période récente est caractérisée par un ralentissement sensible de la progression du chiffre d’affaires et des résultats. L’atteinte de taux de pénétration désormais élevés, le repli des chiffres d’affaires moyens par abonné (l’ARPU) et le durcissement de la concurrence montrent les limites des « business models » antérieurs. Deux mouvements s’observent donc : d’abord, une concentration des acteurs qui s’accélère au profit de quelques groupes qui possèderaient alors la plus large empreinte sur tout le continent ; ensuite, une focalisation des efforts sur les activités les plus porteuses – trafic internet et « mobile banking » -. Celles-ci sont d’ailleurs facilitées par une transition qui se déploie vers la technologie 4G, plus performante, et l’apparition de smartphones à bas prix, plus accessibles au public africain.

Le second résulte des difficultés auxquelles se heurtent en ce moment la plupart des grands groupes bancaires subsahariens : freinage de l’expansion imposé par leur Banque Centrale aux banques marocaines par crainte de risque systémique ; répercussions sur les groupes du Nigéria de la crise qui frappe leur pays ; graves perturbations réglementaires pour les banques kenyanes ; accroissement général des créances en souffrance avec le ralentissement de la croissance économique ; augmentations du capital minimum exigées ou prévues dans plusieurs zones. Plutôt sur la défensive face à ces contraintes, les banques montrent aussi une faible capacité de riposte et d’innovation devant les incursions des géants des télécommunications sur le terrain des moyens de paiement. La création par Equity Bank d’un opérateur virtuel au Kenya est la principale contre-offensive menée à ce jour et son succès n’est pas assuré.

Le troisième est l’émergence de nouvelles technologies susceptibles de prendre une place dans le domaine des instruments de paiement. La plus porteuse est sans doute celle des « paiements sans contact ».Les banques et leurs partenaires des cartes de crédit y ont une longueur d’avance avec la norme « Near Field communication » (NFC) qui commence à s’installer aussi sur les téléphones mobiles, comme chez Airtel au Gabon : banques et opérateurs téléphoniques ont donc tous deux leurs chances. Certaines banques font aussi alliance à de petits acteurs sans licence téléphonique mais disposant d’une application de « mobile banking », espérant que leur réseau d’agences leur permettra d’atteindre les seuils minimaux de rentabilité. Les sociétés de transfert express gardent enfin d’importants atouts, si elles acceptent de réduire leurs coûts face aux nouveaux arrivants.

Même si le jeu reste ouvert, les opérateurs téléphoniques marquent des points. En France, le nouveau produit Orange Cash donne à Orange Money la possibilité de pénétrer le marché juteux des transferts internationaux, et l’opérateur pourrait s’intéresser à de nouveaux services. Mais les limites des périmètres de chaque camp restent floues. Les banques vont-elles se replier sur les gros paiements et les crédits, ou mener une contre-attaque fondée sur de nouvelles technologies ? Les sociétés téléphoniques vont-elles rester sur les territoires récemment conquis ou s’attaquer à d’autres marchés comme celui de la micro-finance ou du crédit, dont l’exemple de M-Schwari au Kenya montre toutes les difficultés ? Rien n’est joué, mais l’Afrique est déjà gagnante : non seulement elle n’est plus techniquement en retard, mais ses enjeux inspirent des stratégies sur d’autres continents.

Paul Derreumaux

Tribune publiée dans l’Opinion.fr le 24 Octobre 2016

Banques kenyanes : des leçons pour l’Afrique subsaharienne ?

Banques kenyanes : des leçons pour l’Afrique subsaharienne ?

 

Malgré quelques récents avatars, le Kenya reste une des références pour les systèmes bancaires africains. Les réponses données aux secousses subies sont-elles cependant les plus adéquates ?

La société kenyane de bourse Kestrel Finances vient de publier une analyse des principales banques cotées sur la place de Nairobi après la fermeture inattendue de trois établissements en 2015/2016. Au moins quatre facteurs concomitants ont été décisifs pour déclencher cette crise Le premier tient à l’environnement économique et monétaire, et notamment la forte hausse des taux d’intérêt qui a prévalu pendant une bonne partie de 2015 : elle a perturbé la gestion de nombreux établissements, et notamment des plus petits, tant pour son impact sur le coût des dépôts que sur celui des opérations interbancaires vitales en ce pays pour la plupart des banques. Un autre provient paradoxalement de la densité et de la diversité du système bancaire national, fort de 44 banques commerciales en 2015. Le secteur est aussi soigneusement classifié entre trois groupes de banques : les plus puissantes, celles de moyenne importance et les plus petites, respectivement dénommées Tier 1, Tier 2 et Tier 3. Ces dernières sont pour l’essentiel des banques familiales, notamment à capitaux kenyans mais aussi indiens, apparues en nombre croissant depuis l’ouverture du secteur, et travaillent pour des « niches » de clientèle dans une concurrence  particulièrement rude. En face, les quelque Tier 1 restent ultra-dominantes : les 5 premières d’entre elles représentent toujours plus de 50% du marché et ont aussi la rentabilité la plus régulière et souvent la meilleure. Malgré la grande diversité d’acteurs, le secteur est donc aussi très concentré et inégalitaire. Les fraudes, la voracité et/ou la non-transparence au sein de trois entités ont constitué un troisième facteur : elles ont entrainé leur illiquidité  et un mouvement de fuite généralisée des dépôts des banques Tier 2 et Tier 3, au profit des Tier 1 considérées plus sûres : la crise a mécaniquement renforcé la concentration du système. Le dernier facteur parait provenir des lacunes du système de contrôle de la Banque Centrale du Kenya (CBK) : celles-ci ont empêché d’exploiter correctement le dispositif réglementaire contraignant de la loi bancaire kenyane, qui dispose d’une batterie remarquable de ratios prudentiels, normalement susceptibles de prévenir toute difficulté.

Cette convergence de causes menaçait de conduire à une crise systémique semblable à celle de 1998 durant laquelle près de 30 établissements financiers ont été brutalement fermés. Sous l’autorité de son nouveau Gouverneur, la CBK a donc mené de front plusieurs actions. Elle a décidé très vite la fermeture des trois établissements menacés de faillite. Elle s’est appuyée sur les principales banques -Kenya Commercial Bank (KCB) en particulier- pour gérer la question épineuse de la liquidité des dépôts des banques arrêtées, afin d’éviter la généralisation d’une panique qui aurait pu être fatale à d’autres entités. Elle a rapidement mis en place un nouveau dispositif de liquidité interbancaire, en y engageant sa responsabilité, pour relancer les concours à court terme indispensables au fonctionnement quotidien de l’ensemble du système et éviter l’asphyxie des petits établissements. Elle a vite mis en faillite la Dubai Bank et Imperial Bank et a imposé une courte période transitoire avant que la Chase Bank retrouve une activité normale, éventuellement avec des actionnaires plus puissants. Elle a prévu des amendes pécuniaires encore plus lourdes pour les infractions à la loi bancaire. Elle a donc fait preuve à la fois de fermeté mais aussi d’imagination. Ces réactions musclées n’ont toutefois pas stoppé divers dommages collatéraux pour le système bancaire dont la principale manifestation a été le fort recul des capitalisations des banques cotées : les multiples par rapport à l’actif net sont revenus en moyenne aux environs de 1,5 (contre près de 3 dans la période la plus favorable des années 2005/2009), voire à 1,2 seulement pour la KCB, première banque du pays.

Alors que la crise semble apaisée, l’heure est aujourd’hui aux mesures de moyen et long terme susceptibles d’empêcher, ou de rendre plus rares, de telles situations. L’amélioration de la situation économique et monétaire est la première des conditions exigées et apparait en cours de réalisation. La croissance s’est consolidée et la hausse du Produit Intérieur Brut (PIB) devrait frôler les 6% en 2016, apportant une embellie avant les élections de fin 2017. Les taux de change se sont calmés et les taux d’intérêt ont baissé, réduisant la volatilité des dépôts et redressant la rentabilité des banques.

Surtout, la CBK semble décidée à mettre en œuvre à marche forcée une augmentation massive du capital social des banques kenyanes. Celui-ci devrait passer en 3 étapes de 1 milliard de Shillings kenyans (KES) actuellement à 5 milliards de KES fin 2019, soit d’environ 9 à 45 millions d’EUR. C’est une contrainte légère pour les Tier 1, et même au-delà, puisque 18 banques atteignaient déjà ce seuil  fin 2015. C’est en revanche fort ambitieux pour la bonne dizaine de banques dont le capital social est encore éloigné des 2 milliards de KES. Des absorptions et fusions sont donc attendues, mais les égos développés des dirigeants les rendront peut-être délicates à se concrétiser comme ce fut le cas lorsque le capital passa avant 2010 de 250 millions à 1 milliard de KES et que le nombre de banques resta finalement inchangé. Même si le souhait est de ramener l’effectif des établissements entre 25 et 30, la CBK n’envisage pas pour l’instant d’imposer des regroupements et laisse l’initiative aux actionnaires. Elle a toutefois retenu de ne plus accorder pour l’instant de nouvelles licences bancaires. Avec ces dispositions, la CBK compte concentrer ses forces de contrôle sur un nombre plus restreint d’établissements, qui seraient d’ailleurs eux-mêmes mieux gérés, comme le montre l’exemple des banques Tier 1 actuelles.

Ces mesures seront-elles suffisantes ? On peut en douter au vu de l’histoire bancaire du pays. La CBK est en effet sans doute un modèle pour sa capacité de prise de décision par rapport aux innovations de la profession, telles le « banking agency » et le « mobile banking », pour lesquelles le Kenya a été pionnier et qui sont maintenant copiées en beaucoup d’endroits du continent. Elle est aussi capable d’actions énergiques vis-à-vis d’établissements défaillants comme elle l’a souvent montré. En revanche, la mauvaise qualité des contrôles de la CBK, à la réputation parfois contestée, a été indexée comme un élément déterminant du déclenchement de crises graves, à l’image de celles de 1980 ou 1998. Dans ces cas, ce fonctionnement a paralysé l’effet protecteur que constituaient les règles prudentielles en place. Il faudra donc un nouvel état d’esprit et une forte impulsion des organes dirigeants pour que les choses changent définitivement

Quoi qu’il en soit, les solutions optimales sont difficiles à trouver comme l’indiquent les deux exemples suivants.

L’accroissement du capital minimum des banques est une tendance lourde de la stratégie des banques centrales du continent. Ce mouvement est conforme aux orientations internationales, qui restreignent les facilités d’accès à la profession. Il est souvent accompagné d’exigences particulières sur l’identité des principaux actionnaires, qui doivent être eux-mêmes des banques, ce qui tend à rendre la profession endogamique.  Les nouveaux seuils atteignent d’ailleurs parfois des niveaux très élevés comme au Nigéria, où il est désormais d’environ 200 millions de dollars US, très au-delà des montants demandés dans les pays avancés. Dans la plupart des pays, ces barrières à l’entrée ne sont toutefois pas suffisantes pour éliminer tous ceux qui cherchent un agrément afin d’exercer une activité sans véritable valeur ajoutée ou qui apportent de nouveaux risques spéculatifs, comme l’ont prouvé divers exemples. Ils empêchent en revanche, les « Fintech » de pénétrer le marché et d’y introduire des produits capables d’accélérer à grande échelle la bancarisation des populations, qui doit être une priorité. Cet accroissement est donc nécessaire, mais non suffisant.

Il en est de même pour le durcissement des  conditions de fonctionnement de l’activité bancaire. Les services de contrôle et d’audit prennent une place croissante et cette évolution n’est pas terminée si on en juge par les transformations en cours dans l’Union Européenne. Encore des pans entiers sont-ils encore quasiment vierges, telles les procédures obligatoires en cas de faillite d’une banque ou la supervision des groupes transfrontaliers : ces questions sont pourtant de plus en plus essentielles au fur et  mesure que le nombre et la taille des banques grossissent ainsi que le nombre de leurs clients. Si l’analyse du risque s’avère capitale, son omniprésence incite peu aux innovations qui sont cependant elles aussi décisives pour le futur. A l’exception notable du Kenya, les grands groupes bancaires africains sont ainsi restés au second plan dans la révolution en cours des moyens de paiement, où les leaders du changement sont les puissantes sociétés de télécommunications. Celles-ci commencent d’ailleurs à passer du stade de partenaires des banques à celui de concurrents institutionnels, à l’Est comme à l’Ouest de l’Afrique.

Réglementer au mieux, pour relever les standards et éviter les crises, mais ne pas paralyser les initiatives, de façon à favoriser la contribution des systèmes financiers au développement économique. Tel est l’équilibre délicat à chercher. Le Kenya a penché cette semaine du côté de la réglementation en votant une loi qui plafonne les taux des crédits et impose une rémunération minimale des dépôts. L’avenir dira rapidement si ce choix calme les tensions ou les envenime. Décidément, la construction des systèmes financiers africains n’est pas encore un long fleuve tranquille.

Paul Derreumaux

Banques subsahariennes : premier avertissement…

Banques subsahariennes : premier avertissement…

Une fois n’est pas coutume. C’est par de mauvaises nouvelles que les banques subsahariennes se sont plutôt jusqu’ici illustrées en 2016. Certes, leur forte croissance depuis plus de vingt ans, leurs larges bénéfices, l’accroissement rapide du nombre d’acteurs, la modernisation constante du secteur restent d’actualité. Mais les évènements ont montré que, à côté des aléas de la croissance économique et des coups de boutoir des concurrents, d’autres risques menacent et mettent en évidence des zones d’ombre parfois inquiétantes.

En République Démocratique du Congo (RDC), la Banque Internationale pour l’Afrique Centrale (BIAC), 4ème banque du pays, au large réseau d’agences, est en situation de crise depuis février 2016. Les dirigeants plaident un manque de liquidités provoqué par l’arrêt brutal d’une ligne permanente de refinancement de la Banque Centrale, alors que l’Etat lui-même reste grand débiteur de la BIAC. De leur côté, les Autorités reprochent des erreurs de gestion au management, et le refus de l’actionnaire unique de recapitaliser l’institution à hauteur de la croissance qu’elle a connue. Dans ce pays aux structures économiques et financières encore fragiles, les interférences politiques ont pu exacerber la crise observée et rendre difficile une intervention efficace de la Banque Centrale : celle-ci a d’ailleurs adopté des positions fluctuantes et parfois discutables pour juguler la crise. Quatre mois après le début de ses difficultés, la BIAC semble encore dans l’œil du cyclone malgré le changement de Direction Générale  et la remise en place de lignes de facilités au profit de l’institution. Les défaillances simultanées des actionnaires, de l’Etat et de la Banque Centrale ont donc convergé pour mettre en risque de faillite une des premières banques du pays – les structures à capitaux familiaux comme la BIAC représentent encore environ 50% du total des bilans des banques de RDC-, compromettre des années d’effort de remise en ordre et effriter une confiance encore modeste des populations envers leurs institutions bancaires.

L’accident de Kinshasa ne surprend pas fondamentalement en raison de la jeunesse et de la fragilité d’un système bancaire encore en reconstruction. Des évènements de même nature se déroulent cependant en 2015 et 2016 dans un pays réputé beaucoup plus solide : le Kenya. En neuf mois, trois banques ont été successivement fermées par les Autorités pour leur incapacité à respecter la réglementation en vigueur : Dubaï Bank, Impérial Bank et Chase Bank. Dans cette nation connue par la puissance et la technicité de son système bancaire, la brutalité et la succession rapprochée de ces défaillances surprennent. Certes, le Kenya a traversé à nouveau de fortes perturbations monétaires en 2015, qui ont entrainé une crise généralisée de liquidités dans le système bancaire au second semestre. Les ratios prudentiels très contraignants du pays devaient permettre une traversée sans encombre excessive de ces turbulences, mais plusieurs établissements ont  rencontré sur la période diverses difficultés internes qui ont imposé l’arrêt de leurs activités. Dubai Bank, la première touchée dès août 2015, était la plus petite des 43 banques kenyanes : elle s’est trouvée rapidement en crise de liquidités et de fonds propres face au brusque resserrement des prêts interbancaires. En l’absence d’actionnaires suffisamment crédibles, sa fermeture a été ordonnée par la Banque Centrale du Kenya (CBK). Pour l’Imperial Bank, des fraudes massives de l’équipe dirigeante sur une longue période ont été mises au jour en octobre 2015. La banque, de moyenne importance -19ème dans le classement par total de bilan-, a donc été placée sans délai et jusqu’à fin mars 2016 sous l’administration provisoire de la Kenya Deposit Insurance Corporation (KDIC) chargée de la protection des dépôts du système bancaire. Grâce à la KDIC, deux des plus importants établissements kenyans ont été chargés d’assurer un retour à la liquidité des dépôts les plus modestes à compter de décembre dernier. Le remboursement des clients créditeurs plus importants et la remise en marche de la banque sont en revanche encore en attente et le délai initial de fin mars a été reporté de trois mois. Ces évènements et le caractère frauduleux de la faillite d’Imperial Bank, survenu en dépit du contrôle rapproché de la CBK, ont provoqué une méfiance croissante vis-à-vis des banques moyennes et des transferts notables de ressources vers les « majors » de la profession. Les difficultés rencontrées par une troisième banque kenyane, la Chase Bank, traduisent partiellement l’effet direct de cette « transhumance » des ressources. En très forte croissance depuis quelques années, audacieuse dans ses prises de risques, partiellement appuyée sur un actionnariat international de premier plan, Chase Bank est en 2015 une des étoiles montantes du panorama bancaire kenyan. Elle subit pourtant, comme toutes ses consoeurs de la catégorie des « Tier II », de lourdes ponctions de trésorerie fin 2015 et début 2016. Les doutes portés sur certaines opérations des dirigeants et la propagation extrêmement rapide de ces rumeurs viennent ajouter un facteur de méfiance supplémentaire et un nouvel important repli des dépôts. Echaudée par les précédents des deux autres banques, la BCK prend en urgence la décision d’arrêt des activités de Chase Bank et la place sous administration provisoire de la KDIC. Elle engage cette fois immédiatement les négociations pour le redémarrage de l’établissement et celui-ci rouvre ses portes le 27 avril sous la gestion de la Kenya Commercial Bank (KCB), première banque du pays. Le risque était grand en effet de voir s’accentuer une fuite des dépôts qui aurait pu fragiliser d’autres banques, perturber la distribution du crédit et développer un impact négatif sur les variables macroéconomiques.

Les exemples congolais et kenyan rappellent, toutes proportions gardées, les jours sombres de la décennie 1980, où fermetures et défaillances des banques africaines ont pris un tour systémique. Ils nous font craindre surtout que de telles mésaventures  menacent d’autres régions, telle la zone francophone. Même si les environnements de la RDC et du Kenya sont fort distincts, ces accidents ont en effet des causes communes.

La première réside dans les spécificités d’un environnement financier africain encore caractérisé par une forte préférence des individus et des nombreuses sociétés informelles pour la monnaie fiduciaire, d’une part, et par une multiplication récente des établissements bancaires dans chaque pays, d’autre part. Le premier élément explique que la plupart des déposants soient prompts à retirer leur argent des comptes bancaires et à fonctionner en « cash ». Le second atténue la traditionnelle inertie des clients africains face à des crises bancaires, dont ils ont souvent été victimes dans le passé et qui leur ont parfois fait perdre une part importante de leur épargne. Cet élément prend une force particulière dans un pays comme le Kenya, où une culture bancaire sophistiquée s’est généralisée, où la clientèle a de nombreux choix possibles qu’elle peut et sait comparer et où les nouvelles se diffusent et enflent avec la force des nouveaux moyens de communication. En la matière, le cas de la Chase Bank pourrait préfigurer des crises futures.

Le deuxième facteur est lié aux banques elles-mêmes. Beaucoup des établissements les plus dynamiques, poussés par leurs actionnaires, privilégient la profitabilité à court terme. La vivacité de la concurrence entre acteurs, la volonté de gagner des places sur chaque marché amènent à prendre des risques de plus en plus élevés. En matière de crédits par exemple, les ratios Dépôts/Crédits progressent partout, allant souvent à des niveaux jamais atteints. Ceux-ci restent certes éloignés des valeurs observées en Europe, mais les banques subsahariennes travaillent la plupart du temps en dehors des refinancements de leurs Banques Centrales. Synonyme d’une plus grande liberté d’action, cette situation porte aussi en elle le germe de risques potentiels élevés en cas de contraction de la liquidité ou de détérioration des portefeuilles qui rendraient brutalement les banques dépendantes de leurs Autorités de contrôle ou d’autres prêteurs. De plus, les crédits accordés restent insuffisamment orientés vers le financement des investissements productifs : les banques contribuent donc encore peu à la diversification et à l’approfondissement des appareils économiques, condition sine qua non de leur propre renforcement à moyen terme. Enfin, le grand appétit pour les dividendes, de façon à rentabiliser les lourds investissements et répondre aux souhaits des actionnaires des maisons mères, ralentissent parfois la progression des fonds propres pourtant indispensable.

La troisième cause provient des Autorités de régulation et de contrôle elles-mêmes. Comme partout dans le monde, les législations bancaires nationales ont connu en Afrique d’importants durcissements  progressifs depuis une trentaine d’années. Les nouveaux dispositifs s’avèrent pourtant encore insuffisamment solides par comparaison aux croissances et transformations impressionnantes des banques subsahariennes sur la même période, et à la multiplication des nouveaux risques qui les a accompagnées. C’est le cas de la BIAC, petit établissement devenu en vingt ans une grande banque à réseau. C’est le cas des banques kenyanes où les initiatives pullulent en termes de nouveaux produits dans un milieu exceptionnellement concurrentiel et sophistiqué, avec des garde-fous règlementaires parfois complexes à expérimenter. En outre, l’arsenal réglementaire s’était jusqu’ici peu penché sur les scénarii de faillite de banques, hypothèse sans doute considérée comme théorique à court terme dans un univers bancaire en pleine expansion. Alors que la Banque Centrale Européenne concentre par exemple une bonne part de ses réflexions sur les cas possibles de « résolution » de crise, les Autorités monétaires subsahariennes affrontent ces difficultés au coup par coup. En l’absence de stratégie globale, la gestion de ces situations peut donner lieu à des appréciations instables susceptibles de générer de nouvelles  difficultés.

La zone CFA a échappé à ces tensions dans la période récente. Son système bancaire tout autant que son arsenal prudentiel recèlent pourtant des faiblesses sans doute aussi grandes qu’au Kenya. Elle doit donc profiter de cet avertissement pour s’armer davantage et écarter autant que possible les dangers de toutes sortes, toujours présents.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2016