Population mondiale : de vraies interrogations à l’horizon 2100 (part 2)  

Le chemin démographique vers le milieu de ce siècle apparait déjà bien tracé à partir des réalités actuelles, au moins pour les regroupements régionaux, avec des idées-forces qui devraient peu varier (1).

Au-delà de cette date, le poids des hypothèses devient plus déterminant et conduit à des scenarii d’évolution encore vagues et fort divers. Pour l’échéance de 2100, les dernières projections actuelles pourraient être réparties en trois groupes.

Le premier s’appuie sur une prolongation de la plupart des tendances actuelles : allongement de la durée de vie moyenne, vieillissement de la population mondiale, poursuite du recul démographique des pays avancés mais baisse lente du nombre d’enfants par femme en Afrique et en Asie du Centre. Il en résulterait une hausse encore significative du nombre total d’habitants qui pourrait atteindre ou dépasser 11 milliards de personnes en 2100, ordre de grandeur précédemment jugé vraisemblable. Malgré tout, cette hypothèse « haute », déjà en retrait par rapport à celles émises ces dernières années, est devenue la moins probable et pourrait être assimilée au « scénario de la continuité »  

Un scénario central est jugé aujourd’hui le plus réaliste par une majorité d’experts, mais retient lui-même d’assez larges intervalles pour les projections de ses indicateurs. Selon cette approche, la baisse continue, généralisée et apparemment croissante du taux moyen de fécondité serait déterminante pour conduire à un ralentissement progressif de l’augmentation de la population du monde, puis à une éventuelle modeste diminution de cette dernière avant la fin du siècle. Sur ces bases, un « pic » global de quelque 10,4 milliards d’habitants pourrait être atteint aux environs des années 2080. Ces chiffres sont certes encore approximatifs et, selon les centres de recherche, varient entre 8,9 (voire 7) et 11 (voire 12) milliards d’êtres humains à l’horizon 2100, et un maximum pouvant être atteint dès 2064 pour les analystes les plus « radicaux ». Le trait d’union de ces travaux est sans doute l’idée que la période 2050/2100 devrait être celle d’un changement crucial d’inflexion dans l’évolution démographique du monde. Plusieurs faits justifient ces choix : la réduction des taux de fécondité dans les régions les plus en retard sur ce plan semble avoir pris une force nouvelle dans la période récente – le taux est proche de basculer en deçà de 3 en Afrique du Nord et de 4 en Afrique de l’Est  par exemple- ; les nombreuses actions menées pour une meilleure maîtrise de la natalité auront alors eu plus de temps pour étendre leur impact; les taux de mortalité et l’espérance de vie s’amélioreront sans doute  plus difficilement à l’avenir, sauf découvertes scientifiques majeures ; l’espoir de stratégies de développement plus efficaces dans les pays africains accélérant aussi le repli du taux de fécondité. La baisse du taux de progression de la population mondiale notée depuis deux ans vient conforter cette vision qui pourrait être dénommée le « scénario de retournement ».

Enfin, un dernier groupe, minoritaire, apparait pour la première fois de façon plus « offensive » et annonce une nette diminution de la population à la fin du siècle. Certaines de ces projections apparaissent caricaturales, telle celle qui annonce une humanité réduite à 4 milliards d’individus bien avant 2100. Mais d’autres conduisent à des résultats moins surprenants tout en étant sensiblement inférieures à celles du scénario précédent. Elles sont notamment fondées sur quelques constats très récents : recul de l’espérance de vie moyenne depuis 2019 ; effets de la pandémie Covid19, directs (6,5 millions de morts) ou indirects (réduction de la natalité dans certains pays avancés), maintien à un haut niveau dans une bonne partie du monde d’indicateurs comme les taux de mortalité infantile et maternelle. Les projections pessimistes induites sont aussi alimentées par d’autres faits qui pourraient influer négativement sur les taux de natalité dans les années à venir. L’ONU vient ainsi de souligner que l’Indice de Développement Humain (IDH) est globalement en baisse depuis deux ans et est ramené à son niveau de 2016, à la suite d’une dégradation de l’espérance de vie, de l’éducation et du niveau de vie. Les inquiétudes nées du dérèglement climatique touchent désormais tous les continents et ont été plus visibles que jamais en 2022 : leur impact pourrait s’exercer à la fois par le nombre de victimes de catastrophes naturelles mais aussi par des comportements accentuant la baisse des taux de natalité. Ce « scénario de rupture » risque donc de prendre plus d’importance dans les prochaines années.

Dans ce long terme, la situation de l’Afrique, notamment subsaharienne, est également incertaine. La variable fondamentale sera le taux de fertilité, clairement engagé à la baisse sur le continent, mais avec une intensité fort variable selon les régions. Atteindre un rythme plus rapide requiert normalement une accélération de la croissance économique. La corrélation constatée partout dans le monde entre développement économico-social et diminution du taux de fécondité tendrait en effet à conclure que la baisse à venir de ce taux sera lente si les turbulences qui handicapent la croissance ne s’estompent pas. Mais les phénomènes démographiques sont complexes, et donnent aussi une grande importance aux aspects religieux, sociaux, comportementaux, qui peuvent agir dans les deux sens. Trois nouvelles données essentielles de l’environnement pourraient cependant jouer un rôle essentiel. La première est l’impact multiforme des actions terroristes, qui frappent à l’Ouest comme au Centre et à l’Est, sur la large bande sahélienne :  le nombre considérable des personnes déplacées, toujours en total dénuement, l’absence d’investissements productifs dans certains territoires, les vols et destructions croissantes de récoltes devraient être des catalyseurs de la pauvreté déjà trop présente. Ces conditions de vie spécialement difficiles pourraient avoir un impact négatif sur la démographie des pays concernés. En second lieu, l’Afrique devrait supporter de plus en plus les effets négatifs du dérèglement climatique, même si elle ne porte qu’une responsabilité très limitée sur les causes de celui-ci. Les inquiétudes sur l’avenir que déclenche cette situation sont maintenant bien perçues par toutes les catégories de population et pourraient conduire, comme ailleurs, à une réduction du nombre de naissances par famille par suite de ces craintes existentielles. D’un autre côté, le continent subit toujours de lourdes pertes de population en raison d’endémies chroniques comme le paludisme ; pourtant, les espoirs actuels de la mise au point d’un vaccin contre cette maladie pourraient atténuer fortement ce type d’hémorragies humaines et favoriser la croissance démographique.

Les facteurs qui emporteront la population dans un sens ou dans l’autre entre 2050 et 2100 sont donc nombreux, variés et encore difficilement saisissables. Dans tous les cas, l’Afrique restera au centre du jeu pour au moins trois raisons. L’importance qu’elle aura alors acquise dans la population mondiale et qui donnera un impact crucial à toute évolution de sa part. L’originalité décisive qu’elle tient d’ores et déjà pour la variable du taux de fécondité par rapport aux autres continents : selon l’orientation que prendra ce taux dans les décennies à venir, l’un des scénarii évoqué ci-avant deviendra plus vraisemblable, à moins qu’un mouvement d’importance comparable mais opposé s’empare de ce taux dans les autres régions du monde. Enfin, son poids croissant dans les mouvements migratoires internationaux, en raison de la situation sécuritaire, climatique et économique du continent.

Les migrations pourraient être en effet dans les prochaines décennies un vecteur clé d’atténuation des déséquilibres profonds entre les pays à revenu élevé, au solde naturel de population de plus en plus négatif, et ceux à la sécurité la moins assurée ou aux revenus les plus bas, dans lesquels l’accroissement de la population locale est plus dynamique que la hausse des ressources économiques et financières. Ces écarts se sont nettement aggravés dans les dernières années, tant entre nations qu’entre individus au sein d’un même territoire, conduisant à des situations potentiellement insupportables. Le flux des migrations devrait gonfler dans la même proportion que ces différences et l’Afrique y tenir une place croissante. Face à ce mouvement inévitable, il est peu probable que des mesures coercitives étatiques de freinage suffisent à supprimer des déplacements issus des besoins vitaux des candidats à l’exode. Pour que ces flux développent leurs impacts positifs, il faut en revanche que les pays d’arrivée comme les pays d’origine des migrants réussissent à traiter cette question avec plus de responsabilité, de clarté et de coopération, pour résoudre au mieux les difficultés économiques, sociales et sociétales qui y sont liés. Chaque partie y trouvera plus d’avantages que d’inconvénients si les « règles du jeu » sont claires et si chacun consent et respecte une répartition équitable des efforts et des concessions. Dans cette humanité devenue si puissante mais si menacée, un peu de sagesse serait une bonne nouvelle.

(1) cf. sur ce blog « Population mondiale : Montée en puissance confirmée de l’Afrique en 2050 », septembre 2022

Paul Derreumaux

Article publié le 14/10/2022

Afrique Subsaharienne et développement économique : Des leviers de réponse à réformer et à inventer ( partie 2)

Peut-on trancher les nœuds gordiens qui rendent pérennes les turbulences frappant l’Afrique Subsaharienne (ASS), malgré toutes les actions menées depuis des décennies, et libérer ainsi, enfin, son potentiel ? ll faudrait pour cela revoir certaines stratégies, en s’appuyant sur quelques évidences

Le développement économique est dans chaque pays la résultante de l’œuvre de trois acteurs qui cohabitent et doivent coopérer dans le respect de buts communs : l’Etat et ses démembrements, les entreprises privées, et les partenaires étrangers. Comme dans toute action commune, la responsabilité des échecs est toujours partagée. En revanche, le rôle des deux acteurs nationaux est prépondérant puisque ce sont eux qui mettent en œuvre toutes les actions, même émanant d’appuis extérieurs. Parmi ces deux intervenants locaux, l’Etat dispose des moyens les plus vastes, qui concernent à la fois le cadre institutionnel et administratif, les règles de fonctionnement du secteur privé et les conditions de vie des populations. Les performances de l’économie et de la finance sont donc indissociables de celles du politique, et les faiblesses de ce dernier sont la plupart du temps en mesure de ralentir, voire bloquer, les progrès des premières. Les turbulences, anciennes comme nouvelles, de plus en plus entremêlées, sont de plus en plus difficiles à éliminer. Elles exigent selon les cas d’importants moyens financiers à mobiliser, ardus à trouver en cette période troublée, ou des mutations de comportement, qui ne peuvent s’opérer que dans le moyen et le long terme. Face à ces contraintes, il semble opportun de prioriser les actions les moins complexes et ayant le maximum d’effets directs et indirects. Enfin, il est essentiel de retenir à l’esprit que l’ASS est de plus en plus hétérogène : cette pluralité rend peu efficace des solutions globales, qui traduisent un dogmatisme intellectuel, et exige plutôt une adaptation optimale à chaque cible visée. Il devrait en résulter des actions de taille souvent plus modeste mais plus efficaces et dont les résultats positifs pourraient être ressentis plus vite. Quatre exemples, non exhaustifs, peuvent être donnés de telles nouvelles approches, dont la mise en œuvre peut être combinée pour un maximum d’efficacité

Un premier changement crucial serait que les Pouvoirs Publics nationaux et les Partenaires Techniques et Financiers (PTF) donnent tous une priorité plus marquée à l’économie. Celle-ci est trop souvent passée au second plan par rapport au politique, empêtré dans de nombreuses faiblesses, et les nations qui ont réussi à construire, voire ébaucher, une vision économique à long terme de leurs pays, semblent progressent le plus vite. Un travail un salaire, une activité, la  moindre embellie du pouvoir d’achat sont aussi ce qui change la vie au quotidien des citoyens les plus pauvres, leur restitue l’espérance en l’avenir et l’adhésion aux efforts demandés. Deux domaines au moins sont ici susceptibles d’impacts décisifs. Le premier concerne le secteur primaire : agriculture, élevage, sylviculture, pêche. Ces activités représentent déjà une part essentielle du Produit Intérieur Brut (PIB) et des emplois des pays de l’ASS -respectivement près de 20% et plus de 50% en 2020- mais les produits de rente ont surtout bénéficié jusqu’ici de toutes les attentions. Les atouts naturels sont puissants pour de plus grandes ambitions : terres cultivables, disponibilités en eau, climat souvent favorable, population croissante. Celle-ci constitue d’ailleurs pour les paysans un moteur suffisant pour augmenter régulièrement les productions vivrières grâce aux engrais et aux extensions de surface. Mais, pour gagner en puissance et en modernité, cette agriculture doit changer de méthodes et de dimension en étant plus productive et plus soucieuse de l’environnement. Les paysans ont besoin de formation, de financement, d’équipements, d’innovations, de capacité de négociation, de moyens de stockage, de modes de transport sécures et d’informations fiables. Des partenaires potentiels, pays et/ou entreprises, existent dans tous ces domaines, comme en France qui compte de grands spécialistes mondiaux, avec des réalisations déjà opérationnelles dans la production ou dans la recherche. Ceux-ci pourraient se voir accorder le droit de prendre en charge directement ces investissements, tout en y associant des producteurs et chercheurs locaux. Par souci d’efficacité, il conviendrait de privilégier les projets de taille petite ou moyenne, des technologies bien éprouvées plutôt que d’avant-garde, des matériels robustes et adaptés plutôt que trop sophistiqués, des interlocuteurs rassemblés en coopératives et associations plutôt que des individualités, un accent mis sur les réalisations plutôt que sur les études. Partout les bonnes volontés locales sont disponibles et l’enjeu d’une telle révolution, qui donnerait à l’ASS une moindre dépendance alimentaire et économique, s’est récemment aiguisé à la suite de la crise ukrainienne.   

Un second créneau économique prioritaire devrait être celui des petites et microentreprises tournées vers une formalisation. Classiquement incluses dans le « fourre-tout » du secteur informel, elles en forment en catégorie à part grâce à leur capacité d’écoute et d’ouverture aux partenariats. Elles manquent de tout- argent, connaissances, matériel-, mais leurs promoteurs et promotrices débordent d’une énergie et d’une ténacité admirables. Le taux de mortalité de ces sociétés est élevé, comme dans tous les pays du monde, mais de nombreuses résistent et certaines grandissent. Face aux faiblesses des autres composantes des systèmes économiques africains, elles sont en ASS un levier efficace pour créer de la valeur ajoutée, des emplois, du pouvoir d’achat et un peu moins de dépendance extérieure. Les instruments apparaissent partout pour aider à franchir les premières étapes : des incubateurs dispensent les formations de base et encadrent les responsables, des « business angels » consentent les premiers financements, des sociétés locales de capital risque abondent les fonds propres. Certains PTF sont passés du stade du discours bienveillant à celui de l’action, soit en coopération avec les Etats qui ont compris l’importance du secteur, soit de manière autonome comme le Danemark le fait avec brio au Mali depuis plusieurs années. Les effets individuels sont certes minimes à cause de la petite taille des cibles, mais le nombre élevé de celles-ci compense cet aspect et les coûts sont modestes à côté de certains programmes dispendieux. Dix millions d’EUR d’argent public prêtés suffiraient pour aider à la croissance de 1000 micro-entreprises ayant démarré avec leurs propres forces, réaliser 50000 embauches, faire mieux vivre 500000 personnes et engendrer 3 fois plus de nouveau PIB, tout en étant ensuite réemployés vers d’autres bénéficiaires. Il resterait ensuite aux banques à prendre le relais des financements et aux Etats à ne pas les tuer par une fiscalité asphyxiante.

L’amélioration du fonctionnement et de l’atteinte des objectifs des administrations peut constituer une deuxième opportunité à court terme en visant notamment deux objectifs. L’un serait de « booster » les recettes internes des Etats, qui peinent à atteindre le seuil de 20% des PIB nationaux, sans décourager l’expansion des activités productives. Avec un plancher souhaitable pour ce ratio de 25% du PIB, les efforts nécessaires sont considérables mais plusieurs pistes existent en la matière pour enclencher une augmentation progressive. La digitalisation des administrations pour le recouvrement des impôts et taxes douanières et l’identification de la matière taxable est une réforme essentielle, normalement indolore pour les citoyens Elle est déjà pratiquée avec succès par divers pays et peut aisément être financée partout en ASS. Elle est synonyme de réduction d’insécurités sur la qualité des informations et la fraude à subir, et donc d’accroissement des entrées fiscales. Elle peut d’ailleurs être étendue avec les mêmes ambitions à d’autres aspects sensibles, allant du cadastre foncier à la paie des fonctionnaires. Une autre voie consisterait à élargir la matière taxable sans que cette évolution soit préjudiciable à la croissance : la taxation des transactions et des plus-values foncières, la mise au point d’un impôt forfaitaire sur les entreprises du secteur informel prenant en compte des moyens d’évaluation du chiffre d’affaires et du résultat seraient deux exemples de régimes fiscaux plus modernes et équitables, qui pèseraient moins exclusivement sur le secteur formel. Une troisième orientation, plus innovante, viserait à mettre en oeuvre certains programmes prioritaires en coopération directe avec des bailleurs de fonds et des acteurs privés nationaux, dont la participation pourrait être une alternative à une fiscalité supplémentaire. Les actions menées y gagneraient sans doute une accélération et une vision plus pragmatique. L’enseignement et la formation professionnelle pourraient être des secteurs-tests de cette approche, avec une délégation limitée dans le temps et l’espace et un contrôle des Etats. Le risque financier de ces initiatives audacieuses serait maîtrisé tandis que le résultat pourrait être aisément apprécié par la population et les entreprises, bénéficiaires directs de telles actions.

L’exploitation maximale de tous les avantages des solidarités régionales est une autre idée-force pour renforcer le rôle positif des Etats et combattre certaines tendances actuelles de déconstruction de ces synergies. Plusieurs directions sont utilisables. La plus urgente est celle de la lutte contre le terrorisme et le grand banditisme, notamment dans la zone du Sahel. Les enseignements de la décennie écoulée montrent qu’une riposte efficace doit allier réponse militaire et accélération du développement, d’une part, et être commune à tous les pays concernés, d’autre part. Cela suppose des actions militaires coordonnées sous une direction unitaire et crédible, des objectifs clairs et agréés par tous, des moyens financiers accrus, des dispositifs techniques adaptés, une évaluation périodique des résultats. Un tel dispositif est difficile à mettre en œuvre mais il peut être installé progressivement et devrait recevoir le soutien d’alliés étrangers à la zone concernée. Un autre progrès pourrait résider dans la fixation de délais restreints pour la transposition au niveau national de décisions prises par un collectif d’Etats, dans le cadre d’une structure permanente comme dans des circonstances particulières : en l’absence d’une telle règle, l’Afrique a connu dans le passé beaucoup de retards dans la transposition nationale de nouvelles mesures utiles pour tous, en particulier pour les législations fiscales et douanières ou certaines politiques économiques. Enfin, dans le même esprit, les membres d’une Union régionale pourraient confier à des institutions « ad hoc » la réalisation d’investissements prioritaires d’envergure régionale. Grâce à ce transfert ponctuel, volontaire et contrôlé de souveraineté, comme il l’a été recommandé ci-avant, cette méthode devrait être avantageuse en rapidité d’exécution, en cohérence, en économie de coûts et en pertinence par rapport aux besoins, et pourrait servir d’incitation à d’autres solidarités.    

Le troisième revirement stratégique devrait toucher les interventions des partenaires étrangers en faveur du développement de l’ASS et les attentes sont nombreuses. D’abord, une meilleure écoute des besoins réels. La définition d’un projet ou d’un programme d’actions s’ajuste encore davantage aux préoccupations du partenaire qu’aux besoins réels des groupes destinataires du pays receveur.  Les partenaires ont même tendance à harmoniser leurs positions, en se regroupant dans de nouvelles structures qui viennent s’ajouter au « mille-feuilles » administratif existant, ce qui renforce encore leur force de négociation. L’Alliance Sahel, émanation des pays de l’Union Européenne au bénéfice de cette zone, la toute nouvelle Alliance pour l’Entrepreneuriat en Afrique regroupant des institutions multi- et bilatérales, sont des avatars récents de cette tentation. Si la coordination entre partenaires au développement est bien nécessaire, elle ne devrait pas être effectuée de manière unilatérale, mais regrouper pour chaque projet les bailleurs, les destinataires appréhendés sous la forme la plus pertinente et les Etats hôtes. Le changement est d’autant plus nécessaire au moment où la compétition internationale entre grands blocs rivaux, voire ennemis, prend parfois en otage les pays demandeurs de l’ASS et où l’Afrique devient de plus en plus plurielle.

En second lieu, l’acceptation par tous les bailleurs de fonds publics d’un dialogue direct avec les utilisateurs finals de l’aide. Le canal de l’Etat hôte était jusqu’il y a peu le seul admis. Une plus grande liberté commence à apparaitre, qui n’exclut pas le suivi par l’Etat des programmes engagés : elle devrait conduire à des résultats probants, en termes de coûts, de délai de décision et d’efficacité, qui faciliteront l’extension de cette procédure indispensable, Le programme de financements mis en place au Mali par le Danemark pour les petites entreprises, cité ci-avant, suit cette voie plus directe.

La réduction de la taille de la plupart des projets ensuite : les années passées ont coïncidé avec   la hausse importante de l’envergure minimale des projets considérés comme acceptables, sous la justification notamment des coûts d’analyse Cette tendance conduit à des excès à corriger : le lancement effectif des actions, l’évaluation de leurs effets et les éventuelles corrections de trajectoires ne devraient qu’en être plus faciles. La réduction des délais de lancement effectif et de décaissement des fonds mobilisés constitue d’ailleurs une difficulté substantielle : les durées de préparation imposées par les PTF sont anormalement longues, souvent injustifiées et entrainent des surcoûts qui peuvent aller jusqu’à rendre impossible la réalisation de certains investissements. La Banque Africaine d’investissement (BAD) et l’Union Européenne (UE), qui auraient pourtant des raisons d’être exemplaires, sont hélas parmi les plus mauvais exemples en la matière.

Une dernière réforme devrait résulter du constat que l’Afrique évolue de plus en plus à -au moins- deux vitesses avec des différences croissantes entre Etats, et que les appuis donnés, par un souci logique et équitable de rééquilibrage, à ceux qui ont réalisé le moins de progrès ont souvent des effets très réduits. Cette faible efficacité peut certes résulter de handicaps naturels permanents ou exceptionnels, tels les effets du dérèglement climatique. Mais elle provient la plupart du temps de la mauvaise gouvernance ou du manque de vision et de savoir-faire des dirigeants des pays concernés. Les objectifs visés ont alors été doublement manqués. Pour éviter un telle issue, trois scénarios pourraient être alors simultanément menés. Le premier consisterait à consentir plus de soutiens aux nations qui se sont déjà engagées avec assez de détermination, de constance et d’organisation sur le chemin du développement économique, afin de maximiser les chances d’obtenir les résultats les plus rapides et les plus « impactants » pour les nouveaux soutiens apportés. Ces concours pourraient d’ailleurs être de plus en plus consentis sous forme de prêts Le deuxième périmètre pourrait viser les pays les moins favorisés, voire les plus réfractaires aux changements, pour éviter de laisser les populations concernées s’enfoncer dans une pauvreté accrue : la condition posée pour ces appuis, composés principalement de dons ou de prêts très bonifiés, pourrait être une intervention directe auprès des utilisateurs finals afin d’apprécier au mieux les résultats obtenus. La troisième consisterait à renforcer particulièrement les programmes des Structures régionales et rejoint le levier déjà évoqué de restitution d’un rôle important à ces regroupements de pays.

Un quatrième facteur d’accélération concerne les institutions financières, et notamment les banques commerciales. Partout sur le continent, celles-ci ont renforcé leurs structures, développé leur puissance et consolidé leur rentabilité depuis les crises systémiques des années 1970/80. La hausse notable de leurs fonds propres et la sévérité progressivement durcie des régulations qu’elles doivent suivre expliquent cette évolution. Grâce à ces nouveaux atouts, le poids relatif des concours bancaires à l’économie dans le PIB approche en moyenne dans l’ASS 40%. Ce taux reste cependant faible par rapport aux autres régions en développement et est très inégal, dépassant les 100% en Afrique du Sud et demeurant en deçà de 20% dans diverses nations. De plus, ce taux recule parfois, comme cela a été le cas dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) depuis 2018, sous l’effet de la réaction des banques à de nouvelles contraintes réglementaires ou à des opportunités attractives de placements de trésorerie.

Il faut donc accentuer toutes les actions de réorientation des institutions bancaires vers le financement des crédits à l’économie. Plusieurs leviers sont envisageables en la matière : nouvelles incitations réglementaires par le jeu des provisions de fonds propres demandées sur certains secteurs ; allègements fiscaux contrôlés et limités au profit des crédits consentis à des créneaux d’activités névralgiques ou spécialement difficiles. Mais l’instrument le plus efficace continue à être le partage avec d’autres acteurs des risques encourus pour ces concours. Cette pratique est déjà mise en oeuvre depuis longtemps par diverses institutions telles, par exemple, Proparco ou la Société Financière Internationale. Mais la pratique doit être largement intensifiée et généralisée, aussi bien par les institutions multilatérales et bilatérales d’appui au développement que par des structures nationales. La Côte d’Ivoire vient ainsi de créer un Fonds de Garantie pour les PME qui devrait répondre à cet objet et rejoint les initiatives déjà prises par d’autres nations. Il s’agit sans doute là de la meilleure arme pour développer au maximum les concours à ces catégories d’entreprises, dont la réussite du plus grand nombre ouvrira pour  les pays de l’ASS les portes d’une consolidation radicale de leur appareil économique.

Pour les entreprises figurant dans la partie inférieure de l’éventail existant et disposant d’un grand potentiel, de nouveaux instruments se mettent aussi en place comme il l’a été souligné ci-avant. Ainsi la société I§P, dont les fonds d’investissement locaux seront bientôt implantés dans une dizaine de pays, tant francophones qu’anglophones, est un des pionniers de ce modèle. Pour des sociétés encore plus petites, l’association ABAN, qui oeuvre avec l’appui de la Banque Mondiale, coordonne maintenant une soixantaine de « business angels » souvent entièrement privés. Le Mali en compte désormais un depuis un an, MALI ANGELS, fort modeste mais prometteur dans un environnement difficile.     

Ces quelques exemples sont bien sûr très partiels. Ils laissent en particulier de côté le grand chantier qui doit viser la puissance publique, pouvoirs politiques et administratifs confondus, là où s’est le plus développée une mauvaise gouvernance dont la protubérance est parfois capable de maintenir un pays dans un immobilisme mortifère. La puissance de cette turbulence requiert certes une urgence absolue, l’action conjuguée de tous les autres acteurs au développement et l’utilisation de tous les leviers possibles. Mais les effets espérés ne seront pour la plupart visibles qu’à moyen terme en raison de la complexité des blocages et de la nature des moyens d’action. La mise en œuvre efficace des mesures présentées ci-avant et les résultats qui pourraient en être attendus à court terme pourraient faciliter l’atteinte de cet objectif central.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 30/05/2022

Afrique subsaharienne et développement économique : L’accumulation récente des turbulences (partie 1)

Sur la route de leur développement économique, les Etats d’Afrique subsaharienne (ASS) affrontent de nombreuses « turbulences ». Celles-ci se nourrissent souvent les unes des autres, s’enchevêtrant jusqu’à devenir inextricables, et leurs liens multiformes rendent très difficile l’identification des modalités par lesquelles elles pourraient être supprimées ou circonscrites. On pourrait toutefois les classer en deux catégories : celles présentes depuis des décennies ; celles apparues plus récemment mais tout aussi perverses.

Cinq principales turbulences sont des compagnes de route habituelles de l’ASS.


La première est la faiblesse de la croissance moyenne annuelle du Produit Intérieur Brut (PIB) des pays qui la composent. Depuis les années 1960, celui-ci n’a connu que deux phases favorables, celle de 1960/75 et, surtout, celle de 1995/2015, durant lesquelles la hausse de cet indicateur a atteint en moyenne 5%/an. Hors ces périodes, ces PIB n’ont cru que modestement, et en tout cas de façon sensiblement inférieure à celle des pays en développement d’Asie et d’Amérique Latine, et parfois même régressé à certains moments. Les 4% de hausse annoncés pour 2021 sont le meilleur score obtenu depuis 2015, mais l’embellie risque d’être remise en cause en 2022 par les effets des évènements d’Ukraine. Cette moyenne peu satisfaisante occulte toutefois un changement majeur :  l’Afrique devient aujourd’hui de plus en plus multiple, et quelques pays réalisent régulièrement des progressions à hauteur des meilleures performances mondiales. Ainsi, Ethiopie, Kenya, Tanzanie, Ghana approchent souvent des taux annuels de 8%. Le PIB de l’Union Economique et Monétaire (UEMOA) progresse de près de 6%/an depuis 10 ans. Malgré tout, les difficultés des pays les plus puissants -Nigéria, Afrique du Sud, Angola- handicapent toujours l’évolution d’ensemble de l’ASS et brouillent l’image du continent. Ces performances globales médiocres résultent de trois principaux facteurs : la prédominance persistante de la production de matières premières exportées (pétrole, minerais ou cutures de rente) dans les moteurs de la croissance, qui corrèle étroitement celle-ci aux cours mondiaux de ces produits ; la lenteur des réformes structurelles et notamment l’accroissement insuffisant des activités de transformation qui autoriseraient une réduction de la dépendance économique ; l’insuffisance, et souvent l’inadaptation, de financements pour réaliser les investissements nécessaires.   

Un deuxième écueil est que cette hausse modérée du PIB des économies africaines a été absorbée en grande partie par la croissance démographique. En ce domaine, et contrairement à la sphère économique, l’Afrique est restée plus homogène, mais est désormais un monde à part. Sa spécificité s’exprime notamment par deux indicateurs globaux : un taux de fertilité (nombre d’enfants par femme) encore supérieur à 4 alors qu’il est descendu aux environs de 2 dans toutes les autres régions du monde, hormis l’Asie du Centre et du Sud ; une augmentation annuelle de la population comprise entre 2,5% et 3%/an, contre moins de 1% ailleurs. L’historique des dernières décennies montre certes une tendance, récente et variable selon les pays mais globalement encore faible, vers un rapprochement avec les autres continents. Le taux de fécondité s’est ainsi replié à 4,4  en Côte d’Ivoire et même à 3,3 au Kenya, mais est encore à 5,5 au Mali et 4,7 en Tanzanie. Au Niger, où il est un des plus élevés au monde, il atteint 6, faisant plus que doubler la population de 11 à 25 millions d’habitants entre 2000 et 2022. Les obstacles à la baisse sont à la fois économiques, religieux, historiques, sociologiques. Ils expliquent la lenteur de cette évolution et les difficultés pour les dirigeants de l’accélérer. Cette expansion démographique, jointe au ralentissement de la croissance depuis 2016, explique que le revenu par tête n’ait guère progressé depuis 5 ans. Même avec une hausse annuelle du PIB global de 5,5%, il faudrait une génération pour que le revenu par habitant double, toutes choses égales par ailleurs.  D’autres marqueurs démographiques confirment le retard du continent, tels les taux élevés de mortalité infantile ou maternelle, ou le nombre toujours important de mariages précoces. L’inertie inhérente aux variables démographiques fait aussi que ces handicaps actuels devraient se maintenir au moins dans les 30 prochaines années.

La conjonction de ces deux premières turbulences en génère une troisième : la stagnation du taux de pauvreté absolue dans la plupart des pays africains à des niveaux proches de 40% de la population, loin des 10% atteints en Amérique Latine ou en Asie. Malgré des variantes entre pays, cette pauvreté s’impose au regard dans toutes les capitales et, encore plus, à l’intérieur des pays.  Plusieurs causes s’associent pour expliquer cet état de fait : la faiblesse de la croissance ; la modestie d’une politique de redistribution par les Etats ; les bas niveaux de salaire dans l’informel et l’agriculture qui apportent la grande majorité des emplois. Cette pauvreté est en retour un frein à l’accélération de la croissance, un risque croissant d’explosion sociale, un nutriment de la manipulation des masses par des décideurs défaillants, une incitation à l’émigration quels qu’en soient les risques physiques ou sociaux, une publicité pour l’enrôlement dans le terrorisme. Elle illustre aussi que l’ASS s’éloigne le plus du premier des 17 nouveaux Objectifs du Développement Durable (ODD) retenus par les Nations Unies, et rend encore plus difficile les respect de tous les autres. Sans mutation profonde et à bref délai, la pauvreté absolue (moins de 1,9 USD/jour actuellement) toucherait près de 800 millions de personnes en 2050 quand l’Afrique comptera 2 milliards d’habitants. L’essor escompté d’une classe moyenne est apparu un temps, dans la parenthèse afro-optimiste, la piste capable de faire basculer une part importante de la population hors de la pauvreté. Une décennie plus tard, cette possibilité apparait limitée dans son ampleur et cantonnée à une minorité de pays, dans chacune des régions de l’ASS.          

Comme la pauvreté, les questions liées à l’éducation et la formation sont à la fois cause et conséquence des difficultés du développement économique.  D’importants progrès ont été accomplis depuis les indépendances, notamment sur le plan quantitatif et dans l’enseignement primaire. Mais de grands chantiers sont à accélérer pour éliminer des handicaps : étendre les avancées aux enseignements secondaires, supérieurs et, surtout, professionnels ; améliorer la qualité de l’éducation ; mettre un accent particulier sur la formation professionnelle pratique, surtout dans les métiers techniques. Au Mali par exemple, comme dans d’autres Pays Moins Avancés (PMA), les inconvénients s’empilent depuis des années : faible expérience de beaucoup d’enseignants à tous les niveaux de la scolarité, grèves répétées et « bras de fer »  avec l’Etat sur des rattrapages salariaux, « années blanches » sans examen, écoles supérieures privées chères et parfois surévaluées.  En beaucoup d’endroits, et notamment en territoires musulmans, le pourcentage des filles scolarisées est aussi nettement inférieur à celui des garçons, privant les pays d’une part notable de leurs ressources humaines. Jointe au poids élevé de la population en âge de scolarisation et à la rareté des emplois formels, cette situation rend le « dividende démographique » illusoire, surtout dans les pays où la population progresse le plus vite.

Enfin, le manque d’infrastructures est un ultime handicap critique au développement. Des améliorations significatives sont constatées après les réalisations des « 10 glorieuses » de la période 2005/2015. Mais elles suffisent d’autant moins que les retards étaient considérables, que ces investissements ont privilégié certaines composantes -comme des routes et des voies urbaines-. Le secteur de l’énergie est ici un des domaines où les manques sont les plus criards et compromettent le plus les changements nécessaires. Il est marqué notamment par l’insuffisance des nouveaux investissements, la priorité longtemps donnée aux énergies non renouvelables, parfois les plus polluantes, aux dépens par exemple d’une énergie solaire immensément disponible, les coûts élevés pour les usagers, le mauvais fonctionnement des sociétés étatiques gestionnaires qui pénalise le bon fonctionnement des équipements et génère de coûteux délestages. Les améliorations sont cependant possibles comme le montrent les investissements conséquents réalisés par certains pays au profit du solaire, tels le Kenya, le Sénégal ou le Burkina Faso. Une nouvelle fois, l’accroissement de population peut réduire à néant les efforts puisque le nombre de personnes non desservies croît, même si leur pourcentage dans la population totale diminue. Dans ce chapitre des infrastructures souvent à haute intensité capitalistique, et donc exigeantes en ressources financières et techniques, l’énormité des chiffres évoquant les gaps à combler, qui vont de 50 à 100 milliards d’USD/an selon les sources, a fini d’émouvoir.

A ces obstacles, identifiés de longue date mais toujours présents, sont venus se greffer dans la dernière décennie trois autres turbulences.

La première est l’exacerbation d’insécurités dans tous les aspects du quotidien. La manifestation la plus connue en est la « mauvaise gouvernance » politique, largement répandue, qui anéantit la protection normalement apportée aux populations et aux entreprises par les Pouvoirs Publics. Elle exprime à la fois le non-respect par les dirigeants des règles qu’ils sont normalement chargés d’appliquer, le refus ou l’incapacité de servir l’intérêt général, parfois la restriction de la liberté d’expression ou d’information, la prévalence de la corruption, le libre cours à la désinformation.  Au plan physique et patrimonial, l’insécurité s’illustre par la montée et l’expansion géographique du terrorisme et du grand banditisme, sans que les Etats, leurs armées et leurs administrations sachent les éradiquer. La dégradation de services publics comme la santé, l’éducation et la justice, préoccupations prioritaires des citoyens, conséquence directe des turbulences anciennes, ne fait qu’amplifier ce mouvement. Dans le domaine économico-social, cette insécurité s’exprime aussi par divers canaux, tous plus dirimants les uns que les autres : les abus fiscaux sur l’économie formelle, les dénis de justice, les appels d’offres virtuels, parfois même la destruction de biens par l’Etat, l’irrégularité de la fourniture d’une électricité souvent très coûteuse pour de nombreuses entreprises. Le dérèglement climatique, dont les effets sont apparus en nombre de pays, s’inscrit maintenant dans cette liste, comme l’ont montré les récents exemples des nouvelles sécheresses en Afrique de l’Est et des grandes inondations en Afrique du Sud. La décomposition des valeurs morales, dans des sociétés où l’argent facilement et rapidement gagné devient souvent pour la jeunesse le critère de réussite, introduit une nouvelle forme d’insécurité et un sentiment d’injustice pour les plus méritants. Enfin, les faiblesses de beaucoup d’appareils statistiques rendent incertaines les données collectées et peuvent compromettre la valeur des appréciations et des politiques : les modifications brutales de certains PIB nationaux en témoignent.

La seconde, peut-être la plus grave, provient des risques de « déconstruction » régionale. La constitution d’Unions de pays voisins est longtemps apparue comme une des meilleures manières d’accélérer et de consolider la croissance économique et de la répartir plus équitablement. Dans certains secteurs, des avancées notables ont été obtenues grâce à cette mutualisation des moyens financiers et humains et à la volonté collective de dirigeants unis au service d’objectifs communs : en Afrique de l’Ouest, la construction de barrages ou le redressement des banques illustrent ces succès. De manière globale, l’Union Economique Ouest Africaine (UEMOA) ou l’East African Community (EAC) sont souvent présentées comme faisant partie des meilleures références en la matière. Elles ont à leur actif quelques belles réussites grâce à leur intégration économique et financière bien avancée, et les bons résultats des économies qui les composent ne peuvent être indépendants de cette situation.  La récente adhésion de la République Démocratique du Congo à l’EAC prouve que des regroupements d’Etats peuvent encore apparaitre comme une solution pour gagner du temps sur le chemin de la stabilité politique et de la croissance économique. Pourtant, la dernière décennie manque de grandes nouveautés en ce domaine. L’intérêt porté à ces rassemblements semble aussi passé de mode : le dernier rapport « Africa Pulse » de la Banque Mondiale ne dit rien de ces Unions régionales. Surtout, des évènements intervenus dans les deux dernières années tendent à montrer que des dirigeants privilégient durablement des préoccupations nationales à la discipline requise au sein d’un regroupement de nations. Les relations de la CEDEAO et de l’UEMOA avec le Mali depuis les deux coups d’Etats de 2020 et 2021 sont le cas actuellement le plus grave de cette déconstruction. Elles ont sérieusement perturbé le fonctionnement de l’économie malienne : le blocage des frontières réduit les possibilités d’importation et d’exportation du pays, élève les coûts et réduit les investissements, nationaux comme étrangers ; l’interdiction des transactions financières avec les autres pays de l’Union perturbe les circuits financiers des entreprises, des ménages mais aussi de l’Etat. Les menaces s’accumulent : arrêt des financements des Partenaires Techniques et Financiers (PTF) suite aux non-remboursements de l’Etat ; cri d’alarme des banques sur les impayés de la dette publique malienne. Le motif avancé du côté malien d’une « refondation », qui tarde à prendre forme, provoque l’absence de visibilité sur la sortie de cette impasse. Ce retard risque de créer des dommages difficiles à réparer et une tentation pour Bamako de rechercher ailleurs des solutions durables, même si elles ne sont pas optimales pour le pays. La CEDEAO et l’UEMOA ne sortiraient pas non plus indemnes de la persistance d’une mise à l’écart du Mali alors qu’une crise de nature avoisinante a déjà saisi la Guinée en 2021 et le Burkina-Faso début 2022. Si cet isolement frappe aussi le Burkina,, c’est près de 25% du PIB et plus de 30% de la population de l’UEMOA qui seraient ainsi exclus, réduisant d’autant l’audience de l’Union. L’Afrique Centrale francophone, jusqu’ici déjà peu exemplaire en termes d’intégration, voit en outre ses risques politiques croitre pour la succession de certains de ses dirigeants à la longévité exceptionnelle, ou sa cohésion économique compliquée par le récent avatar de la décision de la Centrafrique pour l’adoption du Bitcoin comme monnaie officielle. La solidarité régionale, longtemps espoir d’accélération des mutations, pourrait ainsi s’effilocher, laissant place à la tentation d’un repli sur soi, si elle ne prouve pas au plus vite qu’elle contient tous les ressorts d’une solution optimale.   

Enfin, malgré la multiplication des acteurs, la question des financements étrangers génère maintenant une turbulence qui s’amplifie à au moins deux niveaux.

La coordination et l’efficience de ces soutiens d’abord. L’Aide Publique au Développement (APD), celle des Partenaires Techniques et Financiers (PTF), longtemps prédominante, cohabite désormais avec les apports de plus en plus importants de nouveaux intervenants : pays arabes, puis Chine et autres grands émergents, marchés internationaux de capitaux. Ces financements sont trop rarement coordonnés entre eux, ce qui risque de réduire leur impact global et de générer des compétitions créatrices de surendettement des emprunteurs, particulièrement à une époque où les tensions s’aggravent entre les grandes nations et où chaque camp souhaite utiliser ses concours pour se constituer des alliés. Les conditions d’octroi et de remboursement ne sont pas toutes transparentes et peuvent donc être pénalisantes pour les pays destinataires dont les capacités de négociation sont faibles. Surtout, la pertinence des cibles et des modes d’action nécessite des améliorations. Les apports des partenaires pour des projets reflètent encore trop souvent les objectifs et préoccupations de ceux-ci plutôt que ceux des pays receveurs. Le recours au marché ou aux financements budgétaires est au contraire exempt de contrôles et susceptible de dévoiements par rapport aux priorités. Ce désalignement a conduit dans le passé à de graves impasses, comme le libéralisme excessif de certains PTF qui a mis à mal l’industrialisation dans de nombreux pays. Le second niveau est plus technique et concerne principalement le coût global de ces soutiens. La réduction du poids relatif de l’APD, la moins onéreuse, tend à renchérir le coût total du montant global des dettes extérieures tandis que l’appel au marché place les emprunteurs en risque de taux et de change. D’autres obstacles importants persistent, comme la lenteur de mobilisation des ressources obtenues, et la difficulté pour beaucoup de PTF d’accepter de traiter directement avec des structures plus proches des utilisateurs finals et capables de mieux apprécier les meilleures modalités à utiliser. Indispensables, les financements étrangers ne jouent donc pas pleinement le rôle escompté.

L’Afrique subsaharienne est-elle condamnée à rester en arrière du reste d’un monde en expansion, à cause de ces turbulences, anciennes ou récentes, dont l’enchevêtrement empêche le déblocage ? Elle est pourtant une championne de la résilience, comme l’a montré sa capacité à résister récemment à la pandémie du Covid avec des moyens plus que modestes. Cette vitalité qui s’affiche partout en Afrique ne peut être synonyme de défaite éternelle et nous fait espérer qu’un cycle vertueux de croissance économique et de modernité maîtrisée apparaitra comme il est né ailleurs. Il reste à trouver et mettre en œuvre les bons points d’appui pour faire « bouger les lignes ».

Paul Derreumaux,

Article rédigé le 30/05/2022

Union Économique et Monétaire Ouest Africaine: le système bancaire ne connait pas la crise

Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) : le système bancaire ne connait pas la crise

Le Rapport annuel de la Commission Bancaire de l’UEMOA pour l’année 2021 ne devrait être publié que dans quelques mois, dressant le panorama complet des dernières transformations des systèmes financiers de l’Union. Quelques informations donnent cependant les tendances qui pourraient être observées. Trois constats paraissent importants.

En premier lieu, les banques ont dans l’ensemble consolidé en 2021 les bons résultats atteints en 2020, en termes de bilan comme de résultats. En Côte d’Ivoire par exemple, les données disponibles du système bancaire -qui représente environ 35% des actifs bancaires de l’Union- concluent à une progression moyenne notable des principaux indicateurs d’activité : + 16% pour les bilans, + 13% pour les crédits directs, +23% pour les ressources drainées. Ces taux varient certes d’un établissement à l’autre, avec une poussée plus marquée pour les entités des groupes régionaux : celles-ci peuvent en effet s’appuyer sur l’ensemble de leur réseau pour optimiser les composantes de leur bilan en fonction des opportunités locales. Les performances de Ecobank, Coris Bank, BGFI Bank, la Banque de l’Union (BDU) figurent ainsi parmi les meilleures, mais des banques encore isolées comme Bridge Bank ont aussi beaucoup progressé. Pour les 27 banques du pays, une évolution négative, modérée, n’a concerné que 2 entités pour les dépôts et 4 pour les crédits : la BICICI, est le seul grand établissement touché par ce repli.

Un autre éclairage de ces tendances 2021 est donné par la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières. La moitié environ des 15 banques cotées ont déjà publié les résultats arrêtés par leurs Conseils d’Administration pour l’exercice écoulé. Dans cet échantillon, toutes les données montrent un système bancaire régional « en forme » pour cette année de reprise économique après la crise du Covid 19 de 2020. Les Produits Nets Bancaires (PNB) ressortent de nouveau en croissance -jusqu’à près de 20% pour Coris Bank- : ils illustrent à la fois la relance des activités, après une grande période d’incertitude, mais aussi l’absence de perturbation majeure dans la structure des taux d’intérêt malgré les pressions inflationnistes. La fréquente réduction des coefficients d’exploitation et du coût du risque témoignent du suivi attentif des charges de fonctionnement et de la maîtrise des créances en souffrance. La distribution programmée d’un dividende plus élevé que l’an précédent est le signe que les ratios réglementaires sont respectés et que les banques gardent des fonds propres capables de soutenir leur expansion future.

Le second constat majeur a trait à la composition des actifs du système bancaire. Pour les deux dernières années, dans le bilan de la plupart des établissements, les placements en trésorerie augmentaient plus vite que les crédits à la clientèle et se portaient de plus en plus sur les souscriptions de titres publics régionaux émis massivement pour financer les réponses étatiques à la pandémie. Cette orientation semble s’être maintenue en 2021 au vu des données recueillies sur la structure des emplois bancaires en fin d’année de quelques banques, qui mettent en évidence la poussée toujours prioritaire des emplois de trésorerie. Enfin, selon une note récente de la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), les contreparties de la masse monétaire pour l’Union croissent respectivement en 2022, en glissement annuel, de 32% pour les titres publics et de 12% pour les concours à l’économie.

Les raisons de cet appétit sont inchangées : rentabilité confortable de ces actifs publics ; accès aisé au refinancement de la BCEAO ; coût moindre en mobilisation de ressources propres selon les règles prudentielles en vigueur depuis 2018.  Ces financements sont devenus indispensables aux Etats à la suite de l’explosion de leurs besoins exceptionnels – prêts et aides lors de la pandémie Covid, subventions contre l’inflation, ..- mais aussi de leurs contraintes budgétaires de fonctionnement, voire d’investissements. En 2021, c’est encore 7268 milliards de FCFA de titres -après le pic de 10500 milliards de FCFA de 2020- qui ont été émis par les huit Etats de l’UEMOA sur le marché financier régional et largement souscrits par les banques. Les circuits financiers se modifient en conséquence. A l’intermédiation classique vis-à-vis des entreprises et des ménages de chaque pays s’ajoute de plus en plus pour les banques une mission d’apporteur régional de ressources aux Etats de la zone, pour leurs actions régaliennes mais aussi leur rôle de nouvel intermédiaire financier auprès de nombreux agents économiques. Cette nouvelle distribution des fonctions apparait jusqu’ici assez efficiente. Mais elle n’est pas exempte de nouveaux risques :  les banques utilisent des critères de rentabilité, de sécurité, et de diversification qui peuvent être en décalage avec les besoins de certains Etats ; en cas de perturbations politiques locales, comme c’est actuellement le cas au Mali, les blocages peuvent peser à la fois sur l’équilibre financier de quelques Etats et la trésorerie des entités bancaires.  

A côté de ces transformations du système bancaire « stricto sensu », la montée en puissance du « mobile banking » dans les moyens de paiement, mutation essentielle de la décennie, se poursuit mais a enregistré deux changements importants. D’abord, les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), lancés par les sociétés de télécommunications régionales et agréés par la BCEAO, qui restent les leaders de ce marché en expansion très rapide, doivent affronter dans quelques pays -Sénégal, Cote d’Ivoire, Mali pour l’heure- une concurrence très vive, notamment de la « Fintech » Wave. Celle-ci a bâti son développement sur une politique de coûts de transaction particulièrement bas, qui ont séduit le public et accélèrent l’inclusion financière tant recherchée. Elle bénéficie aussi depuis 2020 de fonds propres fortement accrus qui ont « boosté » ses moyens d’action. Le groupe de la Banque Mondiale, désormais partie prenante dans cette société, parle même à son propos de « première licorne africaine » même s’il s’agit d’une société créée par des capitaux étrangers au continent. Face à cette stratégie, les EME ont d’abord vu leurs activités ralentir, ou baisser, et leurs profits plonger. Mais la riposte s’est désormais organisée de leur côté, notamment au sein du groupe Orange : leurs tarifs ont fini de s’adapter, de nouveaux produits ont été introduits, la digitalisation des offres s’est accentuée. Cette rude compétition a finalement élargi le marché et profité au public.

En revanche, certains acteurs bancaires qui s’étaient risqués sur ce terrain font machine arrière. La Société Générale, qui avait lancé à grand bruit en 2018 sa filiale « YUP » de paiement mobile annonce le prochain arrêt de ce service, préférant se concentrer sur ses marchés habituels où elle obtient de belles réussites. Malgré son implantation dans 7 pays et les 2 millions de clients revendiqués, Yup ne semble pas avoir atteint la rentabilité souhaitée. Cette décision montre que la nature des opérations de monnaie mobile -très petites transactions à faible commission individuelle-, l’ampleur des investissements technologiques qu’elles requièrent pour être performant et la concurrence féroce sur ce marché constituent une redoutable barrière d’accès.

La bonne santé de la grande majorité des banques et le jeu toujours ouvert dans le domaine très porteur de la téléphonie mobile sont des indicateurs positifs dans une période d’incertitudes. Il reste à les mettre encore davantage au service d’un financement plus dynamique de toutes les catégories d’entreprises, qui est toujours une faiblesse dans l’UEMOA.

Paul Derreumaux

Article rédigé le 05/04/2022

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

 

Le Département des Affaires Economiques et Sociales des Nations-Unies vient de publier sa Revue 2017 des prévisions démographiques mondiales aux horizons 2050 et 2100.

La première conclusion de ce travail est l’accentuation des tendances antérieures. Ce constat n’étonne pas, les mouvements démographiques ne se modifiant que sur le long terme et permettant donc des prévisions précises, y compris pour des échéances lointaines. L’humanité s’est accrue d’un milliard d’habitants entre 2005 et 2017, battant ses records de vitesse, et atteint 7,6 milliards d’habitants. Dans l’hypothèse centrale des projections, elle comprendrait 9,8 milliards de personnes en 2050 – un peu plus que les dernières prévisions -. Malgré le ralentissement ensuite attendu, il est probable à plus de 75% que l’humanité continuera à s’accroître jusqu’après 2100 et elle a de « bonnes chances » de dépasser 11 milliards d’âmes à la fin du siècle. A ce jour, la pyramide des âges est plutôt équilibrée avec 26% d’individus de moins de 15 ans, 61% entre 15 et 59 ans et 13% au-delà, et l’âge médian est de 30 ans. Mais l’humanité va vieillir vite dans les prochaines décennies en raison de la chute continue du taux de mortalité et de la baisse tendancielle du taux de fécondité. En 2050, on attend donc autant de moins de 15 ans que de plus de 60 ans, soit 2,1 milliards de personnes, et 21% de chaque côté. Même si ce mouvement concerne tous les continents, l’Europe et l’Amérique du Nord seront particulièrement touchées par ce changement, qui requerra des investissements et des actions sociales d’un nouveau type. L’évolution aura aussi des répercussions négatives sur le ratio catégoriel 20-65 ans/plus de 65 ans qui passera par exemple en Europe de 3,3 à moins de 2 en 2050 et imposera de nouveaux efforts de solidarité.

Dans cette « photo de groupe », l’Afrique accentue son originalité. Par sa croissance d’abord. Après sa progression considérable depuis 50 ans, elle « pése » en 2017 17% de l’humanité avec ses 1,3 milliards d’habitants. Cette place devrait se consolider encore plus vite dans les 30 prochaines années : en totalisant 59% de l’accroissement sur la période, la population du continent avoisinera 27% du total mondial et plus de 2,5 milliards d’individus en 2050. Cette évolution illustre un rythme d’accroissement annuel qui ne ralentit que doucement: ce taux, de +2,6% en 2010/2015, restera encore à +1,8% en 2045/2050 tandis qu’il sera à cette date partout inférieur à +1% et sera même négatif en Europe. Sous cette poussée globale, l’Afrique comptera de plus en plus de géants à l’échelle des populations nationales. Ainsi qu’il l’est déjà connu, le Nigéria devrait avoir dans 33 ans la troisième population mondiale, contre la septième aujourd’hui, et 410 millions d’habitants. Au même moment, 4 des 13 pays de plus de 150 millions d’habitants seraient en Afrique – Nigéria, République Démocratique du Congo, Ethiopie et  Tanzanie, contre 1 sur 8 aujourd’hui.  Surtout, l’Afrique se distinguera dans l’avenir par sa jeunesse dans un monde vieillissant. La population du continent compte présentement 60% de personnes de moins de 25 ans, alors qu’en Asie et en Amérique latine ce pourcentage est descendu à 42%. La classe des 25 à 59 ans reste la plus faible au monde, avec seulement 35% du total, contre plus de 45% ailleurs, comme celle des plus de 60 ans qui n’est aujourd’hui que de 5%. Ce poids exceptionnel de la jeunesse et l’accroissement continu de la proportion des 25/59 ans se poursuivront jusqu’au-delà de 2050 et donc sur une période exceptionnellement longue par rapport à l’histoire des autres continents. C’est seulement pour la concentration de la population que l’Afrique empruntera le même chemin que le reste du monde : la majorité de la population deviendra en effet urbaine avant 2030, suivant une évolution apparemment irréversible.

Sur certains aspects, l’Afrique témoigne d’importants progrès. D’abord l’allongement de la durée de vie : +6,6 ans depuis 2005, soit trois fois plus que dans la période précédente et deux fois plus que le rythme mondial. Certes, l’espérance de vie de 60,6 ans reste au moins 10 ans inférieure à celle du reste de la planète, mais l’amélioration illustre les efforts accomplis pour atteindre l’un de ces Objectifs du Millénaire et l’objectif affiché est de renforcer la tendance avec une espérance de vie à 71 ans en 2050.  Cette avancée a surtout été obtenue par la chute du taux de mortalité des moins de 5 ans, qui a baissé de 141/°° en 2000/2005 à 95/°° en 2010.2015. Ici encore, le retard reste grand par rapport à la moyenne mondiale, mais il s’est bien réduit, surtout par rapport aux autres pays les moins avancés. Enfin, la dernière décennie a été marquée par une décélération de l’impact du virus HIV : ainsi, en Afrique du Sud, pays le plus touché, l’espérance de vie ramenée à 53 ans en 2010 est remontée à 59 ans et pourrait s’élever en 2020 à 62 ans, son niveau antérieur à l’explosion de la maladie.

Face à ces améliorations, le faible repli du taux de fécondité est au contraire le grand échec africain du début du siècle. Ce ratio est en 2015 de 4,7 naissances par femme et supérieur à 5 pour la seule zone subsaharienne. Il est plus de deux fois supérieur à celui de toutes les autres régions du globe. Les prévisions tablent sur une réduction de ce taux à 3,1 vers 2050 et à 2,1 vers 2100, soit avec 100 ans de retard par rapport au reste du monde. Au vu de la dernière décennie, ces prévisions semblent cependant optimistes. Ce décalage est largement répandu puisque sur les 22 pays ayant les plus forts taux de fécondité, 20 appartiennent au continent. Parmi les facteurs expliquant cette valeur élevée, on peut souligner que l’Afrique détient, avec un taux de 99/1000, le plus fort niveau de naissances pour les jeunes filles de15/19 ans. La précocité de la procréation et l’allongement de la durée de vie s’ajoutent donc au taux de fécondité record pour amplifier l’accroissement démographique.

Ces projections, aux fortes probabilités de concrétisation, ramènent à trois données économiques essentielles, bien connues mais insuffisamment  mises en oeuvre.

La première est l’urgence d’une réorientation des stratégies de développement. La forte corrélation positive entre développement économique et social et baisse du taux de fécondité est universelle et ne peut être un hasard. A contrario, le lent repli du taux de fécondité en Afrique est un indicateur du caractère peu inclusif du développement malgré les bons taux de croissance économique. Dans beaucoup de pays, l’augmentation du Produit Intérieur Brut, d’ailleurs fort ralentie depuis trois ans, a peu changé les conditions et le niveau de vie de la grande majorité, et donc les pesanteurs religieuses et sociales qui influent sur le comportement des populations. Pour réduire ce taux de fécondité, les programmes devraient être nécessairement multidirectionnels : renforcer massivement le planning familial, notamment dans les zones urbaines qui vont devenir majoritaires ; mais aussi par exemple mettre l’accent sur la scolarisation des jeunes filles pour réduire les naissances précoces et accélérer les investissements en infrastructures sociales et dans l’habitat, pour « changer la vie ». La volonté politique de trouver des solutions doit être à la hauteur de la complexité et de l’ampleur de ces questions, ce qui fait souvent défaut. Sans cette mutation démographique, l’écart déjà criard entre les besoins et la situation actuelle en termes d’équipements collectifs ou de logements décents, par exemple, s’accroitra gravement d’ici 2050. Il pourrait être insoluble en 2100 pour les pays à la poussée démographique la plus rapide comme le Niger ou le Nigéria.

La deuxième est l’impératif d’un changement de rythme dans les créations d’emplois. Le « dividende démographique » avancé par certains, arguant que l’actuelle pyramide des âges dans le continent est favorable à la croissance en raison du poids relatif élevé des classes d’actifs, ne sera une réalité que si ces actifs travaillent effectivement. Or, le rythme actuel de création d’emplois dans les secteurs formels existants et dans l’administration semble incompatible avec la masse des personnes arrivant annuellement sur le marché de l’emploi. Les solutions ne peuvent venir que du renforcement du secteur industriel, capable de créer massivement des postes de travail, de celui des services modernes, pouvant générer de nombreuses petites entreprises et une vraie valeur ajoutée, et d’une progression continue l’informel « classique ». Les pays choisissant la première solution, comme l’Ethiopie ou la Cote d’Ivoire, sont rares en raison des nombreuses conditions qu’exige ce choix : fort engagement politique, progrès d’infrastructures, lourds investissements. L’informel traditionnel continuera de toute façon à prospérer, sans autre apport qu’une survie plus facile de nombreuses catégories. L’essor de petites sociétés orientées vers les nouvelles technologies, les services, les nouvelles formes de commerce sont donc une voie plus largement ouverte. Elle suppose cependant le soutien intelligent au secteur privé, l’amélioration de l’éducation et de la formation des jeunes et des chômeurs, une meilleure efficacité fiscale, un bond en avant de l’accès au financement, et reste donc un vrai challenge..

Enfin, même si les deux premières conditions étaient réunies, les migrations demeureront un moyen d’ajustement nécessaire avec l’accroissement drastique à venir de la population. Refuser cette vérité n’empêchera pas qu’elle se produise. Ces mouvements seront d’abord intra-africains, en fonction des drames et de l’immobilisme frappant certains pays, générateurs d’émigration, et des possibilités d’emploi offertes dans d’autres, qui seront spécialement attractifs pour les jeunes. Mais ils existeront aussi avec d’autres régions du monde, et surtout l’Europe. En la matière, l’insouciance -ou l’inconscience – de la plupart des pays africains et l’égoïsme de beaucoup de pays européens conduisent à des positions actuellement conflictuelles, intenables à terme. Ces mouvements de populations peuvent en effet être utiles à tous. L’allègement de la contrainte démographique permet aux Etats africains de transformer plus vite l’environnement local, d’accélérer le développement et de réduire à terme ces départs. L’immigration en Europe participe au règlement des questions du vieillissement de la population et de la diminution des actifs dans cette région, dès lors que les politiques d’accueil et d’intégration sont conduites avec audace et discipline.

A défaut d’agir vite sur les trois variables, la troisième risque de s’imposer comme la seule voie possible pour un nombre croissant de personnes sans autre espoir de vie meilleure, même si leur chemin est jonché des drames que l’actualité nous jette au visage sans état d’âme.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2018

Ralentissement de la croissance chinoise : Quel impact pour l’Afrique ?

Ralentissement de la croissance chinoise : Quel impact pour l’Afrique ?

 

L’affaire semble maintenant entendue. La hausse du Produit Intérieur Brut (PIB) de la Chine à des taux annuels régulièrement supérieurs, parfois de loin, à 8% devrait bien faire partie du passé, la question principale étant de savoir si le ralentissement déjà observé va rester modéré et progressif, ou s’intensifier rapidement.

Il parait d’abord étonnant de reprocher à la Chine cet adoucissement de sa croissance. Depuis dix ans, le dynamisme du développement économique chinois a été un des moteurs de la croissance mondiale et a notamment réduit les impacts négatifs de la crise financière et économique de 2008. La crainte des effets d’une « surchauffe » de ce pays par suite de fragilités du système financier, de « bulles » sectorielles prêtes à éclater, de dégradations de l’environnement, d’une nécessaire adaptation du modèle de croissance ont alimenté les analyses des experts durant quelques années et amené beaucoup de ceux-ci à prôner un rythme moins soutenu de cette progression. L’apparente prise en compte par les Autorités chinoises de ces difficultés réelles les conduit à retenir de nouvelles priorités, telles l’augmentation de la consommation intérieure et l’accroissement du pouvoir d’achat qu’elle impose. Celles-ci entrainent logiquement le ralentissement de la hausse du PIB, préconisé par les économistes. Les politiques ont un autre raisonnement : les craintes de fortes répercussions du ralentissement chinois les conduisent à regretter celui-ci pour des considérations essentiellement égoïstes.

Pour l’Afrique, cette peur est encore amplifiée au vu du rôle tenu par la Chine dans la croissance du continent observée depuis une quinzaine d’années. Les bonnes performances d’évolution du PIB de beaucoup de pays africains doivent en effet beaucoup à l’appétit pour les matières premières et les ressources énergétiques nécessaires pour alimenter l « usine du monde » qu’est devenue la Chine. La demande de celle-ci en métaux de toutes sortes, mais aussi en pétrole a entrainé à la fois la forte croissance des exportations correspondantes et la hausse des prix unitaires de ces produits. Pour sécuriser et accroître ses approvisionnements, l’Empire du Milieu est aussi devenu un important investisseur direct pour ces secteurs dans plusieurs pays et a augmenté considérablement les concours financiers aux Etats africains. Il en est résulté pour ces derniers une meilleure diversification possible de  leurs sources de financements et une diminution de leur dépendance à l’égard de partenaires traditionnels  multipliant les exigences préalables à leurs décaissements. En retour, les marchandises et prestations chinoises à bas prix sont maintenant, pour une large part des populations africaines, un moyen d’accès à des produits et services auparavant inabordables, et ont contribué à améliorer le mode de vie du plus grand nombre. De même, de grandes entreprises chinoises, spécialement dans le bâtiment et les travaux publics, ont permis la réalisation de grands chantiers à des prix plus compétitifs. En 15 ans, la Chine est donc devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, avec plus de 250 milliards de USD d’échanges en 2014 et une multiplication de ceux-ci de plus de vingt fois par rapport à 2000. Même si les investissements chinois sur le continent n’ont pas suivi le même rythme, leur stock dépassait 25 milliards de USD dès 2013 et tenait une place déterminante dans certains secteurs comme l’extraction de matières premières et de pétrole. Cette place désormais incontournable de la Chine sur le continent n’est d’ailleurs pas exempte de frictions diverses au niveau local: la manière selon laquelle des contrats de travaux ont été « troqués » contre des fournitures de matières premières, le faible appel aux travailleurs africains sur certains chantiers confiés à des entreprises chinoises ou  l’arrivée surprise en Afrique de l’Ouest de petits commerçants chinois venant concurrencer le secteur informel national sont des exemples de ces difficultés.

Face à l’étroitesse de ces liens économiques, toute décélération du développement de la Chine génère donc a contrario des inquiétudes en Afrique. Ces appréhensions devraient pourtant être limitées pour deux principales raisons.

Depuis quelques années, les moteurs de la croissance africaine se sont diversifiés et intériorisés. Les secteurs des télécommunications, des banques et de tous les types d’infrastructures sont désormais des piliers de cette hausse du PIB aussi importants que celui des mines. Ils ont en outre l’avantage, à la différence de ce dernier, de toucher la quasi-totalité des pays subsahariens. Ils portent en eux, pour des raisons technologiques ou de marché, des gisements de progression tels que celle-ci devrait encore avoir un fort impact au moins à moyen terme. La poussée démographique extraordinaire dans laquelle est entrée toute la zone pour les trente ans à venir sera un autre facteur d’entrainement pour les services, les commerces et l’agriculture, surtout si les réformes nécessaires accroissent la productivité de cette dernière. L’évolution des activités industrielles est plus incertaine et a conduit jusqu’ici à beaucoup d’échecs : les révolutions techniques présentement observées et une révision des stratégies suivies en matière de priorités sous-sectorielles pourraient cependant améliorer les perspectives de ce secteur. En matière financière, même si l’aide publique continue son repli, l’Afrique peut d’abord compter sur un intérêt croissant des investisseurs privés de la plupart des pays du Nord ou des grands émergents, à la recherche de nouveaux projets à fort potentiel de croissance. Les Etats comme les entreprises peuvent aussi recourir de façon croissante aux marchés boursiers et aux systèmes financiers locaux ou régionaux qui se développent et, accessoirement, aux marchés internationaux de capitaux où les liquidités sont pléthoriques. Enfin, au moins dans certains pays, allant par exemple du Rwanda à la Côte d’Ivoire, des stratégies globales et cohérentes de développement, incluant les réformes de structures indispensables, sont établies et effectivement conduites par les Autorités politiques : elles devraient jouer un rôle essentiel d’accélération du progrès.

Dans le même temps, l’apport de la Chine restera sans doute important même s’il perd de sa puissance. Une fois la période d’ajustement passée, le poids du continent dans la fourniture des indispensables matières premières et  ressources énergétiques justifiera d’autant plus le maintien de flux commerciaux intenses que les coûts qui y sont liés pèsent modestement dans les investissements chinois étrangers. Le ralentissement des importations chinoises de biens de consommation frappera beaucoup plus les voisins asiatiques que les économies africaines actuelles. Dans la vaste rationalisation qui marque les nouvelles orientations de la politique économique de la Chine, les pays d’Afrique de l’Est et Australe devraient au contraire garder une place déterminante, voire être relativement plus avantagées. Ces régions sont incluses dans le périmètre des « Nouvelles Routes de la Soie » et devraient donc bénéficier des investissements massifs qui y sont prévus, notamment dans les infrastructures ferroviaires, maritimes, ou énergétiques, qui vont soutenir l’activité des très grandes entreprises chinoises. L’Afrique peut aussi aider la Chine à résoudre certaines de ses difficultés actuelles : les exportations vers le continent de produits finis présentant un bon rapport qualité /prix soutiennent d’importants secteurs de l’économie chinoise ; parallèlement, l’essor dans certains pays d’entreprises industrielles grosses consommatrices de main d’œuvre et appartenant aux investisseurs chinois est un moyen pour ceux-ci de contourner la hausse des salaires dans leur pays et de faire face aux autres économies asiatiques émergentes. L’Ethiopie est l’exemple le plus cité de cette nouvelle synergie sino-africaine « à rebours » mais des velléités identiques apparaissent dans quelques pays d’Afrique de l’Ouest. L’Afrique demeurera donc normalement un enjeu de première importance dans la stratégie économique internationale de la Chine. Le continent continuera d’abord d’être un important champ d’action pour ses entreprises et, comme pour le monde entier, une zone attractive tant par sa démographie que par ses perspectives d’expansion économique. Le Président Xi Jinping l’a rappelé en décembre 2015 à Johannesburg lors du dernier Forum de Coopération Afrique-Chine, avec la promesse que les échanges commerciaux avec le continent seraient portés à 400 milliards de USD d’ici 2020 et des annonces d’investissement visant à rassurer ses interlocuteurs. Par ailleurs, l’Afrique restera un des canaux privilégiés par lesquels peuvent s’exercer les ambitions politico-économiques de la Chine, notamment en matière monétaire : renforcement du rôle du yuan comme monnaie d’échange et de réserve ; adoption du yuan comme devise de référence dans certains pays comme le Zimbabwe.

Malgré la donne économique qui la caractérise aujourd’hui, la Chine devrait donc continuer à être une des grandes courroies d’entrainement de l’économie africaine, en raison du nombre et de l’intensité des liens tissés depuis au moins deux décennies. Cet impact positif pourrait cependant prendre des formes différentes, issues à la fois des nouveaux objectifs chinois et de l’évolution des économies africaines. L’Afrique dispose aussi fin 2015 de leviers de croissance endogènes qui donnent plus d’autonomie à son développement. Sur cette question des relations économiques avec le puissant partenaire chinois comme en bien d’autres domaines, les Etats africains qui auront les meilleurs résultats seront ceux qui ne se seront pas contentés de la « rente chinoise », mais auront réalisé les meilleures réformes pour profiter de leurs nouveaux atouts et limiter les effets négatifs de leur environnement.

Paul Derreumaux

article publié le 05/01/2016

Les conditions de l’émergence en Afrique: Investir, Inciter, Innover, Inclure

Les conditions de l’émergence en Afrique: Investir, Inciter, Innover, Inclure

Les années 2000/2010 ont marqué le retournement progressif de l’appréciation portée de l’extérieur sur le continent africain et l’arrivée d’un afro-optimisme. Cette analyse s’est trouvée globalement confirmée ces dernières années, en dépit des crises sanitaires et terroristes qui frappent une partie de l’Afrique, et des dirigeants africains de plus en plus nombreux aspirent eux-mêmes ouvertement à l’émergence économique. L’analyse des conditions de l’émergence en Afrique montre toutefois leur complexité, et les obstacles qui perdurent risquent de limiter le nombre de ceux qui atteindront cet objectif. Continuer la lecture de « Les conditions de l’émergence en Afrique: Investir, Inciter, Innover, Inclure »

Banques africaines : vers de nouveaux challenges ?

Banques africaines : vers de nouveaux challenges ?

 

Les premiers mois de 2015 auront apporté peu de surprises aux yeux de ceux qui suivent de près l’évolution des systèmes bancaires africains. Certains évènements survenus sont pourtant très symboliques. Ils montrent bien que les principales tendances récentes se poursuivent et que quelques attentes se concrétisent.

Les années 2013/2014 avaient marqué un net ralentissement de l’expansion des principaux groupes, marocains et nigérians notamment, qui avaient fait la « une » de la fin de la décade précédente par leur appétit de croissance apparemment insatiable. Aux opérations spectaculaires de rachats et de créations en vue de la constitution de grands réseaux régionaux ou panafricains a alors succédé une phase normale de consolidation des ensembles construits souvent en quelques années. Selon les circonstances, ce changement a été imposé par les banques centrales des pays d’origine, par les contraintes financières des banques concernées ou par un nécessaire renforcement des structures ainsi acquises. Dans tous les cas, ce ralentissement spectaculaire dans l’extension des principaux réseaux a eu les mêmes effets. Les maisons-mères ont en effet mis à profit ce répit pour mener les restructurations parfois requises, pour accroitre leur main-mise sur les filiales récemment acquises, pour déployer des systèmes de suivi des risques et de développement commercial déjà testés dans les pays d’origine. Ces améliorations techniques, favorisées par une croissance toujours vive en Afrique subsaharienne, ont dans l’ensemble porté leurs fruits. Les bénéfices – en valeur absolue comme en poids relatif – dégagés par les entités subsahariennes appartenant à ces groupes dominants ont augmenté ces deux dernières années, en particulier pour les trois groupes marocains concernés par cette aventure. Les hausses récentes des  participations de ces trois groupes dans certaines de leurs filiales confirment d’ailleurs l’intérêt financier croissant qu’elles y trouvent.

Les groupes ainsi consolidés vont pouvoir tester leurs forces dans une concurrence qui s’étoffe. De nombreuses banques régionales poursuivent l’extension de leur assise géographique, notamment en Afrique de l’Ouest : Coris Bank a ouvert ses portes à Bamako et la banque gabonaise BGFI vient d’obtenir son agrément pour le Sénégal, tandis que les camerounais d’Afriland First Bank achètent une compagnie d’assurances en Côte d’Ivoire pour élargir leur potentiel d’activités. Les banques kenyanes poursuivent leur expansion dans l’East African Community (EAC). La holding financière Atlas Mara annonce son projet d’achat de la Banque Populaire du Rwanda, pour la fusionner avec la Banque rwandaise de Développement qu’elle contrôle déjà, ce qui renforcerait ses trois pôles de croissance. La Société Générale, seule banque française encore offensive sur le continent, évoque elle-même plusieurs projets d’implantation allant du Togo au Mozambique. Face à ces réseaux déjà puissants, les initiatives isolées se font rares mais existent : un nouvel établissement, la Banque du Sénégal, a ainsi été récemment agréé sur la place de Dakar pourtant déjà fort concurrentielle.

Toutefois, l’information capitalistique la plus surprenante  vient de Côte d’Ivoire et… du Canada. La Banque Nationale du Canada (BNC), sixième banque de ce pays, a racheté au fonds d’investissement Emerging Capital Partners (ECP) les 26% que ce dernier détenait dans la holding NSIA-Participations, maison mère de la banque BIAO, elle-même troisième plus important établissement ivoirien. Il s’agit là de la première incursion africaine d’une banque canadienne, à l’exception des Caisses Desjardins plutôt orientées vers la micro-finance. Effectuée en partenariat avec le fonds Amethis, cette opération est donc forte de symboles. Elle donne une  confirmation supplémentaire de l’attrait croissant que suscite le continent sur les groupes internationaux de tous horizons géographiques. Elle marque l’introduction en Afrique d’investisseurs bancaires étrangers imprévus, après l’entrée en force du Qatar en 2014. Elle devrait aussi conduire à une politique de renforcement structurel et d’expansion géographique de la BIAO grâce à l’expérience et à la puissance financière de la BNC. Avec cette montée en force de son pôle bancaire et la large empreinte géographique de son réseau de compagnies d’assurances, le groupe NSIA pourrait innover. Il a en effet de bonnes cartes pour la constitution d’un véritable groupe de « bancassurance », au moins à l’échelle francophone, ambition affichée par de nombreux réseaux mais pas encore vraiment atteinte jusqu’ici. Le principal pari restera d’apprécier la qualité de l’entente entre deux partenaires venant d’horizons si différents.

Pendant que se poursuivent ces  mouvements dans le panorama des acteurs en présence et que se renforce la concurrence entre établissements, les banques centrales durcissent comme prévu leurs exigences. Le fait le plus illustratif est ici la décision annoncée en avril 2015 par la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) de doubler le capital minimum des établissements bancaires de la zone en le portant à 10 milliards de FCFA, soit environ 20 millions de dollars US. Attendu depuis longtemps, ce relèvement ne surprend pas. La durée de quelque deux ans accordée aux banques pour cette mise à niveau – contre trois ans pour l’augmentation précédente de 4 milliards de FCFA décidée en 2007 – laisse d’ailleurs penser que la Banque Centrale mettra plus que par le passé la pression pour l’application de cette mesure. Fin 2012, 24 banques étaient encore en effet en infraction dans l’UEMOA par rapport à la norme de 5 milliards de FCFA censée être en vigueur depuis fin 2010. Ce renforcement des capitaux propres apparait indispensable et urgent face à l’accroissement rapide des bilans des banques de la région, à l’accumulation des risques qui en résulte, à la faible capitalisation de nombreux établissements et aux exigences accrues des normes réglementaires internationales.. L’Union Economique et Monétaire (UEMOA) est d’ailleurs en retard par rapport à de nombreux pays de structure économique comparable. Ce capital minimal requis est ainsi déjà élevé à 20 millions de dollars dans l’Afrique Centrale francophone depuis 2009 et atteint 60 millions de dollars au Ghana. D’autres augmentations sont encore annoncées sur d’autres territoires. Dans les pays où ce seuil reste modéré, comme le Kenya ou le Maroc, une batterie d’indicateurs et une surveillance très étroite des banques centrales compensent la modestie de la barrière d’entrée capitalistique. Avec ces dispositions, et quelques autres comme le renforcement des contrôles et la généralisation progressive des règles de Bâle II, les Autorités monétaires comptent être mieux en mesure de répondre aux nouveaux défis liés aux transformations des économies et des systèmes bancaires d’Afrique subsaharienne depuis deux décades, comme le montrent les deux exemples suivants.

Face à la croissance économique enfin observée et qu’il faut consolider, l’objectif majeur est celui d’une plus forte contribution des systèmes bancaires nationaux au financement du développement de chaque pays, et les progrès à accomplir à cette fin restent immenses. Même s‘ils ont nettement augmenté sur la période, les taux de bancarisation demeurent faibles : près de 50% au Kenya, mais 15% seulement au Sénégal et moins encore en moyenne dans l’UEMOA. Le poids des crédits bancaires dans le Produit Intérieur Brut (PIB) est toujours très inférieur à celui de nombreux pays à développement économique comparable. Les systèmes bancaires locaux doivent donc évoluer rapidement pour tenir leur place dans le financement des investissements considérables nécessaires pour alimenter la croissance future de l’Afrique. Il leur faut à la fois collecter davantage d’épargne et octroyer plus de crédits, y compris aux emprunteurs les plus risqués comme les Petites et Moyennes Entreprises. Face à des missions plus nombreuses et des risques plus élevés, la solvabilité des banques doit être plus assurée. L’accroissement des fonds propres est ainsi une des premières conditions préalables à satisfaire et il est probable que le mouvement actuel va s’accentuer. Il pourra s’opérer à la fois par de nouvelles augmentations du capital minimum demandé ou par l’imposition de ratios qui auront la même conséquence indirecte.

Devant des systèmes bancaires dominés par de vastes réseaux, les banques centrales sont aussi confrontées à des risques nouveaux posés par les banques « transafricaines », dans lesquelles le contrôle d’un établissement d’un pays donné est exercé par une banque d’une autre zone géographique du continent. Les motivations de la maison mère peuvent ne pas toujours coïncider avec les priorités économiques des nations où est implanté son réseau. L’Autorité Monétaire du pays d’une banque holding peut elle-même être davantage préoccupée par le risque systémique qu’un ensemble de filiales va faire courir à l’institution qu’elle contrôle, et prendre des décisions peu compatibles avec la contribution optimale de ces filiales au développement économique de leurs pays. Les liens étroits qui se tissent entre institutions de régulation montrent la prise de conscience de ces possibles dissonances et la volonté  de les résoudre au mieux. L’augmentation obligatoire du capital des banques locales et la mise en place de ratios réglementaires de plus en plus sévères restent cependant une des voies les plus immédiates pour répondre aux souhaits de chacun.

La présence d’acteurs bancaires de plus en plus nombreux et diversifiés malgré le durcissement logique des règles de la profession atteste de la bonne santé actuelle du système bancaire subsaharien. Des études récentes confirment d’ailleurs l’attractivité du secteur sur les investisseurs et ses bonnes perspectives de croissance et de rentabilité à moyen terme. Cette compétition de plus en plus en plus aiguisée et la meilleure solidité financière demandée aux banques africaines seront normalement deux atouts importants pour que ces prévisions optimistes se concrétisent. Le système bancaire pourra alors être un des fers de lance des nouvelles transformations de l’Afrique, comme il l’a été depuis près de trente ans.

Paul Derreumaux

19/05/2015

Le rêve de l’émergence en Afrique

Le rêve de l’émergence en Afrique

Après plus d’une décennie de croissance remarquable, de nombreux pays d’Afrique ont l’ambition de rejoindre le groupe des pays émergents. Il leur faut pour cela remplir dans les meilleurs délais de difficiles transformations politiques, économiques, techniques et sociales. Les obstacles à ces mutations risquent de limiter le nombre de ceux qui réussiront.

Le mot est presque devenu magique, comme si, en le prononçant, on éloignait le spectre du maintien indéfini dans la case des pays les moins avancés et on faisait déjà la moitié du chemin pour devenir un « émergent ». Cette hypnose est logique : la croissance significative du Produit Intérieur Brut (PIB) notée en Afrique depuis près de 15 ans autorise les plus grands espoirs alors que les progrès économiques et sociaux constatés dans les nations déjà classées dans cette catégorie sont la meilleure incitation à la rejoindre.

Cette émergence tant désirée peut recevoir des acceptions variées et les pays auxquels on attribue ce label ont des situations diverses. Pour tenir compte de cette grande variété, on pourrait sans doute définir l’émergence comme un saut quantitatif et qualitatif de grande ampleur, durable et peu réversible, de nombreux indicateurs, qui met en évidence une profonde transformation des structures économiques et sociales du pays concerné.

Les conditions nécessaires pour atteindre ce nouveau stade et s’approcher des pays les plus avancés sont connues. La Conférence Internationale sur l’Emergence de l’Afrique tenue à Abidjan en mars dernier a permis à quelques dirigeants politiques de rappeler à nouveau clairement ces exigences. Celles-ci, de manière synthétique, englobent quatre composantes : politique, économique, technique et sociale.

L’aspect politique traduit la responsabilité éminente de l’Etat dans l’atteinte de l’émergence. Il s’exprime d’abord dans la définition impérative par les Autorités d’une vision cohérente et mobilisatrice de l’avenir à long terme de la société et de l’économie du pays concerné. Cette vision doit être agréée par la majorité de la population et assortie de programmes d’actions quantifiés et datés en vue de l’atteinte des objectifs fixés. Il faut enfin une volonté ferme et pérenne de mettre en œuvre les programmes retenus quelles que soient les difficultés intérieures et extérieures traversées. La qualité de la gestion des finances publiques, la création d’un environnement favorable aux entreprises privées créatrices de richesses, le renforcement de l’état de droit, l’amélioration de l’efficacité et de la justice du système fiscal sont les illustrations les plus connues du cadre incitatif attendu de ces actions. L’évolution récente conduit à y ajouter une attention accrue portée aux questions de sécurité des personnes et des biens, pour éviter toute perturbation des actions de développement. Enfin, l’application efficiente de la démocratie sera de plus en plus un élément incontournable de cette attente politique, en raison de l’impatience des citoyens comme de la pression internationale.

Le pilier économique s’apprécie d’abord par le niveau d’investissement réalisé par le pays pour préparer son avenir. La décennie passée a montré l’impact positif du renforcement soutenu des infrastructures en Afrique sur le développement du continent. Pourtant, l’émergence recherchée appelle un changement d’échelle dans les efforts consentis. Les taux de Formation Brute de Capital Fixe sont à augmenter largement, afin de dépasser durablement 30% du PIB, contre souvent moins de 20% maintenant. Les investissements doivent concerner à la fois les moyens de communication, mais aussi l’énergie et les secteurs productifs, et reposent donc sur l’Etat comme sur le secteur privé. Ils ont aussi à développer le capital humain, tant pour élever le niveau général d’éducation du plus grand nombre qu’en mettant en place les formations professionnelles les mieux adaptées. Pour assurer une gigantesque avancée dans tous ces domaines, il faut en particulier une mobilisation plus active de l’épargne intérieure, des circuits de financements plus performants, une gestion efficace de l’endettement public. Si ces conditions sont réunies, pourrait alors intervenir une élévation significative et suffisamment longue du taux de progression du PIB, indicateur basique de l’émergence.

Ces transformations économiques ne donneront cependant leur plein effet que si elles sont accompagnées d’une composante technique. Une forte amélioration de la productivité de chaque facteur de production est en effet nécessaire pour que le nouvel appareil économique ainsi construit soit compétitif dans une concurrence internationale de plus en plus ouverte. Ceci implique pour les candidats à l’émergence des capacités internes de recherche et d’innovation ou, au moins, une volonté de captation et d’utilisation rapides de nouvelles technologies de pays plus avancés. Un premier exemple touche le secteur primaire : son renforcement, indispensable pour des questions de sécurité alimentaire et de hausse du PIB, doit être mené avec une augmentation maximale de productivité afin d’être viable et d’autoriser des transferts de main d’œuvre vers d’autres secteurs. Un second exemple est celui de l’industrie, parent pauvre de la croissance dans la majeure partie de l’Afrique : elle exige des transformations structurelles urgentes, en termes de technologies adaptées et de formation des salariés, pour accroître sa place.

L’aspect social est la condition finale de l’émergence. Elle suppose que la croissance générée soit, selon le mot consacré, « inclusive », et que les inévitables inégalités nées de ces bouleversements soient maîtrisées : la lutte contre la pauvreté doit donc être une ligne directrice des actions conduites. Elle requiert aussi de trouver les solutions pour maintenir des limites acceptables au chômage malgré une pression démographique d’une ampleur exceptionnelle. Elle implique des politiques d’investissements sociaux contribuant à améliorer le niveau général de satisfaction des besoins de base. Elle impose encore que les stratégies de développement prennent suffisamment en compte des objectifs de décentralisation et d’aménagement du territoire : c’est une condition pour faciliter et réduire le coût de l’urbanisation galopante et éviter que s’opposent une capitale étouffée par sa croissance anarchique et le reste de l’espace national vidé peu à peu de sa substance humaine et affichant des indicateurs sociaux en déclin.

Malgré le défi qu’ils représentent, ces quatre piliers peuvent être construits. Il faut cependant pour cela que soient éliminés quelques obstacles trop souvent rencontrés.

L’un d’entre eux est l’insuffisante prise de conscience de l’urgence des actions à mener. Cette urgence résulte d’abord des retards dans lesquels se trouve l’Afrique par rapport au reste du globe en nombre de domaines: des capacités énergétiques au nombre de médecins par habitant, les exemples sont légion. Mais la vitesse avec laquelle surgissent de nouveaux risques comme celui de l’accroissement de la population, du climat ou de la sécurité renforce cette nécessité de mesures immédiates et de grande ampleur. Or, dans beaucoup de pays, le discours volontariste est trop rarement suivi à brève échéance des actions à même échelle. Alors que les changements se poursuivent dans le monde, les retards s’accumulent et leur élimination est rendue toujours plus difficile, éloignant d’autant l’atteinte des objectifs.

Un autre est le manque de pérennité des efforts accomplis. L’importance des changements à opérer pour obtenir cette émergence économique suppose à l’évidence l’application d’une stratégie globale, poursuivie dans chaque secteur de façon méthodique et sur le long terme, parfois à l’échéance d’une génération. Dans bien des cas, les programmes entrepris sont cependant stoppés, ou même remis en cause, pour des raisons politiques ou sécuritaires, repoussant en permanence des calendriers initialement arrêtés. Les évènements survenus en Côte d’Ivoire, au Mali ou au Sud-Soudan en sont quelques illustrations récentes. Les considérations économiques, et les contraintes qui y sont liées, ont donc encore rarement la primauté dans les préoccupations des dirigeants, ce qui freine considérablement l’évolution attendue. Cette absence même de priorité peut d’ailleurs être elle-même à l’origine des difficultés politiques rencontrées, entraînant les pays concernés dans un cercle vicieux.

Un troisième facteur de résistance est celui des mentalités. Les cohérences sociales encore  dominantes étaient justifiées au vu des systèmes politiques et économiques antérieurs et étaient restées préservées en raison notamment du caractère presque « offshore » des progrès économiques de l’Afrique depuis les indépendances jusqu’au début des années 2000. Ces cohérences sont souvent peu favorables aux nouveaux comportements requis par l’émergence, voire parfois en désharmonie avec ceux-ci. C’est donc seulement au prix de changements profonds introduits dans les mentalités, afin de les ajuster aux exigences d’une évolution économique accélérée, que le pari du développement pourra réussir. Ces transformations ont besoin de temps, de ténacité dans l’effort et d’une grande force de conviction pour être admises par les populations. Cet aspect explique aussi les besoins d’urgence et de pérennité des actions précédemment évoqués.

Devant le faisceau de ces conditions, il est probable que les chemins divergeront de plus en plus sur le continent entre deux groupes d’Etats. Les premiers, sans doute minoritaires, seront capables de remplir progressivement les préalables posés et pourront ainsi s’approcher plus ou moins vite des objectifs recherchés. Les autres, majoritaires, risqueront de repousser constamment les échéances et d’être de plus en plus fragilisés par rapport à un monde en mutation permanente. La période actuelle commence à mettre en avant ces différences et à montrer ceux qui seront les mieux placés. Il importera de ne pas laisser s’élargir à l’excès l’espace entre les deux groupes pour éviter qu’apparaissent d’autres problèmes. L’intégration régionale, forme moderne de la traditionnelle solidarité, devrait être une des principales armes de ce combat.

Paul Derreumaux

le 21/04/2015

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Le deuxième semestre 2014 et le début de 2015 sont marqués par la chute du prix du pétrole, la forte baisse de l’euro et une croissance économique globalement inférieure aux prévisions. Pour l’Afrique, ce contexte apparait plutôt positif. La diversité des effets et l’incertitude sur la durée des ces changements imposent cependant d’exploiter ceux-ci rapidement et avec justesse.

Les bonnes nouvelles pour l’Afrique sont suffisamment rares pour qu’on les souligne. La fin de l’année 2014 et le début de 2015 nous en apportent simultanément trois.

La première est celle des dernières prévisions sur la croissance mondiale, malgré l’accueil pessimiste qu’elles ont reçu. Le rapport publié début 2015 par le Fonds Monétaire International (FMI) annonce en effet une augmentation de 3,5% du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial, inférieure de 0,3% à ce qui était précédemment escompté. L’Europe mais aussi la Chine et diverses régions en développement, dont l’Afrique, sont visées comme responsables de ce décalage. L’atonie de l’économie européenne, après plusieurs années de mesures d’ajustement plus ou moins sévères selon les pays, est effectivement décevante sauf si on admet que la croissance économique n’est peut-être pas le régime normal de nos économies, contrairement à ce que croient beaucoup de politiques. Les reproches faits au ralentissement de la « locomotive » chinoise peuvent en revanche surprendre. Dans le passé récent, les craintes liées à sa croissance trop rapide étaient au contraire nombreuses, et souvent justifiées : existence de bulles spéculatives, comme la construction ou l’énergie ; institutions financières au portefeuille encombré de créances douteuses; modification nécessaire du modèle économique afin de mettre l’accent sur les progrès de la consommation intérieure. Le ralentissement constaté pourrait donc être plutôt salué comme la conséquence de l’adoption par la Chine de mesures salutaires pour éviter la surchauffe et assainir ses structures économiques. Un taux de croissance, même « réduit » à quelque 7%, parait de toute façon constituer une performance honorable, voire plus saine à moyen terme pour ce pays.

Pour l’Afrique subsaharienne, le FMI évoque aussi pour 2015 un repli à 4,9%, contre 5,8% prévus, du taux de hausse annuel du PIB, juste en-deçà des 5% devenus au fil des ans une espèce de « norme » minimale. La plongée des prix du pétrole, la baisse de cours de quelques matières premières et la morosité économique prolongée en Afrique du Sud semblent les principaux facteurs explicatifs de ce retard. Malgré celui-ci, le taux espéré pour 2015 montre que l’Afrique trouve désormais en elle-même une bonne partie des ressorts de sa croissance et est globalement moins vulnérable aux chocs extérieurs. Cette moyenne dissimule aussi le fait que les pays africains non producteurs de pétrole devraient même voir la croissance de leur PIB s’accélérer : le taux atteindrait ainsi +7,4 % en Afrique de l’Ouest francophone, rejoignant en conséquence la croissance chinoise. De plus, le ralentissement dans plusieurs des régions les plus avancées est une occasion pour un grand nombre de pays du continent de réduire, même modestement, l’écart qui les sépare des nations les plus riches.

Même si ces constats sont encourageants, il reste primordial de constater sur le terrain si le progrès du PIB se traduit au quotidien dans les principaux indicateurs économiques et, surtout, dans l’évolution du pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pour qui s’oblige à cette analyse, il apparait bien que l’Afrique a vraiment changé en 15 ans, mais aussi que le chemin à parcourir reste plus long encore, et qu’il ne sera sans doute pas en ligne droite.

Une deuxième  donnée positive est l’évolution du cours du pétrole. Durant les premiers mois de la forte baisse engagée depuis l’été 2014, celle-ci a été surtout présentée comme un facteur supplémentaire de modération de la croissance mondiale, en raison de ses effets négatifs sur un secteur pesant lourd dans les économies de nombreux pays. L’amplification de la chute (actuellement plus de 60% par rapport aux niveaux de juin 2014) et son caractère durable ont modifié les conclusions des experts : le baril moins cher soutient, au moins pour un temps, la croissance en allégeant partout les lourdes factures énergétiques.

En Afrique, les situations sont bien sûr contrastées entre pays, selon qu’ils soient importateurs ou exportateurs d’or noir. Les nations exportatrices voient leur balance commerciale se détériorer significativement, leurs recettes budgétaires se réduire et leur économie ralentir, en particulier si celle-ci est faiblement diversifiée. L’Angola et le Nigéria subissent particulièrement ces orientations négatives, même si leur impact est modéré par la forte hausse du dollar. La large majorité des pays subsahariens est cependant à classer au rang des pays importateurs nets de pétrole et bénéficie donc de cette chute inattendue des prix pétroliers internationaux. Les économies ainsi réalisées reçoivent toutefois des affectations variées. Les consommateurs peuvent parfois être directement avantagés en cas de diminution du prix des carburants à la pompe : le Côte d’Ivoire et le Togo ont ainsi appliqué cette politique fin 2014. L’effet le plus généralisé reste toutefois cantonné à la baisse des subventions que les Etats mobilisent habituellement pour  éviter une hausse excessive des produits pétroliers. Cette épargne imprévue dans les finances publiques pourrait alors être utilement affectée à des investissements destinés à accélérer l’emploi d’énergies nouvelles en remplacement à venir du pétrole. Le développement des capacités énergétiques est en effet une question centrale pour la plupart des pays et la situation actuelle du pétrole offre une opportunité de renforcement des actions à court terme capables d’améliorer la situation. Si la situation persiste, les Etats les mieux gérés pourraient même envisager la création de fonds « intergénérationnels » permettant des investissements physiques ou financiers à long terme, à partir des montants dégagés sur la baisse des cours internationaux du pétrole (une espèce de « rente à rebours »), comme l’a fait avec succès la Norvège grâce à sa rente issue des champs pétroliers de Mer du Nord. Le temps risque de manquer pour tenter ce scénario optimal : la remontée des cours internationaux du pétrole est souvent annoncée pour le second semestre 2015, surtout si la reprise économique se manifeste mieux. Il incombe donc obligatoirement aux Etats dont les économies sont actuellement favorisées une vigilance extrême dans la dépense des sommes rendues disponibles, sous peine d’avoir gâché la chance qui leur était ainsi offerte et qui risque de ne pas se retrouver rapidement.

Le troisième atout actuel est la hausse du dollar, qui a prévalu face à toutes les monnaies. C’est vrai en particulier pour l’euro qui a perdu plus de 20% de sa valeur par rapport à son sommet de mai 2014, ce qui, en favorisant les exportations, donne d’ailleurs quelques meilleures perspectives aux entreprises européennes pour 2015

Pour l’Afrique, le principal impact positif de cette évolution concerne les exportations qui sont pour une très grande part constituées de matières premières, donc libellées en dollars et caractérisées par une faible élasticité-prix. Il en résulte en même temps une meilleure santé financière de pans entiers des économies africaines, une amélioration de leurs balances commerciales et des recettes plus conséquentes des droits à l’exportation pour les Etats. Pour les producteurs de pétrole, les effets négatifs de l’effondrement des cours sont ainsi  probablement éliminés d’environ 30%. Certes, la situation n’est pas exempte de conséquences négatives. La première est liée au renchérissement des importations exprimées en dollars, telles celles des biens d’équipement dont l’objectif d’un développement accru augmente aussi la demande. En revanche, pour les pays des deux zones CFA, cet inconvénient est très limité puisque la majorité de leurs importations viennent de la zone euro. De plus, ce contexte devrait être un profond stimulant pour le développement du commerce intra-africain, et notamment régional lorsqu’existent déjà des unions douanières ou économiques. Les performances promise à l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pour 2015, évoquées ci-avant, donnent une idée de ce que pourrait apporter une accentuation de ces tendances. Le second effet pervers de ces ajustements monétaires mondiaux est fonction des endettements en dollars des pays africains sur les marchés internationaux. La hausse du dollar entrainera l’augmentation mécanique des charges de ces emprunts, pour les pays francophones comme pour  tous ceux qui laissent leur monnaie « dévisser » par rapport au dollar. Le maintien actuel de taux d’intérêt très bas et la modestie, à ce jour, des montants concernés limitent pour l’instant les dégâts. La fragilité des nations concernées s’en trouve toutefois aggravée et se détériorerait vite en cas de hausse des taux. Malgré ce risque, l’exigence de ressources financières accrues et la diminution de l’aide publique expliquent l’appétit élevé pour ces endettements de marché, comme le montre le projet actuel de la Côte d’Ivoire d’une nouvelle levée de fonds à moyen terme, pour 1 milliard de dollars. Pour satisfaire avec prudence ces besoins incompressibles de capitaux, il reste donc indispensable de consolider les solutions alternatives tels le développement des marchés locaux de capitaux, la modernisation de la fiscalité et l’amélioration du taux de recouvrement des impôts

Une telle conjonction de données extérieures plutôt favorables est exceptionnelle. L’enchevêtrement des effets  positifs et négatifs qui en découlent empêche bien sûr que les obstacles structurels au développement économique s’en trouvent profondément allégés. Ces circonstances apportent en revanche aux Etats et aux entreprises la possibilité d’une facilitation de leurs actions quotidiennes et de moyens financiers supplémentaires. Il importe donc que tous les acteurs africains sachent réagir avec rapidité, efficacité et sagesse au nouvel environnement pour en saisir ses opportunités. Cette capacité de réaction sera un bon test de leur détermination à obtenir l’accélération indispensable de la croissance économique.

Paul Derreumaux