Les classes moyennes en Afrique : mythe ou réalité ?

Les classes moyennes en Afrique : mythe ou réalité ?

 

L’émergence à grande échelle en Afrique de classes moyennes, au sens utilisé dans les pays du Nord, est un thème récent, mais le succès de la formule est à la hauteur de l’espoir de changement qu’elle reflète. La réalité couverte est pourtant loin d’être précise et indiscutable.

Lancée en 2010 par un bureau international d’études et d’organisation, l’idée s’est surtout répandue à la suite du Rapport publié par la Banque Africaine de Développement (BAD) en 2011. Selon la définition retenue par ces institutions, les classes moyennes engloberaient en Afrique toutes les personnes au revenu quotidien compris entre 2 et 20 dollars US par jour (en parité de pouvoir d’achat), et capables, après la couverture de leurs besoins incompressibles, d’affecter le solde de leur revenu à des consommations librement choisies. Elles compteraient en 2012 environ 300 millions d’individus. La portée psychologique de cette annonce est forte. Elle montre un des premiers effets positifs concrets de la croissance économique ininterrompue de l’Afrique depuis près de 15 ans:  cette dernière n’est plus seulement un continent d’assistés, porté à bout de bras par des donateurs ou des prêteurs, mais aussi un réservoir de consommateurs pour les entreprises, étrangères ou locales, des secteurs de l’industrie, des services et de la grande distribution. Pour les grands bailleurs comme la BAD, ce constat est aussi le signe que les options prises depuis quelques années à travers des politiques visant la transformation structurelle de l’Afrique et la réduction de la pauvreté commencent à porter leurs fruits. La poursuite attendue de la croissance et la forte expansion démographique dans les trente prochaines années complèteraient le tableau pour en faire une parfaite invitation à investir.

Une analyse plus fine relativise pourtant cette analyse optimiste. Un revenu quotidien de 2 dollars représente par exemple présentement à Bamako ou Abidjan un revenu mensuel d’environ 30 000 FCFA. Ce montant correspond approximativement au Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG) en vigueur au Mali. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ces niveaux de rémunération sont en moyenne ceux de salariés urbains de catégories modestes (employés de maison peu qualifiés, ouvriers du bâtiment,..). En l’absence de compléments liés à une seconde activité, ce revenu ne permet en aucune façon aux personnes concernées, soumises par ailleurs aux coûts élevés des familles élargies, de consacrer leurs disponibilités à d’autres affectations que la nourriture ou le loyer de l’habitation, qui ne sont sans doute même pas entièrement satisfaites. Avec un revenu double de ce minimum, qui correspond au montant du nouveau SMIG ivoirien ou au salaire de beaucoup de fonctionnaires débutants, la contrainte se desserre à peine dans les pays où le coût de la vie n’est pas le plus élevé. Le respect effectif de ce minimum officiel semble d’ailleurs jusqu’ici difficilement appliqué par nombre d’entreprises. La fourchette haute retenue pour la définition des classes moyennes, soit la contrevaleur d’environ 300000 FCFA par mois ou 7200 dollars par an, permet cette fois d’incorporer dans les dépenses mensuelles de nouveaux postes budgétaires, tels notamment la santé, les frais scolaires, les biens d’équipement ménager et le moyen de déplacement. En particulier, l’achat d’une voiture (d’occasion) est généralement faisable à ce niveau de rémunération et peut sans doute être considéré comme un seuil essentiel. En revanche, les populations concernées sont très minoritaires. De plus, l’achat d’un logement demeure exclu à ce niveau: en effet, si les prêts immobiliers d’une durée supérieure à 10 ans deviennent courants, les taux d’intérêt pratiqués, très souvent supérieurs à 8%, et le coût élevé des terrains et des constructions exigent pour l’octroi d’un prêt bancaire des revenus familiaux sensiblement supérieurs sauf en cas d’auto-construction. L’exemple de pays hors zone franc ne conduit pas à des conclusions différentes. Les statistiques de la Banque Mondiale de revenu moyen annuel par habitant (en parités de pouvoir d’achat) sur la période 2009/2013 donnent en effet une fourchette de 910 (Niger) à 2900 (Côte d’Ivoire) dollars US pour l’UEMOA, mais aussi d’environ 2250 dollars US pour le Kenya et 5400 dollars US pour le Nigéria.

Le choix de seuils financiers modestes était sans doute le seul cohérent avec la volonté de donner à cette classe moyenne une masse significative, pour frapper les esprits. Il parait cependant manquer de réalisme à court terme. Une étude publiée en août 2013 par la banque sud-africaine Stanbic le confirme, puisque cette institution retient pour les classes moyennes une rémunération annuelle par ménage comprise entre 4500 et 42000 dollars US, soit une moyenne 6 fois plus élevée que la précédente, et arrive bien sûr à une population nettement moins nombreuse. Malgré cette restriction quantitative, l’importance de cette classification apparait fondée dès lors que diverses données sont bien prises en compte.

L’essor des classes moyennes permet d’imaginer les changements attendus de la croissance, et les nouvelles opportunités d’investissement qui en résultent dans de nombreux secteurs. Le revenu moyen par tête a en effet considérablement augmenté sur les trente dernières années, parfois en décuplant dans certains pays, et tout laisse à penser que cette poussée va s’accélérer. Dans cette évolution, les nouvelles classes moyennes ne possèdent cependant pas l’homogénéité de leurs homologues européens en termes de modes de vie et de consommation, d’aspirations, ou d’origine professionnelle, ni même celle des classes moyennes des pays africains dans les années 1970, alors essentiellement composées des cadres de l’administration et des sociétés d’Etat. Elles sont aujourd’hui plus disparates, et probablement constituées surtout d’entrepreneurs du secteur informel. Il est donc nécessaire et urgent de préciser les catégories visées et leurs caractéristiques, de mieux cerner leurs demandes réelles, de connaitre leurs contraintes et de réinventer la manière de les servir. Le placage en Afrique d’analyses issues des expériences européennes risquerait de ne pas insuffler tous les impacts positifs possibles, tant pour les économies que pour les populations.

Une autre caractéristique majeure est la forte variation selon les pays de la présence significative de ces classes moyennes  consommatrices. Celle-ci est d’ailleurs souvent en corrélation directe avec le niveau de développement des économies concernées et, surtout, de la transformation structurelle des environnements nationaux. La force de l’urbanisation, un début d’industrialisation, la présence marquée de grandes entreprises internationales sont en particulier un soubassement décisif pour la consolidation et l’homogénéisation des catégories visées. Celles-ci se concentrent aussi surtout dans les capitales, au moins pour les pays subsahariens avec quelques exceptions comme l’Afrique du Sud et le Nigéria. Cette disparité entre nations pourrait s’accentuer à l’avenir par suite de l’élargissement probable des écarts de croissance entre celles qui engageront les mutations sociétales souhaitables et celles où la pesanteur sociale sera plus forte que la volonté de changement.

L’effet favorable sur l’économie de la hausse des revenus distribués sera en outre d’autant plus notable que sera prise en charge par d’autres acteurs la couverture de dépenses sociales, notamment de santé, qui seraient autrement la destination première des augmentations de rémunérations constatées. Du côté de l’Etat, la mise en place d’une assurance santé efficace, la construction de centres de soins bien équipés et ouverts à tous à des conditions financières avantageuses concourront donc directement à alléger certaines charges des individus et à libérer à due conséquence leurs moyens financiers, pour les biens d’équipement ou l’habitat par exemple, fournies par le secteur marchand. Du côté des entreprises, et en particulier des filiales des compagnies internationales, des avancées sont envisageables dans le cadre de la politique de Responsabilité Environnementale et Sociale (RES) à laquelle adhèrent de plus en plus de groupes : le développement des systèmes d’assurance complémentaire ou les mutuelles de santé apporteraient une contribution de même nature.

Enfin, l’impact de la montée en puissance des classes moyennes sera d’autant plus facilement ressenti sur l’économie que celles-ci trouveront à leur disposition des moyens de financement bien adaptés. Les institutions financières, et en premier lieu les banques, ont donc un rôle clé. L’élargissement de la bancarisation, la baisse des taux d’intérêt, l’inventivité des types de garanties jugés acceptables par les prêteurs, la diversification des produits offerts aux emprunteurs seront des éléments importants pour épauler la hausse régulière des rémunérations. Cette évolution est surtout nécessaire pour l’immobilier où l’allongement des concours rend les coûts insupportables lorsque les taux d’intérêt demeurent élevés. Elle est aussi indispensable pour les entrepreneurs informels, qui devraient constituer une bonne part de ces nouvelles classes moyennes, afin qu’ils puissent accéder aux financements bancaires pour la satisfaction de leurs besoins malgré l’absence de flux réguliers de revenus.

Sans surprise, ces différents aspects rejoignent ceux souvent soulignés pour que, dans chaque pays, la croissance africaine soit réellement inclusive et les inévitables inégalités soient correctement maitrisées et limitées. Les nations qui s’attelleront le mieux à ces défis seront certainement celles qui transformeront le plus vite le rêve des classes moyennes en réalité.

Paul Derreumaux

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

 

Les systèmes bancaires subsahariens sont marqués depuis trente ans par de profondes transformations structurelles qui ont favorisé une remarquable croissance. Certaines mutations récentes ou prévisibles pourraient pourtant susciter à terme des mouvements correcteurs.

La gigantesque crise bancaire qui a secoué l’Afrique francophone dans les années 1980 y avait donné naissance aux premières banques privées à capitaux africains, à l’image du mouvement noté en Afrique de l’Est dans la décennie précédente. Une reconstruction rapide est intervenue et une croissance sans précédent du secteur a été observée. Un bon nombre de ces nouveaux acteurs a survécu et quelques-uns ont réussi en moins de trois décades à construire à partir de leur base nationale des groupes puissamment implantés dans leur région d’origine et, pour les plus dynamiques, dans une bonne partie du continent. Pour la seule Union Economique et Monétaire (UEMOA), les banques dominées par un actionnariat privé local représentaient en 2008 près de 40 % de l’ensemble des bilans bancaires, alors que ce pourcentage était nul en 1982, et deux des cinq principaux groupes de la zone figuraient parmi elles. Ce dynamisme, et la bonne santé financière qui l’accompagne, devraient rester encore au rendez-vous pour une bonne période, portés à la fois par les développements intrinsèques qu’appelle le secteur pour une mise à niveau internationale, d’un  côté, et par une croissance économique locale qui se poursuit et exige des financements croissants, de l’autre. Cependant, de nouveaux changements capitalistiques importants sont intervenus récemment tandis que, sur l’ensemble du continent, d’autres pourraient être attendus à court terme.    

En Afrique francophone, l’actionnariat des systèmes bancaires a de nouveau radicalement changé pendant les cinq dernières années. Sur les 11 principaux groupes, 10 sont à fin 2012 majoritairement détenus par des intérêts étrangers à la région, dont 3 par des banques marocaines, 4 par des actionnaires nigérians, 2 par des groupes français et 1 par la Lybie, pour respectivement 25,6%, 24,7%, 16,2% et 2,4% du total des bilans bancaires de la zone. La situation s’est donc, en termes d’origine d’actionnariat, rapprochée de celle d’avant 1980.

Certes, l’approche est aujourd’hui fondamentalement différente, principalement sous l’effet de l’écrasante prédominance des groupes privés et de la nette augmentation du nombre d’acteurs en concurrence. La grande majorité des banques présentes, quelle que soit la géographie de leurs fonds propres, fait montre d’un dynamisme commercial et d’un professionnalisme avéré, et toutes contribuent donc aux progrès de la bancarisation et à un meilleur financement de l’économie. Toutefois les leviers essentiels de décision sont de plus en plus extérieurs à l’Union et, même dans les groupes qui s’appuient au moins partiellement sur un actionnariat subsaharien, le poids relatif de celui-ci se réduit souvent, tant au niveau local qu’à celui de la société mère. Il peut en résulter des orientations qui ne sont pas optimales vis-à-vis des besoins réels de l’activité locale ou qui prennent insuffisamment en compte ses spécificités de fonctionnement. L’insuccès relatif des banques nigérianes dans l’Union en est l’illustration extrême, mais les mêmes placages de stratégies extérieures se manifestent aussi dans d’autres banques. Les décisions prises peuvent également résulter davantage des contraintes de la réglementation du pays de la banque mère que de celles du pays de la banque filiale, ou d’une volonté de maximiser à court terme les remontées de bénéfices. Il en résulte inévitablement une diminution de l’apport de ces banques au développement des économies nationales.

Trois conséquences peuvent être attendues. La première est déjà en marche : les Autorités de contrôle prudentiel de l’Union et des pays dont relèvent les actionnaires majoritaires – Nigéria et Maroc notamment – ont engagé un processus d’inspection en commun des filiales subsahariennes. Elles pourront donc veiller à ce que les intérêts respectifs des deux zones soient protégés et cette coopération pourrait déboucher sur des contraintes spécifiques aux établissements se trouvant dans cette situation. La seconde est que ces banques renforcent de leur propre initiative le processus d’adaptation aux données locales, tel un intérêt accru aux petites et moyennes entreprises, au vu des résultats obtenus et des effets de la concurrence : cette hypothèse est pourtant incertaine tant que les groupes concernés gardent une position dominante et répondent aux objectifs de leurs structures centrales. La troisième est que des groupes purement ou essentiellement régionaux, jusqu’ici moins importants, accélèrent leur croissance en jouant à la fois sur les insatisfactions ressenties par les entreprises locales -comme le firent les pionniers des années 1980- et sur la relative pause que doivent effectuer les principaux groupes pour intégrer au mieux leurs récentes acquisitions et extensions. Ce mouvement est aussi déjà à l’œuvre comme le montrent, par exemple, Coris Bank à l’Ouest et la banque BGFI au Centre. Même s’il prend du temps, ce mouvement de rééquilibrage est irréversible : des Etats prétendant à l’émergence ne pourront en effet accepter sur le long terme que leurs principales banques soient majoritairement détenues par des intérêts étrangers.

Tandis que l’Afrique francophone doit s’attendre à ces nouvelles mutations, une confrontation pourrait se manifester à bref délai sur toute l’Afrique subsaharienne; celle d’une stratégie privilégiant la construction à moyen et long terme de groupes bancaires puissants en opposition à une stratégie s’intéressant avant tout à la rentabilité à court terme du capital investi dans le secteur. Jusqu’à une date récente en effet, le mouvement d’expansion et de concentration a été mené par des banques déjà établies et soucieuses d’étendre géographiquement leur aire d’activité. Les opérations ont d’ailleurs la plupart du temps pris la forme de création ex nihilo de nouvelles filiales ou de rachat des actions de l’actionnaire majoritaire d’un autre groupe. Il s’agissait donc d’investissements à caractère « industriel » destinés à accroitre de façon durable la taille des réseaux bancaires concernés. Une autre approche semble désormais s’amplifier : elle est cette fois menée par des fonds d’investissements et se traduit par des prises de participation de durée limitée dans des établissements existants, visant une profitabilité maximale sur la période en vue d’une revente ultérieure. Les institutions d’appui au secteur privé des pays en développement –Société Financière internationale (SFI), Proparco, FMO, DEG,..- avaient ouvert cette voie depuis longtemps en apportant leurs capitaux pour appuyer des opérations de croissance. Des fonds à dominante privée ont pris le relais, en concevant leur participation comme l’appui momentané à un projet d’entreprise de long terme, piloté par des actionnaires locaux provenant du secteur. Les investissements d’Helios dans Equity Bank au Kenya, d’Actis dans des banques d’Ouganda et du Kenya ou, plus récemment d’Améthis au sein d’établissements du Ghana et du Kenya relèvent de cette philosophie. Celle-ci reste compatible avec celle des acteurs bancaires eux-mêmes: elle consiste en effet en un accompagnement très rapproché mais minoritaire, d’une intervention ferme mais en appoint à la stratégie de l’institution, s’appuyant avant tout sur l’expertise et l’expérience des actionnaires banquiers de l’entreprise. Même Orabank, malgré le poids plus dominant qu’y tient le fonds ECP, s’apparente à cette approche au vu de la durée de présence de l’actionnaire financier et des décisions prises par celui-ci dans la période passée. En revanche, certains fonds nouvellement créés, tant par des institutions que par des acteurs privés, comme Atlas Mara, ont l’ambition de prendre des participations majoritaires et, en conséquence, de maîtriser la stratégie de leurs filiales. L’excellente rentabilité actuelle de la profession, ses bonnes perspectives de croissance à moyen terme, le niveau élevé des multiples de valorisation constatés pour le secteur sur les bourses africaines expliquent cet engouement. Celui-ci peut cependant conduire à de légitimes interrogations au sujet des nouveaux venus. Les apports majeurs attendus des banques africaines pour le développement du continent – accélération de la bancarisation, financement des entreprises locales, modernisation des services, consolidation des structures bancaires – ne s’accommodent pas forcément de rentabilités immédiates en harmonie avec celles promises aux investisseurs de ces fonds. On peut ainsi redouter que certaines activités plus rentables ou plus faciles, voire spéculatives, soient privilégiées au sein de groupes qui n’auraient pas de ligne « industrielle » à long terme clairement définie. Les banques africaines, qui ont jusqu’ici été tenues à l’écart des risques spéculatifs, pourraient même perdre cet avantage s’il est laissé libre cours à des gestions hasardeuses, alors qu’elles doivent déjà affronter de nombreuses autres difficultés.

L’avenir à court terme pourrait donc encore réserver quelques surprises quant à l’évolution des systèmes bancaires du continent. Les orientations futures dépendront étroitement de la volonté des trois grands acteurs en présence. Il revient aux Etats, d’un côté, de mettre en place ou développer les mécanismes et structures favorisant l’émergence d’actionnaires privés régionaux en vue de reprendre en mains leurs structures bancaires, et, de l’autre, d’amener leurs banques à s’investir avant tout dans le financement des compartiments de l’économie essentiels pour les pays subsahariens. Pour les Banques Centrales, il s’impose une vigilance accrue et de nouveaux moyens d’actions, à l’image de l’évolution en cours dans l’Union Européenne, pour gérer au mieux les actionnariats et opérations transfrontaliers ainsi que les risques de crise systémique. Pour les investisseurs enfin, il convient d’intégrer le fait que le secteur financier supporte des responsabilités particulières et que celles-ci doivent être respectées et prises en compte dans l’analyse de la rentabilité du secteur.

Paul Derreumaux

Lettre ouverte aux (jeunes) entrepreneurs africains de France.

Lettre ouverte aux (jeunes) entrepreneurs africains de France.

 

Les entrepreneurs africains montrent en France leurs qualités d’innovation. Les difficultés rencontrées par les petites entreprises en Afrique les font hésiter à retourner au pays pour tenter leur chance. Pourtant ils pourraient jouer un grand rôle pour concrétiser les mutations attendues sur le continent.

La cérémonie à Paris de remise des Prix de l’Entrepreneur Africain de France, le 19 juin dernier, mérite quelques réflexions. L’évènement avait pour objet de décerner des prix à des chefs d’entreprises, d’origine africaine mais installés en France, en vue de récompenser notamment l’originalité de leurs projets et le succès déjà rencontré par les sociétés concernées ou pouvant être escompté par celles-ci. Deux aspects positifs étaient frappants  dans cette réunion qui visait avant tout des petites ou moyennes entreprises: d’un côté, la jeunesse de la grande majorité des entrepreneurs nominés et primés ; de l’autre, leur capacité d’innovation, la pertinence de leurs projets et leur profonde détermination à se battre, durablement si nécessaire.  En revanche, pour une partie des cas, l’entreprise élue semblait surtout adaptée à l’économie et à la société françaises ; pour ceux dont le «business model» pouvait s’appliquer à l’Afrique, l’idée d’un retour sur le continent paraissait encore incertaine ou lointaine.

Cette grande prudence semble étonnante face à l’engouement dont bénéficie actuellement l’Afrique subsaharienne dans le monde entier. A y regarder de près, elle est moins surprenante qu’il n’y parait.

L’Afrique est en effet à la mode pour le progrès de son économie, qui soutient la croissance mondiale, pour ses richesses naturelles de mieux en mieux exploitées, et pour ses perspectives d’évolution que tous envient. Certes les crises et les conflits y sont encore présents, même s’ils sont moins souvent évoqués qu’auparavant, et peuvent annihiler des années d’efforts de développement dans certaines régions. Toutefois, peu de très grandes entreprises ou de fonds d’investissement dans le monde conçoivent désormais leur business plan sans y intégrer l’Afrique subsaharienne.

Ces visions optimistes reposent sur des fondements objectifs. La situation s’est en effet fortement améliorée sur beaucoup de points en moins de 15 ans et tous les changements positifs sont ressassés partout, parfois avec excès. Deux d’entre eux sont sans doute  essentiels. Le premier est que les centres d’intérêt des Etats et des grands bailleurs de fonds sont actuellement les bons, ceux qui sont nécessaires pour une croissance économique durable : accroître toutes les infrastructures, créer des emplois en grand nombre et, si possible, de bonne qualité ; intégrer la plus grande partie de la population dans le cercle vertueux de la croissance. C’est à ce prix que le développement évitera d’être non inclusif, c’est-à-dire, puisque le politiquement correct interdit désormais d’être trop brutal, inégalitaire ou injuste. Le deuxième progrès est celui du rôle grandissant pris par le secteur privé, ce qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’accélération observée de la croissance : ce sont les entreprises privées qui investissent, introduisent les nouvelles techniques, poussent l’intégration régionale, créent des emplois, apportent la valeur ajoutée.

Mais ces photos en rose ne reflètent pas toute la vérité et de nombreux indicateurs restent à l’arrêt ou régressent. La pauvreté est encore beaucoup plus visible que la classe moyenne dont on parle si souvent. L’agriculture n’a pas encore fait sa révolution, essentielle à l’essor du reste de l’économie. L’éducation se dégrade souvent en quantité et en qualité. L’Etat remplit rarement son rôle: celui d’un législateur-juge-arbitre irréprochable, capable de définir les lois les plus justes, de les faire appliquer par tous sans favoritisme, d’encourager mais aussi de sanctionner et de promouvoir le développement avec toute la diligence requise. Tant que cette mutation d’un Etat faible et inéquitable vers un Etat fort et respecté ne sera pas réalisée, l’Afrique perdra  toujours les 1 ou 2 points de croissance qui lui manquent terriblement.

Dans cet univers en demi-teinte, les aspects favorables bénéficient surtout à deux catégories d’acteurs économiques. La première est celle des grandes entreprises internationales et des plus importants groupes locaux. Leur puissance financière leur donne à la fois les fonds propres adéquats et l’accès aux financements extérieurs ou locaux nécessaires à leurs investissements et à leur fonctionnement. Leur domaine d’activité les place souvent dans un cadre réglementaire échappant au comportement erratique ou prédateur des administrations nationales ; banque centrale indépendante pour les banques, code minier pour les industries extractives, autorité de régulation pour les sociétés de télécommunications… A défaut, elles disposent d’une meilleure capacité de négociation, tant de manière autonome que par les appuis qu’elles peuvent recevoir. La seconde est celle des sociétés, grandes ou petites, du secteur informel ou relevant d’activités traditionnelles, essentiellement commerciales: celles-ci s’accommodent en effet plus facilement des divers blocages ou carences de l’environnement, qu’elles savent «gérer», tandis que leur chiffre d’affaires profite mécaniquement du taux global de croissance observé depuis près de 15 ans et de l’accroissement de la population. Face à ces deux groupes, les entreprises de taille moyenne ou modeste, tournées vers les secteurs à valeur ajoutée significative, sont les moins privilégiées, qu’elles soient autochtones ou étrangères. Elles sont en effet beaucoup plus dépendantes d’une qualité optimale de toutes les composantes de l’environnement national des affaires et tout dysfonctionnement de celui-ci pénalise fortement leurs chances de prospérité. Ce sont donc elles qui ont les chances de survie les moins élevées. En revanche, leur rôle est fondamental dans la construction d’un appareil économique portant les germes d’une véritable transformation des pays africains : seules leur multiplication et leur réussite permettront de transformer la croissance d’aujourd’hui, en partie offshore, en un développement plus pérenne et bénéfique à tous. Malgré un environnement encore imparfait, les conditions apparaissent aujourd’hui mieux réunies pour réussir cette rupture avec le passé.

Les opportunités d’abord. Grâce aux étapes déjà franchies, les possibilités d’investissement se multiplient et leur champ s’élargit. Deux avantages nouveaux sont en effet apparus dans la période récente. La croissance soutenue de quelques grands secteurs (télécommunications, banques, mines par exemple) renforce les perspectives d’une sous-traitance structurée avec les grandes entreprises concernées, ce qui sécurise le chiffre d’affaires, au moins pour un démarrage. De plus, les innovations techniques permettent de réduire la taille des investissements, et donc des financements, nécessaires et celle des marchés minimaux requis. Les possibilités correspondantes s’étendent maintenant de l’agriculture (stockage, transport, conditionnement, nouvelles variétés), aux services informatiques ou comptables en passant par l’énergie, les industries légères, le bâtiment ou le tourisme.

Pour concrétiser ces opportunités, les ressources humaines sont là plus que jamais. Si l’enseignement local est souvent un parent pauvre des mutations récemment observées, il existe des exceptions et quelques formations supérieures de bon niveau peuvent être trouvées dans la plupart des pays. Les jeunes qui ont la chance de faire la fin de leur scolarité à l’étranger se limitent de moins en moins aux enfants des dirigeants politiques ou des personnalités économiques les plus favorisées. Un nombre croissant de cadres moyens ou supérieurs accomplissent l’effort financier nécessaire pour envoyer leurs enfants dans les écoles et universités françaises, américaines ou canadiennes ou, à défaut, d’Afrique du Nord ou de Turquie. Les étudiants ainsi formés acquièrent souvent une première expérience professionnelle à l’extérieur, où ils s’essayent parfois à créer leur entreprise. La formation technique de ces privilégiés égale souvent celle de leurs homologues des pays du Nord et leur enthousiasme décomplexé impressionne. Ils ont donc dans leur esprit et dans leurs mains un véritable trésor de compétence et d’expérience qu’ils peuvent faire fructifier sur leur continent d’origine. Ils disposent en effet à la fois de la formation qui manque sur place et de la connaissance du terrain que n’ont pas les investisseurs étrangers. Cette nouvelle classe d’entrepreneurs potentiels peut ainsi jouer un rôle essentiel dans la création des types de société dont l’Afrique a le plus besoin.

Enfin, si le soutien des Etats se renforce à pas beaucoup trop mesurés face à l’enjeu que représente cette composante défavorisée des économies africaines, l’environnement s’améliore plus rapidement sur certains aspects, et notamment celui du financement. Sous la pression de la concurrence, les banques et sociétés de micro-finance s’investissent de plus en plus dans le secteur très large et disparate de la petite et moyenne entreprise et adoucissent progressivement les conditions auxquelles elles accordent leurs crédits. Des partenaires financiers au développement plus nombreux acceptent des cofinancements, où ils assument une part du risque des concours bancaires à ces sociétés, ce qui facilite l’accroissement des volumes financés. Quelques sociétés de capital-risque se mettent en place pour aider des entreprises de taille très modeste à grandir, voire à naître, résolvant le handicap majeur des fonds propres insuffisants de ces structures et constituant un maillon jusqu’ici inconnu de l’industrie florissante des fonds d’investissement.

Le temps est donc plus propice pour que les jeunes entrepreneurs se saisissent de la chance qui passe. Ils détiennent aussi une grande responsabilité: celle de contribuer sur le terrain à une nouvelle philosophie de l’activité économique, soucieuse d’efficacité et de succès, mais aussi de droiture et de partage. C’est l’équilibre après lequel tout le monde court depuis longtemps en Afrique ou ailleurs. A la jeunesse africaine de montrer que ce n’est pas qu’un rêve, mais une réalité qu’elle peut porter en elle-même.

Paul Derreumaux

Le marché financier remplit-il son rôle en Afrique francophone ?

Le marché financier remplit-il son rôle en Afrique francophone ?

Trois bourses de valeurs mobilières couvrent les 14 pays de l’Afrique francophone. Celles de Douala et de Libreville, en Afrique Centrale, sont cependant quasiment virtuelles, empêtrées dans leur concurrence, leur très modeste consistance et la rareté de leurs transactions.

A l’Ouest, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) est au contraire une réalité tangible. Elle revient cependant de loin. Née en 1998 en se substituant à la Bourse des Valeurs d’Abidjan (BVA). elle visait à développer l’épargne de  long terme  pour faciliter le financement des  investissements productifs et la croissance économique de la zone. Grâce à son approche régionale, unique au monde, la BRVM éliminait aussi l’obstacle de l’étroitesse des économies nationales et des marchés financiers correspondants, et laissait espérer un niveau d’activité significatif. Les déceptions se sont d’abord accumulées Les privatisations, censées soutenir le marché dès sa mise en place, n’ont pas eu lieu ou se sont passées pour l’essentiel en dehors de la Bourse. Les coûts élevés et les lourdes exigences administratives ont peu encouragé les entreprises privées à faire appel au marché : en 15 ans, seules 8 sociétés se sont ajoutées aux 30 entreprises héritées de la BVA, et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) est restée longtemps le principal animateur du marché obligataire. Des charges de fonctionnement excessives ont pesé dès l’origine sur le compte d’exploitation de la Bourse et généré des pertes significatives.

Ces difficultés initiales ont été effacées. Les meilleurs résultats des entreprises ont généré des dividendes en hausse et rendu les actions plus attractives pour les investisseurs. L’accroissement correspondant des activités et les économies issues de la refonte de l’organisation  ont rendu la Bourse bénéficiaire. La BRVM est devenue, derrière le système bancaire, un élément important du paysage financier de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et le sixième plus important marché financier du continent.

De nouveaux risques sont toutefois apparus. Depuis l’arrêt de leurs possibilités de refinancement auprès de la Banque Centrale, les Etats de l’Union se sont notamment tournés vers la BRVM et sont aujourd’hui, et de très loin, les principaux émetteurs en représentant près de 70% du volume des obligations côtées. Ces opérations, toutes placées facilement, assurent une réelle profondeur du marché. Elles pourraient cependant assécher celui-ci, vu leur volume en fort accroissement, et introduisent des disparités préjudiciables aux émetteurs privés, en raison des avantages fiscaux dont elles bénéficient. Elles peuvent aussi, faute de règles suffisamment contraignantes, recevoir des affectations non optimales  ou conduire à un endettement excessif des Etats : un défaut de remboursement compromettrait alors pour longtemps la crédibilité du marché. Une plus grande vigilance est donc souhaitable et la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a engagé le suivi global de ces endettements publics pour réduire les risques systémiques qu’ils pourraient provoquer.

Pour les émetteurs privés, les adoucissements intervenus en matière de coûts supportés et de garanties exigées n’ont eu pour l’instant que des effets modérés. Les titres additionnels et les augmentations de capital restent rares et l’offre demeure inférieure à une demande « boostée » par la hausse depuis deux ans de nombreuses valeurs, surtout bancaires et de télécommunications.  Cette évolution attractive, comme la rareté des choix alternatifs pour les  investisseurs institutionnels, expliquent que les émissions d’actions et d’obligations nouvelles soient toutes aisément souscrites jusqu’ici, malgré la concurrence croissante des titres d’Etat. Les instruments financiers disponibles doivent donc à l’évidence être multipliés.

Pour franchir une nouvelle étape et atteindre les ambitieux objectifs des Autorités francophones, trois évolutions semblent indispensables.

A la BRVM, il faut d’abord développer et diversifier l’offre en accroissant l’intérêt de la cotation. A cette fin, l’effort devra continuer à porter simultanément sur de nouvelles réductions des coûts d’accès, une plus grande souplesse des réglementations et une intense promotion commerciale. Des signaux positifs se manifestent :.annonce de la prochaine introduction des actions de quelques grandes sociétés, accroissement du nombre des Organismes de Placements Collectifs à Valeurs Multiples (OPCVM), amorce de titrisation de certains créances  hypothécaires. Ils restent pourtant encore modestes, alors que le recours aux emprunts obligataires ne  parait pas progresser du côté des sociétés privées. De plus, la prochaine création d’un compartiment réservé aux Petites et Moyennes Entreprises (PME) répond sans doute peu aux besoins des sociétés concernées et pourrait s’avérer décevante.

Il faut aussi renforcer au maximum la liquidité des titres du marché, par exemple en diminuant les valeurs nominales unitaires des actions, en multipliant les fonds de liquidité des titres cotés et en mettant l’accent sur l’information et la formation des acteurs et du public. C’est seulement ainsi que le comportement patrimonial actuel des épargnants pourra s’estomper, ce qui rassurerait les grands investisseurs et amènerait un fonctionnement plus proche de celui des bourses anglophones.

Enfin, il importe de combler au plus vite le vide existant en Afrique Centrale, pour doter celle-ci d’un véritable marché financier répondant aux mêmes objectifs que dans l’UEMOA. Les pistes possibles sont diverses : unification des deux bourses existantes, arrêt de l’une d’elles ; rapprochement avec la BRVM. L’impulsion aura en tous cas à être donnée par une forte volonté politique régionale, qui parait encore faire défaut.

Impulsée avec vigueur par la BCEAO il y a 15 ans, la BRVM a fait la preuve de sa viabilité et de son rôle, tant pour le financement de la croissance que pour l’intégration régionale. Elle doit maintenant, d’urgence, accélérer ses réformes structurelles pour maitriser ses faiblesses et  exploiter pleinement son potentiel. Tout ne sera pas possible à court terme : l’essentiel est d’avancer, régulièrement et toujours dans la bonne direction. 

Paul Derreumaux

Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’UEMOA?

Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine ?

 

L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) est sans doute l’exemple le plus original et le mieux abouti d’intégration régionale en Afrique. Elle est aussi un modèle qui inspire souvent d’autres initiatives de renforcement d’une coopération économique, comme l’East African Communaity (EAC) en zone anglophone. Même si les résultats actuels de l’UEMOA restent imparfaits, les avantages apportés par cette association plus que cinquantenaire sont en effet suffisamment nombreux, tant en économie qu’en politique, pour qu’un renforcement de cette union soit activement encouragé, par les Autorités des pays concernés comme par les principaux partenaires financiers de l’Afrique.

C’est sans doute dans le domaine financier, et particulièrement bancaire, que l’UEMOA est la plus en avance et que cette réussite a apporté jusqu’ici le plus de résultats positifs. Pourtant, le séisme provoqué par la crise financière internationale de 2008, puis l’ébranlement de l’Euro et la fragilisation des puissantes banques européennes inquiète. Et si le renforcement constaté de l’intégration financière de l’UEMOA facilitait les risques de crise ? Comment dans ce cas réduire au maximum les possibles contagions et éviter un danger « systémique » par une résolution rapide des difficultés apparues ?

Un rappel parait utile au préalable. L’Afrique francophone, de l’Ouest comme du Centre, a déjà connu une crise bancaire systémique dans les années 1980. Elle est née de l’accumulation simultanée d’une série de difficultés touchant une grande partie des établissements de l’époque : portefeuille sinistré et mauvaise gestion pour les banques d’Etat, difficultés majeures sur les activités exportatrices qui représentaient une part essentielle de leur chiffre d’affaires pour les banques françaises. L’origine a donc été tant bancaire qu’économique, mais la propagation à tout le système financier s’est faite alors même que celui-ci était alors peu intégré. De nombreuses conséquences ont résulté de ce cataclysme : au passif, d’importants dépôts bloqués et non remboursés à ce jour à leurs détenteurs et de graves insuffisances momentanées de financement des économies par des banques affaiblies et prudentes à l’excès ; à l’actif, l’apparition de banques africaines privées, totalement inconnues auparavant, la construction de réseaux régionaux, le retour à la bonne santé financière du secteur, une profonde transformation et modernisation de la régulation et un renforcement de la supervision devenue régionale. Sur ce dernier point, l’UEMOA est donc en nette avance sur l’Union Européenne puisque la présence d’une Banque Centrale unique munie des pouvoirs nécessaires pour un contrôle globalisé de tous les établissements de l’Union est une réalité depuis 25 ans. Ces diverses mutations ont aussi des effets positifs sur la bancarisation des populations, les possibilités de financement des entreprises, et donc la croissance économique de la zone.

Si l’intégration financière est ainsi devenue réalité et facteur incontestable de progrès dans l’UEMOA, les excès qui la caractérisent dans les pays du Nord semblent pour l’instant peu présents dans la zone. Protégées par une réglementation sévère sur les placements à l’étranger autant que par leur petite taille et leur faible expérience, les banques de l’Union n’ont jamais été infectées par les actifs toxiques qui ont semé la panique aux Etats-Unis et en Europe en fin des années 2000. Les flux interbancaires, dont le tarissement a récemment menacé le blocage du système bancaire en Europe, sont encore très limités dans l’Union, surtout entre groupes distincts, en raison de la méfiance des banques entre elles et de la bonne liquidité générale du système. Pourtant, d’autres risques potentiels, générés par l’évolution des systèmes bancaires et de leur environnement, se manifestent et parfois grandissent. Trois au moins méritent l’attention.

Le premier est celui de la qualité et du caractère approprié de la réglementation régissant l’activité bancaire, et présente donc un aspect micro-prudentiel. Le dispositif de régulation est en effet le meilleur garant du maintien de la bonne santé retrouvée et de la solidité des établissements de la zone. En la matière, les règles applicables dans l’Union ne paraissent pas avoir connu toutes les transformations souhaitables, même si plusieurs vagues de mise à niveau – et de durcissement – ont eu lieu notamment entre 1990 et 2000. La comparaison avec  d’autres systèmes subsahariens comparables met d’abord notamment en valeur divers décalages en termes de ratios. Celui du capital minimal, maintenant fixé à 5 milliards de FCFA, soit 7,5 millions d’Euros, nous place derrière la majorité des pays africains. Celui du ratio de solvabilité « largo sensu », essentiel au vu des principes de Bâle II, demeure à 8% alors qu’il atteint 12% dans les pays de l’EAC. Celui relatif à la concentration des crédits limite toujours à 75% des fonds propres les concours les plus importants sur un seul risque alors que ce pourcentage est classiquement contenu entre 25% et 35% d’Accra à Madagascar. Enfin, il n’existe aucun ratio proprement dit de liquidité alors qu’un pourcentage fonds propres/dépôts de 8% doit être strictement respecté au Kenya et constitue une contrainte fort lourde. L’évolution vers des normes plus proches de celles appliquées  au plan international est donc souhaitable.

Parallèlement, les méthodes de supervision gagneraient à quelques changements qui renforceraient les contrôles existants tout en instaurant des rapports plus étroits et constructifs avec les banques de la zone. Une surveillance plus serrée du respect des principaux aspects de la réglementation serait en effet facilement admise dès lors que les conclusions mettent aussi en valeur les progrès accomplis sur des bases faciles à apprécier comme celle de l’indicateur « CAMEL » dans l’EAC.  La présentation obligatoire des conclusions des rapports d’inspection au Conseil d’administration des banques, déjà pratiqué ailleurs, serait aussi un utile enrichissement.

Le second risque vient des banques elles-mêmes et de leur environnement. Les récentes crises politiques de Côte d’Ivoire et du Mali ont montré la possibilité concrète de dangers tels qu’une fermeture provisoire mais totale d’établissements, des tentatives de non-respect de la légalité par certaines Autorités ou des destructions d’agences dans des régions ou villes en guerre. La prévalence dans chaque pays de la zone de systèmes économiques peu diversifiés et dominés par des cultures de rente ou des productions minières exportées et très dépendantes de cours internationaux volatils fragilise aussi les établissements bancaires : leur financement s’effectue en outre de manière plus intégrée, ce qui renforce le danger de mouvements procycliques. Le maintien d’une forte présence de sociétés étatiques, les graves dysfonctionnements des juridictions locales génèrent souvent d’autres difficultés. L’augmentation de plus en plus vive des crédits à la clientèle provoque immanquablement une diminution potentielle de la qualité du portefeuille des banques,  qui tend à se vérifier dans un nombre croissant d’établissements. Des bulles financières peuvent apparaitre, comme celle de l’immobilier qui guette dans certains pays, menaçant la valeur des garanties et les remboursements des crédits. Enfin, les banques marocaines ou nigérianes, dont les réseaux multi-Etats de filiales représentent désormais plus de 50% du système bancaire de la zone, peuvent être amenées à prendre des décisions de gestion ou d’affectation des résultats  de ces filiales qui tiennent davantage compte de leurs propres pratiques et préoccupations que  de celles de leurs filiales.

Même si ces risques restent jusqu’ici modérés grâce à la conjoncture ou ont été gérés sans dommage excessif lors des crises politico-militaires rencontrées, quelques mesures préventives seraient opportunes. Les plus importantes devraient concerner la protection des dépôts, pour éviter le retour à la situation des années 1980 : en la matière, la mise en place d’une assurance couvrant tous les dépôts bancaires inférieurs à un plafond donné, financée par la profession, offrirait une sécurité très supérieure à celle donnée par les Etats, précédemment défaillants. Cette mesure, appliquée de plus en plus généralement à la suite de la dernière crise internationale, a reçu un début de concrétisation en mars 2014 dans l’Union  et serait aussi de nature à favoriser la bancarisation. La réalisation d’inspections conjointes par les banques centrales des pays des sociétés mères et des sociétés filiales jettera les bases d’un contrôle consolidé capable de cerner au mieux et de façon équitable les intérêts de toutes les parties. Enfin, il pourrait être envisagé l’introduction de ratios variables selon divers critères, telles les caractéristiques de la conjoncture, pour introduire une composante macro-prudentielle dans la réglementation. Ainsi, le ratio de solvabilité pourrait-il être modifié selon les spécificités du bilan des établissements ou la part du résultat affectée au dividende être limitée en cas de progression inquiétante des crédits en difficulté. La responsabilité publique qui incombe aux banques dans la gestion des dépôts du public peut justifier de telles contraintes dès lors que sont réunies deux conditions : la bonne qualité des informations sur lesquelles seront fondées les décisions, sur la base de « stress tests » pertinents par exemple, et la vitesse de réaction de la Banque Centrale autorisant l’annulation rapide de décisions contraignantes en cas de retournement positif de situation.

Un troisième risque provient de l’endettement en croissance rapide des Etats. A partir de 1996, le recours à la Banque Centrale pour le financement des déficits budgétaires a été stoppé pour les Etats. Ceux-ci se sont alors tournés de plus en plus massivement vers le nouveau marché financier régional pour financer leurs besoins à court comme à moyen terme. La bourse régionale, expérience unique au monde, s’est en effet vite révélée en manque d’opportunités d’investissements, par suite de la rareté des privatisations par ce canal et de la frilosité des entreprises par rapport à cet instrument, face à une offre abondante de capitaux provenant initialement des banques et investisseurs institutionnels. Les emprunts d’Etat, bien rémunérés et défiscalisés, ont donc  aisément trouvé des preneurs et ils constituent maintenant une forte majorité du portefeuille obligataire sur le marché et un pourcentage important des placements en trésorerie de la plupart des banques. Ces appels au marché se généralisent – seul le Niger reste à l’écart pour l’instant – et leurs montants respectifs comme leur nombre s’amplifient régulièrement avec les besoins croissants des pouvoirs publics.

Cette évolution génère plusieurs dangers potentiels. Elle pourrait rapidement assécher le marché alors que celui-ci était initialement destiné au financement à long terme des entreprises. Elle s’effectue par ailleurs en dehors d’une coordination optimale de ces émissions qui permettrait de rationaliser le marché. Enfin, les critères selon lesquels sont autorisés ces emprunts à moyen terme normalement destinés à des investissements bancables ne sont pas définis avec la même rigueur et la même uniformité que celle qui prévalait lors de la mobilisation de capitaux dans le cadre de l’article 16 du traité de l’Union.  Avec les difficultés potentielles, économique et politique, que pourraient connaitre certains Etats, une affectation à des fins autres que celles d’investissements n’est donc pas exclue tout comme un risque de défaut, même temporaire, qui fragiliserait tout l’édifice bousier régional désormais en expansion. Pour remédier à ces risques, une gradation des mesures est envisageable. La plus facile et immédiate est celle d’une coordination et d’une programmation régionales des émissions de titres publics, pour faciliter l’absorption de ceux-ci par le marché et éviter de mettre en difficulté les émissions privées qu’il est souhaité développer : la Banque Centrale a déjà entrepris ce travail avec la création de l’Agence-Titres UMOA en 2013. La fixation de critères régionaux uniformes pour ces appels au marché financier permettrait aussi de fixer des limites acceptables par tous et aptes à mieux sécuriser le marché. Enfin, l’adoption de nouvelles règles relatives à cette composante des actifs bancaires, en termes de possibilités de refinancement par la Banque Centrale ou de plafonds en pourcentage du bilan par exemple, constitueraient aussi d’utiles garde-fous.

Les quelques risques recensés, qui ne sont pas exhaustifs, doivent être relativisés. Ils apparaissent effectivement modestes à court terme et très inférieurs  aux avantages que la société et l’économie régionales retirent des progrès de l’intégration. L’expérience vécue par l’Union dans les années 1980 tout autant que les grandes vicissitudes récentes de l’Europe incitent toutefois à la prudence. Le renforcement de tous les acteurs économiques et financiers et l’adoption par eux de comportements vertueux, imposés si  nécessaire par des règles contraignantes mais justifiées, économiseront beaucoup de difficultés et seront de précieux atouts pour réaliser les performances qui sont attendues de l’UEMOA.

Paul Derreumaux

Dette publique en Afrique Subsaharienne

Dette publique en Afrique Subsaharienne : attention danger ?

Dans les années 1980/2000, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont subi douloureusement les effets des Plans d’Ajustement Structurel (PAS) imposés par le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale. Ceux-ci visaient à combattre un triple déséquilibre structurel : celui des finances publiques, celui de la balance commerciale et celui d’un endettement extérieur insupportable. La cure d’austérité multiforme issue des PAS n’a pas été suffisante pour ramener le ratio de la dette à un niveau acceptable. Les divers créanciers des pays en développement ont donc, accepté, bon gré mal gré, des remises de dettes et supporter ainsi une partie du coût des réformes imposées aux économies africaines. Les institutions publiques bilatérales d’appui au développement, puis les prêteurs privés ont été les premiers à accepter ces restructurations négociées pays par pays à travers des structures portant respectivement les noms respectables de Club de Paris et de Club de Londres. Les grandes institutions multilatérales, regroupées autour de la Banque Mondiale, ont été beaucoup plus réticentes à consentir ce processus d’effacement partiel de leurs créances, qui mettait en cause le dogme de l’intangibilité de celles-ci. La gravité de la situation les a contraintes à cet effort, concrétisé par l’Initiative dite des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) dont ont bénéficié une bonne trentaine de pays d’Afrique Subsaharienne. Rétrospectivement, ces coûteux ajustements paraissaient justifiés de part et d’autre : pour payer le prix, selon les cas, de leurs erreurs d’analyse ou de leur avidité, du côté des prêteurs ; en raison de la gabegie ou de politiques économiques inefficaces, du côté des emprunteurs. C’est finalement chez ceux-ci que ces efforts ont laissé les traces les plus visibles : au passif, des effets sociaux au goût amer encore vivace au sein des populations, en particulier les plus défavorisées; à l’actif, une nette amélioration des équilibres macroéconomiques et une réduction drastique de la dette extérieure.

Il est aujourd’hui généralement admis que cette meilleure santé globale des finances publiques et la plus grande orthodoxie des  politiques économiques suivies ont joué un rôle clé dans la trajectoire de croissance retrouvée de l’Afrique subsaharienne depuis les années 2000. La diminution des charges des Etats à la suite de la meilleure maîtrise des dépenses de fonctionnement et de l’effacement partiel de la dette a facilité, dans la plupart des pays, le paiement à bonne date des salaires de la fonction publique, l’appréciation positive des grandes entreprises étrangères sur l’environnement des affaires de leurs implantations africaines et la reprise des investissements des Etats. La conjugaison de ces divers éléments a été appuyée par les données favorables et les transformations structurelles qui ont soutenu la croissance de quelques secteurs : mines, télécommunications, banques,..

Deux principaux facteurs ont favorisé un nouvel accroissement significatif de l’endettement.

Pour le financement national ou régional, le recours des Etats aux financements privés locaux s’est intensifié sous l’effet conjoint d’une montée en puissance de l’épargne nationale, d’un renforcement des marchés financiers et d’une modification des règles de financement des déficits publics. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, le financement monétaire des Trésors Publics par la Banque Centrale, en application de l’article 16 du Traité de l’Union, qui l’autorisait tout en le contrôlant strictement, est écarté depuis 2001. Il est remplacé aujourd’hui par l’émission publique de titres financiers à court ou moyen terme. Il en découle une plus grande flexibilité des possibilités d’endettement, dans laquelle les Etats se sont engouffrés, et le poids des titres publics sur les marchés monétaire et financier a considérablement augmenté, suivant la voie tracée dans les pays d’Afrique anglophone. La création en 1998 dans l’UEMOA de la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) a fourni un cadre approprié à cette expansion. Après des débuts difficiles, la BRVM a démontré la profondeur des gisements d’épargne dans la zone. Les Etats sont vite devenus les principaux émetteurs et leur part dans le compartiment obligataire est aujourd’hui très largement majoritaire, générant ainsi des risques d’assèchement du marché à des fins autres que celles pour lesquelles il avait été créé.

L’endettement extérieur, quant à lui, reprend progressivement un poids relatif croissant. L’effort considérable requis en matière d’infrastructures et d’équipements divers amène les Etats à rechercher toujours davantage de financements étrangers, qui sont d’autant plus facilement obtenus que l’Afrique fait moins peur et apparait même comme l’une des grandes terres d’avenir. L’appétit économique, la volonté d’influence et les moyens accrus des grands pays émergents apportent aux emprunteurs de nouvelles possibilités. Celles-ci sont jugées d’autant plus séduisantes que les aides à taux concessionnels des principales institutions d’appui au développement sont quantitativement limitées et accordées sous des conditions suspensives parfois excessivement exigeantes. Dans la période récente, le niveau exceptionnellement bas des taux d’intérêt de référence a également conduit les pays africains à se tourner vers le marché financier international et les prêteurs privés à rechercher sur le continent des emplois rémunérateurs. Plus de 10 pays africains sont ainsi venus sur le marché des Eurobonds jusqu’en 2013 et le mouvement continue puisque la Côte d’Ivoire place actuellement une émission de 500 millions de dollars US. Modestes à l’échelle mondiale, ces opérations ne sont pas négligeables pour la taille des économies concernées et peuvent comporter des risques de taux et de change notables pour des économies encore fragiles : la hausse des taux engagée aux Etats-Unis, et qui pourrait se poursuivre, témoigne de leur réalité. La gourmandise des prêteurs risque aussi de biaiser l’objectivité de leur analyse et d’encourager le financement par emprunt d’investissements d’utilité contestable.

Enfin, la pratique tant évoquée du Partenariat Public Privé (PPP) peut avoir des effets pernicieux. Censés reporter sur le secteur privé – étranger voire national – le financement de chantiers rentables, les projets conduits en PPP incluent souvent des clauses de garantie, financière ou non financière, qui introduisent des coûts futurs potentiels à la charge des Etats si les investissements ne se déroulent pas selon les prévisions arrêtées. Les assurances de trafic minimum données pour des infrastructures de transport ou de production exportée pour des opérations minières menées en joint-venture illustrent ces risques. Le danger est alors d’autant plus grand que les montants correspondants ne sont pas inclus dans la dette publique recensée et que celle-ci peut alors être systématiquement sous-estimée.

Ces problèmes potentiels ne signifient pas que le nouvel accroissement de l’endettement public doit être banni. L’accélération de la croissance économique est une priorité vitale et la marge de manoeuvre disponible pour la mobilisation de ressources grâce à la hausse du niveau d’endettement est donc particulièrement opportune. La marge de variation reste en outre confortable puisque le ratio Dette extérieure/Produit Intérieur Brut est généralement inférieur à 50%. En revanche, le souvenir d’un passé récent, tout autant que les difficultés actuellement rencontrées par plusieurs pays européens, doivent inciter les Etats africains comme leurs partenaires privilégiés à gérer avec attention cet effet de levier. Du côté des partenaires, les efforts doivent être intensifiés pour accroitre le volume des concours concessionnels et éviter l’accumulation abusive de conditions préalables décourageant les emprunteurs. L’enjeu considérable que représente le développement rapide de l’Afrique mérite cet adoucissement.

Du côté des Etats africains, il faut d’abord s’assurer du bien fondé de tous les investissements programmés et de la pertinence des procédures suivies et des intervenants choisis. Même les projets les plus incontestablement urgents, comme ceux qui visent le renforcement des capacités énergétiques, peuvent souvent être exécutés de diverses manières, à des coûts différents  et avec des intervenants de qualité variable. La réalisation d’un appel d’offres ne constitue d’ailleurs pas la panacée, comme le montrent les avatars rencontrés dans la réalisation du barrage de Kandadji au Niger ou dans certains travaux d’infrastructures ailleurs. Pour éviter au maximum les risques évoqués, les Autorités nationales ont donc avantage à  rester fidèles à quelques principes. Le premier est de construire une vision cohérente à long terme de l’avenir de leur pays, accompagnée d’un programme d’investissement ambitieux mais réaliste pour atteindre les objectifs fixés, et de tenir rigoureusement le cap ainsi défini sans succomber aux sirènes de certains investisseurs surtout soucieux de leurs intérêts particuliers. La capacité d’une mobilisation plus rapide et plus efficiente par les Départements ministériels des ressources obtenues serait aussi une contribution notable à l’utilisation optimale de celles-ci. La qualité de l’adéquation entre la nature des ressources drainées, d’une part, et l’objet et la rentabilité des investissements prévus, d’autre part, est une autre contrainte indispensable. Enfin, un élargissement de l’assiette des impôts et taxes et de meilleures performances dans leur recouvrement est une dernière piste pour desserrer les contraintes d’un endettement excessif.

A peine 25 ans après la fin des PAS, l’Afrique subsaharienne ne peut se permettre de retomber dans le piège d’une dette publique qui l’étranglerait à nouveau. Les challenges d’une croissance rapide, d’un développement inclusif et d’une création massive d’emplois sont en effet des incitations fortes à investir, y compris par l’endettement, mais aussi des contraintes si pressantes qu’elles interdisent à tous les Responsables le droit  à l’erreur.  

Paul Derreumaux

Croissance en Afrique

Une réalité encore loin de l’émergence

 

Finies les appréciations à la Cassandre et l’afro-pessimisme : l’Afrique, et pour l’instant en particulier l’Afrique subsaharienne, serait désormais la « nouvelle frontière » de demain, la future Chine d’après demain et l’Eldorado du monde entier pour l’avenir proche.

Ce revirement complet de l’analyse dominante s’appuie sur des données qui se sont accumulées sur la dernière décennie: croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) supérieure à 5% par an en moyenne sur la période; meilleure maîtrise de l’inflation ; accroissement rapide et régulier des flux d’Investissements Directs Etrangers (IDE) ; diversification remarquable et salutaire des partenaires commerciaux, dominée par une forte montée en puissance des grands pays émergents ; réduction sensible de l’endettement extérieur, souvent tombé à moins de 40% du PIB ; amélioration des finances publiques ; net recul de l’indice de pauvreté extrême ; tendance à la diminution des conflits ; meilleure stabilité des régimes en place et retour plus rapide à des pouvoirs « légitimes » en cas de remise en question des autorités élues. De plus, ce constat d’une amélioration multiforme est désormais reconnu par tous et le continent, aux yeux des investisseurs, a troqué son statut de repoussoir pour celui de vedette.

Une analyse plus fine apporte cependant plusieurs limites  aux vues les plus enthousiastes. La première est que la forte croissance démographique ramène souvent à moins de 3% la hausse annuelle du PIB par habitant sur la période : à ce rythme, il faudrait plus de 25 ans pour que ce revenu double, toutes choses égales par ailleurs. Une seconde réserve est que l’Afrique est une mosaïque de nations, aux évolutions fort différentes: il n’est guère significatif d’agréger  toutes ces composantes en un ensemble unique et de le comparer à quelques grands pays ou ensembles homogènes. Surtout, le contenu de cette croissance doit être largement consolidé pour que celle-ci soit plus endogène, plus généralisée et plus intensive.

Les changements des dix dernières années sont en effet surtout liés à quelques secteurs ayant connu de profondes transformations. Au moins quatre d’entre eux se détachent : les mines et le pétrole, en de nombreux pays et pour de nombreux produits ; les télécommunications, dont l’essor spectaculaire a quasiment touché tous les pays subsahariens ; les infrastructures, notamment routières, portuaires et aéroportuaires, et les grands chantiers liés à
l’urbanisation, qui auraient constitué près de 50% de la croissance africaine sur la période ; les systèmes bancaires enfin, dont la « révolution » s’est accompagnée d’une importante croissance et de nombreux investissements. L’analyse de ces secteurs est instructive. Ils relèvent surtout de la catégorie des services ou sont encore pour une bonne part tournés vers l’extérieur, comme c’est le cas des mines ou du pétrole. Les acteurs majeurs sont généralement de puissants groupes privés, de taille souvent internationale, et sont localement en situation d’oligopole, voire de monopole. Enfin, ces entreprises sont la plupart du temps régies par des régulations spécifiques – lois bancaires, codes miniers ou sociétés de régulations pour les compagnies téléphoniques – ou payées par des financements extérieurs – entreprises de travaux publics – qui les protègent des difficultés des environnements nationaux.

La plupart des indices montrent que ces secteurs vont continuer à être porteurs à moyen terme. Les résultats des sociétés concernées sont très honorables, et parfois remarquables comme dans les télécommunications et les banques. Pour certaines branches, comme celles des mines et du pétrole, les nombreuses découvertes récentes dans certains pays – or au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, pétrole au Niger en en Afrique de l’Est par exemple,… – multiplient les opportunités d’investissements à venir. Pour d’autres, comme celles des banques, les grands progrès restant à accomplir en termes de bancarisation ou de modernisation des services garantissent la poursuite de grands chantiers porteurs de croissance. Enfin, une large majorité des acteurs annonce haut et fort sa volonté d’investir, telle la société Orange qui prévoit de renforcer sa position en Afrique de l’Ouest ou Général Electric, très présente au Kenya, qui est prête à s’installer en Côte d’Ivoire.

Malgré ce futur rassurant, les spécificités signalées restreignent clairement la portée stratégique de la croissance ainsi générée et son caractère encore insuffisamment endogène. Celle-ci doit impérativement s’étendre à d’autres activités pour éviter une fragilité excessive et permettre une transformation en profondeur des économies africaines. Dans cette optique, trois secteurs paraissent nécessairement prioritaires: agriculture, énergie et industrie.

Le premier, le plus important mais peut-être le plus difficile, est celui de l’agriculture et de l’agro-industrie. Celui-ci s’était trouvé au centre des attentions fin 2007 avec l’envolée des prix mondiaux des produits alimentaires et les « émeutes de la faim » qui en ont résulté dans divers pays africains. Ces risques, issus d’une force dépendance vis-à-vis de l’étranger et synonymes d’une grande insécurité, ont été vite mis au second plan avec la crise pétrolière, puis la crise financière internationale qui ont marqué l’année 2008. Pourtant la menace s’est plutôt accentuée par suite de la poussée démographique toujours très vive et des contraintes croissantes provenant des changements climatiques.

Or l’Afrique dispose de nombreux atouts, souvent cités : 50% des terres arables mondiales non encore cultivées ; 2% des ressources en eau utilisées contre 5% en moyenne sur la planète ; forte progression d’une demande qui sera de plus en plus solvable avec la poursuite programmée de la croissance économique. Les données montrent aussi beaucoup de faiblesses qui pourraient être corrigées : importantes pertes après les récoltes ; gains élevés à réaliser par des investissements dans le transport, le stockage et la commercialisation des produits ; multiples possibilités de mise en valeur  de certaines productions comme celles des oléagineux ; forte disparité des rendements selon les zones. Les pistes d’action et les potentiels existent donc face au  handicap essentiel: celui d’une productivité très insuffisante.

Pour lever les blocages structurels et mentaux qui persistent, diverses conditions sont impérativement à réunir. Ce chantier doit d’abord être perçu comme une priorité absolue des décideurs et faire l’objet de réalisations fortement mobilisatrices. L’Initiative « Les Nigériens Nourrissent les Nigériens », dite Initiative 3N, au Niger bénéficie de ce statut : visant à la fois une forte amélioration de la productivité des cultures vivrières et une meilleure capacité de résistance face aux sécheresses récurrentes, elle comporte des mesures touchant les activités agricoles proprement dites mais aussi de nombreux programmes à caractère social ou environnemental qui en font un projet transversal par excellence. Il faut aussi mettre principalement l’accent sur le caractère plus intensif des cultures- nouvelles pratiques culturales, équipements mieux adaptés, consommation d’eau optimisée,-, sans négliger les contraintes environnementales. Les politiques  économiques ont encore à incorporer efficacement le besoin primordial des producteurs d’une stabilité suffisante de leurs prix de vente et une approche à long terme  des questions traitées : les transformations récemment opérées en Côte d’Ivoire pour le cacao semblent montrer l’efficacité d’une telle réorientation qui corrige les excès observés depuis deux décennies au nom du libéralisme. Il faut enfin que les éventuels mécanismes de péréquation de prix sur les marchés soient bien ciblés et supportables par l’Etat : les tensions présentement subies au Maroc montrent les limites des subventions généralisées dans lesquelles trop d’Etats ont du s’engager. L’aspect structurel ou politique de tous ces aspects met en évidence les difficultés de leur mise en œuvre et la lenteur probable avec laquelle ils seront concrétisés.

A côté du pilier majeur que constitue l’agriculture, un second secteur-clé pour la consolidation de la croissance est celui de l’énergie. Celle-ci est en effet l’un des domaines où l’Afrique est le plus en retard : plus de 30 pays africains ont souffert de crises aigües d’approvisionnement en énergie en 2012 et on estime que les besoins à court terme d’environ 7000 mégawatts ne font jusqu’ici l’objet de programmes d’investissements que pour 13% du total. La prise de conscience du caractère fondamental de ce secteur semble pourtant s’accélérer sous l’impulsion favorable de plusieurs facteurs. D’importantes découvertes pétrolières et gazières se sont récemment multipliées à l’Est comme à l’Ouest du continent, venant s’ajouter à celles, nombreuses, de la décade précédente : depuis le Ghana jusqu’au Mozambique en passant par le Niger, de nouveaux Etats accèdent au rang de producteurs et d’exportateurs tandis que la Chine est venue prendre une place solide parmi les opérateurs présents en Afrique. De grands investissements longtemps reportés sont effectivement lancés et devraient changer la donne dans certains pays, comme le barrage de Kandadji au Niger. Des approches originales sont mieux acceptées pour combler les déficits de production constatés, telle l’intervention d’opérateurs privés fournissant une partie de l’électricité distribuée ensuite par la compagnie nationale, ainsi qu’on l’observe depuis la Cote d’Ivoire jusqu’à Madagascar. Enfin,  des réalisations de grande envergure apparaissent dans les énergies renouvelables : le Maroc lance ainsi en 2013 la construction de la centrale de Ouarzazate, première étape d’un imposant Plan Solaire visant l’horizon 2020, tandis qu’un grand groupe privé ivoirien prépare la plus grande unité africaine de biomasse.

Même avec cette accélération des investissements, les retards restent considérables. Les demandes augmentent en effet, parallèlement à ces efforts d’ajustement de l’offre, encore plus vite que cette dernière avec l’accroissement de la population, les besoins nouveaux liés à la croissance économique et à l’urbanisation, et la pression pour l’amélioration des conditions de vie. Les entreprises nationales de production et de distribution, presque toujours étatiques, souffrent très souvent d’une mauvaise gestion et d’une difficile situation financière, qui provoquent à la fois faiblesse des investissements, maintenance déplorable des équipements et fraudes importantes à la consommation. La faiblesse des moyens contraint jusqu’ici les Autorités à reléguer au second plan l’approvisionnement en énergie de vastes zones, ce qui favorise l’exode rural et pénalise la modernisation indispensable de l’agriculture et de l’élevage. Enfin, la nature même des investissements requis, qui s’accorde particulièrement aux projets régionaux et aux Partenariats Public Privé (PPP), souffre des difficultés  et des lenteurs liées à ces mécanismes encore peu usités sur le continent.

Malgré tout, le secteur de l’énergie pourrait être celui où les améliorations interviendront le plus vite et le plus significativement : la reconnaissance de son rôle prioritaire et l’envergure des projets qui le caractérisent souvent devraient en effet provoquer un effet de masse capable d’en faire un nouveau relais de croissance et un pôle d’entrainement pour d’autres secteurs.

Le renforcement de l’appareil industriel constitue la troisième orientation indispensable. Or le secteur secondaire  est incontestablement le parent pauvre des systèmes économiques africains : le continent représente à peine 1% des exportations mondiales de produits manufacturés, et l’industrie constitue seulement 10% en moyenne du PIB de l’Afrique et plus de 15% de celui-ci dans quelques rares pays. Les explications de ce constat sont nombreuses et connues : petitesse des marchés nationaux ; politique libérale destructrice imposée par la Banque Mondiale ; obsolescence  et inadaptation de nombreux équipements ; accumulation d’obstacles pour la commercialisation des produits. Contrairement aux orientations macroéconomiques favorables, la situation semble même encore se dégrader pour beaucoup de régions : une étude récente de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA)  conclut ainsi à la diminution de la compétitivité de cette zone sur la dernière décade et à une augmentation du coût des facteurs de production sur la période.

Face à ce bilan pessimiste, quelques espoirs de redressement peuvent être recensés. Les demandes locales de biens de consommation et d’équipement des ménages vont obligatoirement poursuivre leur augmentation quantitative et qualitative. Les technologies récentes vont favoriser de nouvelles industries de taille plus modeste et moins consommatrices de capitaux. De nouveaux accords sont possibles, pour appuyer une augmentation des exportations africaines de produits manufacturés, à l’image de l’AGOA avec les Etats-Unis ou d’agréments spécifiques avec l’Union Européenne.

Pour saisir ces chances, les Etats africains devront mener de front des stratégies économiques répondant à trois défis : conduire des politiques véritablement incitatives pour les investisseurs, locaux ou étrangers, notamment aux plans fiscal, financier et dans l’environnement des affaires; assurer aux entreprises industrielles une protection suffisante mais dont l’utilisation pertinente sera rigoureusement contrôlée ; faciliter la disponibilité d’une main d’œuvre bien formée et productive grâce à un enseignement professionnel  et une formation permanente de bonne qualité, et à des mécanismes administratifs et fiscaux adaptés.

Comme pour l’agriculture, l’aspect structurel, voire mental et culturel, de ces actions et de ces mutations explique la lenteur des transformations et la force des résistances. Les signes d’une évolution positive sont encore trop rares : l’Ethiopie est souvent citée comme un champ d’expérimentation réussi de cette possible industrialisation mais les résultats sont encore modestes ; à l’Ouest, les efforts de relance de l’industrie textile ivoirienne doivent faire leurs preuves. L’enjeu est pourtant déterminant : faute de renforcement minimal de ce secteur secondaire, l’accroissement attendu du niveau de consommation risque de détériorer inexorablement les balances commerciales tandis que la forte poussée du nombre des actifs demandeurs d’emplois ne sera plus un atout mais une menace permanente d’explosion sociale liée au chômage.  Même si les succès ne peuvent être envisagés qu’à moyen ou long terme, le combat doit donc être mené sous toutes les formes possibles : intensifier et améliorer les politiques économiques évoquées ci-avant ; renforcer les coopérations régionales pour une meilleure efficacité des mesures prises ; obtenir des groupes étrangers une plus grande sous-traitance au profit des entreprises locales ; identifier les sous-secteurs pouvant le mieux jouer le rôle de pilote de ces transformations. Dans quelques rares branches comme celle, stratégique, de la production de ciment, les investissements récents ou programmés, y compris sous l’impulsion de groupes africains, peuvent susciter de nouveaux espoirs. Un important projet de société métallurgique, actuellement promu au Mali par un groupe indien, tend aussi à montrer que les entreprises accordent plus d’importance aux fondamentaux économiques qu’aux accidents politiques. Le pari n’est donc pas perdu, mais il est à peine esquissé.

Un solide développement de ces trois secteurs apparait ainsi requis pour approfondir et pérenniser une croissance économique  dont la réalité incontestable ne doit pas occulter la fragilité des bases actuelles. Cet objectif est sans doute devenu plus réaliste par suite des transformations enregistrées en Afrique et dans le monde ces dernières années, mais il implique des actions et des délais à moyen ou long terme. Tous les acteurs, économiques comme politiques, doivent avoir bien conscience de l’intensité et de la continuité des efforts restant à accomplir. Seule cette lucidité nous permettra d’atteindre les buts visés.

Paul Derreumaux