Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) : Menaces de gros temps pour les banques.

Mars 2023 a été un mois difficile pour le secteur financier.

Aux Etats-Unis, la faillite de trois entités de petite ou moyenne importance- Silvergate Bank, Silicon Valley Bank et Signature Bank- a nécessité l’intervention immédiate et massive de la Federal Reserve Bank pour stopper des risques de contagion dans le secteur bancaire et restaurer la confiance du public. En Europe, le Crédit Suisse s’est effondré et a disparu en trois jours tandis que la Deutsche Bank était elle-même attaquée par des spéculateurs aux aguets. Face à ces difficultés, la mission des principales banques centrales de ramener au plus vite l’inflation dans les limites souhaitées sans casser la croissance a été rendue encore plus difficile.

Dans l’UEMOA, les difficultés se sont cristallisées de façon simultanée, sur la liquidité bancaire et sur le financement régional des Etats de l’Union.

Avant 1996 en effet, les Etats étaient autorisés, pour compléter leurs ressources, à faire appel à des avances de la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEA0). Constituant directement une création monétaire, ces facilités étaient étroitement réglementées : l’article 16 des statuts de la BCEAO limitait leur encours à 20% des recettes fiscales de l’année précédente. La création en 1996 du marché monétaire élargi a supprimé cette procédure en la remplaçant par celle de l’émission par adjudication par les Etats de Titres de Créances Négociables (TCN), Bons du Trésor (BAT) à court terme et Obligations du Trésor (OAT) à moyen terme, émis sur ce nouveau marché. L’UEMOA rejoignait ainsi les pratiques déjà couramment utilisées dans les pays d’Afrique anglophone et empruntées des pays les plus industrialisés. Avec la naissance de la BRVM en 1998, un compartiment obligataire a été ouvert à tous les émetteurs pour des opérations à moyen terme par syndication : les Etats y ont progressivement pris une place  très prépondérante pour compléter leur dispositif de financement.

La montée en puissance de l’utilisation par les gouvernements de ces nouveaux instruments a d’abord été poussive : leur nouveauté technique dans la zone et l’existence en cette période de plusieurs alternatives expliquent cette modestie. La première émission obligataire a été réalisée par la Côte d’Ivoire en 2002 pour une durée de 3 ans. En 2006, l’encours global des titres des 8 Etats s’élevait à 277 milliards de FCFA et à une part modeste de la dette publique totale. Mais le bon fonctionnement de ces mobilisations de ressources a entrainé deux évolutions majeures. La première est celle du gonflement considérable des émissions : 55 milliards de FCFA en 2001 ; puis, tous types confondus, 1200 milliards de FCFA en 2009, 3304 milliards de FCFA en 2015 et 6600 milliards en 2022. L’encours atteint cette dernière année est d’environ 20500 milliards de FCFA, dont 12600 milliards de FCFA émis par adjudication et plus de 8000 par syndication. Il approche maintenant 20% du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’Union, contre 5% en 2010 et 12,5% en 2015, avec deux accélérations marquées en 2009 et 2013. L’autre tendance est une transformation continue de la nature et de la durée des dettes émises. Ainsi, les syndications des émetteurs publics sont devenues depuis longtemps majoritaires sur le département obligataire de la BRVM, en nombre comme en montant, et en représentent à ce jour quelque 90% ; le terme de ces emprunts obligataires a été constamment allongé, pour atteindre aujourd’hui 20 ans – pour le Bénin en mars 2022. De même, pour les adjudications, les OAT ont pris de plus en plus d’importance, hormis en quelques phases d’ajustement. Malgré certaines périodes de tension, comme en début 2017, le placement de chacune des émissions venues sur le marché s’est effectué quasiment sans accroc, quel que soit l’Etat émetteur. L’absence de risque de change lié à ces emprunts, la compétitivité des taux par rapport aux autres sources de financement, les encouragements des Partenaires Techniques et Financiers (PTF) à privilégier l’endettement intérieur, expliquent cette tendance.

Le développement rapide de cet endettement public interne dans l’UEMOA est resté longtemps soutenu par au moins deux facteurs. Le plus important est sans doute l’excellente liquidité des banques dans leur ensemble sur toute la période grâce aux transformations du système bancaire régional. La densification du nombre de banques et l’amélioration des taux de bancarisation ont largement « boosté » la collecte des dépôts tandis que le taux de transformation de ceux-ci en crédits à la clientèle n’a pas progressé avec la même vigueur : ceci a mécaniquement accru les ressources disponibles des banques et les a incitées à renforcer des emplois de trésorerie bien rémunérés. L’attractivité multiforme de ces emprunts d’Etats a été en effet le second moteur de leur succès. Outre le niveau satisfaisant des taux déjà souligné, ceux-ci offrent plusieurs avantages comparatifs : facilité de refinancement auprès de la Banque Centrale, exemption de coûts en fonds propres à la différence des crédits à la clientèle, faiblesse du risque au vu du déroulement jusqu’ici sans incident significatif de ces opérations. En l’absence d’autres grands investisseurs institutionnels dans l’espace régional, tels les fonds de pensions, les banques sont vite devenues les principaux souscripteurs de ces titres. Les deux derniers rapports de la Commission Bancaire ont d’ailleurs confirmé que le poids de ces placements en trésorerie s’alourdissait dans le bilan des établissements financiers.  

Réponse bien adaptée aux besoins croissants de ressources des Etats de la zone, y compris face à la « crise Covid », cette évolution n’était pas exempte d’inconvénients potentiels. Dès 2007, trois principaux d’entre eux étaient identifiés (1) à moyen terme: risque d’éviction du marché du secteur privé pour des raisons de saturation de celui-ci et de coût des ressources ; affectation non optimale des ressources publiques supplémentaires ainsi  mobilisées par suite des difficultés d’identification des priorités nationales et de coordination entre les Etats sur le marché ;  risque d’insoutenabilité de la dette publique en cas de hausse du coût réel de celle-ci, de faiblissement de la croissance et de dégradation des équilibres budgétaires.    

Le système a cependant fonctionné correctement pendant longtemps grâce à plusieurs données favorables. La croissance économique de l’Union jusqu’en 2019 -une des plus fortes du continent avec plus de 5% en moyenne sur les 10 dernières années- en a été le principal moteur, cette croissance alimentant à la fois les ressources des banques, les recettes fiscales des Etats et la consistance du marché financier. La création de l’Agence titres UMOA en 2013, chargée de réguler et de coordonner les émissions publiques, a aussi aidé à la réussite des émissions en coordonnant mieux celles-ci pour éviter l’encombrement du marché.

Cette mécanique s’est grippée à partir de fin 2022, dans le sillage du changement de paradigme engagé par la quasi-totalité des banques centrales : une hausse généralisée des taux directeurs pour tenter d’arrêter puis de réduire une inflation de portée mondiale et touchant de nombreux secteurs. Dans l’UEMOA, cette bataille a été rendue encore plus difficile par le recul brutal de l’EUR face au dollar US – environ 15% en 10 mois- qui a accru l’inflation importée et réduit le niveau des réserves en devises.  Pressée de répondre à ces diverses contraintes, la nouvelle politique de la BCEAO a visé à la fois le renchérissement et la diminution des possibilités de refinancement des banques : relèvement des taux du guichet principal – 4 hausses en 9 mois pour passer de 2% à 3 % –, restriction de l’accès à celui-ci, relèvement notable du coût et du volume de ressources du guichet annexe. Ces mesures ont eu un triple effet. L’un a été le resserrement de la trésorerie mobilisable des banques, particulièrement marqué à partir de février 2023 : le volume hebdomadaire de liquidités mis à la disposition des banques a décru en moyenne de près de 10% en un mois, mais a surtout fait l’objet de réductions variables selon les banques en fonction de critères retenus par la Banque Centrale pour apprécier la solidité de leur situation respective.   Le deuxième a été en conséquence la recherche par les banques d’une augmentation chaque fois que possible des taux d’intérêts débiteurs pour atténuer les effets sur leurs marges de la hausse du coût des ressources et le ralentissement attendu des encours de nouveaux crédits. Le dernier a été en ricochet la perturbation momentanée des émissions de titres publics. Dès février 2023, de nombreuses opérations à court ou moyen terme n’ont pas trouvé preneur pour la totalité des titres proposes, avec parfois des « gaps » atteignant les 2/3 du total émis, et ont dû accepter des taux en sensible hausse. Certaines ont été reportées jusqu’ au retour au calme du marché.

Devant les difficultés issues de ces changements de l’environnement, la fébrilité a gagné le système financier en mars dernier et a accéléré la mise en œuvre de mesures propres à faire face à la nouvelle situation. Les banques, chacune à leur rythme et selon leurs moyens d’action privilégiés, se sont efforcées de mobiliser des ressources additionnelles auprès de leur clientèle, de reporter certaines dépenses non prioritaires, de céder une partie de leurs placements de trésorerie, d’avoir davantage recours aux crédits interbancaires, de ralentir leurs octrois de crédits quand c’était possible. Les Etats, pour lesquels le recours au marché financier régional est souvent devenu vital pour leurs équilibres budgétaires, ont dû accepter des taux plus élevés et ont activement promu leurs emprunts auprès des investisseurs potentiels afin d’atteindre les souscriptions escomptées. La BCEAO a modérément desserré son étreinte par une politique plus pointilliste sans remettre en cause les orientations directrices de sa nouvelle stratégie.

La rapidité des réactions de chacun semble avoir été efficace. En avril courant, la quasi-totalité des dernières émissions étatiques ont été entièrement souscrites, et parfois sursouscrites. L’écart entre demandes et offres sur les guichets de financement de la BCEAO s’est globalement resserré même s’il demeure inégal entre établissements. Les ajustements opérés devraient s’avérer bénéfiques au moins en deux domaines, importants pour l’amélioration de la profondeur des marchés financiers mais jusqu’alors peu performants : celui de la liquidité effective du marché secondaire des titres d’Etat, celui du volume des crédits interbancaires, qui restaient avant largement cantonnés aux crédits à l’intérieur d’un même groupe.

Ainsi un certain équilibre pourrait être restauré, caractérisé par une prudence accrue en matière de crédits et une hausse des taux d’intérêt, au moins pour un temps d’observation. La remontée de 12% du ratio Euro/USD depuis novembre 2022 devrait aussi favoriser l’effet antiinflationniste de cette nouvelle situation. Ce calme relatif permettra sans doute de mieux s’attaquer aux problèmes structurels toujours oppressants dans la région : augmentation souhaitée du poids relatif des concours bancaires par rapport au PIB, priorité accrue à donner à des secteurs comme les petites entreprises et le logement, affectation de l’usage des emprunts publics plus orientée vers le développement économique, maîtrise de la dette publique. Oublier longtemps les priorités de long terme ne peut conduire qu’à l’échec.  

(1) « Le temps retrouvé de l’endettement intérieur en Afrique », par Sylviane Guillaumont et Samuel Guerineau in Revue française d’économie, 2007

Paul Derreumaux

Article publié le 25/04/2023

Banques de l’UEMOA : Quelques tendances lourdes pour le futur

Banques de l’UEMOA : Quelques tendances lourdes pour le futur

 

Depuis 2017, les banques des huit pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ont accumulé les défis à relever : durcissement et diversification continues de la concurrence, finalisation requise du doublement du capital social minimum, profonde modification des règles de gouvernance, challenges réglementaires multiformes, modification du Plan Comptable Bancaire. Le rapport de la Commission Bancaire pour l’année 2018 et l’observation du panorama bancaire fin 2019 donnent une première appréciation sur les capacités et modalités d’ajustement des systèmes bancaires dans les délais fixés face à la multiplicité et à la coïncidence de ces transformations. Trois points pourraient en particulier être retenus.

Le premier est que le nombre de banques en activité a encore augmenté de 3 entités en 2018, pour atteindre 128 établissements. Les exigences supplémentaires n’ont donc pas atténué l’appétit des investisseurs pour le secteur bancaire dans l’Union, ni entrainé une concentration majeure du secteur. Sur la décennie 2008/2018, on constate un triple mouvement. D’abord celui d’une augmentation régulière du nombre global (+32 entités soit environ+35% par rapport à 2008), notamment entrainée par les principaux groupes présents – banques marocaines d’abord, puis banques régionales – qui ont continué à compléter leur implantation en vue d’une présence dans la plupart des Etats de la zone. En second lieu, celui d’un faible regroupement des principaux acteurs : au contraire, le nombre des groupes présents dans l’Union a continument augmenté. Les réseaux qui possèdent chacun plus de 2% des actifs globaux de l’espace bancaire régional sont passés de 8 à 12, les groupes régionaux comme Coris Bank, NSIA et Orabank par exemple rejoignant depuis 2010 les banques françaises et marocaines déjà en place. Dans les trois dernières années, le poids de ces leaders est reste stable aux environs de 76% en termes d’actifs, mais il a crû de plus de 10 points pour les bénéfices, qui atteignaient   quelque 93% du total en 2018. Derrière eux, enfin, on enregistre dans les dernières années un accroissement continu de groupes plus modestes, comptant un petit nombre de filiales et provenant d’horizons géographiques fort variés, et de banques isolées, ce qui traduit le sentiment des investisseurs qu’un espace viable reste disponible. La rentabilité de ces nouveaux établissements, actuellement limitée par leur jeunesse, sera cependant sûrement handicapée par les nouvelles contraintes de fonctionnement du secteur, gourmandes en investissements technologiques et en ressources humaines. Quoi qu’il en soit, le grand mouvement de regroupement attendu n’a guère encore été engagé, contrairement aux orientations de pays comme le Kenya (Commercial Bank of Africa et NIC Bank) ou le Nigeria (Access Bank et Diamond Bank) où des groupes de premier plan ont fusionné. La force des égos a été jusqu’ici préférée à l’union des forces pour répondre aux évolutions requises de la profession.

Le deuxième constat est que le système bancaire régional a réalisé d’importants efforts pour se conformer aux nouvelles exigences réglementaires. Il en a été ainsi notamment pour la modification des règles de gouvernance, visant surtout le fonctionnement des Conseils d’Administration, et pour le financement des titres d’Etat, où l’essentiel a été fait. Il en est de même pour le respect des nombreux nouveaux ratios instaurés en 2018. Ici, le résultat n’est certes pas parfait, mais le poids relatif des banques ayant satisfait aux nouvelles limites au terme de la première année d’application peut être considéré comme satisfaisant. Pour les indicateurs de fonds propres, de levier ou de couverture des emplois à moyen terme par des ressources stables, ce poids dépasse 80% pour le nombre d’assujettis -banques et établissements financiers réunis- et est proche de 90% pour les actifs totaux du système. Le pourcentage approche même les 100 % pour le niveau du capital minimum, dont la date butoir de mise en place était fixée au 30 juin 2017, et pour les limites à respecter en termes de participations mobilières. Le résultat le moins performant concerne le coefficient de division des risques, qui n’est respecté à fin 2018 que par 70% des établissements : l’importance des concours déjà en place et l’étroitesse de certaines places par rapport aux besoins des grandes entreprises nationales expliquent au moins partiellement ce retard.  Ces données globales sont toutefois à nuancer dans une analyse par pays. Le rapport précité montre en effet que, hormis la Guinée-Bissau qui cumule beaucoup de handicaps, le Benin et le Togo semblent être les pays le plus à la traine en termes de ratios. Enfin, la portée du caractère satisfaisant de ce premier test doit être modérée de deux manières. D’abord, face à l’urgence de cet ajustement réglementaire et de la priorité qui devait lui être donnée, une méthode fréquemment utilisée par les banques, au moins dans une phase provisoire, a été celle d’une progression plus limitée de leurs concours et d’une réorientation de ceux-ci vers les dossiers les moins risqués. Le renforcement des fonds propres, contrairement à ce qui était souhaité, n’a donc pas encore permis une plus forte expansion des crédits à l’économie. Il a aussi probablement pénalisé dans l’immédiat les dossiers les plus difficiles comme ceux des Petites et Moyennes Entreprises bénéficiant de faibles garanties. Le ralentissement de la progression des crédits à la clientèle en 2018 par rapport à 2017 tend à confirmer ces hypothèses. En second lieu, 2018 n’a été que la première étape du durcissement des contraintes de fonds propres et de liquidité à respecter. Celles-ci vont augmenter progressivement d’au moins 30% jusqu’à fin 2022, date à laquelle le ratio de fonds propres effectifs s’élèvera au minimum à 11,5%. Les banques auront à réaliser encore des efforts considérables pour atteindre cet objectif, tout en rattrapant si nécessaire les retards enregistrés sur le chemin. Ceci pourra imposer à la fois l’arrivée de nouveaux actionnaires, des paiements de dividendes moins généreux, des recherches d’économies, mais aussi une évolution modérée des actifs risqués. La rigueur de ces nouvelles donnes risque également de provoquer des « accidents de parcours », comme il en a déjà été observé ailleurs ou comme l’a subi un groupe sénégalais en 2019, qui pourraient générer l’arrêt d’activité ou la fusion de certaines banques. La solidité de l’actionnariat, le suivi rapproché des risques et la qualité de la gestion seront donc décisifs dans les quelques prochaines années pour permettre aux établissements de crédit de respecter le dispositif prudentiel tout en poursuivant leurs ambitions commerciales. Il devrait en résulter une plus grande sélection naturelle au sein du système bancaire régional.

Un troisième fait majeur est celui de la poursuite de la montée en puissance des sociétés spécialistes du « mobile banking ». Elles fonctionnent depuis 2008 avec l’agrément d’Emetteurs de Monnaie Electronique (EME) et sont, fin 2018, 8 entités en activité dans 5 pays de l’Union. Elles sont dominées par les grands acteurs des télécommunications, et notamment par le groupe Orange qui compte 4 filiales. Le panorama de ce secteur met en valeur plusieurs faits remarquables. D’abord, leur réussite exemplaire en termes de public : ces EME recensent 37 millions de comptes, dont plus de 50% sont actifs. Comparée aux 12 millions de comptes des banques à la même date, cette statistique témoigne de l’apport inégalé du nouveau secteur pour l’inclusion financière des populations à faible revenu. La facilité d’utilisation par tous et sur tout le territoire national de ce mode de paiement, la modestie de son coût qui l’adapte parfaitement aux petites sommes, justifient ce succès qui devrait se poursuivre. Le déploiement considérable du réseau de distribution, évalué à près de 300000 points de vente, très éloigné des 3600 agences bancaires, facilite aussi par son envergure exceptionnelle l’accès à ce circuit monétaire spécifique et la sortie de celui-ci. On note par ailleurs en 2018 une augmentation de plus de 20% du stock de monnaie électronique, de quelque 30% du nombre de transactions et de 40% de la valeur de celles-ci, des taux bien supérieurs aux rythmes de progression des indicateurs des banques. Ces trois chiffres montrent non seulement que le nombre d’usagers augmente, mais que l’intensité d’utilisation du « mobile banking » croit encore plus vite. Car les usages se diversifient : d’abord destinée à recharger son crédit téléphonique et à réaliser des virements intra-nationaux, la monnaie électronique sert aussi pour les transferts régionaux, et même depuis la France, pour les paiements marchands et les règlements de factures. Les EME sont aussi bien placés pour diversifier rapidement ces canaux d’action grâce à la puissance financière des groupes de télécommunications et à l’agilité de leurs systèmes d’information qui font une large place à la digitalisation. La concurrence de ces nouveaux acteurs reste toutefois modeste jusqu’ici : la masse des unités de valeur en circulation n’était à fin 2018 « que » d’environ 330 milliards de FCFA, soit quelque 1% des dépôts du système bancaire de la zone. Les EME sont aussi confrontés à toutes les exigences liées à la conformité en matière de connaissance du client (le « KYC) ou de lutte contre le blanchiment, qui sont désormais une priorité pour les Autorités monétaires qui les contrôlent. En la matière, leur expérience encore brève et le nombre très élevé de leurs clients les handicape face aux banques et peut freiner leur expansion. Le duel ne fait donc que commencer et reste ouvert.

Devant ces orientations récentes, deux tendances pourraient être souhaitées pour l’avenir dans l’intérêt du public. La première est une évolution plus rapide vers la concentration du secteur bancaire afin que se construisent les groupes les plus capables de qualité, de diversité et de modernité de services, mais aussi de conformité à une réglementation qui se rapprochera constamment des standards internationaux. C’est à ces conditions que sera facilitée l’intégration de nos banques dans un système financier mondial de plus en plus exigeant et méfiant. La seconde est la simultanéité du développement rapide des EME mais aussi de la digitalisation accélérée des banques, qui concourraient toutes deux à l’inclusion financière recherchée. En la matière, les défis sont suffisamment nombreux pour qu’une coopération de ces deux branches les plus dynamiques du système financier soit profitable à tous.

 

Paul Derreumaux

Publié le 13/02/2020 à l’occasion des journées annuelles du Club des dirigeants de Banques et établissements de crédit d’Afrique

Développement financier et intégration régionale

Développement financier et intégration régionale: quelques interactions en zone Franc

Un secteur bancaire dynamique a été l’un des importants soutiens de la bonne croissance économique en zone Franc depuis le début des années 2000. Quelques facteurs semblent avoir joué un rôle déterminant dans cette mutation positive. D’importants progrès restent cependant à faire  pour compléter le dispositif existant et renforcer les synergies favorables.

Le séisme qui a frappé les banques en zone Franc dans les années 1980 commence à s’estomper de la mémoire collective : les jeunes générations de cadres économiques et politiques ne l’ont pas vécu et observent en revanche une expansion remarquable du système bancaire dans les trente dernières années. Celle-ci a été impulsée par des acteurs presqu’entièrement renouvelés et en intense compétition : ces changements d’identité et de comportement sont très certainement une cause majeure des améliorations observées. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, sur les onze principaux groupes que recense la Commission Bancaire fin 2012, neuf  n’existaient pas il y a 35 ans ou sont passés entre les mains de nouveaux actionnaires sur la période. Seuls deux groupes français figurent encore dans ce peloton de tête. Les nouveaux venus, qui représentent une large majorité des bilans bancaires de la zone, sont tous africains : leur croissance sur le continent constitue donc leur objectif prioritaire, voire unique, et la profitabilité des opérations correspondantes le point d’appui de leur rentabilité globale. La montée en puissance des implantations subsahariennes dans le résultat des banques marocaines Atijari et BMCE en donne la preuve éclatante et devrait se poursuivre. Cette situation entraine d’ailleurs les banques françaises encore en place à s’engager fermement dans cette concurrence aiguisée, et la transformation de leur dispositif africain a sans doute été plus intense durant les vingt dernières années que dans les vingt précédentes.

Trois principales conséquences résultent de cette transformation. D’abord, le nombre d’entités bancaires a fortement progressé dans chaque pays, porté par l’émergence de nombreux établissements privés à partir des années 1990 et, surtout, par la volonté des principaux acteurs de se constituer en réseaux couvrant toute l’Union pour mieux servir leurs grands clients : l’effectif a ainsi franchi en 2010 le seuil des 100 unités pour les huit pays. En second lieu, ces banques ont pour la plupart mené une politique offensive d’installation d’agences sur l’ensemble du territoire de leur Etat d’implantation, d’une part, et d’ouverture du nombre maximal de comptes bancaires, d’autre part, pour préserver ou consolider leur part de marché et multiplier leurs opportunités d’opérations : le nombre de guichets bancaires avoisine 2000 fin 2012, en hausse de 16% sur les deux dernières années, tandis que le nombre de comptes bancaires a progressé de 42% sur la même période pour approcher l’effectif de 8 millions. Le principal effet en est la sensible augmentation récente du taux de bancarisation des populations, qui est malgré tout encore en deçà du seuil des 10% et nettement en retard par rapport aux autres parties de l’Afrique. Enfin, tous les intervenants, et principalement les grands acteurs, ont intensément œuvré pour une densification des services et produits mis à la disposition de leur clientèle élargie. Le public des particuliers a été spécialement visé dans cette politique de conquête de la clientèle de masse, grâce notamment à une extension rapide des produits de monétique, à une forte augmentation des prêts personnels et à un allongement de la durée des prêts. Ce dernier point autorise notamment un début de satisfaction des besoins  importants en financement de l’habitat. Les entreprises ont toutefois été également bénéficiaires : la réalité d’un espace monétaire et financier unifié dans l’UEMOA et la consolidation à l’intérieur de celle-ci des réseaux de banques commerciales ont permis un bon soutien  financier, y compris par des financements consortiaux d’investissements, de l’expansion régionale des grandes entreprises, qui contribuait elle-même à la consolidation de l’intégration et de la croissance de la zone.

Pour la Communauté Economique et Monétaire des Etats d‘Afrique Centrale (CEMAC), quelques décalages pourraient être notés sur plusieurs des aspects soulignés pour l’UEMOA. Toutefois les tendances sont analogues : primauté nouvelle des groupes africains, durcissement de la concurrence générant d’importants progrès au profit des clientèles, forte modernisation des produits et services bancaires, approche régionale intégrée appliquée par les acteurs financiers même si le dispositif institutionnel est légèrement moins avancé.

Ce renforcement mutuel progressif du développement financier et de l’intégration économique régionale rencontre cependant encore divers freins qui pourraient être levés.

A l’intérieur des systèmes financiers, quatre faiblesses apparaissent essentielles. La première est la quasi-absence d’établissements financiers non bancaires. A côté de la puissante consolidation du système bancaire, toutes les autres institutions financières restent encore embryonnaires, pour des raisons à la fois réglementaires et fiscales, d’un côté, et par suite de la faiblesse du secteur formel des Petites et Moyennes Entreprises (PME), de l’autre. Les choix de modes de financements, sont donc réduits et le poids des concours à l’économie dans le Produit Intérieur Brut (PIB), qui avoisine 30%, demeure anormalement faible. La deuxième est la cherté persistante des crédits. Certes des efforts importants ont été consentis dans les dernières années par les banques, surtout au profit des grandes entreprises, qui ont su faire jouer à  plein la concurrence entre prêteurs, et sur les places où la compétition bancaire est la plus rude, comme au Sénégal. Dans la plupart des pays et vis-à-vis des autres catégories de clients comme les PME et les particuliers cependant, les taux d’intérêt nominaux restent élevés et l’inflation maîtrisée conduit à des taux réels peu attractifs. Ceci est particulièrement vrai pour les crédits à long terme, que les banques acceptent désormais plus facilement de financer, mais qui ne peuvent se développer à ces conditions peu compétitives. Le prix de collecte des ressources drainées et le coût du risque apparaissent comme les deux principales causes de cette situation et devraient donc être revus. Le troisième est la rareté relative des refinancements interbancaires, dont l’accroissement permettrait d’optimiser l’affectation des ressources entre établissements et entre pays. Même si les dispositifs prudentiels autorisent tous les concours de ce type, ceux-ci restent encore surtout limités aux refinancements, principalement à court terme, entre banques du même groupe ou de la même place. Une généralisation de ces échanges financiers serait de nature à accroitre les moyens d’action des banques dans un cadre régional et à soutenir l’intégration. Enfin, le renforcement de la formation des équipes bancaires devrait être une forte priorité. Face à des métiers qui se sont profondément diversifiés et modernisés, les agents ne sont pas toujours armés pour gérer au mieux des risques opérationnels en forte progression et pour étudier et suivre des concours à des structures informelles qui restent majoritaires. Les développements récents ou souhaités des activités bancaires se heurtent donc à cette contrainte, qui peut provoquer des coûts élevés pénalisant les banques les plus actives.

Pour l’environnement, diverses améliorations sont très souhaitables voire indispensables, qui favoriseraient à la fois développement financier et intégration régionale. La première est d’ordre réglementaire : le dispositif prudentiel reste moins incitatif qu’en d’autres régions du continent pour faciliter la création d’institutions solides et bien adaptées à leur contexte. Certes le ratio relatif à la facilité de transformation des ressources pour une meilleure adéquation à la durée des emplois a été par exemple revu début 2013. Mais d’autres insuffisances et rigidités persistent : ainsi le capital minimum requis pour les banques demeure trop faible par rapport aux normes désormais couramment admises ; dans le même temps, les fonds propres exigés  pour les établissements financiers sont inutilement dissuasifs et expliquent le grand manque de telles institutions dans la zone. Le fonctionnement peu performant de la justice dans la plupart des pays constitue un autre blocage important : cette difficulté était exprimée de longue date par tous les acteurs financiers et de nombreux partenaires étrangers, et l’institution de l’OHADA, il y a déjà vingt ans, avait généré beaucoup d’espoirs en ce domaine. La pratique montre cependant que les changements s’effectuent très lentement et que de nombreuses anomalies subsistent dans les jugements énoncés tandis que la lenteur des décisions est toujours problématique. Par suite, le coût du risque reste lourd et ralentit fortement la baisse souhaitable des taux d’intérêt. Sur un autre plan, des politiques d’intégration plus efficaces et une harmonisation plus poussée des réglementations donneraient aux systèmes bancaires des différents pays davantage de possibilités pour porter leur champ d’action à tout l’espace régional. Les politiques visant une meilleure convergence des économies de chaque pays de la zone Franc peinent jusqu’ici a dégager des résultats probants et ne facilitent pas la mobilisation des institutions financières au profit de l’atteinte d’objectifs communs de développement. En matière d’impôts par ailleurs, les progrès dans l’unification de la fiscalité sur l’épargne, les crédits ou les valeurs mobilières sont récents et encore imparfaits alors qu’ils sont des conditions sine qua non pour l’utilisation optimale par les agents économiques d’un espace monétaire et financier régional unifié. Enfin, la gestion d’une large majorité des entreprises reste d’une qualité insuffisante, tant pour le fonctionnement courant que pour les investissements d’expansion, ce qui rend difficile le partenariat avec les institutions financières. Le renforcement par tous moyens des   PME formelles et de leur poids relatif dans les appareils économiques appuiera donc le développement des systèmes financiers et de ses capacités d’action.

Paul Derreumaux