Bourse Régionale de L’UEMOA : après la consolidation, le décollage ?

Bourse Régionale de l’UEMOA : après la consolidation, le décollage ?

Figurant dans la deuxième vague des créations de bourses mobilières africaines, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) est maintenant montée en puissance et se situe, par sa capitalisation, au 6ème rang des 24 bourses existantes. Elle aspire désormais à une puissance nouvelle que l’évolution actuelle de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pourrait lui apporter.

La position encourageante de la BRVM doit beaucoup à trois principaux facteurs : l’existence d’une base de valeurs reprise de la Bourse d’Abidjan qui l’avait précédée ; le soutien très actif dont elle a bénéficié constamment des Autorités de l’Union et, surtout, de la Banque Centrale ; le caractère régional qui a élargi le cercle de ses émetteurs potentiel et de son public d’investisseurs.

Les dernières années ont été particulièrement prometteuses pour la BRVM. Certes le nombre d’actions cotées  a peu évolué par rapport à la création en 1998 et une forte rigidité continue à peser sur le fonctionnement de la bourse, ce qui en limite l’attractivité. Toutefois, la balance pèse nettement du côté des bonnes nouvelles depuis le début des années 2010, pour les investisseurs comme pour les émetteurs. Pour ces derniers, privés ou publics, le marché financier offre des possibilités accrues de trouver des ressources à moyen et long terme pour leur développement, soit sous forme d’emprunts, sur le marché obligataire, soit par des capitaux propres, sur le compartiment des actions. Même si les opérations enregistrées jusqu’ici ont été moins nombreuses qu’escompté, ceux qui sont venus sur le marché n’ont connu aucune déception puisque tous les appels au marché ont été sursouscrits, et souvent largement. Du côté privé, le Groupe Bank of Africa par exemple, en quinze ans et avec grand succès, a introduit à la cote 5 des 7 banques commerciales qu’il détient dans l’Union et celles-ci ont émis à plusieurs reprises des emprunts obligataires. De leur côté, les Etats ont fait un appel croissant au marché par des financements à moyen terme depuis les années 1996 et sont progressivement devenus l’acteur très dominant du marché obligataire. Pour les investisseurs, institutionnels ou individuels, la bourse constitue désormais une excellente opportunité de diversification des placements, notamment à moyen et long terme, et offre une rentabilité honorable, voire excellente pour certaines valeurs, en comparaison à celle des dépôts bancaires.

Les inconvénients souvent cités – cherté relative, faible liquidité des titres, poids excessif des obligations souveraines, nombre insuffisant de valeurs, modestie des organismes de placement collectif – sont réels et expliquent que le recours du secteur privé à la BRVM soit encore modéré. Toutefois, les réformes s’accomplissent progressivement : utilisation de la notation pour éviter l’apport d’une garantie pour les émissions obligataires ; cotation électronique en continu pour faciliter et multiplier les transactions ; organisation d’un calendrier régional pour les emprunts publics en vue d’éviter les télescopages de plusieurs opérations. L’évolution de 2014, qui a vu à la fois l’entrée en bourse de deux nouvelles sociétés au Sénégal, la réussite de nombreuses émissions d’Etat et une croissance d’environ 12% des indices globaux après la poussée de 38% notée en 2013, montrent que la confiance grandit et que les fondamentaux se confortent.

Comme partout, la solidité d’une bourse mobilière s’enracine en effet dans les potentialités de l’économie réelle de la zone dans laquelle elle fonctionne et dans la force des relations qui la lient à cette économie. En la matière, l’UEMOA est présentement une des régions d’Afrique les mieux placées. Les Autorités ont confirmé à plusieurs reprises l’atteinte d’un taux de croissance supérieur à 7% pour 2015, qui marque une nouvelle hausse par rapport aux rythmes croissants déjà obtenus depuis 2012. Les niveaux satisfaisants des dernières campagnes agricoles ; l’accroissement des investissements publics dans les infrastructures, en particulier routières et urbaines ; l’activité toujours soutenue des services, banques et entreprises de télécommunications en tête ; le maintien d’équilibres économiques acceptables sont les principaux éléments qui expliquent ces bons résultats globaux. Plus récemment, la chute des cours du pétrole et la hausse du dollar, monnaie de facturation des exportations agricoles et minières, ont amplifié cette embellie Même si ces deux dernières données sont provisoires, les autres composantes de l’évolution favorable devraient se poursuivre jusqu’à la fin de la décennie et permettre la pérennité de ce rythme sur cette période. Trois données joueront particulièrement en ce sens, en complément des points évoqués ci-avant: la bonne probabilité d’une stabilité politique ; le soutien des institutions internationales ; la continuité de la politique d’intégration régionale.

Pourtant, cette amélioration reste encore insuffisante par rapport aux ambitions d’émergence qui se font partout  plus présentes. Pour être réalistes, celles-ci doivent en effet retenir un taux d’accroissement  du PIB national plus élevé et sur une période plus longue, d’une part, et des transformations structurelles plus rapides et plus profondes, d’autre part. Ici encore, l’UEMOA dispose de quelques atouts importants, tels les trois exemples suivants. Le premier devrait être le moteur d’entrainement exercé par la Côte d’Ivoire sur toute la zone : l’économie ivoirienne parait en effet solidement engagée dans une spirale positive générant d’importants effets induits grâce à son poids dans l’économie régionale et à l’intensité de l’intégration économique et financière de l’Union. Le deuxième est la transformation rapide du système financier : les changements notables et positifs réalisés en quinze ans par les banques se trouveront probablement confrontés à la nouvelle donne des sociétés de télécommunications qui vont intervenir directement dans le domaine des moyens de paiement. Suite aux initiatives de quelques groupes comme Orange, l’Afrique de l’Ouest pourrait ici rejoindre des pionniers comme le Kenya et cette vraie révolution entrainera peut-être des turbulences. Elle peut toutefois être créatrice de nouveaux progrès en raison de l’accélération de la bancarisation qui va en résulter et de la possibilité pour les banques de mieux se consacrer à des activités de financement. La troisième s’observe dans les quelques projets  qui se concrétisent dans l’énergie, l’industrie ou la grande distribution, surtout en Cote d’Ivoire et au Sénégal, et pourraient en annoncer d’autres dans des secteurs qui sont restés les parents pauvres de la mutation de nos économies. Ces avancées pourraient faciliter d’autres transformations, indispensables pour l’émergence, et pour lesquelles notre Union est moins bien placée : le renforcement du secteur privé par rapport à un secteur public encore trop présent ; une meilleure prise en compte à tous les niveaux du mérite, grâce à une culture plus affirmée du résultat des actions menées ; une plus grande place à l’innovation et à la flexibilité dans les politiques suivies.

Dans cette stratégie, la BRVM peut jouer un rôle croissant en devenant un acteur de premier plan dans la mobilisation de ressources financières. Il faut pour cela que la profondeur du marché financier se développe et que l’animation de celui-ci change d’échelle. L’inventaire des sociétés cotées montre que près de la moitié des pays qui composent l’UEMOA – Mali, Niger, Togo et Guinée-Bissau- n’ont encore aucune société cotée et que, sur les 39 titres en bourse, une large majorité représente des sociétés ivoiriennes. En visant la cotation de 3 sociétés par pays –hors Guinée Bissau – sur les trois prochaines années, la BRVM densifierait fortement son actif et, avec 60 titres sur ce compartiment actions, approcherait les 66 sociétés présentes sur la bourse de Nairobi qui la précède en capitalisation. Peut-être ambitieux, cet objectif parait pourtant plausible si les Autorités nationales et régionales y apportent tout leur appui. L’élargissement des possibilités de mobilisation sur le marché des capitaux sera en outre d’autant mieux atteint que les instruments offerts au placement seront plus diversifiés. En la matière, une amélioration essentielle devrait être la multiplication des sociétés de gestion d’actifs qui réduisent le risque pour toutes les catégories de souscripteurs. Cette évolution, qui peut être encouragée à court terme, serait de nature à répondre à la forte approche patrimoniale qui marque le public francophone. Une autre piste serait la plus grande sophistication des types d’investissement offerts.  Sur ce dernier plan, la bourse de Nairobi est par exemple en cours d’implantation des opérations sur options et compte ainsi alimenter davantage le dynamisme qui caractérise son marché. L’adoption de telles initiatives dans l’Union pourrait ici densifier les transactions et accroitre l’intérêt pour les gains sur valorisation.

Dans tous les cas, une comparaison avec l’expérience chinoise fait apparaitre, toutes proportions gardées, les chances d’une amplification prochaine de la progression des cours si le développement économique se conforte. Dans l’Empire du Milieu, les nombreux investissements de « private equity » réalisés dans la décennie 1980 ont abouti, depuis le début des années 1990, à l’introduction en bourse de multiples sociétés pour faciliter la sortie des investisseurs initiaux et ont amené une croissance souvent exponentielle des cours. L’UEMOA, comme d’autres parties de l’Afrique subsaharienne, pourrait bientôt connaitre un tel point de basculement : l’afflux actuel des capitaux des fonds d’investissement appelle logiquement une forte augmentation des entrées en bourse des sociétés lors des phases ultérieures de reconfiguration des « tours de table ». Tous les acteurs auront à accomplir des efforts gigantesques d’innovation et de ténacité pour saisir au mieux cette opportunité exceptionnelle et attirer d’importants capitaux étrangers afin de compléter l’épargne locale, mais l’enjeu mérite ces efforts..

Ce résultat comporterait de nouveaux risques, notamment de plus grande volatilité des cours suivant les fluctuations de la conjoncture internationale. Mais c’est là une caractéristique des pays émergents et ce serait bien le signe qu’une nouvelle étape est franchie.

Paul Derreumaux

Afrique : Les opérateurs téléphoniques supplanteront-ils les banques pour les moyens de paiement ?

Afrique : Les opérateurs téléphoniques supplanteront-ils les banques pour les moyens de paiement ?

 

Touchant un nombre croissant de pays et concernant de plus en plus de compagnies de télécommunications, « le mobile banking » devient un vecteur clé de la croissance de ces dernières. Certaines d’entre elles s’apprêtent donc à franchir le pas et à demander un agrément bancaire. Les banques vont-elles perdre ainsi une partie de leurs activités de base ?

Les paiements par téléphone portable –le « mobile banking » – en Afrique sont somme toute récents. Apparu avec un succès d’abord mitigé dans quelques pays au début des années 2000, ce mode de paiement s’est surtout développé à partir de 2007 au Kenya. Avec son produit M’Pesa – M comme mobile et Pesa comme monnaie en swahili -,  l’entreprise Safaricom a en effet connu très vite un succès phénoménal. Selon des statistiques récentes, M’Pesa compterait maintenant quelque 17 millions d’abonnés – soit un kenyan sur trois – et plus de deux millions de transactions quotidiennes, celles-ci représentant en une année environ 1/10ème du Produit Intérieur Brut (PIB) national.

Cette explosion repose sur plusieurs facteurs. Le premier est bien sûr le succès extraordinaire du téléphone mobile sur le continent africain. Démarré dans la décennie 1990, il a vite permis de rattraper le retard existant en matière de lignes téléphoniques fixes. Avec des taux de couverture désormais proches de ceux des pays du Nord , il met en œuvre toutes les révolutions technologiques avec un bref décalage sur les nations les plus développées. En 2014, près de 700 millions d’Africains ont un téléphone mobile, soit plus de 60% de la population, et les licences 4G sont en train d’apparaitre dans quelques pays. Grâce à sa simplicité d’usage, à la forte baisse des coûts, à sa généralisation très rapide, le « mobile » a véritablement bouleversé le mode de vie des populations, même pour les plus bas revenus ou les habitants des zones les plus isolées. La seconde raison est celle du grand retard des systèmes bancaires pour l’élargissement de leur base de clientèles de particuliers. Leur intérêt pour ce public, en particulier dans l’espace francophone, n’a en effet commencé qu’avec l’avènement des banques privées africaines qui a suivi le cataclysme bancaire des années 1980. L’effort d’ajustement des réseaux et des produits aux besoins des particuliers s’est alors progressivement renforcé, mais le retard est tel qu’il prendra des années avant d’être résorbé. Ainsi, dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), le taux de bancarisation a probablement doublé dans les dix dernières années mais ne s’élève encore qu’aux environs de 10%. La troisième raison résulte des nouvelles stratégies qui s’imposent aux groupes de télécommunications. Les taux de pénétration déjà atteints et la concurrence accrue amènent un ralentissement des taux de progression. Il faut donc chercher à fidéliser la clientèle acquise, notamment en diversifiant les services offerts comme le permettent des technologies en constante amélioration. Le paiement par téléphone mobile est donc un relais idéal de croissance en Afrique par suite des lacunes des systèmes bancaires traditionnels.

Le Kenya a été le grand précurseur en la matière et le succès de M’Pesa constitue la référence absolue. Il a été servi en particulier par la prédominance de Safaricom dans le paysage kenyan des télécommunications, par le dynamisme des banques locales et par la souplesse de la Banque Centrale. M’Pesa est un porte-monnaie électronique qui permet à la fois les échanges de cet argent virtuel entre clients et le paiement de factures aux entreprises ayant adhéré au réseau. Le système recensait en 2012 des transactions pour plus de 7 milliards de dollars par an. Ces dernières années, ce produit test a largement essaimé.

Dans le pays phare du « mobile banking » qu’est le Kenya, l’évolution a été double. Les principales banques de la place ont développé des offres permettant à leurs clients de mettre en relation aisée leur compte bancaire et leur compte M’Pesa : M’Benki pour la Kenya Commercial Bank, Hello Money pour la Barclays, Eazzy 24/7 pour Equity Bank répondent à cet objectif. Afin de maintenir son avance, Safaricom a par ailleurs noué fin 2012 un partenariat avec la Commercial Bank of Africa pour la création de M’Schwari. Ce produit offre des comptes d’épargne et des prêts, se posant ainsi de plus en plus en rival direct des services bancaires. Ces interconnexions et ces nouveautés créent une puissante émulation, qui reflète la performance du système kenyan, et apportent un progrès rapide de la bancarisation du pays.

Hors du Kenya, le mobile banking, maintenant maîtrisé par tous les plus grands groupes internationaux de télécommunications, est surtout utilisé dans les pays en développement où il se substitue aux guichets bancaires pour l’importante clientèle non bancarisée. Le pionnier Safaricom commercialise ainsi ce type de service en Tanzanie et en Afrique du Sud, mais aussi en Afghanistan et en Inde. En Afrique, où le secteur reste pour l’essentiel un club très « select » dominé par quelques « majors », l’indien Airtel, l’Emirati Etisalat, le Sud-Africain MTN, par exemple, déploient progressivement des produits analogues dans leurs nombreuses filiales. Le groupe français Orange fait partie de ces leaders. Son produit Orange Money, lancé avec prudence en décembre 2008 en Côte d’Ivoire, s’est d’abord implanté lentement, mais connait depuis les années 2010 une croissance exponentielle. Le produit est désormais présent dans 14 pays d’Afrique et du Moyen Orient où il compte 12 millions d’abonnés. Orange y annonçait un volume annuel de transactions gérées supérieur à 2 milliards d’Euros en 2013. Divers accords globaux se sont noués à partir de 2012, notamment avec Visa ou Western Union, pour élargir les possibilités d’utilisation du produit et traiter les transferts internationaux. Dans certaines implantations, le chiffre d’affaires généré par le mobile banking est la composante en plus forte expansion du chiffre d’affaires global. Forte de ces résultats, Orange multiplie les initiatives. Au Sénégal, sa filiale Sonatel a ainsi engagé en octobre dernier un partenariat avec la banque Bicis: il propose une connexion automatique possible entre le compte bancaire et celui d’Orange Money, à l’image des dispositifs offerts au Kenya. Surtout, Orange annonce son intention de demander à court terme une licence bancaire pour émettre de la monnaie électronique.

Ces licences spécifiques sont apparues dans divers pays depuis le début des années 2000 pour tenir compte des mutations technologiques de l’époque en termes de moyens de paiement. Elles ont reçu jusqu’ici peu d’applications, sans doute par suite des difficultés de mise au point d’une réglementation bien adaptée et des fortes exigences des Autorités de contrôle.. L’UMOA s’est dotée de cette réglementation en 2006 et c’est dans cette zone que le Groupe Orange prévoit de tester son projet. L’obtention de l’autorisation d’émettre de la monnaie électronique qui lui serait ainsi accordée le libèrerait de toute dépendance vis-à-vis des banques locales, moins ouvertes aux nouvelles approches qu’en Afrique de l’Est. Elle le mettrait au contraire en position de force pour négocier avec celles-ci d’éventuels accords, tels que celui d’une bonne rémunération de la monnaie scripturale qui reste associée à cette monnaie « virtuelle ». Cette expérience, menée par un acteur de tout premier plan qui bénéficie déjà d’une forte base de clientèle, devrait réussir. Elle pourrait alors modifier significativement le poids relatif des principaux moyens de paiement et des intervenants sur ce marché des moyens de paiement. Il est d’ailleurs vraisemblable que l’initiative du groupe français soit reproduite par ses concurrents, en Afrique de l’Ouest et ailleurs, ce qui génèrerait alors un nouveau bouleversement des systèmes bancaires africains.

Poussées par des contraintes de pérennisation à tout prix de leur clientèle dans une concurrence toujours plus vive, les grandes sociétés de télécommunications ont les moyens financiers nécessaires d’effectuer cette intrusion frontale dans ce qui reste pour l’essentiel une chasse gardée des banques. La partie n’est toutefois pas jouée. Les banques seraient d’abord elles-mêmes en mesure de contre-attaquer et de s’installer dans le secteur des télécommunications. Elles peuvent en effet trouver des alliés capables de combler leurs faiblesses techniques ou d’imaginer avec eux de nouvelles solutions. C’est la voie que veut emprunter au Kenya la puissante Equity Bank qui crée un opérateur virtuel en s’appuyant sur Airtel. De plus, les opérateurs de télécommunications, prompts à communiquer sur les masses d’argent qu’ils brassent et les volumes d’affaires qu’ils réalisent grâce au « mobile banking », sont plus que discrets sur la rentabilité qu’ils en tirent jusqu’ici. Celle-ci reste probablement très inférieure à celle de leurs activités classiques, voire encore négative pour la plupart des acteurs concernés. La pertinence financière du créneau est donc encore à démontrer.  L’arrivée sur de nouveaux terrains s’accompagne aussi la plupart du temps de nouveaux risques. Les opérateurs téléphoniques l’apprennent à leurs dépens : au Kenya plus de 100000 impayés sont déjà recensés avec M’Schwari, moins de deux ans après le lancement de ce produit de « mobile loan ». Enfin, il ne faut pas oublier que les moyens de paiement ne sont qu’un pan limité du champ d’action des banques : la diminution de leur place en ce domaine pourrait les amener à des actions plus vigoureuses sur d’autres aspects, comme celui du crédit, ainsi que l’attendent les populations et les entreprises.

Même si les évolutions à venir demeurent encore très ouvertes, il est certain que le « mobile banking » apporte un progrès considérable dans la panoplie des moyens de paiement disponibles  pour les populations, en particulier en Afrique subsaharienne. Il contribue à ce titre de manière exemplaire au caractère inclusif du développement du continent, qui est probablement l’enjeu majeur des trente prochaines années.   

Paul Derreumaux

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Le terme vient du langage informatique mais, en l’occurrence, pourrait s’appliquer à deux transformations récentes du système bancaire subsaharien. La plus importante, à court terme, est sans doute celle du réseau Ecobank touché en septembre 2014 par deux changements capitalistiques majeurs : l’entrée en force de la Banque Nationale du Qatar (BNQ) dans la holding du Groupe ; le passage de la banque sud-africaine Nedbank du statut de prêteur à celui d’actionnaire.

Pour les observateurs du système bancaire subsaharien, la venue de la BNQ n’est surprenante que par la discrétion et les modalités avec lesquelles s’est effectuée cette opération. La banque qatarie s’est en effet investie massivement en Egypte dès 2012, par le rachat majoritaire de la filiale locale de la Société Générale, et visait récemment une acquisition possible au Maroc. Dès cette période, l’Afrique subsaharienne était donc logiquement sa cible prochaine. La taille relativement modeste des banques africaines et une méconnaissance des caractéristiques de fonctionnement des banques dans ce périmètre conduisaient sans doute la QNB à préférer l’achat d’un groupe déjà présent lui-même dans cette zone plutôt qu’une entrée directe dans celle-ci. Les difficultés d’une opération marocaine et l’opportunité offerte par les soubresauts actuels d’Ecobank ont amené la QNB à franchir le pas et à réaliser cet investissement qui la fait détenir 23,5% du capital de la holding du Groupe, ETI, pour un montant quatre fois inférieur à celui de l’opération égyptienne.

La décision de Nedbank est moins surprenante : la conversion possible en actions du prêt consenti à ETI était prévue dès la mise en place du concours et était le schéma le plus couramment envisagé. Il aurait signifié une substitution vraisemblable du leadership des intérêts sud-africains à ceux du Nigéria au sein de ce groupe panafrician. L’arrivée de la BNQ pouvait laisser penser que Nedbank ne réaliserait pas cette conversion. Au contraire, cette dernière a annoncé avant la date butoir qui lui était imposée sa souscription effective à 20% du capital de ETI et l’a fait de belle manière, en payant ses actions en numéraire et en encaissant le remboursement de son prêt par ailleurs.

Les deux géants disposent donc ensemble d’environ 40% du capital social – QNB a indiqué qu’elle laisserait redescendre sa part à 20% – et, compte tenu de l’actionnariat « flottant » sont théoriquement en mesure d’imposer la politique qu’ils définiraient en commun. Le jeu n’est peut-être pas aussi simple. L’ « alliance stratégique » Nedbank/Ecobank conclue en 2008 a conduit les deux réseaux à une première connaissance réciproque tandis que la banque sud-africaine peut être tentée de s’appuyer sur le fonds de pension de même nationalité Public Investment Corporation (PIC), qui détient 19% de ETI, pour prendre une position dominante dans la gestion d’Ecobank. BNQ pourrait chercher à tenir un rôle plus directif en raison de sa puissance financière et de l’appui qu’elle pourrait apporter au réseau subsaharien, en particulier grâce à ses connexions internationales et à sa forte présence dans le financement  des infrastructures. Les actionnaires nigérians, largement majoritaires depuis l’origine, souhaitent vraisemblablement maintenir leur primauté d’influence et récolter les fruits de l’expansion du Groupe. Grâce à la grande diversité de l’actionnariat et à l’absence de bloc homogène dominant, le management lui-même a été habitué jusqu’ici à une forte indépendance : elle a été utilisée pour imprimer au Groupe une expansion géographique remarquable et une présence progressive sur tous les aspects de la banque commerciale. Dans ce jeu à plusieurs personnages clés, l’équilibre reste à trouver, des aménagements institutionnels seront sans doute nécessaires et beaucoup d’alliances sont a priori envisageables. Il faut espérer que celle qui se dégagera sera stable et acceptée par tous, pour que le Groupe puisse exploiter au mieux tous les atouts que lui donnent sa large implantation, ses moyens financiers désormais consolidés, et l’expérience de ses équipes et de ses actionnaires banquiers.

Tandis que cette rude partie s’engage à l’Ouest du continent, une autre apparait dans la zone australe autour du groupe African Banking Corporation (ABC). Celui-ci, implanté dans 5 pays, est certes plus de 10 fois plus petit que Ecobank et n’affiche pas les mêmes performances. Il vient cependant de connaitre lui aussi une reconfiguration capitalistique qui pourrait le propulser sur l’avant-scène, suite à la reprise de la totalité du capital de sa société mère par la holding Atlas Mara. Cette dernière, créée fin 2013, a mobilisé en un temps record d’importants capitaux sur le marché londonien, qu’elle ambitionne d’investir en Afrique et surtout dans le secteur financier. L’acquisition du Groupe ABC a été sa première opération, menée avec une certaine discrétion. Elle s‘est accompagnée d’une prise de participation minoritaire dans une banque nigériane et dans un établissement rwandais.

Atlas Mara reste pour l’instant peu explicite sur l’orientation commerciale et l’organisation qu’elle veut donner aux cibles ainsi conquises. Elle semble afficher en revanche une grande ambition de principe : celle de construire un groupe panafricain décentralisé, structuré autour de « hubs » régionaux qui couvriraient chacun une des grandes parties du continent, s’érigeant ainsi en rival des réseaux actuellement les plus étendus. Si l’idée semble séduisante, son application soulève encore plusieurs inconnues majeures au niveau d’Atlas Mara: l’importance des fonds que cette société pourra concrètement mobiliser pour l’atteinte de son objectif, la compatibilité du schéma proposé avec les contraintes réglementaires de certaines Autorités monétaires des pays visés, le contenu précis du projet industriel. Le Groupe ABC, principal point de départ de la construction envisagée,  dispose d’indicateurs qui demandent à être sérieusement renforcés, compte tenu des multiples changements qui ont marqué sa gestion et son actionnariat passés. Il doit aussi confirmer la profitabilité de son nouveau « business model » de banques « tous publics », dans lequel il est entré depuis quelques années, et reprendre rapidement son expansion géographique. Il a besoin pour cela de ressources financières et humaines importantes et d’un actionnaire recherchant un développement à long terme et non des plus-values financières rapides. Les prochaines années permettront de tester le nouveau réseau sur ce plan et de voir si son actionnaire principal peut répondre à toutes les exigences du défi lancé.

Pendant que ces deux Groupes vont devoir régler dans les meilleurs délais ces incertitudes, tout en se défiant sans doute à distance pour jouer les premiers rôles,  d’autres  transformations s’enclenchent, notamment en Afrique de l’Ouest. La Banque Centrale Populaire (BCP), dernière venue des banques marocaines à la suite de son rachat de 50% de Banque Atlantique, annonce sa prochaine montée à 65% du capital de la holding de ce réseau et la création d’une filiale de micro-finance. La plus puissante des banques du royaume chérifien vise ainsi à rattraper ses devancières et à élargir l’éventail de ses activités. A une échelle plus modeste, l’établissement burkinabé Coris Bank poursuit son expansion à marche forcée – créations « ex nihilo » au Mali et au Togo – et innove en étant la première banque de la région à ouvrir un Département islamique au sein de son activité de banque commerciale « classique ».

Après une période plutôt calme en mouvements capitalistiques et en ouverture de nouvelles banques, l’année 2015 sera donc normalement plus agitée. Elle montrera que la physionomie du système bancaire subsaharien est toujours en construction et susceptible de nouvelles importantes mutations, qui ne viendront pas nécessairement des entités les plus importantes. Il apparait déjà qu’en Afrique subsaharienne, particulièrement francophone, l’actionnariat  régional continue globalement son repli au profit d’actionnaires extérieurs : ce mouvement, à contresens de celui des années 1990, semble difficile à inverser, en dehors d’un cataclysme bancaire comme celui qui s’était abattu dans les années 1980. Il conviendra maintenant de voir si les aménagements purement capitalistes conduisent bien à un renforcement des systèmes bancaires de la zone, autour de projets industriels solides, et dans une optique conforme aux besoins de développement des pays concernés. Les changements positifs intervenus depuis deux décennies ont en effet donné aux banques subsahariennes une croissance et une rentabilité enviables et une responsabilité accrue dans le financement des économies locales. Ces avancées ont été un des catalyseurs de la croissance africaine et doivent être poursuivies, pour une meilleure bancarisation des populations comme pour la facilitation du financement des entreprises et des Etats. Elles génèrent de plus leur inévitable contrepartie de solutions nouvelles à rechercher, notamment vis-à-vis de la montée et de la diversification des risques opérationnels, ou de l’élévation du coût du risque. C’est davantage à leur efficacité face à ces défis, plutôt qu’à l’identité de leurs actionnaires, que les établissements bancaires subsahariens seront jugés par leur public et par les Autorités.

Paul Derreumaux

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

 

Les systèmes bancaires subsahariens sont marqués depuis trente ans par de profondes transformations structurelles qui ont favorisé une remarquable croissance. Certaines mutations récentes ou prévisibles pourraient pourtant susciter à terme des mouvements correcteurs.

La gigantesque crise bancaire qui a secoué l’Afrique francophone dans les années 1980 y avait donné naissance aux premières banques privées à capitaux africains, à l’image du mouvement noté en Afrique de l’Est dans la décennie précédente. Une reconstruction rapide est intervenue et une croissance sans précédent du secteur a été observée. Un bon nombre de ces nouveaux acteurs a survécu et quelques-uns ont réussi en moins de trois décades à construire à partir de leur base nationale des groupes puissamment implantés dans leur région d’origine et, pour les plus dynamiques, dans une bonne partie du continent. Pour la seule Union Economique et Monétaire (UEMOA), les banques dominées par un actionnariat privé local représentaient en 2008 près de 40 % de l’ensemble des bilans bancaires, alors que ce pourcentage était nul en 1982, et deux des cinq principaux groupes de la zone figuraient parmi elles. Ce dynamisme, et la bonne santé financière qui l’accompagne, devraient rester encore au rendez-vous pour une bonne période, portés à la fois par les développements intrinsèques qu’appelle le secteur pour une mise à niveau internationale, d’un  côté, et par une croissance économique locale qui se poursuit et exige des financements croissants, de l’autre. Cependant, de nouveaux changements capitalistiques importants sont intervenus récemment tandis que, sur l’ensemble du continent, d’autres pourraient être attendus à court terme.    

En Afrique francophone, l’actionnariat des systèmes bancaires a de nouveau radicalement changé pendant les cinq dernières années. Sur les 11 principaux groupes, 10 sont à fin 2012 majoritairement détenus par des intérêts étrangers à la région, dont 3 par des banques marocaines, 4 par des actionnaires nigérians, 2 par des groupes français et 1 par la Lybie, pour respectivement 25,6%, 24,7%, 16,2% et 2,4% du total des bilans bancaires de la zone. La situation s’est donc, en termes d’origine d’actionnariat, rapprochée de celle d’avant 1980.

Certes, l’approche est aujourd’hui fondamentalement différente, principalement sous l’effet de l’écrasante prédominance des groupes privés et de la nette augmentation du nombre d’acteurs en concurrence. La grande majorité des banques présentes, quelle que soit la géographie de leurs fonds propres, fait montre d’un dynamisme commercial et d’un professionnalisme avéré, et toutes contribuent donc aux progrès de la bancarisation et à un meilleur financement de l’économie. Toutefois les leviers essentiels de décision sont de plus en plus extérieurs à l’Union et, même dans les groupes qui s’appuient au moins partiellement sur un actionnariat subsaharien, le poids relatif de celui-ci se réduit souvent, tant au niveau local qu’à celui de la société mère. Il peut en résulter des orientations qui ne sont pas optimales vis-à-vis des besoins réels de l’activité locale ou qui prennent insuffisamment en compte ses spécificités de fonctionnement. L’insuccès relatif des banques nigérianes dans l’Union en est l’illustration extrême, mais les mêmes placages de stratégies extérieures se manifestent aussi dans d’autres banques. Les décisions prises peuvent également résulter davantage des contraintes de la réglementation du pays de la banque mère que de celles du pays de la banque filiale, ou d’une volonté de maximiser à court terme les remontées de bénéfices. Il en résulte inévitablement une diminution de l’apport de ces banques au développement des économies nationales.

Trois conséquences peuvent être attendues. La première est déjà en marche : les Autorités de contrôle prudentiel de l’Union et des pays dont relèvent les actionnaires majoritaires – Nigéria et Maroc notamment – ont engagé un processus d’inspection en commun des filiales subsahariennes. Elles pourront donc veiller à ce que les intérêts respectifs des deux zones soient protégés et cette coopération pourrait déboucher sur des contraintes spécifiques aux établissements se trouvant dans cette situation. La seconde est que ces banques renforcent de leur propre initiative le processus d’adaptation aux données locales, tel un intérêt accru aux petites et moyennes entreprises, au vu des résultats obtenus et des effets de la concurrence : cette hypothèse est pourtant incertaine tant que les groupes concernés gardent une position dominante et répondent aux objectifs de leurs structures centrales. La troisième est que des groupes purement ou essentiellement régionaux, jusqu’ici moins importants, accélèrent leur croissance en jouant à la fois sur les insatisfactions ressenties par les entreprises locales -comme le firent les pionniers des années 1980- et sur la relative pause que doivent effectuer les principaux groupes pour intégrer au mieux leurs récentes acquisitions et extensions. Ce mouvement est aussi déjà à l’œuvre comme le montrent, par exemple, Coris Bank à l’Ouest et la banque BGFI au Centre. Même s’il prend du temps, ce mouvement de rééquilibrage est irréversible : des Etats prétendant à l’émergence ne pourront en effet accepter sur le long terme que leurs principales banques soient majoritairement détenues par des intérêts étrangers.

Tandis que l’Afrique francophone doit s’attendre à ces nouvelles mutations, une confrontation pourrait se manifester à bref délai sur toute l’Afrique subsaharienne; celle d’une stratégie privilégiant la construction à moyen et long terme de groupes bancaires puissants en opposition à une stratégie s’intéressant avant tout à la rentabilité à court terme du capital investi dans le secteur. Jusqu’à une date récente en effet, le mouvement d’expansion et de concentration a été mené par des banques déjà établies et soucieuses d’étendre géographiquement leur aire d’activité. Les opérations ont d’ailleurs la plupart du temps pris la forme de création ex nihilo de nouvelles filiales ou de rachat des actions de l’actionnaire majoritaire d’un autre groupe. Il s’agissait donc d’investissements à caractère « industriel » destinés à accroitre de façon durable la taille des réseaux bancaires concernés. Une autre approche semble désormais s’amplifier : elle est cette fois menée par des fonds d’investissements et se traduit par des prises de participation de durée limitée dans des établissements existants, visant une profitabilité maximale sur la période en vue d’une revente ultérieure. Les institutions d’appui au secteur privé des pays en développement –Société Financière internationale (SFI), Proparco, FMO, DEG,..- avaient ouvert cette voie depuis longtemps en apportant leurs capitaux pour appuyer des opérations de croissance. Des fonds à dominante privée ont pris le relais, en concevant leur participation comme l’appui momentané à un projet d’entreprise de long terme, piloté par des actionnaires locaux provenant du secteur. Les investissements d’Helios dans Equity Bank au Kenya, d’Actis dans des banques d’Ouganda et du Kenya ou, plus récemment d’Améthis au sein d’établissements du Ghana et du Kenya relèvent de cette philosophie. Celle-ci reste compatible avec celle des acteurs bancaires eux-mêmes: elle consiste en effet en un accompagnement très rapproché mais minoritaire, d’une intervention ferme mais en appoint à la stratégie de l’institution, s’appuyant avant tout sur l’expertise et l’expérience des actionnaires banquiers de l’entreprise. Même Orabank, malgré le poids plus dominant qu’y tient le fonds ECP, s’apparente à cette approche au vu de la durée de présence de l’actionnaire financier et des décisions prises par celui-ci dans la période passée. En revanche, certains fonds nouvellement créés, tant par des institutions que par des acteurs privés, comme Atlas Mara, ont l’ambition de prendre des participations majoritaires et, en conséquence, de maîtriser la stratégie de leurs filiales. L’excellente rentabilité actuelle de la profession, ses bonnes perspectives de croissance à moyen terme, le niveau élevé des multiples de valorisation constatés pour le secteur sur les bourses africaines expliquent cet engouement. Celui-ci peut cependant conduire à de légitimes interrogations au sujet des nouveaux venus. Les apports majeurs attendus des banques africaines pour le développement du continent – accélération de la bancarisation, financement des entreprises locales, modernisation des services, consolidation des structures bancaires – ne s’accommodent pas forcément de rentabilités immédiates en harmonie avec celles promises aux investisseurs de ces fonds. On peut ainsi redouter que certaines activités plus rentables ou plus faciles, voire spéculatives, soient privilégiées au sein de groupes qui n’auraient pas de ligne « industrielle » à long terme clairement définie. Les banques africaines, qui ont jusqu’ici été tenues à l’écart des risques spéculatifs, pourraient même perdre cet avantage s’il est laissé libre cours à des gestions hasardeuses, alors qu’elles doivent déjà affronter de nombreuses autres difficultés.

L’avenir à court terme pourrait donc encore réserver quelques surprises quant à l’évolution des systèmes bancaires du continent. Les orientations futures dépendront étroitement de la volonté des trois grands acteurs en présence. Il revient aux Etats, d’un côté, de mettre en place ou développer les mécanismes et structures favorisant l’émergence d’actionnaires privés régionaux en vue de reprendre en mains leurs structures bancaires, et, de l’autre, d’amener leurs banques à s’investir avant tout dans le financement des compartiments de l’économie essentiels pour les pays subsahariens. Pour les Banques Centrales, il s’impose une vigilance accrue et de nouveaux moyens d’actions, à l’image de l’évolution en cours dans l’Union Européenne, pour gérer au mieux les actionnariats et opérations transfrontaliers ainsi que les risques de crise systémique. Pour les investisseurs enfin, il convient d’intégrer le fait que le secteur financier supporte des responsabilités particulières et que celles-ci doivent être respectées et prises en compte dans l’analyse de la rentabilité du secteur.

Paul Derreumaux

Le marché financier remplit-il son rôle en Afrique francophone ?

Le marché financier remplit-il son rôle en Afrique francophone ?

Trois bourses de valeurs mobilières couvrent les 14 pays de l’Afrique francophone. Celles de Douala et de Libreville, en Afrique Centrale, sont cependant quasiment virtuelles, empêtrées dans leur concurrence, leur très modeste consistance et la rareté de leurs transactions.

A l’Ouest, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) est au contraire une réalité tangible. Elle revient cependant de loin. Née en 1998 en se substituant à la Bourse des Valeurs d’Abidjan (BVA). elle visait à développer l’épargne de  long terme  pour faciliter le financement des  investissements productifs et la croissance économique de la zone. Grâce à son approche régionale, unique au monde, la BRVM éliminait aussi l’obstacle de l’étroitesse des économies nationales et des marchés financiers correspondants, et laissait espérer un niveau d’activité significatif. Les déceptions se sont d’abord accumulées Les privatisations, censées soutenir le marché dès sa mise en place, n’ont pas eu lieu ou se sont passées pour l’essentiel en dehors de la Bourse. Les coûts élevés et les lourdes exigences administratives ont peu encouragé les entreprises privées à faire appel au marché : en 15 ans, seules 8 sociétés se sont ajoutées aux 30 entreprises héritées de la BVA, et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) est restée longtemps le principal animateur du marché obligataire. Des charges de fonctionnement excessives ont pesé dès l’origine sur le compte d’exploitation de la Bourse et généré des pertes significatives.

Ces difficultés initiales ont été effacées. Les meilleurs résultats des entreprises ont généré des dividendes en hausse et rendu les actions plus attractives pour les investisseurs. L’accroissement correspondant des activités et les économies issues de la refonte de l’organisation  ont rendu la Bourse bénéficiaire. La BRVM est devenue, derrière le système bancaire, un élément important du paysage financier de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) et le sixième plus important marché financier du continent.

De nouveaux risques sont toutefois apparus. Depuis l’arrêt de leurs possibilités de refinancement auprès de la Banque Centrale, les Etats de l’Union se sont notamment tournés vers la BRVM et sont aujourd’hui, et de très loin, les principaux émetteurs en représentant près de 70% du volume des obligations côtées. Ces opérations, toutes placées facilement, assurent une réelle profondeur du marché. Elles pourraient cependant assécher celui-ci, vu leur volume en fort accroissement, et introduisent des disparités préjudiciables aux émetteurs privés, en raison des avantages fiscaux dont elles bénéficient. Elles peuvent aussi, faute de règles suffisamment contraignantes, recevoir des affectations non optimales  ou conduire à un endettement excessif des Etats : un défaut de remboursement compromettrait alors pour longtemps la crédibilité du marché. Une plus grande vigilance est donc souhaitable et la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a engagé le suivi global de ces endettements publics pour réduire les risques systémiques qu’ils pourraient provoquer.

Pour les émetteurs privés, les adoucissements intervenus en matière de coûts supportés et de garanties exigées n’ont eu pour l’instant que des effets modérés. Les titres additionnels et les augmentations de capital restent rares et l’offre demeure inférieure à une demande « boostée » par la hausse depuis deux ans de nombreuses valeurs, surtout bancaires et de télécommunications.  Cette évolution attractive, comme la rareté des choix alternatifs pour les  investisseurs institutionnels, expliquent que les émissions d’actions et d’obligations nouvelles soient toutes aisément souscrites jusqu’ici, malgré la concurrence croissante des titres d’Etat. Les instruments financiers disponibles doivent donc à l’évidence être multipliés.

Pour franchir une nouvelle étape et atteindre les ambitieux objectifs des Autorités francophones, trois évolutions semblent indispensables.

A la BRVM, il faut d’abord développer et diversifier l’offre en accroissant l’intérêt de la cotation. A cette fin, l’effort devra continuer à porter simultanément sur de nouvelles réductions des coûts d’accès, une plus grande souplesse des réglementations et une intense promotion commerciale. Des signaux positifs se manifestent :.annonce de la prochaine introduction des actions de quelques grandes sociétés, accroissement du nombre des Organismes de Placements Collectifs à Valeurs Multiples (OPCVM), amorce de titrisation de certains créances  hypothécaires. Ils restent pourtant encore modestes, alors que le recours aux emprunts obligataires ne  parait pas progresser du côté des sociétés privées. De plus, la prochaine création d’un compartiment réservé aux Petites et Moyennes Entreprises (PME) répond sans doute peu aux besoins des sociétés concernées et pourrait s’avérer décevante.

Il faut aussi renforcer au maximum la liquidité des titres du marché, par exemple en diminuant les valeurs nominales unitaires des actions, en multipliant les fonds de liquidité des titres cotés et en mettant l’accent sur l’information et la formation des acteurs et du public. C’est seulement ainsi que le comportement patrimonial actuel des épargnants pourra s’estomper, ce qui rassurerait les grands investisseurs et amènerait un fonctionnement plus proche de celui des bourses anglophones.

Enfin, il importe de combler au plus vite le vide existant en Afrique Centrale, pour doter celle-ci d’un véritable marché financier répondant aux mêmes objectifs que dans l’UEMOA. Les pistes possibles sont diverses : unification des deux bourses existantes, arrêt de l’une d’elles ; rapprochement avec la BRVM. L’impulsion aura en tous cas à être donnée par une forte volonté politique régionale, qui parait encore faire défaut.

Impulsée avec vigueur par la BCEAO il y a 15 ans, la BRVM a fait la preuve de sa viabilité et de son rôle, tant pour le financement de la croissance que pour l’intégration régionale. Elle doit maintenant, d’urgence, accélérer ses réformes structurelles pour maitriser ses faiblesses et  exploiter pleinement son potentiel. Tout ne sera pas possible à court terme : l’essentiel est d’avancer, régulièrement et toujours dans la bonne direction. 

Paul Derreumaux

Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’UEMOA?

Quels instruments pour préserver les bénéfices de l’intégration financière dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine ?

 

L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) est sans doute l’exemple le plus original et le mieux abouti d’intégration régionale en Afrique. Elle est aussi un modèle qui inspire souvent d’autres initiatives de renforcement d’une coopération économique, comme l’East African Communaity (EAC) en zone anglophone. Même si les résultats actuels de l’UEMOA restent imparfaits, les avantages apportés par cette association plus que cinquantenaire sont en effet suffisamment nombreux, tant en économie qu’en politique, pour qu’un renforcement de cette union soit activement encouragé, par les Autorités des pays concernés comme par les principaux partenaires financiers de l’Afrique.

C’est sans doute dans le domaine financier, et particulièrement bancaire, que l’UEMOA est la plus en avance et que cette réussite a apporté jusqu’ici le plus de résultats positifs. Pourtant, le séisme provoqué par la crise financière internationale de 2008, puis l’ébranlement de l’Euro et la fragilisation des puissantes banques européennes inquiète. Et si le renforcement constaté de l’intégration financière de l’UEMOA facilitait les risques de crise ? Comment dans ce cas réduire au maximum les possibles contagions et éviter un danger « systémique » par une résolution rapide des difficultés apparues ?

Un rappel parait utile au préalable. L’Afrique francophone, de l’Ouest comme du Centre, a déjà connu une crise bancaire systémique dans les années 1980. Elle est née de l’accumulation simultanée d’une série de difficultés touchant une grande partie des établissements de l’époque : portefeuille sinistré et mauvaise gestion pour les banques d’Etat, difficultés majeures sur les activités exportatrices qui représentaient une part essentielle de leur chiffre d’affaires pour les banques françaises. L’origine a donc été tant bancaire qu’économique, mais la propagation à tout le système financier s’est faite alors même que celui-ci était alors peu intégré. De nombreuses conséquences ont résulté de ce cataclysme : au passif, d’importants dépôts bloqués et non remboursés à ce jour à leurs détenteurs et de graves insuffisances momentanées de financement des économies par des banques affaiblies et prudentes à l’excès ; à l’actif, l’apparition de banques africaines privées, totalement inconnues auparavant, la construction de réseaux régionaux, le retour à la bonne santé financière du secteur, une profonde transformation et modernisation de la régulation et un renforcement de la supervision devenue régionale. Sur ce dernier point, l’UEMOA est donc en nette avance sur l’Union Européenne puisque la présence d’une Banque Centrale unique munie des pouvoirs nécessaires pour un contrôle globalisé de tous les établissements de l’Union est une réalité depuis 25 ans. Ces diverses mutations ont aussi des effets positifs sur la bancarisation des populations, les possibilités de financement des entreprises, et donc la croissance économique de la zone.

Si l’intégration financière est ainsi devenue réalité et facteur incontestable de progrès dans l’UEMOA, les excès qui la caractérisent dans les pays du Nord semblent pour l’instant peu présents dans la zone. Protégées par une réglementation sévère sur les placements à l’étranger autant que par leur petite taille et leur faible expérience, les banques de l’Union n’ont jamais été infectées par les actifs toxiques qui ont semé la panique aux Etats-Unis et en Europe en fin des années 2000. Les flux interbancaires, dont le tarissement a récemment menacé le blocage du système bancaire en Europe, sont encore très limités dans l’Union, surtout entre groupes distincts, en raison de la méfiance des banques entre elles et de la bonne liquidité générale du système. Pourtant, d’autres risques potentiels, générés par l’évolution des systèmes bancaires et de leur environnement, se manifestent et parfois grandissent. Trois au moins méritent l’attention.

Le premier est celui de la qualité et du caractère approprié de la réglementation régissant l’activité bancaire, et présente donc un aspect micro-prudentiel. Le dispositif de régulation est en effet le meilleur garant du maintien de la bonne santé retrouvée et de la solidité des établissements de la zone. En la matière, les règles applicables dans l’Union ne paraissent pas avoir connu toutes les transformations souhaitables, même si plusieurs vagues de mise à niveau – et de durcissement – ont eu lieu notamment entre 1990 et 2000. La comparaison avec  d’autres systèmes subsahariens comparables met d’abord notamment en valeur divers décalages en termes de ratios. Celui du capital minimal, maintenant fixé à 5 milliards de FCFA, soit 7,5 millions d’Euros, nous place derrière la majorité des pays africains. Celui du ratio de solvabilité « largo sensu », essentiel au vu des principes de Bâle II, demeure à 8% alors qu’il atteint 12% dans les pays de l’EAC. Celui relatif à la concentration des crédits limite toujours à 75% des fonds propres les concours les plus importants sur un seul risque alors que ce pourcentage est classiquement contenu entre 25% et 35% d’Accra à Madagascar. Enfin, il n’existe aucun ratio proprement dit de liquidité alors qu’un pourcentage fonds propres/dépôts de 8% doit être strictement respecté au Kenya et constitue une contrainte fort lourde. L’évolution vers des normes plus proches de celles appliquées  au plan international est donc souhaitable.

Parallèlement, les méthodes de supervision gagneraient à quelques changements qui renforceraient les contrôles existants tout en instaurant des rapports plus étroits et constructifs avec les banques de la zone. Une surveillance plus serrée du respect des principaux aspects de la réglementation serait en effet facilement admise dès lors que les conclusions mettent aussi en valeur les progrès accomplis sur des bases faciles à apprécier comme celle de l’indicateur « CAMEL » dans l’EAC.  La présentation obligatoire des conclusions des rapports d’inspection au Conseil d’administration des banques, déjà pratiqué ailleurs, serait aussi un utile enrichissement.

Le second risque vient des banques elles-mêmes et de leur environnement. Les récentes crises politiques de Côte d’Ivoire et du Mali ont montré la possibilité concrète de dangers tels qu’une fermeture provisoire mais totale d’établissements, des tentatives de non-respect de la légalité par certaines Autorités ou des destructions d’agences dans des régions ou villes en guerre. La prévalence dans chaque pays de la zone de systèmes économiques peu diversifiés et dominés par des cultures de rente ou des productions minières exportées et très dépendantes de cours internationaux volatils fragilise aussi les établissements bancaires : leur financement s’effectue en outre de manière plus intégrée, ce qui renforce le danger de mouvements procycliques. Le maintien d’une forte présence de sociétés étatiques, les graves dysfonctionnements des juridictions locales génèrent souvent d’autres difficultés. L’augmentation de plus en plus vive des crédits à la clientèle provoque immanquablement une diminution potentielle de la qualité du portefeuille des banques,  qui tend à se vérifier dans un nombre croissant d’établissements. Des bulles financières peuvent apparaitre, comme celle de l’immobilier qui guette dans certains pays, menaçant la valeur des garanties et les remboursements des crédits. Enfin, les banques marocaines ou nigérianes, dont les réseaux multi-Etats de filiales représentent désormais plus de 50% du système bancaire de la zone, peuvent être amenées à prendre des décisions de gestion ou d’affectation des résultats  de ces filiales qui tiennent davantage compte de leurs propres pratiques et préoccupations que  de celles de leurs filiales.

Même si ces risques restent jusqu’ici modérés grâce à la conjoncture ou ont été gérés sans dommage excessif lors des crises politico-militaires rencontrées, quelques mesures préventives seraient opportunes. Les plus importantes devraient concerner la protection des dépôts, pour éviter le retour à la situation des années 1980 : en la matière, la mise en place d’une assurance couvrant tous les dépôts bancaires inférieurs à un plafond donné, financée par la profession, offrirait une sécurité très supérieure à celle donnée par les Etats, précédemment défaillants. Cette mesure, appliquée de plus en plus généralement à la suite de la dernière crise internationale, a reçu un début de concrétisation en mars 2014 dans l’Union  et serait aussi de nature à favoriser la bancarisation. La réalisation d’inspections conjointes par les banques centrales des pays des sociétés mères et des sociétés filiales jettera les bases d’un contrôle consolidé capable de cerner au mieux et de façon équitable les intérêts de toutes les parties. Enfin, il pourrait être envisagé l’introduction de ratios variables selon divers critères, telles les caractéristiques de la conjoncture, pour introduire une composante macro-prudentielle dans la réglementation. Ainsi, le ratio de solvabilité pourrait-il être modifié selon les spécificités du bilan des établissements ou la part du résultat affectée au dividende être limitée en cas de progression inquiétante des crédits en difficulté. La responsabilité publique qui incombe aux banques dans la gestion des dépôts du public peut justifier de telles contraintes dès lors que sont réunies deux conditions : la bonne qualité des informations sur lesquelles seront fondées les décisions, sur la base de « stress tests » pertinents par exemple, et la vitesse de réaction de la Banque Centrale autorisant l’annulation rapide de décisions contraignantes en cas de retournement positif de situation.

Un troisième risque provient de l’endettement en croissance rapide des Etats. A partir de 1996, le recours à la Banque Centrale pour le financement des déficits budgétaires a été stoppé pour les Etats. Ceux-ci se sont alors tournés de plus en plus massivement vers le nouveau marché financier régional pour financer leurs besoins à court comme à moyen terme. La bourse régionale, expérience unique au monde, s’est en effet vite révélée en manque d’opportunités d’investissements, par suite de la rareté des privatisations par ce canal et de la frilosité des entreprises par rapport à cet instrument, face à une offre abondante de capitaux provenant initialement des banques et investisseurs institutionnels. Les emprunts d’Etat, bien rémunérés et défiscalisés, ont donc  aisément trouvé des preneurs et ils constituent maintenant une forte majorité du portefeuille obligataire sur le marché et un pourcentage important des placements en trésorerie de la plupart des banques. Ces appels au marché se généralisent – seul le Niger reste à l’écart pour l’instant – et leurs montants respectifs comme leur nombre s’amplifient régulièrement avec les besoins croissants des pouvoirs publics.

Cette évolution génère plusieurs dangers potentiels. Elle pourrait rapidement assécher le marché alors que celui-ci était initialement destiné au financement à long terme des entreprises. Elle s’effectue par ailleurs en dehors d’une coordination optimale de ces émissions qui permettrait de rationaliser le marché. Enfin, les critères selon lesquels sont autorisés ces emprunts à moyen terme normalement destinés à des investissements bancables ne sont pas définis avec la même rigueur et la même uniformité que celle qui prévalait lors de la mobilisation de capitaux dans le cadre de l’article 16 du traité de l’Union.  Avec les difficultés potentielles, économique et politique, que pourraient connaitre certains Etats, une affectation à des fins autres que celles d’investissements n’est donc pas exclue tout comme un risque de défaut, même temporaire, qui fragiliserait tout l’édifice bousier régional désormais en expansion. Pour remédier à ces risques, une gradation des mesures est envisageable. La plus facile et immédiate est celle d’une coordination et d’une programmation régionales des émissions de titres publics, pour faciliter l’absorption de ceux-ci par le marché et éviter de mettre en difficulté les émissions privées qu’il est souhaité développer : la Banque Centrale a déjà entrepris ce travail avec la création de l’Agence-Titres UMOA en 2013. La fixation de critères régionaux uniformes pour ces appels au marché financier permettrait aussi de fixer des limites acceptables par tous et aptes à mieux sécuriser le marché. Enfin, l’adoption de nouvelles règles relatives à cette composante des actifs bancaires, en termes de possibilités de refinancement par la Banque Centrale ou de plafonds en pourcentage du bilan par exemple, constitueraient aussi d’utiles garde-fous.

Les quelques risques recensés, qui ne sont pas exhaustifs, doivent être relativisés. Ils apparaissent effectivement modestes à court terme et très inférieurs  aux avantages que la société et l’économie régionales retirent des progrès de l’intégration. L’expérience vécue par l’Union dans les années 1980 tout autant que les grandes vicissitudes récentes de l’Europe incitent toutefois à la prudence. Le renforcement de tous les acteurs économiques et financiers et l’adoption par eux de comportements vertueux, imposés si  nécessaire par des règles contraignantes mais justifiées, économiseront beaucoup de difficultés et seront de précieux atouts pour réaliser les performances qui sont attendues de l’UEMOA.

Paul Derreumaux

Actualité bancaire africaine

Brèves réflexions sur l’actualité bancaire africaine.

En septembre dernier, quelques pronostics paraissaient vraisemblables quant aux possibles évènements marquants du système bancaire d’Afrique subsaharienne sur la période 2013/2014 (1). Quatre mois après, certaines pistes d’évolution annoncées se précisent tandis que d’autres aspects importants pourraient apparaitre.

Une première hypothèse émise concernait le ralentissement probable, à court terme, des spectaculaires opérations de rapprochement/expansion qui avaient marqué les cinq dernières années. Cette orientation semble pour l’instant confirmée et la seule transaction d’envergure présentement sur le devant de la scène vise, comme prévu, la privatisation au Nigéria de trois banques restructurées. Encore ce processus risque-t-il, malgré la pression des prochaines échéances électorales dans le pays, de dépasser les délais attendus en raison de la taille des dossiers et du nombre probablement élevé des candidats acheteurs.

Face à cette temporisation, des groupes ambitieux mais de moindre taille occupent le terrain et continuent à tisser leur toile. La banque camerounaise Afriland First Bank, fort éclectique dans la localisation de ses implantations, vient d’être autorisée à acquérir Access Bank en Côte d’Ivoire et négocie en vue de l’installation d’une filiale au Bénin. Elle retrouvera à Abidjan la banque burkinabé Coris Bank, tout récemment opérationnelle: celle-ci, maintenant numéro deux dans son pays, confirme par cette création « ex nihilo » sa volonté d’expansion régionale, après sa tentative avortée au Niger. Même la Banque de Développement du Mali (BDM), leader jusqu’ici peu remuant du système bancaire malien, affiche sa future expansion au Burkina et en Côte d’Ivoire. L’ivoirienne Bridge Bank, maintenant bénéficiaire, vient d’acheter au Sénégal la Banque Nationale de Développement Economique (BNDE).

A ces mouvements s’ajoute, dans nombre de pays, surtout anglophones, la poursuite de l’arrivée de petites banques privées. L’augmentation du nombre d’établissements bancaires qui en résulte s’observe dans presque chaque système national : le seuil des 20 banques est souvent franchi – 24 en Côte d’Ivoire, 26 au Ghana, 36 en Tanzanie – et la présence d’une bonne quarantaine de banques au Kenya surprend moins qu’auparavant. La concurrence s’intensifie à due proportion et contribue à une progression continue de la bancarisation des populations. Toutefois, les lourds investissements requis par l’activité bancaire et les contraintes croissantes de « compliance » apparaissent difficilement compatibles avec l’augmentation du nombre d’établissements et la survivance d’acteurs de tailles trop diverses faisant tous le même métier.

L’exemple des pays du Nord ou, en Afrique, des pays majeurs comme le Nigéria ou l’Afrique du Sud est à cet égard illustratif des tendances les plus prévisibles à moyen terme. Au plan opérationnel, une différentiation croissante de la profession est probable avec, d’un côté, la diminution du nombre total de banques généralistes et l’augmentation du poids relatif des plus importantes de celles-ci et, face à cette concentration renforcée, la multiplication d’institutions spécialisées : « banques de niche » tournées vers les particuliers haut de gamme, sociétés de crédit à la consommation, sociétés de crédit-bail… Au plan capitalistique, au contraire, le nombre d’acteurs devrait continuer à se réduire, les principales institutions étant souvent appelées à devenir les sociétés mères des sociétés spécialisées.

Cette orientation logique, bien engagée dans les cinq dernières années, pourrait cependant être  plus lente que prévu à se concrétiser. Les principaux groupes africains, moteurs des grandes opérations récentes, doivent consolider leurs implantations et leur organisation centrale, et rechercher des ressources ou des alliés pour étendre la construction de leurs réseaux sans en perdre le contrôle. C’est ce contrôle que cherchent sans doute les puissants acteurs bancaires moyen-orientaux ou asiatiques : ceux-ci disposent en effet des moyens financiers requis, mais leur expertise n’est guère adaptée ni aux économies africaines petites et peu diversifiées, ni aux challenges que leurs équipes devraient obligatoirement relever en cas d’implantation directe de leur part. Les groupes français et anglais restent toujours essentiellement réduits à Barclays et la Société Générale : celles-ci ont cependant visiblement l’une et l’autre la volonté de défendre vigoureusement leurs positions encore solides. La Société Générale, en particulier, annonce un plan ambitieux d’ouverture de 70 agences sur le continent en 2014 et s’efforce de prendre de l’avance sur le « mobile-banking ».

A côté des banques, la seule composante des systèmes financiers qui pourrait enregistrer un renforcement à bref délai est probablement celle des marchés boursiers. Ceux-ci sont maintenant nombreux sur le continent, mais restent dans l’ensemble étroits et peu animés. Ici encore, l’espace francophone se distingue par un retard sensible : dans les dix dernières années, la bourse y a été bien davantage utilisée par les Etats pour le financement de leurs besoins, en remplacement du recours à la Banque Centrale, que par les nouvelles cotations ou les émissions d’actions supplémentaires des grandes sociétés privées.

L’environnement pourrait évoluer favorablement à bref délai. Les Autorités de la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) par exemple, encouragées par quelques institutions internationales, ont adopté ou préparent des mesures pouvant conduire à une dynamisation du marché : remplacement possible des garanties exigées par une notation pour les emprunts obligataires, mise au point d’un calendrier annuel des émissions de titres des Etats, institution d’un mécanisme de protection pour les emprunts publics, annonce en Côte d’Ivoire du recours au marché pour de nouvelles privatisations. Pourtant, les changements doivent être menés plus rapidement et à plus large échelle. Dans tous les pays, la profondeur du gisement d’épargne locale est en effet certaine : toutes les émissions d’actions ou d’obligations, même les plus risquées, sont jusqu’ici entièrement souscrites, souvent très largement. Beaucoup d’investisseurs individuels ou institutionnels, et notamment les compagnies d’assurance, sont en particulier friands d’actions, aussi bien pour la bonne progression récente des cours que pour des raisons réglementaires et d’étroitesse des autres choix possibles. Pour exploiter ces potentialités, il conviendrait d’avancer dans trois directions : créer un marché financier fiable dans les zones où les structures sont absentes ou peu opérationnelles malgré les opportunités existantes, comme en Afrique Centrale francophone ; approfondir et faciliter dans de nombreuses bourses l’accès aux marchés et leur attractivité par des actions simultanées sur les coûts, la diversité des instruments, la souplesse des réglementations ; renforcer partout où nécessaire la liquidité des titres en agissant à la fois sur les comportements des investisseurs et sur les modalités de fonctionnement des bourse.

Pour d’autres aspects, les tendances prévues sont au rendez-vous. La question des risques encourus, qu’ils soient relatifs aux contreparties ou aux opérations, devient de plus en plus centrale : la pression des Autorités s’ajoute aux préoccupations des Groupes eux-mêmes au vu de l’évolution de leurs bilans  et explique que des actions de fond soient entreprises sur ce thème par diverses banques. La baisse des taux d’intérêt se poursuit à un rythme ralenti : malgré le manque d’enthousiasme des acteurs du secteur, elle semble à la fois inéluctable et souhaitable, essentiellement pour que se réalisent le renforcement des investissements des entreprises nationales et l’essor du secteur immobilier. Au plan des activités enfin, la concurrence entre les banques continue à s’intensifier comme prévu : les résultats dans l’ensemble très satisfaisants qui seront atteints en 2013 confortent en effet les établissements sur la pertinence de leur stratégie et sur les bonnes perspectives de profit que peut générer une politique très active dans la densification des réseaux d’agences et de la gamme des produits.

En ce dernier domaine, un terrain encore largement vierge est celui du rapatriement de l’épargne des diasporas africaines. Malgré les crises économiques dans les pays du Nord depuis 2008, ces flux ont continué à  prospérer et représentent pour certains pays subsahariens – Comores, Kenya, Mali, Sénégal par exemple – des montants remarquablement élevés à l’échelle des Etats intéressés. Les banques n’y jouent encore qu’un rôle marginal face à d’autres circuits, parfois totalement informels, alors qu’elles sont logiquement les mieux placées pour résoudre un problème crucial posé par ces mouvements financiers : leur utilisation efficace vis-à-vis des besoins permanents considérables des pays africains pour le financement de leur développement. Une percée des banques africaines sur ce créneau exige de leur part une politique de proximité maximale auprès d’une clientèle très éparse et difficile d’accès. Elle suppose donc une accélération dans la construction des réseaux locaux, une plus grande audace dans les implantations hors d’Afrique et une politique plus accommodante des Autorités des pays où s’est installée cette diaspora vis-à-vis des flux financiers concernés. De fortes avancées sont possibles, mais le temps presse car les sociétés de télécommunications s’installent avec fore et compétitivité sur ce secteur.

Ces observations sont finalement rassurantes sur la cohérence des évolutions constatées. Certes, les concentrations majeures, qui semblent toujours inévitables, n’apparaitront sans doute pas dans les toutes prochaines périodes. Cependant, la vitalité du secteur est confirmée, ainsi que son renforcement en cours et l’importance des nouveaux champs d’activité possibles. Le cap positif est bien maintenu, seule la vitesse d’avancement n’est pas assurée.

(1) Cf. « Quoi de neuf dans les banques subsahariennes pour la rentrée » in African Banker (octobre 2013), repris dans le présent blog en novembre 2013.

Paul Derreumaux

 

Afrique Subsaharienne : Quoi de neuf dans les banques pour la rentrée ?

Afrique Subsaharienne : Quoi de neuf dans les banques pour la rentrée ?

Après une année 2012/2013 fertile en nouvelles, le secteur bancaire subsaharien a fait peu parler de lui pendant l’été qui s’achève. La vigueur du taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’ensemble de cette zone ne s’est pas démentie et atteindrait, selon le Fonds Monétaire International (FMI), 5,4% sur toute l’année en cours. Cette poussée, qui prolonge celle de 2011/2012, devrait soutenir une nouvelle progression des bilans, des activités et des résultats de la profession bancaire durant cet exercice. Le maintien de la bonne santé globale du secteur est donc la première caractéristique probable de celui-ci pour l’année 2013 et le début de 2014. Hors cette bonne nouvelle en continuité avec les années précédentes, plusieurs grandes tendances peuvent être attendues pour la période qui s’engage..

Pour l’expansion des réseaux existants, la nouvelle saison devrait être plus calme que les années précédentes. Les groupes africains actuellement dominants et les plus dynamiques ont d’abord à gérer et, parfois, à consolider ou restructurer les nombreuses entités achetées ou créées ces dernières années, et souvent à renforcer leurs fonds propres, pour préparer l’avenir. Barclays l’a clairement annoncé en réorganisant ses implantations directes et celles de sa filiale sud-africaine ABSA, mais d’autres sont engagés aussi dans cette voie prioritaire, même si c’est de manière plus discrète. De plus, la constitution de nouveaux établissements s’avère de plus en plus couteuse et difficile au fur et à mesure que le capital minimum requis est plus élevé et la compétition plus rigoureuse. Malgré cette probable pause relative, quelques opérations importantes seront sans doute finalisées en 2014 : privatisation au Nigéria par la structure AMCON de trois banques assainies  et vente par le Fonds d’Investissement ECP de sa part dans la banque ivoirienne BIAO par exemple. La taille de ces cibles pourrait  donner l’occasion à de nouveaux groupes, européens ou moyen-orientaux, de renforcer leur position en Afrique subsaharienne ou d’y pénétrer, même si les groupes africains tentent également de se saisir  de ces opportunités rares

Tandis que se calme la frénésie expansionniste, la compétition commerciale entre établissements  devrait s’intensifier dans chaque pays, tous les grands groupes s’efforçant de développer leurs activités, voire leur position locale. Cette concurrence continuera à s’exercer notamment à travers la poursuite de la couverture des territoires nationaux par des réseaux d’agences toujours plus denses, d’une part, et par une diversification des produits servis pour l’équipement de ces réseaux, d’autre part. Les gisements de progression restent en effet nombreux pour cette politique qui vise avant tout la conquête du marché des ménages: perspectives économiques ambiantes généralement positives, marges importantes d’augmentation possible du taux de bancarisation, urbanisation croissante des populations, encouragements des Autorités monétaires et administratives, progrès techniques permettant l’introduction de nouveaux services, en particulier monétiques. En la matière, l’avancée la plus vive pourrait être observée dans les pays francophones, dans lesquels les taux de bancarisation sont encore les plus faibles

Une autre accélération  sera normalement l’expansion attendue du « mobile banking » dans l’éventail des moyens de paiement. Les succès rencontrés au Kenya – compte M’Pesa mais aussi, plus récemment, compte M-Swari qui a des ambitions plus larges – font des émules. L’offensive est souvent menée par les sociétés de télécommunications : Orange mise ainsi activement sur son produit Orange Money dans ses pays d’implantation, notamment au Mali où elle est leader, et commence à traiter des opérations internationales, mais beaucoup de ses concurrents sont sur les mêmes voies. Cette poussée s’appuie sur des considérations techniques, telle l’avance importante du taux de pénétration du téléphone mobile sur celui des comptes bancaires. Elle conjugue aussi l’intérêt des deux parties prenantes : les compagnies téléphoniques fidélisent leurs publics et maintiennent un taux de progression élevé de leurs chiffres d’affaires alors que leur marché initial approche doucement de sa saturation ; les banques accroissent leurs revenus, ont accès à de nouvelles couches de particuliers et soignent leur image de modernité. A moyen terme, cependant, des interrogations importantes émergent : certains acteurs bancaires resteront-ils en dehors de ce mouvement de fond ? Les banques, à l’image des tentatives actuelles de la Société Générale, sauront-elles prendre leur indépendance technique à l’égard des entreprises de communications, qui mènent présentement le jeu ? Le « mobile banking » se laissera-t-il dépasser par les nombreuses autres recherches en cours pour de nouveaux moyens de paiements utilisant d’autres approches, et notamment le « paiement sans contact » ? En forte progression, ce domaine est loin d’être stabilisé.

A côté de ces aspects commerciaux porteurs, les systèmes bancaires subsahariens sont confrontés à une montée en puissance des risques qui pourrait freiner l’élan qui les caractérise depuis près d’une décennie. L’extension des réseaux et des clientèles, la diversification continue  des systèmes de fraude augmentent d’abord les risques opérationnels pour des équipes qui ne sont pas toujours suffisamment aguerries face à ces dangers. L’agence de notation Moodys, tout en reconnaissant la forte croissance et le renforcement des banques africaines, a aussi récemment souligné les contreparties de cette progression, liées en particulier à une persistante faiblesse relative des ressources propres, aux fluctuations rapides des cours des matières premières et à la forte imprégnation de la corruption. Toutefois, la principale difficulté a sans doute trait à la diminution de la qualité des portefeuilles de crédits et à l’accroissement sensible des Créances Douteuses et Litigieuses (CDL) dans bon nombre de réseaux. Cette croissance des CDL n’est pas illogique par suite de l’expansion remarquable des concours à la clientèle les années passées et des conséquences diffuses de la crise économique mondiale. Elle interpelle cependant par sa généralité et illustre à la fois une certaine faiblesse des dispositifs de gestion des risques de contrepartie dans certains groupes et la nécessité  d’y remédier sans délai pour ne pas compromettre les acquis de la période récente. Encore ce niveau déclaré des CDL dépend-il de la transparence de la gestion des banques ainsi que de la rigueur de la réglementation et du suivi des banques centrales : divers exemples montrent que les présentations officielles ne reflètent pas toujours une réalité exhaustive et que des ajustements brutaux sont parfois imposés par les Autorités de contrôle. Le Nigéria a illustré cette situation à plusieurs reprises et, comme en d’autres domaines, l’Afrique de l’Ouest apparait moins performante que l’Afrique de l’Est.

Enfin, l’une des questions qui devrait utilement faire débat est celle des taux débiteurs qui restent en général fort élevés pour les particuliers comme pour les entreprises petites et moyennes. Les banques centrales accentuent les incitations à une baisse de ces intérêts en réduisant elles-mêmes leurs taux directeurs, comme vient de le faire encore la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, mais les banques commerciales sont peu enclines à réduire leur bonne rentabilité actuelle et arguent notamment du coût élevé du risque de crédit. Celui-ci reste effectivement obéré par la fragilité de nombre d’entreprises, par les fréquents soubresauts de la conjoncture et, surtout, par l’efficacité insuffisante et la grande lenteur des tribunaux, dénoncées de longue date mais toujours présentes.  Ces handicaps sont réels mais la meilleure maîtrise de l’inflation dans nombre de pays rend le loyer de l’argent parfois prohibitif en termes réels. Il est donc nécessaire d’aller au-delà des progrès déjà réalisés : les efforts réels et importants récemment consentis par les banques dans l’allongement de la durée des crédits à long terme n’auront par exemple leur pleine réussite que si les taux baissent, faute de quoi les charges d’intérêt correspondantes rendront insupportable le coût imposé aux emprunteurs. Contrairement à de nombreux domaines, la zone francophone pourrait être ici mieux placée que les autres parties du continent grâce à la stabilité monétaire qu’apporte la zone franc, si les Etats réalisent les ajustements nécessaires de l’environnement bancaire

La saison 2013/2014 pourrait donc voir une inflexion dans les priorités des banques subsahariennes. L’actualité des années récentes était dominée par la croissance des principaux groupes, ponctuée fréquemment par des mouvements capitalistiques de grande ampleur. Une nouvelle donne devrait s’imposer : elle privilégiera d’un côté la croissance interne des entités existantes, grâce au renforcement des canaux commerciaux déjà connus et le développement de nouveaux moyens de paiement ; elle mettra l’accent, de l’autre, sur le renforcement des aspects les plus fragiles des systèmes actuels. Cette période de consolidation permettra sans doute la reprise ultérieure des mouvements de concentration du cycle précédent. Dans tous les cas, la profession a encore de beaux jours devant elle, grâce au tonus actuel de la croissance économique africaine.

Paul Derreumaux

Développement financier et intégration régionale

Développement financier et intégration régionale: quelques interactions en zone Franc

Un secteur bancaire dynamique a été l’un des importants soutiens de la bonne croissance économique en zone Franc depuis le début des années 2000. Quelques facteurs semblent avoir joué un rôle déterminant dans cette mutation positive. D’importants progrès restent cependant à faire  pour compléter le dispositif existant et renforcer les synergies favorables.

Le séisme qui a frappé les banques en zone Franc dans les années 1980 commence à s’estomper de la mémoire collective : les jeunes générations de cadres économiques et politiques ne l’ont pas vécu et observent en revanche une expansion remarquable du système bancaire dans les trente dernières années. Celle-ci a été impulsée par des acteurs presqu’entièrement renouvelés et en intense compétition : ces changements d’identité et de comportement sont très certainement une cause majeure des améliorations observées. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, sur les onze principaux groupes que recense la Commission Bancaire fin 2012, neuf  n’existaient pas il y a 35 ans ou sont passés entre les mains de nouveaux actionnaires sur la période. Seuls deux groupes français figurent encore dans ce peloton de tête. Les nouveaux venus, qui représentent une large majorité des bilans bancaires de la zone, sont tous africains : leur croissance sur le continent constitue donc leur objectif prioritaire, voire unique, et la profitabilité des opérations correspondantes le point d’appui de leur rentabilité globale. La montée en puissance des implantations subsahariennes dans le résultat des banques marocaines Atijari et BMCE en donne la preuve éclatante et devrait se poursuivre. Cette situation entraine d’ailleurs les banques françaises encore en place à s’engager fermement dans cette concurrence aiguisée, et la transformation de leur dispositif africain a sans doute été plus intense durant les vingt dernières années que dans les vingt précédentes.

Trois principales conséquences résultent de cette transformation. D’abord, le nombre d’entités bancaires a fortement progressé dans chaque pays, porté par l’émergence de nombreux établissements privés à partir des années 1990 et, surtout, par la volonté des principaux acteurs de se constituer en réseaux couvrant toute l’Union pour mieux servir leurs grands clients : l’effectif a ainsi franchi en 2010 le seuil des 100 unités pour les huit pays. En second lieu, ces banques ont pour la plupart mené une politique offensive d’installation d’agences sur l’ensemble du territoire de leur Etat d’implantation, d’une part, et d’ouverture du nombre maximal de comptes bancaires, d’autre part, pour préserver ou consolider leur part de marché et multiplier leurs opportunités d’opérations : le nombre de guichets bancaires avoisine 2000 fin 2012, en hausse de 16% sur les deux dernières années, tandis que le nombre de comptes bancaires a progressé de 42% sur la même période pour approcher l’effectif de 8 millions. Le principal effet en est la sensible augmentation récente du taux de bancarisation des populations, qui est malgré tout encore en deçà du seuil des 10% et nettement en retard par rapport aux autres parties de l’Afrique. Enfin, tous les intervenants, et principalement les grands acteurs, ont intensément œuvré pour une densification des services et produits mis à la disposition de leur clientèle élargie. Le public des particuliers a été spécialement visé dans cette politique de conquête de la clientèle de masse, grâce notamment à une extension rapide des produits de monétique, à une forte augmentation des prêts personnels et à un allongement de la durée des prêts. Ce dernier point autorise notamment un début de satisfaction des besoins  importants en financement de l’habitat. Les entreprises ont toutefois été également bénéficiaires : la réalité d’un espace monétaire et financier unifié dans l’UEMOA et la consolidation à l’intérieur de celle-ci des réseaux de banques commerciales ont permis un bon soutien  financier, y compris par des financements consortiaux d’investissements, de l’expansion régionale des grandes entreprises, qui contribuait elle-même à la consolidation de l’intégration et de la croissance de la zone.

Pour la Communauté Economique et Monétaire des Etats d‘Afrique Centrale (CEMAC), quelques décalages pourraient être notés sur plusieurs des aspects soulignés pour l’UEMOA. Toutefois les tendances sont analogues : primauté nouvelle des groupes africains, durcissement de la concurrence générant d’importants progrès au profit des clientèles, forte modernisation des produits et services bancaires, approche régionale intégrée appliquée par les acteurs financiers même si le dispositif institutionnel est légèrement moins avancé.

Ce renforcement mutuel progressif du développement financier et de l’intégration économique régionale rencontre cependant encore divers freins qui pourraient être levés.

A l’intérieur des systèmes financiers, quatre faiblesses apparaissent essentielles. La première est la quasi-absence d’établissements financiers non bancaires. A côté de la puissante consolidation du système bancaire, toutes les autres institutions financières restent encore embryonnaires, pour des raisons à la fois réglementaires et fiscales, d’un côté, et par suite de la faiblesse du secteur formel des Petites et Moyennes Entreprises (PME), de l’autre. Les choix de modes de financements, sont donc réduits et le poids des concours à l’économie dans le Produit Intérieur Brut (PIB), qui avoisine 30%, demeure anormalement faible. La deuxième est la cherté persistante des crédits. Certes des efforts importants ont été consentis dans les dernières années par les banques, surtout au profit des grandes entreprises, qui ont su faire jouer à  plein la concurrence entre prêteurs, et sur les places où la compétition bancaire est la plus rude, comme au Sénégal. Dans la plupart des pays et vis-à-vis des autres catégories de clients comme les PME et les particuliers cependant, les taux d’intérêt nominaux restent élevés et l’inflation maîtrisée conduit à des taux réels peu attractifs. Ceci est particulièrement vrai pour les crédits à long terme, que les banques acceptent désormais plus facilement de financer, mais qui ne peuvent se développer à ces conditions peu compétitives. Le prix de collecte des ressources drainées et le coût du risque apparaissent comme les deux principales causes de cette situation et devraient donc être revus. Le troisième est la rareté relative des refinancements interbancaires, dont l’accroissement permettrait d’optimiser l’affectation des ressources entre établissements et entre pays. Même si les dispositifs prudentiels autorisent tous les concours de ce type, ceux-ci restent encore surtout limités aux refinancements, principalement à court terme, entre banques du même groupe ou de la même place. Une généralisation de ces échanges financiers serait de nature à accroitre les moyens d’action des banques dans un cadre régional et à soutenir l’intégration. Enfin, le renforcement de la formation des équipes bancaires devrait être une forte priorité. Face à des métiers qui se sont profondément diversifiés et modernisés, les agents ne sont pas toujours armés pour gérer au mieux des risques opérationnels en forte progression et pour étudier et suivre des concours à des structures informelles qui restent majoritaires. Les développements récents ou souhaités des activités bancaires se heurtent donc à cette contrainte, qui peut provoquer des coûts élevés pénalisant les banques les plus actives.

Pour l’environnement, diverses améliorations sont très souhaitables voire indispensables, qui favoriseraient à la fois développement financier et intégration régionale. La première est d’ordre réglementaire : le dispositif prudentiel reste moins incitatif qu’en d’autres régions du continent pour faciliter la création d’institutions solides et bien adaptées à leur contexte. Certes le ratio relatif à la facilité de transformation des ressources pour une meilleure adéquation à la durée des emplois a été par exemple revu début 2013. Mais d’autres insuffisances et rigidités persistent : ainsi le capital minimum requis pour les banques demeure trop faible par rapport aux normes désormais couramment admises ; dans le même temps, les fonds propres exigés  pour les établissements financiers sont inutilement dissuasifs et expliquent le grand manque de telles institutions dans la zone. Le fonctionnement peu performant de la justice dans la plupart des pays constitue un autre blocage important : cette difficulté était exprimée de longue date par tous les acteurs financiers et de nombreux partenaires étrangers, et l’institution de l’OHADA, il y a déjà vingt ans, avait généré beaucoup d’espoirs en ce domaine. La pratique montre cependant que les changements s’effectuent très lentement et que de nombreuses anomalies subsistent dans les jugements énoncés tandis que la lenteur des décisions est toujours problématique. Par suite, le coût du risque reste lourd et ralentit fortement la baisse souhaitable des taux d’intérêt. Sur un autre plan, des politiques d’intégration plus efficaces et une harmonisation plus poussée des réglementations donneraient aux systèmes bancaires des différents pays davantage de possibilités pour porter leur champ d’action à tout l’espace régional. Les politiques visant une meilleure convergence des économies de chaque pays de la zone Franc peinent jusqu’ici a dégager des résultats probants et ne facilitent pas la mobilisation des institutions financières au profit de l’atteinte d’objectifs communs de développement. En matière d’impôts par ailleurs, les progrès dans l’unification de la fiscalité sur l’épargne, les crédits ou les valeurs mobilières sont récents et encore imparfaits alors qu’ils sont des conditions sine qua non pour l’utilisation optimale par les agents économiques d’un espace monétaire et financier régional unifié. Enfin, la gestion d’une large majorité des entreprises reste d’une qualité insuffisante, tant pour le fonctionnement courant que pour les investissements d’expansion, ce qui rend difficile le partenariat avec les institutions financières. Le renforcement par tous moyens des   PME formelles et de leur poids relatif dans les appareils économiques appuiera donc le développement des systèmes financiers et de ses capacités d’action.

Paul Derreumaux

La tentation de la « Banque Globale »

La tentation de la « Banque Globale »

 

Comme chacun le sait maintenant, les banques subsahariennes grandissent vite et plutôt bien. Les lignes d’expansion qu’elles exploitent depuis près de deux décennies sont connues  et unanimement appliquées: élargissement rapide des réseaux d’agences visant notamment la conquête de la clientèle des particuliers non ou mal bancarisés ; modernisation tous azimuts permettant augmentation sensible de la productivité et bonne profitabilité. Cette évolution s’effectue sur un fond d’intense concurrence entre quelques groupes qui étendent leur emprise sur une ou plusieurs régions d’Afrique et acquièrent parfois une influence continentale. Il en résulte des avantages économiques collatéraux notables: la contribution directe et indirecte de l’activité bancaire à la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB),  l’amélioration de l’accès à l’espace monétaire et au crédit pour les parties les plus vulnérables de la population, la réduction régulière du retard par rapport aux pays avancés en matière de technologie bancaire.

On pouvait penser que ces orientations majeures requièrent encore suffisamment de développements et promettent assez  de rentabilité pour qu’elles mobilisent les énergies des leaders de la profession. Pourtant, ceux-ci semblent maintenant attirés par une autre voie : celle de la création de départements ou de filiales axés sur les activités de banques d’affaires -fusions-acquisitions, conseil, syndications, marchés de capitaux,…- qui, ajoutés à leur champ d’action actuel, les ferait devenir des « banques globales »

Comme souvent, les institutions anglophones ont initié le mouvement. Les quatre grands établissements sud-africains et les principales banques nigérianes –First Bank of Nigeria, Ecobank, UBA,… par exemple –  sont présents, parfois de longue date, sur les places de Londres ou de New-York, voire de Paris. Ils y exercent, outre le « correspondant banking » pour des institutions africaines, des activités relevant des interventions classiques des grandes banques d’affaires internationales : opérations sur devises et produits, financements structurés, montages financiers variés,… Dans tous les cas, les résultats concrets de ces initiatives ont été moins mis en avant que les démarches elles-mêmes et il est peu probable que ces activités aient constitué l’essentiel des évolutions positives observées pour les systèmes bancaires africains. Malgré cette discrétion, le goût de la « haute finance » tend à gagner de nouveaux adeptes. Les banques marocaines renforcent leurs installations en Europe et annoncent l’accroissement de leurs capacités à gérer des opérations de haut de bilan ou des montages financiers sophistiqués pour des clients relevant de leurs nouveaux territoires subsahariens ; certaines des principales banques d’Afrique du Centre ou de l’Est semblent prêtes à suivre le mouvement.

Ce nouveau cap est-il une priorité pour l’Afrique subsaharienne et ses grands acteurs bancaires ? La réponse doit sans doute être nuancée.

La présence croissante des banques africaines dans des rôles jusqu’ici réservés aux plus grandes banques internationales parait justifiée avec la nouvelle image de l’Afrique devenue en 15 ans un continent porteur d’avenir, où les opportunités d’investissement se multiplient et les besoins se diversifient. La montée en puissance des groupes originaires du continent, qui dominent maintenant leurs marchés territoriaux, leur donne le droit de ne plus être exclus des  montages financiers de grande envergure restés jusqu’ici la chasse gardée des banques européennes, américaines et, depuis peu, asiatiques. L’expertise des institutions africaines les plus importantes s’est d’ailleurs renforcée pour les financements de projets ou les négoces internationaux de matières premières grâce aux « tickets » pris dans les contrats de ce type menés sous la conduite d’acteurs plus puissants et plus expérimentés. L’expansion progressive des marchés financiers, ouverts dans un nombre grandissant de pays subsahariens, apporte une autre piste de croissance dans les domaines de la bourse et de la gestion d’actifs. Légitime dans son principe, cette focalisation sur des activités plus financières que bancaires mérite cependant d’être testée avec prudence.

En matière de grands financements internationaux, aucun groupe africain, hormis les ténors sud-africains, ne possède jusqu’ici un bilan qui lui permette de rivaliser avec les mastodontes bancaires des pays développés ou de Chine. Ces activités sont toutes volatiles et reliées assez étroitement à la conjoncture internationale qui demeure fragile, sans doute encore pour quelques années. Certaines d’entre elles comportent des risques de pertes élevées, comme l’ont montré la disparition fracassante de Lehmann-Brothers en 2008 ou les difficultés des banques nigérianes à la fin des années 2000. L’entrée dans ces nouveaux métiers doit donc être avant tout menée sous la forme d’un apprentissage graduel, pour éviter les situations qui pourraient broyer les fonds propres des nouveaux venus : en la matière, les pouvoirs publics des pays africains pourraient jouer un rôle de catalyseur en obtenant que les investissements étrangers incluent plus systématiquement les groupes bancaires présents localement dans les pools constitués pour le financement de grands projets, dès qu’ils en ont les fonds propres nécessaires. Certes, le montage financier et le conseil sont souvent fort rémunérateurs, mais  les composantes essentielles de ces activités sont l’identification de projets fiables et rentables, d’une part, et la mobilisation effective de fonds pour leurs financements, d’autre part, qui peuvent toutes deux être réalisées pour l’essentiel par les filiales locales des groupes grâce à leur action sur le terrain. Ceux-ci pourraient en conséquence négocier une part respectable des commissions versées pour les autres aspects des « deals » auxquels ils participent. Le développement de partenariats entre les champions africains et les grands intervenants internationaux sur ces sujets devrait donc pouvoir être intensifié  à partir des structures actuelles avant  de passer à  la création d’instruments indépendants.

Du côté des marchés financiers locaux, ceux-ci sont encore souvent embryonnaires, avec un petit nombre de valeurs et une médiocre liquidité. Même si leur devenir recèle de grands potentiels, ceux-ci prendront du temps avant d’éclore et l’évolution se fera surtout par un constant et patient approfondissement de l’existant. Ceci semble devoir être surtout atteint par « le bas », c’est-à-dire en obtenant des Etats qu’ils n’assèchent pas l’importante épargne disponible, des entreprises qu’elles fassent davantage appel aux bourses mobilières et des investisseurs qu’ils donnent plus d’importance à ces placements financiers dans leurs portefeuilles d’actifs.

Face à ces perspectives nouvelles, les fondamentaux sur lesquels s’est appuyé l’essor récent des systèmes bancaires paraissent plus que jamais d’actualité. La bancarisation a connu partout des progrès significatifs, mais se maintient encore loin des objectifs possibles. L’accroissement démographique rapide et la poussée encore plus vive de la population urbaine rendent le défi encore plus pressant. La diversification accélérée des services offerts est indispensable pour répondre aux attentes d’une clientèle de plus en plus avertie et dont les besoins croissent avec l’élévation des niveaux de vie et le renforcement des appareils économiques : en particulier, le financement de l’habitat et, surtout, celui des petites et moyennes entreprises n’en sont encore qu’à leurs balbutiements bien qu’ils soient décisifs pour un développement durable des économies africaines. L’élargissement des publics, la pression de la concurrence, les lacunes subsistantes dans les organisations et les procédures ont aussi conduit à une fréquente dégradation de la qualité des portefeuilles qui suppose à court terme des mesures correctrices de première ampleur. La compétition pour la domination des moyens de paiement  désormais ouverte avec de nouveaux acteurs, parmi lesquels les sociétés de télécommunication sont les plus agressives, va mobiliser une énergie et de lourds investissements sur la prochaine décennie. Les exigences croissantes des Régulateurs pour les fonds propres et les normes à respecter apporteront enfin d’autres fortes contraintes.

Au-delà des effets d’annonce, la priorité apparait donc claire. La poursuite des améliorations et des mutations des systèmes bancaires nationaux  est fondamentale  pour la durabilité  de la croissance économique actuellement observée en Afrique. Les banques ont tiré de la première phase de ces transformations de nombreux avantages en termes de puissance et de prospérité : elles devraient donc assumer avec entrain la responsabilité de continuer, même si les obligations correspondantes sont moins séduisantes que celles de la banque d’affaires. Ce choix leur donnera aussi, à condition de maîtriser les nombreuses difficultés qui vont encore jalonner leur parcours, des moyens accrus pour peser ensuite davantage dans les opérations qu’elles commencent à convoiter. Une telle approche par étapes permettrait sans doute d’éviter qu’une ambition justifiée conduise au « syndrome de la grenouille », celle qui voulait se faire plus grosse que le bœuf…

Paul Derreumaux