Banques et économies subsahariennes:

Un cercle vertueux qui fonctionne depuis vingt ans.

Avec la téléphonie mobile, la banque commerciale est sans doute le secteur qui illustre le mieux la transformation en profondeur de l’économie d’Afrique subsaharienne depuis le redémarrage de sa croissance globale à l’aube des années 2000, et tient une place essentielle dans les perspectives d’évolution future de celle-ci.

Dans les pays francophones, la terrible secousse qui frappa les systèmes bancaires dans les années 1980 avait provoqué à la fois la disparition de la plupart des banques d’Etat et une vague de repli ou d’arrêt d’expansion des banques étrangères. Après cette courte phase de brusque contraction, la renaissance progressive du secteur s’est principalement appuyée sur une catégorie inconnue jusque-là, celles des banques locales à capitaux privés nationaux, à l’image du mouvement observé dans l’Afrique anglophone durant la décennie précédente. L’importance des besoins à satisfaire, les débuts de restauration d’un cadre macroéconomique plus favorable, la volonté des « entrants » de s’adresser à des publics jusque-là négligés par les autres établissements, comme les particuliers ou les entreprises nationales, le dynamisme des jeunes institutions ont assuré leur développement rapide. Celui-ci a favorisé l’accroissement du nombre des établissements et stimulé une concurrence entre eux, créatrice d’innovations favorables à la clientèle. Dans le même temps, l’instauration de réglementations et d’organismes de contrôle plus contraignants, voire la création de nouvelles institutions de supervision quand c’était nécessaire, ont apporté dans chaque pays les garde-fous indispensables pour veiller à ce que cette croissance soit saine  et éviter le retour d’une crise généralisée.  Au début des années 2000, les systèmes bancaires des pays subsahariens avaient donc retrouvé, et souvent dépassé, leur densité d’antan. Dans un marché ouvert et concurrentiel où des places étaient à prendre, ils engageaient la construction de réseaux d’agences, contribuant ainsi à une bancarisation accrue du public, et reprenaient une participation active au financement des entreprises. Au Bénin, par exemple, le financement de la campagne cotonnière, vitale pour le pays, recommença dès 1992 et fut entièrement supporté par les banques privées nouvellement agréées depuis 1990. Une étroite interconnexion entre développement économique et croissance bancaire a donc marqué toute cette période. L’essor de plusieurs réseaux bancaires régionaux illustre cette réciprocité des relations. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, la mise en place d’un espace monétaire et bancaire de mieux en mieux unifié a facilité la possibilité pour les banques de s’implanter dans l’ensemble de la zone et d’y réaliser des opérations consortiales. Les entreprises ont été en conséquence mieux épaulées dans leur conquête régionale de marchés plus vastes, ce qui a en retour contribué à l’essor des systèmes bancaires de l’Union.

Après avoir ainsi accompagné les premières phases de la croissance subsaharienne, les nouvelles banques commerciales sont devenues dans la dernière décennie l’un des plus actifs moteurs de celle-ci grâce aux nouvelles mutations qui les ont marquées. Chaque établissement était en effet auparavant resté cantonné dans le pays ou la zone monétaire qui l’avait vu naitre. A compter de 2005 environ, un vaste mouvement de franchissement des limites géographiques traditionnelles va caractériser le secteur et aboutir à la construction de puissants groupes continentaux et régionaux. Les principaux initiateurs en sont quelques institutions d’Afrique de l’Ouest, qui vont s’étendre jusqu’à l’Est du continent, puis certaines banques nigérianes, dont l’augmentation considérable du capital social exigé par leurs Autorités monétaires les pousse à investir à l’étranger, et enfin trois établissements marocains, sous l’effet d’une relative saturation de leur marché national. Derrière cette dizaine de leaders, d’autres banques de taille plus modeste suivent le même chemin et implantent également des réseaux plurinationaux, telles les banques kenyanes dans l’East African Community (EAC). Cette deuxième étape du renouveau du système bancaire africain développe plusieurs effets majeurs. Au dynamisme de la période précédente, déjà générateur de nombreux progrès, viennent s’ajouter la puissance et l’expérience des nouveaux venus marocains, nigérians ou kenyans. Une intensité jamais observée auparavant s’installe dans la compétition entre entités. Celle-ci s’exerce en particulier en direction des particuliers et utilise deux canaux. Le premier est celui d’une densification renforcée des réseaux d’agences : en 20 ans, leur nombre va souvent décupler tandis que l’effectif des comptes bancaires suivra une trajectoire parallèle, accélérant le processus de bancarisation, même si celui-ci est encore beaucoup trop faible en Afrique francophone. Le second est celui d’un grand élargissement de la gamme des offres bancaires : une segmentation plus poussée de la clientèle permet une meilleure différentiation des produits en fonction des besoins de celle-ci ; de coûteux investissements technologiques généralisent des services auparavant presqu’inconnus en Afrique subsaharienne comme la monétique. Les banques du continent deviennent ainsi plus modernes et efficientes et l’écart qui les séparait des systèmes bancaires du Nord se réduit considérablement. Vis-à-vis des entreprises, la montée en puissance des établissements, leur nombre grandissant et une pratique accrue des crédits consortiaux renforcent le rôle des banques africaines dans le financement de l’économie, notamment auprès des grandes sociétés.

La pérennité généralisée sur plus de quinze ans d’un taux soutenu de croissance du produit Intérieur Brut (PIB) amène désormais l’Afrique subsaharienne à espérer atteindre un nouveau stade de développement : celui de l’émergence économique et de ses exigences économiques ou sociales. Dans cette nouvelle étape, les systèmes bancaires peuvent continuer à exercer une influence positive. Le secteur financier connait toujours en effet d’importantes transformations qui favorisent sa participation à la marche en avant du continent à travers notamment deux principaux facteurs. Au plan des acteurs, la concurrence continue à s’intensifier et l’émulation qu’elle exerce profite à plein aux clients. Les plus grands réseaux marquent certes une pause dans leur expansion mais consolident leurs structures et portent l’accent sur l’amélioration de la qualité de leurs services. Derrière, quelques candidats accentuent la pression sur les plus puissants en étendant leurs implantations et en conquérant des parts de marché. Enfin, des groupes bancaires étrangers se sont récemment tournés de nouveau vers l’Afrique ou y ont débarqué pour la première fois : ainsi la Société Générale, après avoir  longtemps stabilisé son réseau de filiales, l’élargit à nouveau tandis que la Banque Nationale du Canada s’engage dans des joint-ventures avec des acteurs locaux à Maurice ou en Côte d’Ivoire. Les excellentes performances d’ensemble du secteur, en termes d’activités comme de résultat, portent à croire que ce bouillonnement d’initiatives n’est pas clos et que d’autres intervenants pourraient encore se manifester dans ce marché en pleine expansion. Au plan des instruments, le principal changement devrait concerner le taux de pénétration des banques auprès du grand public. De ce point de vue, l’Afrique demeure très en deçà des autres parties du monde malgré l’évolution récente. Une accélération peut cependant être attendue sous la pression de la compétition déjà mentionnée, mais surtout de la mutation en cours des moyens de paiement. La révolution du « mobile banking », permise par le « boom » du téléphone mobile, a montré tout son impact au Kenya depuis 2008 et est en train de gagner d’autres parties du continent, telle l’Afrique de l’Ouest francophone. Elle recouvrira peu à peu une variété de plus en plus large de produits bancaires et sera vraisemblablement suivie par d’autres nouveautés technologiques facilitant les relations du public avec les systèmes financiers. Marchés boursiers, secteur des assurances, entreprises de microcrédit semblent aussi s’éveiller à un cycle de réformes structurelles et de dynamisme accru qui élargiraient le spectre des canaux de financement disponibles.

Tous ces changements, dont certains sont révolutionnaires, devraient donner aux systèmes financiers plus de moyens et plus de flexibilité pour répondre aux priorités qui s’accumulent. Celle des investissements structurants, qui sont une condition sine qua non pour que se poursuive la croissance actuelle et qui exigent des systèmes bancaires de plus en plus solides et puissants. Celle de l’essor des Petites et Moyennes Entreprises (PME), qui doivent constituer l’ossature des appareils économiques de demain et le vivier indispensable des créations d’emplois, mais supposent des institutions de financement imaginatives et audacieuses créatrices d’un nouveau « financial model ». Celle de la multiplication des produits et services accessibles au plus grand nombre, qui nécessite un développement à grande échelle de la bancarisation et des prêts aux ménages. Celle d’un habitat décent pour toutes les populations, notamment dans les zones en urbanisation rapide, qui implique en particulier la baisse des taux d’intérêt et l’extension des durées de crédits immobiliers. Celle de l’innovation et du progrès technologique, qui traduiront le degré d’ouverture des pays africains au monde moderne, et qui supposent des instruments renforcés pour l’apport de capitaux propres comme de financements par prêts.

Systèmes bancaires et autres structures économiques se nourrissent donc mutuellement dans le mouvement de développement qui a marqué l’Afrique subsaharienne ces vingt dernières années. Il est indispensable que ce cercle vertueux se prolonge et les évolutions des dernières années autorisent à penser qu’il en sera ainsi. Les diverses avancées que devraient connaitre les banques africaines, en puissance d’action comme en qualité de travail, continueraient alors à être un important facteur d’entrainement des économies dans lesquelles s’insèrent ces établissements

Paul Derreumaux

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Le terme vient du langage informatique mais, en l’occurrence, pourrait s’appliquer à deux transformations récentes du système bancaire subsaharien. La plus importante, à court terme, est sans doute celle du réseau Ecobank touché en septembre 2014 par deux changements capitalistiques majeurs : l’entrée en force de la Banque Nationale du Qatar (BNQ) dans la holding du Groupe ; le passage de la banque sud-africaine Nedbank du statut de prêteur à celui d’actionnaire.

Pour les observateurs du système bancaire subsaharien, la venue de la BNQ n’est surprenante que par la discrétion et les modalités avec lesquelles s’est effectuée cette opération. La banque qatarie s’est en effet investie massivement en Egypte dès 2012, par le rachat majoritaire de la filiale locale de la Société Générale, et visait récemment une acquisition possible au Maroc. Dès cette période, l’Afrique subsaharienne était donc logiquement sa cible prochaine. La taille relativement modeste des banques africaines et une méconnaissance des caractéristiques de fonctionnement des banques dans ce périmètre conduisaient sans doute la QNB à préférer l’achat d’un groupe déjà présent lui-même dans cette zone plutôt qu’une entrée directe dans celle-ci. Les difficultés d’une opération marocaine et l’opportunité offerte par les soubresauts actuels d’Ecobank ont amené la QNB à franchir le pas et à réaliser cet investissement qui la fait détenir 23,5% du capital de la holding du Groupe, ETI, pour un montant quatre fois inférieur à celui de l’opération égyptienne.

La décision de Nedbank est moins surprenante : la conversion possible en actions du prêt consenti à ETI était prévue dès la mise en place du concours et était le schéma le plus couramment envisagé. Il aurait signifié une substitution vraisemblable du leadership des intérêts sud-africains à ceux du Nigéria au sein de ce groupe panafrician. L’arrivée de la BNQ pouvait laisser penser que Nedbank ne réaliserait pas cette conversion. Au contraire, cette dernière a annoncé avant la date butoir qui lui était imposée sa souscription effective à 20% du capital de ETI et l’a fait de belle manière, en payant ses actions en numéraire et en encaissant le remboursement de son prêt par ailleurs.

Les deux géants disposent donc ensemble d’environ 40% du capital social – QNB a indiqué qu’elle laisserait redescendre sa part à 20% – et, compte tenu de l’actionnariat « flottant » sont théoriquement en mesure d’imposer la politique qu’ils définiraient en commun. Le jeu n’est peut-être pas aussi simple. L’ « alliance stratégique » Nedbank/Ecobank conclue en 2008 a conduit les deux réseaux à une première connaissance réciproque tandis que la banque sud-africaine peut être tentée de s’appuyer sur le fonds de pension de même nationalité Public Investment Corporation (PIC), qui détient 19% de ETI, pour prendre une position dominante dans la gestion d’Ecobank. BNQ pourrait chercher à tenir un rôle plus directif en raison de sa puissance financière et de l’appui qu’elle pourrait apporter au réseau subsaharien, en particulier grâce à ses connexions internationales et à sa forte présence dans le financement  des infrastructures. Les actionnaires nigérians, largement majoritaires depuis l’origine, souhaitent vraisemblablement maintenir leur primauté d’influence et récolter les fruits de l’expansion du Groupe. Grâce à la grande diversité de l’actionnariat et à l’absence de bloc homogène dominant, le management lui-même a été habitué jusqu’ici à une forte indépendance : elle a été utilisée pour imprimer au Groupe une expansion géographique remarquable et une présence progressive sur tous les aspects de la banque commerciale. Dans ce jeu à plusieurs personnages clés, l’équilibre reste à trouver, des aménagements institutionnels seront sans doute nécessaires et beaucoup d’alliances sont a priori envisageables. Il faut espérer que celle qui se dégagera sera stable et acceptée par tous, pour que le Groupe puisse exploiter au mieux tous les atouts que lui donnent sa large implantation, ses moyens financiers désormais consolidés, et l’expérience de ses équipes et de ses actionnaires banquiers.

Tandis que cette rude partie s’engage à l’Ouest du continent, une autre apparait dans la zone australe autour du groupe African Banking Corporation (ABC). Celui-ci, implanté dans 5 pays, est certes plus de 10 fois plus petit que Ecobank et n’affiche pas les mêmes performances. Il vient cependant de connaitre lui aussi une reconfiguration capitalistique qui pourrait le propulser sur l’avant-scène, suite à la reprise de la totalité du capital de sa société mère par la holding Atlas Mara. Cette dernière, créée fin 2013, a mobilisé en un temps record d’importants capitaux sur le marché londonien, qu’elle ambitionne d’investir en Afrique et surtout dans le secteur financier. L’acquisition du Groupe ABC a été sa première opération, menée avec une certaine discrétion. Elle s‘est accompagnée d’une prise de participation minoritaire dans une banque nigériane et dans un établissement rwandais.

Atlas Mara reste pour l’instant peu explicite sur l’orientation commerciale et l’organisation qu’elle veut donner aux cibles ainsi conquises. Elle semble afficher en revanche une grande ambition de principe : celle de construire un groupe panafricain décentralisé, structuré autour de « hubs » régionaux qui couvriraient chacun une des grandes parties du continent, s’érigeant ainsi en rival des réseaux actuellement les plus étendus. Si l’idée semble séduisante, son application soulève encore plusieurs inconnues majeures au niveau d’Atlas Mara: l’importance des fonds que cette société pourra concrètement mobiliser pour l’atteinte de son objectif, la compatibilité du schéma proposé avec les contraintes réglementaires de certaines Autorités monétaires des pays visés, le contenu précis du projet industriel. Le Groupe ABC, principal point de départ de la construction envisagée,  dispose d’indicateurs qui demandent à être sérieusement renforcés, compte tenu des multiples changements qui ont marqué sa gestion et son actionnariat passés. Il doit aussi confirmer la profitabilité de son nouveau « business model » de banques « tous publics », dans lequel il est entré depuis quelques années, et reprendre rapidement son expansion géographique. Il a besoin pour cela de ressources financières et humaines importantes et d’un actionnaire recherchant un développement à long terme et non des plus-values financières rapides. Les prochaines années permettront de tester le nouveau réseau sur ce plan et de voir si son actionnaire principal peut répondre à toutes les exigences du défi lancé.

Pendant que ces deux Groupes vont devoir régler dans les meilleurs délais ces incertitudes, tout en se défiant sans doute à distance pour jouer les premiers rôles,  d’autres  transformations s’enclenchent, notamment en Afrique de l’Ouest. La Banque Centrale Populaire (BCP), dernière venue des banques marocaines à la suite de son rachat de 50% de Banque Atlantique, annonce sa prochaine montée à 65% du capital de la holding de ce réseau et la création d’une filiale de micro-finance. La plus puissante des banques du royaume chérifien vise ainsi à rattraper ses devancières et à élargir l’éventail de ses activités. A une échelle plus modeste, l’établissement burkinabé Coris Bank poursuit son expansion à marche forcée – créations « ex nihilo » au Mali et au Togo – et innove en étant la première banque de la région à ouvrir un Département islamique au sein de son activité de banque commerciale « classique ».

Après une période plutôt calme en mouvements capitalistiques et en ouverture de nouvelles banques, l’année 2015 sera donc normalement plus agitée. Elle montrera que la physionomie du système bancaire subsaharien est toujours en construction et susceptible de nouvelles importantes mutations, qui ne viendront pas nécessairement des entités les plus importantes. Il apparait déjà qu’en Afrique subsaharienne, particulièrement francophone, l’actionnariat  régional continue globalement son repli au profit d’actionnaires extérieurs : ce mouvement, à contresens de celui des années 1990, semble difficile à inverser, en dehors d’un cataclysme bancaire comme celui qui s’était abattu dans les années 1980. Il conviendra maintenant de voir si les aménagements purement capitalistes conduisent bien à un renforcement des systèmes bancaires de la zone, autour de projets industriels solides, et dans une optique conforme aux besoins de développement des pays concernés. Les changements positifs intervenus depuis deux décennies ont en effet donné aux banques subsahariennes une croissance et une rentabilité enviables et une responsabilité accrue dans le financement des économies locales. Ces avancées ont été un des catalyseurs de la croissance africaine et doivent être poursuivies, pour une meilleure bancarisation des populations comme pour la facilitation du financement des entreprises et des Etats. Elles génèrent de plus leur inévitable contrepartie de solutions nouvelles à rechercher, notamment vis-à-vis de la montée et de la diversification des risques opérationnels, ou de l’élévation du coût du risque. C’est davantage à leur efficacité face à ces défis, plutôt qu’à l’identité de leurs actionnaires, que les établissements bancaires subsahariens seront jugés par leur public et par les Autorités.

Paul Derreumaux