Les 200 jours du Covid-19 : récit d’une sombre invasion

Les 200 jours du Covid-19 : récit d’une sombre invasion

 

Ce 20 juillet 2020, il y a eu environ 200 jours que le nom du Covid-19 est apparu dans les médias. Annoncé d’abord en Chine fin décembre 2019, le virus est désormais installé dans quasiment tous les pays du monde et ses dommages déjà causés autant que ses menaces futures en ont fait un envahisseur craint de tous. Malgré cette omniprésence, ce coronavirus reste encore mal connu, et donc difficile à vaincre.

En termes de statistiques d’étendue de la maladie, les données très riches de l’université américaine Johns-Hopkins de Baltimore, utilisées ici, sont une source remarquable d’informations et permettent beaucoup d’analyses évolutives et comparatives de la contamination au niveau mondial. De celles-ci, on peut tirer à ce jour au moins trois constats, auxquels il est permis d’ajouter la spécificité du cas africain.

La première évidence est que le Covid-19 est hélas bien devenu à ce jour une pandémie mondiale dont les effets sont encore sous-estimés. Entre les images terrifiantes de la région de Wuhan complètement figée face aux premières attaques du virus et les voix qui assimilaient la nouvelle infection à une « grippe saisonnière », les faits ont vite tranché quant à la dangerosité de la maladie. Celle-ci a d’abord montré la rapidité de sa propagation géographique : partie de Chine, elle a successivement atteint en moins de trois mois le reste de l’Asie et l’Océanie, l’Europe, l’Amérique et l’Afrique, et s’est propagée globalement à une vitesse exponentielle. Au 20 juillet, les recensements officiels des contaminations s’élevaient en effet à quelque 14,5 millions de personnes dans le monde, contre respectivement 845000 et 10,5 millions au 31 mars et au 30 juin 2020.  Sur ce seul mois de juillet, les chiffres mondiaux croissaient encore à un rythme proche de 200000 personnes par jour en moyenne, et continuaient même à s’amplifier. A la même date, les décès attribués au Covid-19 dépassaient 620 000 personnes, soit sensiblement plus que le nombre de morts en 10 ans de la guerre civile syrienne et celui des victimes annuelles du paludisme. Mince « consolation », la courbe des décès, même si elle progresse aussi trop vite, a connu sur la période un rythme nettement moins soutenu que celui des contaminations. Dans les statistiques mondiales ci-avant, le pourcentage de décès par rapport aux contaminations est en moyenne de 3,9% au 20 juillet alors qu’il était de 4,9% fin juin et de 6,0% fin mai dernier. La létalité reste donc faible par rapport à d’autres maladies infectieuses comme Ebola ou le VIH-Sida avant les récents progrès de lutte contre ce dernier.

Ces statistiques sont à l’évidence sous-estimées, dans des proportions difficiles à apprécier, pour plusieurs raisons. Il s’agit parfois de rétention délibérée d’informations, comme en Corée du Nord en permanence ou en Chine où le nombre de personnes infectées et de victimes a vraisemblablement été minoré début 2020 et n’est guère connu depuis le retour de nouvelles zones de contamination. Il s’agit le plus souvent d’une méconnaissance de l’exhaustivité des cas de contamination et de décès. Ces lacunes peuvent résulter de dépistages insuffisants, ce qui conduit à ne pas identifier les personnes asymptomatiques, apparemment nombreuses, et à ne pas recenser toutes les personnes malades ou décédées. Elles peuvent aussi provenir de la méfiance de certaines populations envers leurs systèmes de santé nationaux ou envers les conséquences possibles d’un recensement au Covid-19, ce qui les amène à disparaitre des statistiques : dans les régions en développement économique, comme l’Afrique, l’Amérique du Sud ou l’Inde, ce biais est sans doute significatif, en particulier pour le nombre de décès.

Cette sous-estimation des recensements, l’extension généralisée de l’empreinte de la maladie, les craintes croissantes d’une « deuxième vague » laissent penser que les « vrais » niveaux de ces deux indicateurs pourraient atteindre respectivement au moins 40 millions et 1,5 million de personnes avant la fin de l’année, ce qui laisse l’impact humain de la maladie encore très loin pour l’instant de la « grippe espagnole » de 1918/20 qui aurait fait plus de 30 millions de morts.

Le second constat montre la relative « inégalité » jusqu’à ce jour des pays et régions devant la maladie. Pour le nombre de contaminations d’abord, les cinq nations les plus touchées sont aujourd’hui les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde, la Russie et l’Afrique du Sud, qui regroupent ensemble 56% des malades « officiels », si on exclut la Chine dont les données initiales ont sans doute été peu fiables et qui est devenue un « trou noir ». Ce classement devrait peu se modifier à court terme compte tenu de l’écart qui sépare ces pays des suivants. Même si les nombres de personnes touchées varient considérablement par pays, le ratio du nombre de malades identifiés sur 100000 habitants révèle trois principaux groupes : quelques pays, notamment asiatiques tels le Japon et la Corée du Sud, où l’épidémie parait avoir été maitrisée sur la période avec des taux inférieurs à 50 ; un ensemble, principalement composé de nations européennes et du Canada, où ce ratio a atteint des valeurs comprises entre 200 et 600 après des cheminements différents liés aux politiques de confinement suivies ou non ; quelques cas, comme les Etats-Unis, le Brésil, d’autres parties de l’Amérique du Sud  et des pays du Moyen-Orient,  où ce niveau dépasse 1200, et parfois de très loin, et continue souvent à augmenter. Dans ce classement, il faut au moins mettre à part le cas majeur de l’Inde : le retard avec lequel l’épidémie s’est déclenchée explique le niveau actuel encore modeste de ce ratio – aux environs de 100 -, mais la puissance avec laquelle elle se propage laisse présager au moins un doublement de celui-ci.  Même s’il est difficile de le définir avec certitude, il est très probable qu’il existe une relation inverse entre ce ratio et l’efficacité des politiques de « gestes barrières » et des diverses mesures préventives en tests massifs et en isolement des « clusters » de malades, qui sont conduites dans les pays. La reprise des cas de contamination présentement observée en Europe et, surtout, aux Etats-Unis parait confirmer ce lien.

Pour les décès, l’inégalité est encore plus forte mais montre un classement différent. En l’état actuel, les pays européens, malgré la qualité souvent élevée de leur appareil de santé, ont connu le taux de létalité le plus grave quelle que soit leur stratégie de lutte en termes de confinements. Rapportées au nombre d’habitants du pays, les morts liées au Covid-19 y ont été en effet les plus nombreuses, la Belgique détenant le triste record en la matière. Le Canada, les pays asiatiques et la plupart des pays d’Afrique ont jusqu’ici des ratios nettement plus faibles. Même les zones qui sont en ce moment au cœur de la tempête et où le nombre quotidien de personnes infectées est maintenant très élevé ont encore des taux de mortalité officiels sensiblement inférieurs à ceux de l’Europe. Une meilleure exhaustivité des statistiques ne peut être qu’un facteur explicatif parmi d’autres puisque cette « supériorité » européenne est constatée aussi bien vis-à-vis des Etats -Unis que des pays en développement comme l’Inde. La décorrélation entre la qualité des systèmes médicaux et la mortalité du Covid-19 des pays étudiés semble donc jusqu’ici une mystérieuse réalité. Les raisons profondes de ces écarts restent à découvrir et, en la matière, l’impact respectif de l’efficacité des politiques publiques suivies et d’autres facteurs médicaux ou environnementaux seraient des informations précieuses pour l’avenir.

Ici réside d’ailleurs le troisième constat essentiel.  Malgré l’omniprésence de l’épidémie depuis six mois, il demeure une forte méconnaissance de ses formes d’action et donc des traitements et stratégies qui peuvent s’y opposer. Les modalités de contamination sont les mieux connues et les mieux maîtrisées, et ont facilité la recommandation de trois « mesures barrières » simples mais apparemment efficaces dans le monde entier : port du masque, distance permanente avec les autres, absence de trop grands rassemblements. En revanche, leur application est loin d’être facile. Dans les pays occidentaux dominés par la toute-puissance de l’individualisme et de la liberté de faire, cette nouvelle discipline de vie se heurte aux habitudes, voire à certains dogmes, même après une douloureuse expérience de confinement généralisé. Dans certains cas, l’impréparation de l’Etat ou l’incrédulité des dirigeants empêchent la bonne application de ces dispositions. Si le Brésil et les Etats-Unis illustrent la seconde éventualité, quelques Etats européens ont été des exemples de la première. En France en particulier, la longue absence de masques et de tests en quantité adéquate ainsi que les hésitations, les retards et les silences de l’Etat ont été sans doute une des causes du très lourd tribut payé en vies humaines malgré l’engagement héroïque des personnels soignants : le taux des décès constatés par rapport aux contaminations officielles dépasse en effet 18% et demeure à ce jour le plus élevé au monde. Hors cette question des modes de contamination, les lacunes sont nombreuses. L’origine du virus, longtemps dissertée, n’est plus guère commentée même si aucune provenance n’a été jugée certaine à 100% pour l’instant. De nombreuses hypothèses ont été émises sur le lien entre l’âge, le climat, la température, d’autres maladies, d’un côté, et la vulnérabilité au Covid-19, de l’autre, sans conclusion péremptoire. Les symptômes de la maladie ne sont peut-être pas encore tous connus. Surtout, les débats sont vifs sur deux points. D’abord, la politique d’un strict confinement apporte-t-elle la meilleure protection ? S’il est certain qu’elle réduit sans délai la diffusion du virus, il n’est pas sûr qu’elle soit à terme moins coûteuse en vies humaines. En Europe par exemple, les taux de contamination ne sont pas si éloignés entre les pays ayant choisi un confinement sévère (Espagne, France, Italie) et ceux qui ont été plus modérés dans leurs restrictions, comme le Royaume Uni, ou franchement libéraux, comme la Suède. En revanche, le taux de mortalité par habitant en Suède a maintenant dépassé celui de ses voisins européens plus prudents. Aux Etats-Unis et au Brésil, les revirements observés dans la gestion de la pandémie expliquent sans doute les phénomènes de « stop and go » des contaminations et des décès dans plusieurs grands Etats. En second lieu, y aura-t-il une « deuxième vague » d’infection, comme constaté sur certaines autres grandes épidémies. Des « idéologues » médicaux s’affrontent sur le sujet. Les statistiques des Etats-Unis montrent bien la reprise d’une tendance exponentielle depuis juin dernier. En France et, surtout, en Espagne, les données récentes génèrent des inquiétudes croissantes sur la hausse accélérée du coefficient de propagation depuis la réouverture de certaines activités et la période des vacances d’été. Mais le choc d’une deuxième grosse vague dans les pays déjà touchés n’est pas encore avéré. La dernière lacune, essentielle, concerne les traitements. Ici encore de rudes batailles d’égos scientifiques et de spéculations boursières ont fait le ravissement des médias et des marchés financiers, mais les avancées concrètes restent modestes : on attend toujours un médicament permettant de guérir le plus grand nombre de cas et le vaccin tant espéré a très peu de chances d’être commercialisé, voire trouvé et testé avant 2021, voire 2022.

Dans cet ensemble complexe d’informations, l’Afrique a déjoué jusqu’ici tous les pronostics. Touchée par l’épidémie surtout à partir de la mi-mars 2020, elle a rarement été en mesure d’appliquer des politiques de confinement sévère, avec quelques exceptions telle le Maroc, en raison de la structure de ses économies, et la mise en œuvre des « gestes barrières » n’y est que très partielle pour des raisons culturelles autant qu’économiques. Elle n’a pourtant pas connu la flambée d’infections qu’annonçaient tous les Cassandre. Au 20 juillet toujours, environ 720000 personnes avaient officiellement été contaminées, soit un ratio par habitant sensiblement inférieur à celui de la plupart des régions du monde. Malgré tout, deux indicateurs inquiètent. D’abord, le continent est maintenant la zone où l’extension du virus progresse le plus vite, à l’exception de l’Inde : entre 15 000 et 20000 contaminations supplémentaires par jour en moyenne depuis fin juin en une courbe de croissance qui reste exponentielle. En second lieu, le poids de la maladie est fort variable selon les endroits. L’Afrique du Sud, la plus touchée, recense à elle seule 375000 malades, soit 52% de la totalité des cas identifiés. Le taux de contamination par habitant y avoisine désormais la moyenne des pays du Nord et le taux de mortalité ceux de l’Allemagne et de la Russie. Loin derrière elle, les nations les plus concernées sont dans l’ordre l’Egypte, le Nigéria, le Ghana, l’Algérie et le Maroc qui comptent respectivement 88, 37, 28, 24 et 18 milliers de malades recensés. Comme on le voit, le tribut payé au Covid n’est que partiellement lié à la densité de population, sans que des causes plus précises soient pour l’instant identifiées. En revanche, la mortalité demeure très faible malgré l’emballement du nombre de malades et sans que les équipements médicaux nationaux aient connu une amélioration considérable sur la période. A notre échéance du 20 juillet, on comptait 15400 morts sur le continent, soit un ratio incomparablement plus faible qu’en Europe, et cette tendance modérée ne semble pas s’infléchir. Les écarts constatés d’un pays à l’autre dans les autres parties du monde se retrouvent aussi sur le continent : en Afrique de l’Ouest par exemple, les taux de contamination sont plus élevés dans les zones côtières mais la létalité qui en résulte est plus importante dans les pays du Sahel. La situation interpelle donc les observateurs et l’importance relative de l‘imprécision des statistiques et d’une résilience spécifique des populations africaines reste à connaitre.

Ainsi, 200 jours après que l’«ombre» du Covid-19 ait commencé à planer sur le monde, le bilan s’aggrave toujours – 2 millions de malades de plus dans le monde entre le 21 et le 28 juillet-, et devrait continuer à le faire, au milieu de grandes incertitudes. Avec ces deux données, responsables politiques, scientifiques et citoyens sont logiquement appelés à une double obligation de vigilance extrême et d’humilité. Mais cette équation est difficile à respecter. Dans les pays qui ont déjà traversé les périodes les plus difficiles, le comportement des populations et les hésitations des pouvoirs publics montrent d’ailleurs que le « monde d’après » n’est encore ni parfaitement accepté, ni totalement défini. La « leçon » du Covid n’aurait-elle pas encore été assez lourde ?

Paul Derreumaux

Article publié le 30/07/2020

Afrique : le spectre du coronavirus

Afrique : le spectre du coronavirus

 

Il est difficile de prédire l’imprévisible. Surtout lorsque celui-ci est inconnu. C’est pourtant ce que doivent s’essayer à faire en ce moment les dirigeants de tous les pays. La maladie issue du coronavirus, ou covid-19, n’est apparue qu’en toute fin d’année 2019 mais sa contamination est déjà supérieure à celle des précédentes grandes épidémies de la période récente (SRAS, Ebola, ..). L’ampleur de son extension géographique, la faiblesse des connaissances sur la maladie et l’absence de remède à ce jour génèrent une peur qui s’est transformée en panique face aux risques d’une pandémie mondiale. Des mesures totalement exceptionnelles, visant à ralentir la propagation de la maladie, ont été maintenant adoptées en désordre par beaucoup de nations, mais leur impact positif contre la maladie ne peut encore être assuré. Ce péril sanitaire potentiellement dramatique s’est désormais doublé d’une crise économico-financière aussi brutale que multiforme. Celle-ci est en partie liée aux difficultés de secteurs dynamiques totalement paralysés par les actions de lutte contre l’épidémie, tels le transport aérien, le tourisme ou l’évènementiel. Elle résulte aussi des craintes sur le rythme de croissance issues des difficultés attendues d’approvisionnement de nombreuses industries, des mesures de confinement imposées par la situation sanitaire et d’une baisse de la demande. La généralisation de ces problèmes, puis l’effondrement du prix du pétrole ont ensemble provoqué en une semaine une débâcle boursière de même ampleur que celle de 2007.

Si cette double crise est mondiale, l’Afrique semble y avoir une place à part tant au plan sanitaire qu’économique.

En matière de santé, trois constats s’imposent. Le premier est que le continent reste jusqu’ici étrangement absent de la carte d’implantation du covid-19. Ce 15 mars, des statistiques officielles recensaient seulement 280 cas et 7 décès en Afrique, et une absence totale de contamination dans u majorité des 54 pays africains. Cette situation, pour une fois très favorable, parait incroyable alors que la Chine, où la maladie s’est déclarée, compte en Afrique un contingent significatif de nationaux en de nombreux pays et que beaucoup d’africains voyagent souvent en Chine pour des raisons commerciales : les passerelles de contamination sont donc multiples. Aucune explication scientifique n’a été jusqu’ici émise pour justifier que le climat, l’environnement ou la morphologie des habitants rendaient plus difficile l’action du coronavirus en Afrique que dans des pays aussi divers que l’Italie, la Corée ou les Etats-Unis. La raison la plus vraisemblable de ce maintien à l’écart est donc le moindre dépistage des personnes infectées qui peut résulter de plusieurs causes. La faiblesse généralisée des équipements sanitaires (seuls 24 pays disposeraient des moyens de dépistage selon l’OMS), la proximité des symptômes avec ceux de maladies courantes comme la grippe ou le paludisme, qui reste de loin la maladie la plus mortelle en Afrique, se conjuguent pour que le coronavirus passe encore en dessous de beaucoup de « radars ». Sa faible mortalité jusqu’à ce jour et le pourcentage nettement plus limité de populations dépassant 60 ans ont pu aussi contribuer à ce que la nouvelle maladie, si elle est déjà présente, n’attire guère l’attention. Le retard avec lequel les avertissements ont été donnés et les premières mesures de prévention lancées explique aussi ce décalage, Les seuls cas signalés sont d’ailleurs surtout ceux de personnes venues de France et immédiatement mises en quarantaine, comme si le virus avait fait ce détour avant de s’attaquer à l’Afrique.

Le second constat est que le continent semble dans l’immédiat mal équipé pour prendre en charge une proportion de la population identique aux taux de contamination qui apparaissent dans les pays les plus frappés comme la Corée et l’Italie, sans parler de la Chine. Les types de soins requis pour les personnes les plus gravement touchées – équipements lourds d’assistance respiratoire notamment – sont en effet très peu présents et conduiraient vite aux blocages actuellement craints dans les pays européens les plus avancés. Il n’est donc pas certain qu’une politique plus active de dépistage soit mieux adaptée pour une gestion efficace de l’épidémie et il pourrait être préférable de mettre surtout l’accent sur l’adoption de comportements et de « mesures barrières » freinant la propagation, et sur des désinfections massives, plus faciles à mettre en œuvre dès lors qu’une relative immobilisation du pays a pu être imposée.

Il faut en effet rappeler enfin que l’Afrique, malgré ses nombreuses faiblesses, a déjà su faire face à des épidémies particulièrement dangereuses. Ce fut par exemple le cas de la fièvre Ebola dans les années 2013/2015, notamment en Afrique de l’Ouest. Avec plus de 11 000 décès sur la période (mais près de 20000 selon certaines statistiques) sur quelque 30000 personnes contaminées, elle a représenté pour des pays déjà fragiles comme la Guinée, le Libéria, la Sierra-Léone, une menace terrifiante. Seules une politique de mise en quarantaine extrêmement sévère, le courage et la ténacité remarquables des équipes médicales de ces pays et l’aide, parfois trop tardive, de quelques grands partenaires sont venus à bout de ce fléau. Il n’est nul doute que l’Afrique se battrait vigoureusement avec ses maigres moyens si le coronavirus faisait une apparition massive dans cette population de plus de 1,2 milliards d’habitants. Elle devrait dans ce cas privilégier à nouveau, faute de mieux, les moyens soulignés ci-avant -strict cantonnement et désinfections systématiques-. Il importera dans ce cas que les gouvernements africains prennent le défi à bras le corps, avec une transparence, un engagement et une cohérence qui les rendront crédibles. Il faudra aussi qu’ils puissent bénéficier en complément de la solidarité internationale, dont la difficile mise en place actuelle va être « testée » dans d’autres régions du monde, en raison des moyens financiers, humains et techniques qui seront requis.

En matière d’économie, la question principale est de savoir si l’Afrique pourra comme en 2007 être relativement épargnée par les conséquences de la crise économique et financière qui accompagne depuis début mars le danger sanitaire actuel. S’il est encore trop tôt pour des conclusions générales sur ce point, plusieurs orientations semblent déjà engagées.

D’abord, la dépréciation brutale de plus de 30% des prix mondiaux du pétrole intervenue le 9 mars dernier, et encore aggravée depuis lors, impactera fortement l’Afrique. Cette baisse, issue d’un fort repli de la demande et d’un désaccord stratégique entre deux principaux exportateurs, l’Arabie Saoudite et la Russie, risque en effet d’être observée au moins quelques mois au vu des incertitudes actuelles de la situation économique mondiale. Elle produira deux effets inverses selon les pays. Les exportateurs d’or noir, déjà en phase de dépression depuis 2015, enregistreront une nouvelle baisse notable de leurs recettes budgétaires et de leurs exportations. Ainsi le Nigéria, qui avait basé son budget 2020 sur un prix international proche de 55 USD, doit-il revoir celui-ci pour tenir compte des nouveaux cours proches de 30 USD. L’Algérie engage le même processus. Il en est déjà résulté un sensible repli de la valeur du naira, et une chute de plus de 12% de la Bourse de Lagos. Pour l’Afrique Centrale francophone, la chute imprévue va rendre plus difficiles les réformes entreprises et compromettre les améliorations récemment constatées dans la croissance économique et les rééquilibrages budgétaires. Pour les pays importateurs de pétrole au contraire, la position favorable des dernières années va être maintenue. Elle sera un facteur particulièrement opportun de soutien de la croissance et des équilibres budgétaires dans la période difficile qui s’annonce.

En second lieu, plusieurs effets négatifs majeurs à l’échelle mondiale de l’épidémie devraient affecter inévitablement l’Afrique ou y être observés rapidement. La baisse générale d’activité va réduire à court terme la demande de matières premières minières, à l’exception possible de l’or dont les cours ont bondi de plus de 20% en 2019 et restent élevés, et donc toucher beaucoup de nations au moins en 2020. Les transports aériens, l’hôtellerie et le tourisme, qui étaient des secteurs en expansion et générateurs d’emplois, seront sinistrés cette année et pourraient souffrir durablement à l’avenir de modifications de comportements, notamment de la part des entreprises. Un possible confinement, au moins partiel, auquel risquent de se résigner beaucoup de nations africaines pour des raisons sanitaires, perturberait les productions nationales, où le télétravail ne peut être encore que marginal, tout autant que les échanges commerciaux internationaux ou régionaux : ces deux évènements auront un impact négatif sur le taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB). La destruction substantielle de la « richesse financière » globale provenant des effondrements boursiers et le climat général d’incertitude vont pour un temps ralentir fortement les flux d’Investissements Directs Etrangers (IDE), notamment privés, et donc la réalisation de nouveaux projets productifs.

Hormis ces tendances vraisemblables, la plupart des évolutions sur le continent demeurent jusqu’ici des hypothèses qui ne pourront être vérifiées que dans un délai minimal de quelques mois. La plupart sont défavorables et entraineraient à court terme l’Afrique dans une spirale dépressive. Emporté par le repli de secteurs importants rappelés ci-avant, le rythme de croissance du PIB en 2020 pourrait décliner bien en dessous des 3,9% prévus et même faire basculer des grands pays en récession, tel le Nigéria. Les premières prévisions émises en Europe apparaissent d’ailleurs catastrophiques avec des taux de repli du PIB atteignant 5% Il en résulterait dans ces cas le recul des recettes publiques et des difficultés accrues de financement des Etats concernés. Celles-ci ralentiraient les possibilités de réalisation d’infrastructures économiques et sociales pourtant prioritaires. Malgré ces sombres perspectives, il faut toutefois souligner que les pays africains, en raison de leurs structures économiques et de leur faible intégration aux échanges mondiaux, sont moins sensibles aux variations de la conjoncture internationale, comme observé en 2007/2008. Ils disposent en particulier de quelques secteurs solides -télécommunications et banques par exemple – ou soutenus par la forte croissance démographique – comme l’agriculture – ou faiblement liés aux circuits classiques -tels le secteur informel -. Enfin, il est aussi possible d’espérer que le grand chambardement provoqué par le Covid-19 pourrait donner aux nations africaines l’énergie nécessaire pour accroitre les actions de développement de leurs capacités de production agricoles et industrielles nationales et régionales. Cette stratégie aurait le double mérite de « booster » les PIB africains à un moment spécialement opportun et de réduire la dépendance des populations vis-à-vis de l’étranger. Il faudra pour cela un effort d’imagination et de volonté de la part des pays intéressés, mais aussi un soutien financier suffisant et vite mis en œuvre de la part des grands partenaires, qui témoignerait de la cohérence de leurs actes et de leurs discours en cette période difficile.

Même si elle n’en a pas encore conscience, l’Afrique risque de connaitre une crise sanitaire et économique issue de l’épidémie du coronavirus aussi redoutable que partout ailleurs dans le monde. Pour la traverser au mieux, elle doit montrer sa capacité à mener dans l’urgence toutes les actions, à combattre ses « démons » habituels et à mobiliser ses atouts. Le pire n’est jamais sûr, surtout si on se prépare bien à l’affronter.

Paul Derreumaux

Article publié le 20/03/2020

Ombres et lumières d’Afrique

Ombres et lumières d’Afrique

 

Chers lecteurs de « REGARD D’AFRIQUE »,

J’ai le plaisir de vous annoncer la sortie, fin octobre 2019, de mon nouvel ouvrage OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE -Tome II, publié aux Editions ivoiriennes NEI-CEDA.

Ce livre, honoré d’une Préface de M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier Ministre et excellent connaisseur de l’Afrique, a pour sous-titre « Chroniques de temps d’incertitude ». Ce choix m’a semblé bien approprié à la variété des situations et aux nombreux changements que vivent présentement la plupart des pays du continent.

Vous trouverez, ou découvrirez, ci-après un extrait de ce livre, qui explique plus en détail les raisons ayant fondé son intitulé et qui présente les lignes directrices suivies par cet ouvrage.

Ce travail se veut à la fois une description précise des réalités de terrain en Afrique subsaharienne pour les divers sujets abordés, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux, mais aussi une réflexion sur les causes et les conséquences de ces données concrètes pour l’avenir de l’Afrique. J’espère que cette double approche vous plaira.

Bonne lecture à tous.

 

 

« L’homme de cœur est celui qui se fie jusqu’au bout à l’espérance.

          Désespérer, c’est lâcheté »     Euripide

 

Il y a quelque trois ans, j’avais intitulé mon livre de chroniques, rassemblées progressivement sur la période 2013/2015, « Ombres et Lumières d’Afrique ». Ce qui m’avait en effet frappé était le mouvement de fond de l’« Afro-optimisme » qui s’était emparé du continent subsaharien. Il le faisait passer d’un vaste espace n’inspirant que tristesse, crainte ou découragement, selon que vous l’aimiez, le fuyiez ou le regardiez, à une région désormais mieux intégrée au globe et pouvant apporter une contribution positive à son avenir. Tout en accueillant encore les humanitaires et les Partenaires Techniques et Financiers (les « fameux » PTF), l’Afrique s’était mise à inspirer les politiques et les intellectuels et à séduire les économistes et les financiers. Les transformations dans les économies et les systèmes financiers étaient deux moteurs importants de cet espoir.

Trois ans plus tard, mon sentiment est plus mitigé. Les zones d’ombre se sont plutôt épaissies, en particulier dans trois directions. D’abord celle de la contrainte démographique. Inexorable et immédiate mais quasiment invisible au jour le jour, elle impose sournoisement ses effets négatifs alors que, sortant de l’horizon chronologique de vision des hommes politiques, elle n’est guère considérée comme une urgence absolue. La « transition démographique » n’est quasiment pas engagée et certains la considèrent encore comme inutile, voire nuisible. En second lieu, celle de la sérénité politique – bonne gouvernance et sécurité des personnes et des biens -. Certes, divers pays ont évolué vers une démocratie et un état de droit respectueux des possibilités d’alternance, des minorités et des libertés individuelles. Mais l’insécurité s’est étendue et aggravée dans de vastes zones, et notamment au Sahel, les constitutions sont trop souvent « révisées » en dehors de l’intérêt général, les responsabilités des Etats sont trop rarement assumées dans l’éducation la santé et la justice. Enfin, celle d’une croissance économique anémiée depuis 2016 sur l’ensemble de la zone subsaharienne. Elle entraine un recul du revenu par habitant, une diminution des moyens d’action déjà insuffisants des Etats, une plus grande difficulté de réformes structurelles et des retards accrus d’investissements indispensables, en particulier dans les infrastructures.

Mais le tableau d’ensemble n’est pas uniquement influencé par ces menaces. Pareilles à des rayons lumineux qui persistent, des raisons d’optimisme sont toujours présentes, et parfois se consolident. La première est celle de la résilience d’un secteur privé que la plupart des décideurs s’accordent maintenant à soutenir, souvent faute d’autre voie identifiée : son dynamisme, ses résultats plutôt positifs, l’adhésion de la jeunesse à ses valeurs, les innovations qu’il apporte sont en mesure de relancer la croissance économique, surtout si une approche moderne et structurée prend plus de place par rapport à l’approche traditionnelle et informelle. Une autre donnée positive est celle de la santé toujours bonne de quelques secteurs d’activité. Les sociétés de télécommunications poursuivent ainsi leur saga, fidélisant avec de nouveaux services leur clientèle toujours en hausse, et donnent à l’Afrique une position pionnière. Les banques sont engagées partout dans de profondes réformes, qui peuvent les perturber à court terme mais les conduiront à une solidité et à un niveau de qualité accrus, qui leur permettront de mieux assumer le rôle qui leur revient. Les assurances, les marchés financiers pourraient leur emboîter le pas s’ils dépassent leurs difficultés actuelles. Enfin, le troisième constat est que des pays et des régions réussissent à faire largement mieux que la moyenne générale, en politique et/ou en économie. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) continue ainsi à engranger un taux de hausse annuelle de son Produit Intérieur Brut (PIB) de plus de 6%. Au Rwanda ou en Ethiopie par exemple, les réformes économiques s’effectuent à marche forcée, conçues et mises en œuvre par un pouvoir politique fermement engagé dans ces combats, contrôlant les résultats obtenus et encourageant les acteurs qui vont dans la même direction : leurs croissances, qui atteignent maintenant 7% l’an, voire au-delà, sont élogieuses de la pertinence de ces efforts.

C’est peut-être ici que se situe l’une des principales originalités de cette nouvelle période triennale, celle de la diversité de plus en plus grande de l’Afrique subsaharienne. Ce constat est logique : dans un contexte international et local moins porteur, les différences de qualité des politiques suivies et d’intensité des transformations accomplies conduisent à des écarts plus tranchés. Il est aussi, d’une certaine manière, encourageant : le changement est possible. Il est en revanche élitiste. Une seule piste parviendrait sans doute à nuancer cette tendance : celle d’intégrations régionales plus accomplies, qui apporteraient mutualisation des efforts et renforcement des effets d’entrainement. En ce domaine, les progrès ont hélas été modestes sur les trois ans écoulés. Ils devraient constituer une source d’inspiration pour le futur.

Entre échecs majeurs et motifs d’espérance, les années récentes se sont donc emplies de grandes incertitudes. Cette période mitigée pourrait aussi nous conduire à deux leçons provisoires. D’abord la réflexion comme l’action demeurent toutes deux aussi nécessaires. L’Afrique subsaharienne souffre avant tout d’un déficit de réalisations d’investissements et de réformes par suite de nombreux obstacles : poids écrasant des traditions et des contraintes sociales, effets négatifs d’une corruption trop présente, excès de priorités de toutes sortes, faiblesse des ressources financières. Mais ces lenteurs résultent aussi d’un manque trop fréquent de vision à long terme, de réflexion sur les programmes les mieux adaptés, d’une réelle appropriation voire redéfinition de processus de développement venus de l’extérieur du continent. En second lieu, le sentiment d’urgence des changements à opérer, et donc la détermination qui l’accompagne, sont encore trop rares chez les dirigeants. Les peuples semblent plus impatients, et surtout les jeunesses si nombreuses dont le destin se joue aujourd’hui, très certainement parce qu’ils souffrent bien plus que ceux qui les gouvernent et qui restent accrochés au passé. « C’est notre lumière, pas notre ombre, qui nous effraie le plus » disait Marianne Williamson. Il est temps de ne plus avoir peur et d’être prêt aux plus grandes audaces.

 

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE-Tome II est actuellement disponible à Abidjan (à la FNAC-Cap Sud et à la Librairie de France), à Bamako (à la librairie du Grand Hotel), à Dakar ( à la librairie des Quatre Vents), à Ouagadougou ( à la librairie Jeunesse d’Afrique) et en France ou ailleurs ( sur le site de la vente en ligne de AFRICAVIVRE Laboutiqueafrique.com ). Il devrait être bientôt en librairie à Cotonou.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/11/2019

FCFA : la fin du tabou ?

FCFA : la fin du tabou ?

Une étonnante campagne d’information a été lancée fin juin 2019 par la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à la suite de la tenue du Comité Ministériel « ad hoc » puis du sommet des Chefs d’Etat du 29 juin 2019, sur un possible aboutissement en 2020 d’une nouvelle monnaie commune pour les 15 pays qui la composent. Cette méthode tranche par rapport à la discrétion dont les Autorités monétaires se parent habituellement pour étudier et prendre des décisions sur de tels sujets. Ce comportement vise certainement à prendre de court les pourfendeurs du FCFA, spécialement offensifs dans la période récente, qui critiquaient un dangereux immobilisme, et cet effet de surprise a joué à plein. Les annonces faites sur les grandes avancées des travaux menés de longue date par les instances compétentes, notamment l’Agence Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (AMAO) et la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), n’ont en effet suscité que peu de réactions parmi les opposants à la monnaie unique de la zone franc.

L’analyse des commentaires officiels apporte toutefois des enseignements plus précis mais aussi plus nuancés sur les changements qui pourraient intervenir à court terme.

Trois questions semblent avoir brusquement progressé. Celle du nom de cette possible monnaie commune, qui serait baptisée ECO. Même si ce point n’était pas le plus complexe, il n’était pas non plus le plus aisé compte tenu des susceptibilités qu’il a fallu surmonter. Celle, plus difficile, du régime de change prévu, qui serait un régime de change flexible. Les informations évoquent aussi toutefois une politique monétaire ciblant avant tout l’inflation, comme le fait actuellement la BCEAO, ce qui laisse supposer un suivi rapproché et l’intervention possible des Autorités monétaires pour corriger, voire bloquer, les orientations naturelles du marché. Malgré tout, ce système est moins rigide que celui qui rattache le FCFA à l’Euro et répond donc aux reproches faits en la matière à la monnaie des Etats africains francophones. La troisième avancée concerne la nature de la Banque Centrale qui serait une banque à caractère fédéral pour les pays concernés, à l’image de la situation observée aux Etats-Unis ou dans l’Union Européenne, et non une banque centrale unique pour toute la zone couverte par la nouvelle monnaie. Ces choix montrent déjà un savant équilibre entre les éléments s’inspirant des pays anglophones de la CEDEAO -le nom reprenant le début du sigle en anglais de la zone, déjà popularisé par Ecobank ; le change flexible – et les pays francophones de celle-ci – banque centrale fédérale ; politique monétaire privilégiant la stabilité de la monnaie plutôt que le rythme de croissance -.

Outre ces décisions prises, les instances techniques et gouvernementales de la CEDEAO ont aussi souligné avec sagesse quelques points. Le plus important est le non-respect actuel, malgré une mise en place déjà ancienne, d’un grand nombre de critères de convergence des économies et des politiques publiques par la plupart des pays. Ainsi, à titre d’exemples, des critères majeurs comme ceux du déficit public ou du niveau minimum de réserves de change ne sont que très rarement atteints au sein de la CEDEAO. Le respect d’un plafond limité en termes d’inflation n’est lui-même quasiment respecté que par les pays de l’UEMOA. Les Chefs d’Etat ont donc approuvé les recommandations demandant une accélération de cette mise en conformité et n’ont pas exclu que la monnaie commune soit introduite par étapes, en privilégiant les Etats pour lesquels les indicateurs de convergence économique sont les mieux respectés. De même, la réunion de fin juin 2019 a insisté sur la nécessité d’une mise en œuvre plus rapide des réformes structurelles souhaitées de longue date et indispensables pour faciliter l’application de ces critères de convergence. Essentielles, ces deux contraintes stratégiques sont bien connues et considérées comme des préalables par la plupart des économistes. Leur application se heurte toutefois à de nombreuses urgences nationales toujours jugées prioritaires par les Etats et a insuffisamment progressé dans les dernières années. Il est à espérer que les dernières décisions donneront un coup d’accélérateur à ces actions structurelles.

Entre les questions tranchées et celles clairement considérées comme non encore respectées, beaucoup de points n’ont pas fait l’objet d’informations malgré leur caractère parfois décisif. Il n’est pas sûr que nombre de ces questions puissent être réglées en quelques mois. Il en est ainsi notamment du degré d’indépendance de la future Banque Centrale par rapport aux Etats : cette Autorité Monétaire aura-t-elle la responsabilité ultime sur les principales décisions relatives à cette monnaie unique, comme aux Etats-Unis ou au Maroc par exemple, ou ce pouvoir appartiendra-t-il toujours au collège des Chefs d’Etat de la CEDEAO ? C’est aussi le cas de la date de lancement effectif de la nouvelle monnaie : si celle-ci reste toujours officiellement fixée à janvier 2020, tous les discours et rapports récents soulignent les retards actuels sur de nombreux aspects et le risque en résultant d’un décalage de ce démarrage. C’est encore le fait de la composition du panier de monnaies de référence, non précisé dans ses détails, qui va imposer des réflexions théoriques et statistiques difficiles. Il en est de même du périmètre sur lequel sera initialement admis l’ECO : tous les membres de la Communauté utiliseront-ils simultanément et immédiatement cette nouvelle monnaie commune ou celle-ci sera-t-elle mise d’abord en circulation dans une partie seulement des nations de la Communauté puis étendue à d’autres ? Sur ce plan essentiel, même si les déclarations officielles se sont limitées à une prudence sémantique, tous les commentaires émis après ces réunions, y compris par des Chefs d’Etat comme ceux de Côte d’Ivoire et du Nigéria, ont clairement retenu l’hypothèse d’une mise en place d’abord limitée à quelques pays, et notamment ceux de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA).

L’option semble en effet la plus pertinente pour cette question cruciale. La longue expérience de gestion commune du FCFA, l’harmonisation déjà bien avancée des structures et des politiques économiques des pays de l’Union – Guinée Bissau peut-être mise à part- plaident déjà pour cette solution. L’exemple de l’Union Européenne montre aussi que la gestion d’une monnaie unique est plus aisée dans un espace plus retreint et plus homogène que dans un espace plus large et composé de pays plus différents : il devrait donc en être de même pour l’Afrique de l’Ouest où les écarts entre nations sont encore plus profonds et les instruments de connaissance, de contrôle et d’action nettement plus limités. Même si cette solution est moins ambitieuse, elle constituerait malgré tout une première étape suffisamment consistante. L’UEMOA rassemble en effet le 1/3 des habitants de la CEDEAO et pèse 20% de son Produit Intérieur Brut (PIB). Avec ses 120 millions d’individus et un PIB total de plus de 110 milliards de USD, cette zone francophone est plus importante que le Maroc ou s’approche de l’East African Community (EAC), et est de surcroit homogène par sa langue et ses structures économiques.  Elle dispose aussi, ou peut disposer rapidement, des ressources humaines compétentes et déjà expérimentées pour la gestion d’une monnaie commune en circulation dans plusieurs Etats. Malgré tout, ce lancement limité affronterait de nombreux challenges qui, hormis notamment la contrainte de mise en place rapide de nouveaux billets et pièces, auraient surtout trait à l’instauration d’une confiance suffisante dans la nouvelle monnaie. Celle-ci ne s’appuierait plus en effet sur une garantie extérieure comme c’est le cas du FCFA, mais sur ses propres mécanismes de sauvegarde : fixation de nouvelles règles de solidarité entre Etats en cas de difficultés de l’un d’eux ; définition de procédures de protection de l’ECO face à la spéculation ou à des difficultés économiques ; nouvelles normes éventuelles à respecter pour les agents financiers et économiques ; …. Le pari n’est pas impossible à tenir, mais il est fort difficile comme l’a montré l’exemple récent de la plus grande indépendance acquise par la monnaie marocaine. Ce risque est pourtant obligatoire : le taux de change de la nouvelle monnaie, même s’il était égal au FCFA à l’instant zéro de lancement de l’ECO et ne concernait que la zone UEMOA, sera immédiatement fonction de nombreux paramètres qui détermineront le sens et l’ampleur d’une possible variation de sa valeur. Il en fut ainsi par exemple pour l’EUR en 2001.

Enfin, deux sujets, pourtant importants, ne semblent avoir fait jusqu’ici l’objet de presque aucun commentaire. D’abord, la mise en place effective de l’ECO, surtout avec le périmètre restreint envisagé, entrainerait « de facto » la fin de la zone franc actuelle puisque l’Afrique Centrale francophone est en dehors de la CEDEAO et donc du nouveau système. Cette coupure de la zone Ouest et de la zone Centrale a déjà été suggérée par suite des difficultés actuelles de la Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEMAC) en termes de réserves de change et de déficit budgétaire, mais a été jusqu’ici écartée. Si les Chefs d’Etat de la CEMAC ont déjà évoqué la nécessité d’un « échange de vues » sur ce sujet en raison de l’annonce surprise de la CEDEAO, il n’est pas certain que tous auront la même idée sur les réorientations a à adopter. Surtout, la France, qui a pour l’instant laissé s’exprimer les dirigeants de la CEDEAO sans formuler d’observation ou de réserve spécifique, pourra difficilement accepter de les laisser faire et de constater la fracture de fait de la zone FCFA sans définir une nouvelle stratégie globale à l’égard des pays francophones tenant compte de ses propres objectifs géopolitiques. En la matière, les récentes réunions de la zone Franc d’octobre 2019, dernier évènement collectif avant la date prévue de lancement de l’ECO, ont bien évoqué ce dossier mais n’ont pas vraiment donné les lignes directrices de la conduite retenue, laissant planer le doute sur la proximité de l’échéance.

Le second sujet est celui des contraintes que pourrait générer le nouvel univers monétaire choisi par la CEDEAO pour les pays qui souhaiteraient adhérer à cet ensemble. C’est notamment le cas du Maroc dont la demande d’adhésion à la CEDEAO, formulée en 2017, avait rapidement été acceptée dans son principe mais n’a pas depuis lors franchi d’autres étapes concrètes malgré la forte pression des Autorités marocaines et des partisans subsahariens du projet. Diverses oppositions s’étaient en effet manifestées soulignant les déséquilibres que pourrait causer cette entrée dans la CEDEAO d’un Etat dont les structures économiques étaient plus avancées en nombre de domaines et qui pourrait donc contrecarrer les actions de développement de la plupart des pays déjà membres. Le Maroc trouvera-t-il autant d’attraits à cette adhésion si celle-ci l’amène à terme à abandonner le Dirham, pour lequel ce pays a investi beaucoup de temps et d’efforts pour en faire une monnaie presque totalement convertible et qui préserve maintenant depuis plus de dix ans sa valorisation par rapport à l’EUR ? Le Maroc pouvait être grand gagnant d’une entrée dans un vaste ensemble de libre-échange où la compétitivité et la modernité de son économie pouvaient faire merveille ; il perdrait beaucoup s’il était englué dans une zone monétaire dont la solidité reste à prouver. Cette même hésitation pourrait concerner d’autres pays, avant tout attirés par le dynamisme commercial de la CEDEAO mais soucieux de garder leur liberté monétaire.

Quoi qu’il en soit, la CEDEAO a cette fois confirmé des échéances et donné des orientations, ce qu’on lui reprochait de ne pas faire. Et l’UEMOA a annoncé sa pleine adhésion à celles-ci. Les deux zones géographiques ont certes marqué des points en termes de communication. Mais elles risquent gros.  Pour les pays de l’UEMOA, un grand retard dans le respect de ces échéances leur ferait perdre une occasion unique de prouver que, malgré ses faiblesses, le FCFA a pu être utilisé pour construire les bases de la monnaie unique d’un ensemble géographique plus vaste. Ce report donnerait aussi aux opposants au FCFA divers arguments pour relancer leurs attaques et créerait pour les Etats et les entreprises de l’Union les inconvénients qui y sont usuellement associés. En revanche, en cas de démarrage effectif mais insatisfaisant de l’ECO, les nations pionnières subiraient les effets d’une comparaison négative avec leur ancienne situation de zone « sécurisée », sans possibilité de retour en arrière. Il en serait de même pour toute la CEDEAO en cas de forte dévalorisation- ou même seulement d’instabilité- de l’ECO après son lancement. De plus, même si cette expérience-test pour la zone francophone de l’Ouest s’avérait positive, la difficulté de l’étendre rapidement aux autres pays de la Communauté serait aussi une forme d’échec. La CEDEAO, qui manque de grandes réalisations, montrerait ainsi le poids des obstacles l’empêchant de renforcer sa cohésion économique et politique, et être davantage qu’une zone de libre-échange et de concertation politique. La voie de la réussite, gage d’une crédibilité renforcée pour les deux zones géographiques, est donc étroite, même si elle est possible. Gageons que les Chefs d’Etat ont bien pesé ces arguments avant de faire leurs déclarations fin juin dernier. On dit que l’Histoire ne repasse pas deux fois les plats : une chance gâchée pourrait donc être irrémédiablement perdue.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/10/2019

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

 

Le Département des Affaires Economiques et Sociales des Nations-Unies vient de publier sa Revue 2017 des prévisions démographiques mondiales aux horizons 2050 et 2100.

La première conclusion de ce travail est l’accentuation des tendances antérieures. Ce constat n’étonne pas, les mouvements démographiques ne se modifiant que sur le long terme et permettant donc des prévisions précises, y compris pour des échéances lointaines. L’humanité s’est accrue d’un milliard d’habitants entre 2005 et 2017, battant ses records de vitesse, et atteint 7,6 milliards d’habitants. Dans l’hypothèse centrale des projections, elle comprendrait 9,8 milliards de personnes en 2050 – un peu plus que les dernières prévisions -. Malgré le ralentissement ensuite attendu, il est probable à plus de 75% que l’humanité continuera à s’accroître jusqu’après 2100 et elle a de « bonnes chances » de dépasser 11 milliards d’âmes à la fin du siècle. A ce jour, la pyramide des âges est plutôt équilibrée avec 26% d’individus de moins de 15 ans, 61% entre 15 et 59 ans et 13% au-delà, et l’âge médian est de 30 ans. Mais l’humanité va vieillir vite dans les prochaines décennies en raison de la chute continue du taux de mortalité et de la baisse tendancielle du taux de fécondité. En 2050, on attend donc autant de moins de 15 ans que de plus de 60 ans, soit 2,1 milliards de personnes, et 21% de chaque côté. Même si ce mouvement concerne tous les continents, l’Europe et l’Amérique du Nord seront particulièrement touchées par ce changement, qui requerra des investissements et des actions sociales d’un nouveau type. L’évolution aura aussi des répercussions négatives sur le ratio catégoriel 20-65 ans/plus de 65 ans qui passera par exemple en Europe de 3,3 à moins de 2 en 2050 et imposera de nouveaux efforts de solidarité.

Dans cette « photo de groupe », l’Afrique accentue son originalité. Par sa croissance d’abord. Après sa progression considérable depuis 50 ans, elle « pése » en 2017 17% de l’humanité avec ses 1,3 milliards d’habitants. Cette place devrait se consolider encore plus vite dans les 30 prochaines années : en totalisant 59% de l’accroissement sur la période, la population du continent avoisinera 27% du total mondial et plus de 2,5 milliards d’individus en 2050. Cette évolution illustre un rythme d’accroissement annuel qui ne ralentit que doucement: ce taux, de +2,6% en 2010/2015, restera encore à +1,8% en 2045/2050 tandis qu’il sera à cette date partout inférieur à +1% et sera même négatif en Europe. Sous cette poussée globale, l’Afrique comptera de plus en plus de géants à l’échelle des populations nationales. Ainsi qu’il l’est déjà connu, le Nigéria devrait avoir dans 33 ans la troisième population mondiale, contre la septième aujourd’hui, et 410 millions d’habitants. Au même moment, 4 des 13 pays de plus de 150 millions d’habitants seraient en Afrique – Nigéria, République Démocratique du Congo, Ethiopie et  Tanzanie, contre 1 sur 8 aujourd’hui.  Surtout, l’Afrique se distinguera dans l’avenir par sa jeunesse dans un monde vieillissant. La population du continent compte présentement 60% de personnes de moins de 25 ans, alors qu’en Asie et en Amérique latine ce pourcentage est descendu à 42%. La classe des 25 à 59 ans reste la plus faible au monde, avec seulement 35% du total, contre plus de 45% ailleurs, comme celle des plus de 60 ans qui n’est aujourd’hui que de 5%. Ce poids exceptionnel de la jeunesse et l’accroissement continu de la proportion des 25/59 ans se poursuivront jusqu’au-delà de 2050 et donc sur une période exceptionnellement longue par rapport à l’histoire des autres continents. C’est seulement pour la concentration de la population que l’Afrique empruntera le même chemin que le reste du monde : la majorité de la population deviendra en effet urbaine avant 2030, suivant une évolution apparemment irréversible.

Sur certains aspects, l’Afrique témoigne d’importants progrès. D’abord l’allongement de la durée de vie : +6,6 ans depuis 2005, soit trois fois plus que dans la période précédente et deux fois plus que le rythme mondial. Certes, l’espérance de vie de 60,6 ans reste au moins 10 ans inférieure à celle du reste de la planète, mais l’amélioration illustre les efforts accomplis pour atteindre l’un de ces Objectifs du Millénaire et l’objectif affiché est de renforcer la tendance avec une espérance de vie à 71 ans en 2050.  Cette avancée a surtout été obtenue par la chute du taux de mortalité des moins de 5 ans, qui a baissé de 141/°° en 2000/2005 à 95/°° en 2010.2015. Ici encore, le retard reste grand par rapport à la moyenne mondiale, mais il s’est bien réduit, surtout par rapport aux autres pays les moins avancés. Enfin, la dernière décennie a été marquée par une décélération de l’impact du virus HIV : ainsi, en Afrique du Sud, pays le plus touché, l’espérance de vie ramenée à 53 ans en 2010 est remontée à 59 ans et pourrait s’élever en 2020 à 62 ans, son niveau antérieur à l’explosion de la maladie.

Face à ces améliorations, le faible repli du taux de fécondité est au contraire le grand échec africain du début du siècle. Ce ratio est en 2015 de 4,7 naissances par femme et supérieur à 5 pour la seule zone subsaharienne. Il est plus de deux fois supérieur à celui de toutes les autres régions du globe. Les prévisions tablent sur une réduction de ce taux à 3,1 vers 2050 et à 2,1 vers 2100, soit avec 100 ans de retard par rapport au reste du monde. Au vu de la dernière décennie, ces prévisions semblent cependant optimistes. Ce décalage est largement répandu puisque sur les 22 pays ayant les plus forts taux de fécondité, 20 appartiennent au continent. Parmi les facteurs expliquant cette valeur élevée, on peut souligner que l’Afrique détient, avec un taux de 99/1000, le plus fort niveau de naissances pour les jeunes filles de15/19 ans. La précocité de la procréation et l’allongement de la durée de vie s’ajoutent donc au taux de fécondité record pour amplifier l’accroissement démographique.

Ces projections, aux fortes probabilités de concrétisation, ramènent à trois données économiques essentielles, bien connues mais insuffisamment  mises en oeuvre.

La première est l’urgence d’une réorientation des stratégies de développement. La forte corrélation positive entre développement économique et social et baisse du taux de fécondité est universelle et ne peut être un hasard. A contrario, le lent repli du taux de fécondité en Afrique est un indicateur du caractère peu inclusif du développement malgré les bons taux de croissance économique. Dans beaucoup de pays, l’augmentation du Produit Intérieur Brut, d’ailleurs fort ralentie depuis trois ans, a peu changé les conditions et le niveau de vie de la grande majorité, et donc les pesanteurs religieuses et sociales qui influent sur le comportement des populations. Pour réduire ce taux de fécondité, les programmes devraient être nécessairement multidirectionnels : renforcer massivement le planning familial, notamment dans les zones urbaines qui vont devenir majoritaires ; mais aussi par exemple mettre l’accent sur la scolarisation des jeunes filles pour réduire les naissances précoces et accélérer les investissements en infrastructures sociales et dans l’habitat, pour « changer la vie ». La volonté politique de trouver des solutions doit être à la hauteur de la complexité et de l’ampleur de ces questions, ce qui fait souvent défaut. Sans cette mutation démographique, l’écart déjà criard entre les besoins et la situation actuelle en termes d’équipements collectifs ou de logements décents, par exemple, s’accroitra gravement d’ici 2050. Il pourrait être insoluble en 2100 pour les pays à la poussée démographique la plus rapide comme le Niger ou le Nigéria.

La deuxième est l’impératif d’un changement de rythme dans les créations d’emplois. Le « dividende démographique » avancé par certains, arguant que l’actuelle pyramide des âges dans le continent est favorable à la croissance en raison du poids relatif élevé des classes d’actifs, ne sera une réalité que si ces actifs travaillent effectivement. Or, le rythme actuel de création d’emplois dans les secteurs formels existants et dans l’administration semble incompatible avec la masse des personnes arrivant annuellement sur le marché de l’emploi. Les solutions ne peuvent venir que du renforcement du secteur industriel, capable de créer massivement des postes de travail, de celui des services modernes, pouvant générer de nombreuses petites entreprises et une vraie valeur ajoutée, et d’une progression continue l’informel « classique ». Les pays choisissant la première solution, comme l’Ethiopie ou la Cote d’Ivoire, sont rares en raison des nombreuses conditions qu’exige ce choix : fort engagement politique, progrès d’infrastructures, lourds investissements. L’informel traditionnel continuera de toute façon à prospérer, sans autre apport qu’une survie plus facile de nombreuses catégories. L’essor de petites sociétés orientées vers les nouvelles technologies, les services, les nouvelles formes de commerce sont donc une voie plus largement ouverte. Elle suppose cependant le soutien intelligent au secteur privé, l’amélioration de l’éducation et de la formation des jeunes et des chômeurs, une meilleure efficacité fiscale, un bond en avant de l’accès au financement, et reste donc un vrai challenge..

Enfin, même si les deux premières conditions étaient réunies, les migrations demeureront un moyen d’ajustement nécessaire avec l’accroissement drastique à venir de la population. Refuser cette vérité n’empêchera pas qu’elle se produise. Ces mouvements seront d’abord intra-africains, en fonction des drames et de l’immobilisme frappant certains pays, générateurs d’émigration, et des possibilités d’emploi offertes dans d’autres, qui seront spécialement attractifs pour les jeunes. Mais ils existeront aussi avec d’autres régions du monde, et surtout l’Europe. En la matière, l’insouciance -ou l’inconscience – de la plupart des pays africains et l’égoïsme de beaucoup de pays européens conduisent à des positions actuellement conflictuelles, intenables à terme. Ces mouvements de populations peuvent en effet être utiles à tous. L’allègement de la contrainte démographique permet aux Etats africains de transformer plus vite l’environnement local, d’accélérer le développement et de réduire à terme ces départs. L’immigration en Europe participe au règlement des questions du vieillissement de la population et de la diminution des actifs dans cette région, dès lors que les politiques d’accueil et d’intégration sont conduites avec audace et discipline.

A défaut d’agir vite sur les trois variables, la troisième risque de s’imposer comme la seule voie possible pour un nombre croissant de personnes sans autre espoir de vie meilleure, même si leur chemin est jonché des drames que l’actualité nous jette au visage sans état d’âme.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2018

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

 

Ses avions sillonnent désormais le ciel d’Afrique de l’Ouest, desservant toutes les capitales, et proposent un nouveau « hub » vers l’Europe et les principales destinations internationales. Ses grandes entreprises de travaux publics sont à pied d’oeuvre au Sénégal, notamment pour la nouvelle ville de Diamnadio et d’autres chantiers d’envergure. Ses universités accueillent de nombreux étudiants africains et ses professeurs sont de plus en plus nombreux dans les écoles primaires et secondaires des pays d’origine. Des cliniques modernes gérées par ses médecins s’ouvrent à Bamako ou ailleurs.

Les habitués de la région penseront qu’on parle du Maroc, mais il s’agit bien de la Turquie. Celle-ci accentue en effet depuis quelques années une offensive, tous azimuts, dans l’ensemble de la région. Inondant les principales artères de Dakar et de Bamako, les mêmes affichettes montrent ainsi côte à côte le Président du pays et M. Erdogan à l’occasion de la récente visite du Président de la Turquie. Au Mali, un « matraquage » publicitaire mené depuis plusieurs mois a informé la population que le Salon International de l’Industrie d’avril 2018 a la Turquie comme invité d’honneur.

Cette offensive pourrait surprendre. Certes la puissance économique de la Turquie est connue. Avec un taux de croissance annuel moyen du Produit Intérieur Brut (PIB) qui a dépassé 6%  13 années durant depuis 2000 et une valeur de celui-ci estimée à 769 milliards de USD en 2017, l’héritière de l’Empire ottoman s’est hissée au rang de treizième puissance mondiale ( en parité de pouvoir d’achat) et ambitionne ouvertement d’atteindre la septième place en 2020. Elle est aussi la première puissance du Moyen-Orient, devant l’Arabie saoudite et l’Iran, et membre du G 20. Son PIB représente plus de six fois celui du Maroc.

Pourtant, ancrée à la fois sur l’Europe et l’Asie Mineure, membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a d’abord donné la priorité à ses relations avec l’Europe pour acquérir sa stature internationale. Sa population, qui compte aujourd’hui près de 80 millions d’habitants, a fourni une main d’œuvre abondante et un large réservoir de consommateurs pour un appareil industriel de qualité qui s’est ensuite tourné vers l’exportation. Une forte émigration turque vers quelques pays européens, et surtout l’Allemagne, et l’espoir longtemps caressé d’une adhésion à l’Union Européenne (UE) ont renforcé ce tropisme pour le Vieux Monde jusqu’en fin des années 1990.

Le développement des liens avec l’Afrique est plus récent et s’est déroulé en plusieurs phases. Il s’est d’abord engagé sur des voies humanitaires et de formation, notamment à travers le lancement des activités des « écoles Gullen », du nom de leur fondateur, et de premiers soutiens humanitaires en Somalie. A partir des années 2000,  les aspects commerciaux sont devenus plus importants, dans le cadre d’une diversification logique des relations extérieures par suite de la montée en puissance de l’économie turque et des transformations structurelles du commerce international observées avec l’entrée en force des grands pays émergents. Les échanges avec le continent ont ainsi presque quintuplé depuis le début du siècle pour avoisiner un volume annuel de 25 milliards de USD en 2015. Ils se sont progressivement accompagnés d’une hausse des investissements passés de quelque 500 millions de USD en 2008 à près de 5 milliards de USD en 2015, avec une forte concentration sur des pays d’Afrique de l’Est comme l’Ethiopie et le Soudan. Une nouvelle étape a débuté à partir de 2015 : elle peut être en partie reliée aux nouvelles orientations de politique extérieure et aux conséquences du coup d’Etat manqué de juillet 2016. Suite au blocage des pourparlers d’entrée dans l’UE et aux tensions nées de la situation des migrants, les liens avec l’Europe se sont distendus. Enhardie par sa réussite économique, la Turquie affiche alors une stratégie internationale de plus en plus indépendante et largement dictée par des considérations internes, comme le montre sa position en Syrie et contre les Kurdes. Dans ce contexte, l’Afrique subsaharienne est un vaste terrain porteur pour l’expansion des entreprises turques et pour la création d’amitiés fidèles soutenant les positions de la Turquie. Celle-ci compte par exemple des représentations diplomatiques dans une quarantaine de pays africains, et presque autant d’ambassades africaines sur son territoire. Un deuxième sommet Turquie-Afrique vient de se réunir en février dernier à Istanbul, après celui tenu en 2016, à l’image des fora qui mettent régulièrement en face un grand pays donateur et une large partie des pays du continent. Recep Tayyip Erdogan, qui avait fait une première tournée à Abidjan, Accra, Conakry et Lagos en 2016, effectue sa deuxième cette année au Sahel après être allé aussi au Soudan et au Tchad. L’envergure des nouveaux moyens mis en œuvre témoigne du caractère doublement stratégique de cette offensive africaine pour la Turquie.

Au plan économique, elle vise à soutenir ses grandes entreprises dans la conquête de marchés et de débouchés commerciaux sur un continent dont la croissance économique avérée et la poussée démographique spectaculaire font un champ d’action incontournable pour les trente prochaines années. Certes les entreprises chinoises dominent beaucoup de secteurs et les champions marocains trustent les places d’honneur dans les banques et les assurances par exemple. Mais les grandes sociétés turques ont les moyens de s’imposer sur certains créneaux clés, tels les travaux publics pour la réalisation de grandes infrastructures ou les biens de consommation durable pour la satisfaction d’une population urbaine en rapide expansion. Dans leurs déclarations, les Autorités turques affichent d’ailleurs leur objectif de quintupler à nouveau leurs échanges commerciaux dans les cinq prochaines années. La réussite de cette ambition permettrait en particulier en Turquie de mieux lutter contre le chômage, qui atteint 11%  de la population active, et de réduire le déficit extérieur, qui approche 4% du PIB.

Au plan politique, la Turquie  avait perdu ses anciennes zones d’influence en Afrique à la suite des accords conclus avec les vainqueurs de la première guerre mondiale. Après une longue période, elle était revenue discrètement mais efficacement sur le continent. M. Erdogan avait ainsi été le premier haut responsable politique à se rendre en Somalie lors de la grande sécheresse de 2011 et la Turquie y a installé depuis une base militaire ; les écoles turques sont, de longue date, solidement présentes dans quelques pays du Sahel et d’Afrique de l’Est. Aujourd’hui, M. Erdogan a repris le contrôle, souvent brutalement, de ces nombreux établissements fondés par son ancien allié devenu homme à abattre, Fethullah Gullen, et tous les pays hôtes se sont inclinés devant ce changement. Dans les tensions quotidiennes qui l’opposent au peuple kurde, à l’intérieur du pays ou en Syrie, dans les tensions qui l’opposent maintenant à l’Europe, dans les positions qu’elle adopte en matière de droits de l’homme, de gouvernance politique, de « gestion » des migrants, la Turquie a besoin d’alliés pour défendre ses positions, et le nombre élevé des Etats subsahariens peut lui être d’un grand secours. C’est d’ailleurs en bonne part grâce à leurs voix que la Turquie était devenue en 2008 membre non permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU.

La stratégie de M. Erdogan ressemble beaucoup à celle empruntée depuis plus d’une décennie par le roi Mohamed VI : tournées régionales régulières apportant la signature de nombreuses conventions bilatérales, mise en avant systématique des principales entreprises du pays dont la « force de frappe » permet la réalisation de grand projets subsahariens, et qui trouvent ainsi de quoi alimenter leur propre expansion, soutiens financiers variés, même proximité religieuse. Certes les immersions du roi du Maroc sont plus longues et s’appuient désormais sur de nombreux acquis économiques et politiques obtenus au fil des ans, qui lui donnent une longueur d’avance. Mais la Turquie dispose de moyens financiers encore plus puissants et d’une forte approche culturelle grâce auxquels elle pourrait refaire une partie de son retard.

Pour les Etats subsahariens, ainsi courtisés par ces diverses puissances et confrontés par ailleurs à des urgences multiples et à des besoins de financement jamais satisfaits, il y a là une chance à saisir. Encore faut-il qu’ils fassent l’effort de choisir les partenaires et les projets qui correspondent le mieux à leurs priorités et qu’ils aient la force de négocier les conditions qui leur sont le plus favorables. Comme en tout autre domaine, la qualité de leur gouvernance et l’expérience des ressources humaines responsables des négociations seront décisives pour que les résultats des investissements soient bien équilibrés. Dans le cas contraire, le développement risque d’être surtout à sens unique.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/04/2018

Afrique : une année « blanche » en 2016 ?

Afrique : une année « blanche » en 2016 ?

L’Afrique subsaharienne connaitra-telle sa pire année depuis une décennie ? En économie, les prévisions de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) ont déjà été abaissées à trois reprises et s’établissent maintenant à 1,6%. En politique, les élections présidentielles de 2016 ne paraissent pas briller dans l’ensemble par leur transparence. Malgré les discours, la lutte contre le terrorisme marque le pas à l’Est comme, surtout, à l’Ouest. La guerre n’a cessé au Sud-Soudan que pour mieux reprendre. Conséquence directe de ces déceptions, l’attrait du continent s’est réduit auprès des investisseurs.

Ces indicateurs déprimants ne peuvent surprendre. Les réformes appelées de longue date –intégration régionale plus marquée, croissance plus inclusive, créations d’emplois beaucoup plus nombreuses, agriculture plus productive, Autorités politiques et administratives plus exemplaires- ne s’observent qu’au compte-gouttes. Leur caractère indispensable est pourtant reconnu. La hausse soutenue du PIB depuis une quinzaine d’années apporte aussi des moyens accrus et une meilleure justification pour leur réalisation, malgré les sacrifices qu’elles peuvent appeler. L’urgence ne semble donc pas avoir été réellement perçue, au-delà des discours électoraux. Dans les pays pétroliers et miniers, la diversification des économies pour une réduction de leur dépendance est restée au second plan face à l’exploitation maximale et souvent inefficace des rentes. Les actes posés pour une coopération régionale plus poussée sont mis en application avec lenteur dans les Unions qui fonctionnent « bien » ; ailleurs, comme en Afrique Centrale, les égos nationaux bloquent tout progrès significatif, aggravant les difficultés économiques. Dans la plupart des pays, le poids de l’industrie est en recul et la révolution agricole se fait attendre.

Le potentiel de développement reste toutefois réel. En Cote d’Ivoire par exemple, cohérence de la vision économique, fermeté de la volonté gouvernementale et priorité donnée à l’action se conjuguent pour de premiers fruits : la croissance du PIB se maintient au-delà de 8% par an et les investissements privés commencent à relayer les investissements publics, notamment pour la transformation locale des produits agricoles. Le Rwanda, l’Ethiopie, la Tanzanie paraissent suivre un chemin analogue avec les mêmes recettes. La probabilité d’une Afrique à deux vitesses est donc devenue élevée : d’un côté, quelques nations les plus attentives aux exigences du développement économique et à un effort collectif ; de l’autre, hélas dominant, des pays englués dans des contraintes liées à l’absence d’une vision stratégique et à la faiblesse de leur « leadership » étatique.

La frontière entre les deux groupes restera cependant poreuse. Dans les nations les mieux placées, le fléau de la corruption et la rapacité d’intérêts particuliers peuvent ralentir, voire inverser, les évolutions les plus positives. Chez les plus fragiles, les forces du changement restent à l’œuvre et acquerront inévitablement un poids décisif : l’explosion démographique, qui va grossir la foule des déshérités si les créations d’emplois ne suivent pas ; les aspirations impatientes de la jeunesse, dont la voix sera majoritaire ; la place grandissante du secteur privé, riche d’initiatives et d’innovations mais aussi exigeant de nouveaux cadres de fonctionnement. A plus ou moins long terme, ces forces s’exprimeront, fut-ce si nécessaire d’une manière violente. L’Afrique, déjà si handicapée, pourra-t-elle faire l’économie d’une telle révolution ?

Paul Derreumaux

Article publié le 27/10/2016

Banques africaines : vers de nouveaux challenges ?

Banques africaines : vers de nouveaux challenges ?

 

Les premiers mois de 2015 auront apporté peu de surprises aux yeux de ceux qui suivent de près l’évolution des systèmes bancaires africains. Certains évènements survenus sont pourtant très symboliques. Ils montrent bien que les principales tendances récentes se poursuivent et que quelques attentes se concrétisent.

Les années 2013/2014 avaient marqué un net ralentissement de l’expansion des principaux groupes, marocains et nigérians notamment, qui avaient fait la « une » de la fin de la décade précédente par leur appétit de croissance apparemment insatiable. Aux opérations spectaculaires de rachats et de créations en vue de la constitution de grands réseaux régionaux ou panafricains a alors succédé une phase normale de consolidation des ensembles construits souvent en quelques années. Selon les circonstances, ce changement a été imposé par les banques centrales des pays d’origine, par les contraintes financières des banques concernées ou par un nécessaire renforcement des structures ainsi acquises. Dans tous les cas, ce ralentissement spectaculaire dans l’extension des principaux réseaux a eu les mêmes effets. Les maisons-mères ont en effet mis à profit ce répit pour mener les restructurations parfois requises, pour accroitre leur main-mise sur les filiales récemment acquises, pour déployer des systèmes de suivi des risques et de développement commercial déjà testés dans les pays d’origine. Ces améliorations techniques, favorisées par une croissance toujours vive en Afrique subsaharienne, ont dans l’ensemble porté leurs fruits. Les bénéfices – en valeur absolue comme en poids relatif – dégagés par les entités subsahariennes appartenant à ces groupes dominants ont augmenté ces deux dernières années, en particulier pour les trois groupes marocains concernés par cette aventure. Les hausses récentes des  participations de ces trois groupes dans certaines de leurs filiales confirment d’ailleurs l’intérêt financier croissant qu’elles y trouvent.

Les groupes ainsi consolidés vont pouvoir tester leurs forces dans une concurrence qui s’étoffe. De nombreuses banques régionales poursuivent l’extension de leur assise géographique, notamment en Afrique de l’Ouest : Coris Bank a ouvert ses portes à Bamako et la banque gabonaise BGFI vient d’obtenir son agrément pour le Sénégal, tandis que les camerounais d’Afriland First Bank achètent une compagnie d’assurances en Côte d’Ivoire pour élargir leur potentiel d’activités. Les banques kenyanes poursuivent leur expansion dans l’East African Community (EAC). La holding financière Atlas Mara annonce son projet d’achat de la Banque Populaire du Rwanda, pour la fusionner avec la Banque rwandaise de Développement qu’elle contrôle déjà, ce qui renforcerait ses trois pôles de croissance. La Société Générale, seule banque française encore offensive sur le continent, évoque elle-même plusieurs projets d’implantation allant du Togo au Mozambique. Face à ces réseaux déjà puissants, les initiatives isolées se font rares mais existent : un nouvel établissement, la Banque du Sénégal, a ainsi été récemment agréé sur la place de Dakar pourtant déjà fort concurrentielle.

Toutefois, l’information capitalistique la plus surprenante  vient de Côte d’Ivoire et… du Canada. La Banque Nationale du Canada (BNC), sixième banque de ce pays, a racheté au fonds d’investissement Emerging Capital Partners (ECP) les 26% que ce dernier détenait dans la holding NSIA-Participations, maison mère de la banque BIAO, elle-même troisième plus important établissement ivoirien. Il s’agit là de la première incursion africaine d’une banque canadienne, à l’exception des Caisses Desjardins plutôt orientées vers la micro-finance. Effectuée en partenariat avec le fonds Amethis, cette opération est donc forte de symboles. Elle donne une  confirmation supplémentaire de l’attrait croissant que suscite le continent sur les groupes internationaux de tous horizons géographiques. Elle marque l’introduction en Afrique d’investisseurs bancaires étrangers imprévus, après l’entrée en force du Qatar en 2014. Elle devrait aussi conduire à une politique de renforcement structurel et d’expansion géographique de la BIAO grâce à l’expérience et à la puissance financière de la BNC. Avec cette montée en force de son pôle bancaire et la large empreinte géographique de son réseau de compagnies d’assurances, le groupe NSIA pourrait innover. Il a en effet de bonnes cartes pour la constitution d’un véritable groupe de « bancassurance », au moins à l’échelle francophone, ambition affichée par de nombreux réseaux mais pas encore vraiment atteinte jusqu’ici. Le principal pari restera d’apprécier la qualité de l’entente entre deux partenaires venant d’horizons si différents.

Pendant que se poursuivent ces  mouvements dans le panorama des acteurs en présence et que se renforce la concurrence entre établissements, les banques centrales durcissent comme prévu leurs exigences. Le fait le plus illustratif est ici la décision annoncée en avril 2015 par la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) de doubler le capital minimum des établissements bancaires de la zone en le portant à 10 milliards de FCFA, soit environ 20 millions de dollars US. Attendu depuis longtemps, ce relèvement ne surprend pas. La durée de quelque deux ans accordée aux banques pour cette mise à niveau – contre trois ans pour l’augmentation précédente de 4 milliards de FCFA décidée en 2007 – laisse d’ailleurs penser que la Banque Centrale mettra plus que par le passé la pression pour l’application de cette mesure. Fin 2012, 24 banques étaient encore en effet en infraction dans l’UEMOA par rapport à la norme de 5 milliards de FCFA censée être en vigueur depuis fin 2010. Ce renforcement des capitaux propres apparait indispensable et urgent face à l’accroissement rapide des bilans des banques de la région, à l’accumulation des risques qui en résulte, à la faible capitalisation de nombreux établissements et aux exigences accrues des normes réglementaires internationales.. L’Union Economique et Monétaire (UEMOA) est d’ailleurs en retard par rapport à de nombreux pays de structure économique comparable. Ce capital minimal requis est ainsi déjà élevé à 20 millions de dollars dans l’Afrique Centrale francophone depuis 2009 et atteint 60 millions de dollars au Ghana. D’autres augmentations sont encore annoncées sur d’autres territoires. Dans les pays où ce seuil reste modéré, comme le Kenya ou le Maroc, une batterie d’indicateurs et une surveillance très étroite des banques centrales compensent la modestie de la barrière d’entrée capitalistique. Avec ces dispositions, et quelques autres comme le renforcement des contrôles et la généralisation progressive des règles de Bâle II, les Autorités monétaires comptent être mieux en mesure de répondre aux nouveaux défis liés aux transformations des économies et des systèmes bancaires d’Afrique subsaharienne depuis deux décades, comme le montrent les deux exemples suivants.

Face à la croissance économique enfin observée et qu’il faut consolider, l’objectif majeur est celui d’une plus forte contribution des systèmes bancaires nationaux au financement du développement de chaque pays, et les progrès à accomplir à cette fin restent immenses. Même s‘ils ont nettement augmenté sur la période, les taux de bancarisation demeurent faibles : près de 50% au Kenya, mais 15% seulement au Sénégal et moins encore en moyenne dans l’UEMOA. Le poids des crédits bancaires dans le Produit Intérieur Brut (PIB) est toujours très inférieur à celui de nombreux pays à développement économique comparable. Les systèmes bancaires locaux doivent donc évoluer rapidement pour tenir leur place dans le financement des investissements considérables nécessaires pour alimenter la croissance future de l’Afrique. Il leur faut à la fois collecter davantage d’épargne et octroyer plus de crédits, y compris aux emprunteurs les plus risqués comme les Petites et Moyennes Entreprises. Face à des missions plus nombreuses et des risques plus élevés, la solvabilité des banques doit être plus assurée. L’accroissement des fonds propres est ainsi une des premières conditions préalables à satisfaire et il est probable que le mouvement actuel va s’accentuer. Il pourra s’opérer à la fois par de nouvelles augmentations du capital minimum demandé ou par l’imposition de ratios qui auront la même conséquence indirecte.

Devant des systèmes bancaires dominés par de vastes réseaux, les banques centrales sont aussi confrontées à des risques nouveaux posés par les banques « transafricaines », dans lesquelles le contrôle d’un établissement d’un pays donné est exercé par une banque d’une autre zone géographique du continent. Les motivations de la maison mère peuvent ne pas toujours coïncider avec les priorités économiques des nations où est implanté son réseau. L’Autorité Monétaire du pays d’une banque holding peut elle-même être davantage préoccupée par le risque systémique qu’un ensemble de filiales va faire courir à l’institution qu’elle contrôle, et prendre des décisions peu compatibles avec la contribution optimale de ces filiales au développement économique de leurs pays. Les liens étroits qui se tissent entre institutions de régulation montrent la prise de conscience de ces possibles dissonances et la volonté  de les résoudre au mieux. L’augmentation obligatoire du capital des banques locales et la mise en place de ratios réglementaires de plus en plus sévères restent cependant une des voies les plus immédiates pour répondre aux souhaits de chacun.

La présence d’acteurs bancaires de plus en plus nombreux et diversifiés malgré le durcissement logique des règles de la profession atteste de la bonne santé actuelle du système bancaire subsaharien. Des études récentes confirment d’ailleurs l’attractivité du secteur sur les investisseurs et ses bonnes perspectives de croissance et de rentabilité à moyen terme. Cette compétition de plus en plus en plus aiguisée et la meilleure solidité financière demandée aux banques africaines seront normalement deux atouts importants pour que ces prévisions optimistes se concrétisent. Le système bancaire pourra alors être un des fers de lance des nouvelles transformations de l’Afrique, comme il l’a été depuis près de trente ans.

Paul Derreumaux

19/05/2015

La Côte d’Ivoire est-elle assez « en forme » pour entraîner l’UEMOA.

La Côte d’Ivoire est-elle assez « en forme » pour entraîner l’UEMOA.

L’éléphant d’Afrique s’est remis à barrir au bord de la lagune Ebrié. Croissance soutenue et premières réformes structurelles sont en effet au rendez-vous en Côte d’Ivoire. Si ce mouvement dure et s’étoffe assez pour triompher des nombreux obstacles existants, le pays pourrait être un moteur essentiel pour faire de l’Afrique de l’Ouest une aire privilégiée de développement.

Le Président Alassane Ouattara voulait que le « 3ème Pont » d’Abidjan soit une des réalisations exemplaires de son quinquennat. La réussite de ce pari semble bien engagée. Mené à bien en 25 mois, terminé à la date prévue, réalisé sous la forme moderne d’un Partenariat Public Privé (PPP), cet investissement de 126 milliards de FCFA – près de 200 millions d’Euros – allie impact économique, visibilité politique et mobilisation citoyenne. Son inauguration en grandes pompes a donné aux Autorités une occasion exceptionnelle de communication sur tous ces plans. Il reste maintenant à vérifier que le trafic attendu répondra aux attentes et que le montage financier était pertinent, mais le « coup de fouet » psychologique de cette réalisation et l’impact d’autres projets en cours devraient faciliter cette issue positive.

En cette fin 2014, la Côte d’Ivoire termine donc trois années de rebond spectaculaire. Après dix années d’incertitudes et la guerre de début 2011, le pays a renoué avec une croissance économique très soutenue : le Produit Intérieur Brut (PIB) a ainsi progressé de 9,8% en 2012, 10% en 2013 et sans doute au moins 8,5% en 2014. Cette performance s’est bien sûr appuyée sur le rattrapage des années de crise et, comme en nombre de pays, sur le lancement par l’Etat d’importants chantiers d’infrastructures et sur quelques secteurs dynamiques comme les télécommunications et la finance. Toutefois, la Côte d’Ivoire a l’avantage de compter aussi deux atouts majeurs.

Le premier est celui de sa structure économique, sans doute l’une des mieux équilibrées de l’Afrique de l’Ouest. Le pays est d’abord et entend rester une grande puissance agricole. L’agriculture représente en effet près de 30% du PIB national et est une large pourvoyeuse de devises grâce à ses exportations. Premier pays au monde dans la production de cacao, avec environ 40% de la récolte totale de cette denrée, la Côte d’Ivoire figure aussi parmi les ténors internationaux pour l’hévéa, l’huile de palme, le cajou et, à un degré moindre, le café et  le coton. Ce qui constituait la principale substance du « miracle ivoirien » conçu par le Président Félix Houphouet Boigny reste donc toujours en place. Les réformes en cours des principales filières et les investissements des plus grands groupes internationaux concernés, en particulier dans la transformation du cacao, accroissent encore les perspectives. L’industrie est un second pilier : le pays possède l’appareil industriel le plus puissant et le mieux organisé de l’Afrique francophone. Centré sur les industries de transformation, sa compétitivité s’est certes dégradée, faute d’investissements, durant la longue période de ralentissement puis de crise. Mais la base reste présente et sans véritable concurrence régionale, et  les fondamentaux sont prometteurs à court terme. Le fort accroissement démographique, l’intensification de l’urbanisation, la reprise d’une hausse des pouvoirs d’achat, tant dans le pays que dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ouvrent des perspectives jamais observées, notamment pour l’agro-alimentaire. De premiers investissements internationaux devraient confirmer rapidement cette nouvelle attractivité. Le secteur minier et énergétique, moins développé, connait lui-même une embellie : nouvelles mines d’or, importantes centrales à gaz par exemple, mais aussi exploration pétrolière et production d’autres métaux -.

Le second point fort est celui d’indicateurs macroéconomiques essentiels. Le montant de la dette publique extérieure, un des points noirs majeurs des deux dernières décennies, a été ramené depuis 2012 en deçà de 30% du PIB grâce à l’annulation de près de 80% de l’encours antérieur. Réduisant fortement la charge correspondante sur le budget de l’Etat, cette évolution autorise aussi le Gouvernement à être plus actif dans la recherche de ressources pour les investissements de relance. La Côte d’Ivoire a ainsi pu se présenter sur le marché international des capitaux en 2014 et y lever un emprunt à moyen terme de 750 millions de dollars US, signe de la confiance revenue des marchés vis-à-vis du pays. Le solde budgétaire primaire, redevenu à l’équilibre,  témoigne de l’évolution favorable des recettes fiscales et facilite ce recours accru à l’endettement. Enfin, la Côte d’Ivoire est le seul pays de l’Union à avoir de longue date une balance commerciale structurellement positive, grâce notamment à ses exportations agricoles, ce qui lui permet de faire face plus aisément au surcroit d’importations liées aux investissements.

Ces données ne doivent pas occulter toutes les difficultés restant à résoudre. Malgré l’impulsion donnée par l’Etat, le taux global d’investissement, qui atteint maintenant 18%  du PIB, reste sensiblement en dessous de la moyenne subsaharienne et est insuffisant pour maintenir à long terme le taux de croissance actuel du PIB. Le secteur privé n’est en effet pas encore au rendez-vous autant qu’il l’est annoncé et les retards sont nombreux, tant dans le démarrage des projets prévus que dans leur rythme de réalisation. Ces lenteurs résultent au moins partiellement des dysfonctionnements de l’administration, d’autant plus remarqués que celle-ci est plus sollicitée par une activité économique en hausse, et des graves faiblesses de la  sécurité foncière. Les difficultés de gouvernance ont d’ailleurs été soulignées par les Partenaires financiers et risquent d’entraver de plus en plus le mouvement que veulent imprimer les plus hautes Autorités de l’Etat. L’endettement intérieur public a fortement augmenté dans les dernières années, tant vis-à-vis des entreprises que du marché financier, et le règlement à bonne date des échéances est parfois difficile ou exige des reconductions d’emprunt, illustration de la persistance des contraintes budgétaires de trésorerie. Malgré les efforts signalés ci-avant, le poids des recettes fiscales dans le PIB demeure modeste, en particulier face à des besoins de ressources qui croissent rapidement avec les ambitions économiques du pays. Malgré les améliorations récentes, le PIB par tête remonte à peine à celui des années 2000. Il est donc fondamental pour l’Etat de corriger dans les meilleurs délais ces différentes faiblesses et d’accélérer les réformes institutionnelles. Celles-ci devront viser tout spécialement le retour à une administration plus performante, l’encouragement du secteur privé formel, la facilitation des investissements de compétitivité, l’obtention d’une croissance plus inclusive. Ces défis exigent du temps pour être relevés : il sera donc important que la prochaine élection présidentielle ne brise pas la volonté actuelle de les mener à bien. Alors seulement, les progrès actuels seront pérennisés et la Côte d’Ivoire pourra être un véritable pôle de développement en Afrique.

Car les enjeux dépassent effectivement le pays. Malgré  un réel effritement, la Côte d’Ivoire, avec quelque 35% du PIB de l’Union, en reste la principale composante. Le retour en cours de la Banque Africaine de Développement (BAD) à son siège d’Abidjan, autre réussite symbolique de l’équipe en place, contribue aussi à rehausser la notoriété du pays. Il en est de même du rôle clé que la Côte d’Ivoire a tenu ces dernières années dans diverses institutions régionales. Ce leadership psychologique se double de fondements économiques: croissance la plus vive des pays de la région depuis trois ans, appareil économique le plus diversifié, fort engagement des Autorités dans l’atteinte des objectifs économiques. Ces atouts font que la Côte d’Ivoire peut d’abord largement tirer profit de la carte régionale, comme le montrent quelques exemples. L’industrie ivoirienne est la mieux placée pour répondre aux besoins croissants de consommation des populations des pays voisins. Grâce aux progrès dans l’interconnexion des réseaux, la production nationale d’électricité, qui dépasse les besoins immédiats, peut être exportée et atténuer les gaps cruciaux de quelques pays voisins. L’avance actuelle dans certains secteurs, comme celui de la grande distribution, attire des investissements étrangers qui, en cas de réussite, pourront être reproduits ailleurs dans l’Union.

Mais le poids régional de la Côte d’Ivoire fait aussi que celle-ci peut servir de courroie d’entrainement pour les autres nations de l’UEMOA, par les références qu’elle apporte comme par les opportunités qu’elle offre. Le pays est ainsi à ce jour l’un des seuls de l’Union où la « transition démographique » semble esquissée alors que cette question de la population est cruciale pour l’UEMOA qui devrait dépasser les 220 millions d’habitants en 2050. Il peut aussi, dans l’Union, offrir des débouchés accrus aux productions agricoles de certains membres, augmenter les opportunités d’emplois de services qualifiés pour d’autres. Il peut encore être l’animateur de grands projets régionaux d’infrastructures.

Après une décennie de croissance généralisée en Afrique due à l’immensité des retards à combler, la période à venir devrait être marquée par une plus grande différentiation des futurs progrès selon les pays ou les régions économiques, en fonction de la qualité de leur vision à moyen terme pour l’exploitation optimale des richesses locales, et de l’intensité des réformes pour lever tous les handicaps existants. Dans cette phase, l’Afrique de l’Ouest francophone pourrait être une des zones favorisées dès lors que deux conditions sont remplies. D’abord, en Côte d’Ivoire, la consolidation des points forts du pays, d’une part, et l’élimination à marche forcée des  obstacles à la libération des énergies nécessaires à un développement accessible à tous, d’autre part. Ensuite, dans l’UEMOA, une accélération et une multiplication des mesures et une mobilisation plus marquée de tous les Responsables, en vue d’une intégration forte, juste et solidaire. Alors le dynamisme de chacun profitera à tous et le bien-être de la communauté régionale pourra dépasser celle de chacun des Etats qui la composent.

Paul Derreumaux

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

A qui appartiennent les banques subsahariennes ?

 

Les systèmes bancaires subsahariens sont marqués depuis trente ans par de profondes transformations structurelles qui ont favorisé une remarquable croissance. Certaines mutations récentes ou prévisibles pourraient pourtant susciter à terme des mouvements correcteurs.

La gigantesque crise bancaire qui a secoué l’Afrique francophone dans les années 1980 y avait donné naissance aux premières banques privées à capitaux africains, à l’image du mouvement noté en Afrique de l’Est dans la décennie précédente. Une reconstruction rapide est intervenue et une croissance sans précédent du secteur a été observée. Un bon nombre de ces nouveaux acteurs a survécu et quelques-uns ont réussi en moins de trois décades à construire à partir de leur base nationale des groupes puissamment implantés dans leur région d’origine et, pour les plus dynamiques, dans une bonne partie du continent. Pour la seule Union Economique et Monétaire (UEMOA), les banques dominées par un actionnariat privé local représentaient en 2008 près de 40 % de l’ensemble des bilans bancaires, alors que ce pourcentage était nul en 1982, et deux des cinq principaux groupes de la zone figuraient parmi elles. Ce dynamisme, et la bonne santé financière qui l’accompagne, devraient rester encore au rendez-vous pour une bonne période, portés à la fois par les développements intrinsèques qu’appelle le secteur pour une mise à niveau internationale, d’un  côté, et par une croissance économique locale qui se poursuit et exige des financements croissants, de l’autre. Cependant, de nouveaux changements capitalistiques importants sont intervenus récemment tandis que, sur l’ensemble du continent, d’autres pourraient être attendus à court terme.    

En Afrique francophone, l’actionnariat des systèmes bancaires a de nouveau radicalement changé pendant les cinq dernières années. Sur les 11 principaux groupes, 10 sont à fin 2012 majoritairement détenus par des intérêts étrangers à la région, dont 3 par des banques marocaines, 4 par des actionnaires nigérians, 2 par des groupes français et 1 par la Lybie, pour respectivement 25,6%, 24,7%, 16,2% et 2,4% du total des bilans bancaires de la zone. La situation s’est donc, en termes d’origine d’actionnariat, rapprochée de celle d’avant 1980.

Certes, l’approche est aujourd’hui fondamentalement différente, principalement sous l’effet de l’écrasante prédominance des groupes privés et de la nette augmentation du nombre d’acteurs en concurrence. La grande majorité des banques présentes, quelle que soit la géographie de leurs fonds propres, fait montre d’un dynamisme commercial et d’un professionnalisme avéré, et toutes contribuent donc aux progrès de la bancarisation et à un meilleur financement de l’économie. Toutefois les leviers essentiels de décision sont de plus en plus extérieurs à l’Union et, même dans les groupes qui s’appuient au moins partiellement sur un actionnariat subsaharien, le poids relatif de celui-ci se réduit souvent, tant au niveau local qu’à celui de la société mère. Il peut en résulter des orientations qui ne sont pas optimales vis-à-vis des besoins réels de l’activité locale ou qui prennent insuffisamment en compte ses spécificités de fonctionnement. L’insuccès relatif des banques nigérianes dans l’Union en est l’illustration extrême, mais les mêmes placages de stratégies extérieures se manifestent aussi dans d’autres banques. Les décisions prises peuvent également résulter davantage des contraintes de la réglementation du pays de la banque mère que de celles du pays de la banque filiale, ou d’une volonté de maximiser à court terme les remontées de bénéfices. Il en résulte inévitablement une diminution de l’apport de ces banques au développement des économies nationales.

Trois conséquences peuvent être attendues. La première est déjà en marche : les Autorités de contrôle prudentiel de l’Union et des pays dont relèvent les actionnaires majoritaires – Nigéria et Maroc notamment – ont engagé un processus d’inspection en commun des filiales subsahariennes. Elles pourront donc veiller à ce que les intérêts respectifs des deux zones soient protégés et cette coopération pourrait déboucher sur des contraintes spécifiques aux établissements se trouvant dans cette situation. La seconde est que ces banques renforcent de leur propre initiative le processus d’adaptation aux données locales, tel un intérêt accru aux petites et moyennes entreprises, au vu des résultats obtenus et des effets de la concurrence : cette hypothèse est pourtant incertaine tant que les groupes concernés gardent une position dominante et répondent aux objectifs de leurs structures centrales. La troisième est que des groupes purement ou essentiellement régionaux, jusqu’ici moins importants, accélèrent leur croissance en jouant à la fois sur les insatisfactions ressenties par les entreprises locales -comme le firent les pionniers des années 1980- et sur la relative pause que doivent effectuer les principaux groupes pour intégrer au mieux leurs récentes acquisitions et extensions. Ce mouvement est aussi déjà à l’œuvre comme le montrent, par exemple, Coris Bank à l’Ouest et la banque BGFI au Centre. Même s’il prend du temps, ce mouvement de rééquilibrage est irréversible : des Etats prétendant à l’émergence ne pourront en effet accepter sur le long terme que leurs principales banques soient majoritairement détenues par des intérêts étrangers.

Tandis que l’Afrique francophone doit s’attendre à ces nouvelles mutations, une confrontation pourrait se manifester à bref délai sur toute l’Afrique subsaharienne; celle d’une stratégie privilégiant la construction à moyen et long terme de groupes bancaires puissants en opposition à une stratégie s’intéressant avant tout à la rentabilité à court terme du capital investi dans le secteur. Jusqu’à une date récente en effet, le mouvement d’expansion et de concentration a été mené par des banques déjà établies et soucieuses d’étendre géographiquement leur aire d’activité. Les opérations ont d’ailleurs la plupart du temps pris la forme de création ex nihilo de nouvelles filiales ou de rachat des actions de l’actionnaire majoritaire d’un autre groupe. Il s’agissait donc d’investissements à caractère « industriel » destinés à accroitre de façon durable la taille des réseaux bancaires concernés. Une autre approche semble désormais s’amplifier : elle est cette fois menée par des fonds d’investissements et se traduit par des prises de participation de durée limitée dans des établissements existants, visant une profitabilité maximale sur la période en vue d’une revente ultérieure. Les institutions d’appui au secteur privé des pays en développement –Société Financière internationale (SFI), Proparco, FMO, DEG,..- avaient ouvert cette voie depuis longtemps en apportant leurs capitaux pour appuyer des opérations de croissance. Des fonds à dominante privée ont pris le relais, en concevant leur participation comme l’appui momentané à un projet d’entreprise de long terme, piloté par des actionnaires locaux provenant du secteur. Les investissements d’Helios dans Equity Bank au Kenya, d’Actis dans des banques d’Ouganda et du Kenya ou, plus récemment d’Améthis au sein d’établissements du Ghana et du Kenya relèvent de cette philosophie. Celle-ci reste compatible avec celle des acteurs bancaires eux-mêmes: elle consiste en effet en un accompagnement très rapproché mais minoritaire, d’une intervention ferme mais en appoint à la stratégie de l’institution, s’appuyant avant tout sur l’expertise et l’expérience des actionnaires banquiers de l’entreprise. Même Orabank, malgré le poids plus dominant qu’y tient le fonds ECP, s’apparente à cette approche au vu de la durée de présence de l’actionnaire financier et des décisions prises par celui-ci dans la période passée. En revanche, certains fonds nouvellement créés, tant par des institutions que par des acteurs privés, comme Atlas Mara, ont l’ambition de prendre des participations majoritaires et, en conséquence, de maîtriser la stratégie de leurs filiales. L’excellente rentabilité actuelle de la profession, ses bonnes perspectives de croissance à moyen terme, le niveau élevé des multiples de valorisation constatés pour le secteur sur les bourses africaines expliquent cet engouement. Celui-ci peut cependant conduire à de légitimes interrogations au sujet des nouveaux venus. Les apports majeurs attendus des banques africaines pour le développement du continent – accélération de la bancarisation, financement des entreprises locales, modernisation des services, consolidation des structures bancaires – ne s’accommodent pas forcément de rentabilités immédiates en harmonie avec celles promises aux investisseurs de ces fonds. On peut ainsi redouter que certaines activités plus rentables ou plus faciles, voire spéculatives, soient privilégiées au sein de groupes qui n’auraient pas de ligne « industrielle » à long terme clairement définie. Les banques africaines, qui ont jusqu’ici été tenues à l’écart des risques spéculatifs, pourraient même perdre cet avantage s’il est laissé libre cours à des gestions hasardeuses, alors qu’elles doivent déjà affronter de nombreuses autres difficultés.

L’avenir à court terme pourrait donc encore réserver quelques surprises quant à l’évolution des systèmes bancaires du continent. Les orientations futures dépendront étroitement de la volonté des trois grands acteurs en présence. Il revient aux Etats, d’un côté, de mettre en place ou développer les mécanismes et structures favorisant l’émergence d’actionnaires privés régionaux en vue de reprendre en mains leurs structures bancaires, et, de l’autre, d’amener leurs banques à s’investir avant tout dans le financement des compartiments de l’économie essentiels pour les pays subsahariens. Pour les Banques Centrales, il s’impose une vigilance accrue et de nouveaux moyens d’actions, à l’image de l’évolution en cours dans l’Union Européenne, pour gérer au mieux les actionnariats et opérations transfrontaliers ainsi que les risques de crise systémique. Pour les investisseurs enfin, il convient d’intégrer le fait que le secteur financier supporte des responsabilités particulières et que celles-ci doivent être respectées et prises en compte dans l’analyse de la rentabilité du secteur.

Paul Derreumaux