365 jours de Covid 19 : quelques nouvelles leçons !

365 jours de Covid 19 : quelques nouvelles leçons !

 

Le monde s’est réveillé au seuil de l’année 2020 sous la menace du Covid 19. Apparue en Chine dès début janvier, cette nouvelle maladie a frappé très vite les autres pays asiatiques et l’Océanie. Puis l’épidémie, poursuivant sa route, a atteint l’Europe fin février et l’Amérique en mars. Le désarroi initial face à la gravité et la nouveauté de la maladie, les réponses hésitantes apportées, le manque de certains matériels basiques dans divers pays, tels les masques, ont conduit au déferlement d’une « première vague » mondiale. Pour stopper celle-ci, les dirigeants se sont la plupart résignés à la solution extrême et inédite de l’isolement de chaque pays, voire de chaque ville, au confinement généralisé impliquant l’arrêt momentané des activités économiques non vitales, et à l’injection de financements considérables par le canal des banques centrales et des Etats pour faire face aux coûts économiques et sociaux de la pandémie. Malgré ces mesures, l’impact sanitaire de cette première attaque du Covid19 a été lourd : au 20 juillet 2020, alors que la pandémie franchissait ses 200 jours, les contaminations officielles avaient touché 14,5 millions de personnes et provoqué quelque 620000 décès. Cinq grands pays – Etats-Unis, Brésil, Inde, Russie et Afrique du Sud- rassemblaient plus de 55% des malades, même si la situation y révélait des intensités relatives fort différentes de l’épidémie. Ces données étaient sans doute nettement sous-estimées en raison de tests insuffisamment nombreux d’une comptabilisation incertaine des décès et de l’absence de statistique de la Chine après fin avril.

Le début de l’été 2020 fut marqué à la fois par la poursuite d’une flambée des contaminations dans quelques nations comme les Etats-Unis, l’Inde et le Brésil, mais par un sensible ralentissement dans les principaux pays d’Europe, et surtout d’Asie, après les périodes d’isolement appliquées au printemps. Intégrant ces deux mouvements contraires, les données mondiales montent alors avec plus de modération et leur hausse semble concentrée sur certaines zones. La planète espère à ce moment éviter une « deuxième vague ». Il est vrai que l’ignorance qui persiste sur beaucoup de caractéristiques de la maladie laisse une grande place à des théories optimistes sur la maîtrise possible de celle-ci. Mais la réalité s’impose : après le succès relatif des mesures de confinement, la vigilance s’est réduite dans les comportements, notamment pendant les vacances d’été en Europe. A partir de fin septembre toutefois, le doute ne sera plus permis : le Covid 19 lance sa deuxième attaque meurtrière sur le monde entier. Le trimestre écoulé depuis lors nous permet de tirer fin 2020 au moins cinq leçons de cette nouvelle période.

La première est que le rythme des contaminations officielles s’est considérablement accéléré. En octobre, il s’est globalement élevé à près de 370000 personnes/jour, contre 225000 en juillet, pour passer à 550000 en novembre et 650 000 en décembre. Deux facteurs opposés expliquent cette amplification, sans qu’il soit vraiment possible d’identifier l’influence particulière de chacun d’eux: l’interruption des mesures d’isolement les plus contraignantes appliquées dans la plupart des pays au second trimestre, et l’intensification massive des tests qui augmente les détections de cas positifs Quoi qu’il en soit, le nombre total officiel de personnes infectées avoisine 83,5 millions au 31 décembre dernier, bien au-delà des hypothèses les plus pessimistes (on complotistes) formulées au milieu de l’année dernière. Encore ces données écartent-elles toujours la Chine, toujours en dehors des écrans statistiques, et doivent parfois être réajustées la hausse, comme l’a montré l’exemple récent de la Turquie. Durant les 5 derniers mois de 2020, les infections recensées ont donc augmenté 4,9 fois plus vite que dans les 7 premiers mois de l’année, ce qui montre l’emballement de la maladie, et se sont bien répandues dans tous les pays. L’absence à ce jour de traitement avéré, les lacunes persistantes sur la connaissance du virus et donc ses modes de propagation, l’approximation (voire la réticence) avec laquelle les mesures minimales de distanciation sont parfois respectées ont facilité cette dissémination. Elles ont obligé la plupart des nations, surtout en Europe, à revenir à des méthodes plus contraignantes, prises en ordre dispersé à partir de septembre 2020. La généralisation récente de ces précautions accrues semble avoir réussi à stabiliser le nombre des nouveaux cas, proche de 625000 en moyenne dans les deux dernières semaines de 2020.

Dans cette évolution inquiétante, on note une grande variété de situations rencontrées et le monde pourrait être partagé en plusieurs grands compartiments.  Les Etats-Unis demeurent l’épicentre de la maladie et le nombre d’infections y a franchi le cap des 20 millions dans les derniers jours de 2020 : la moyenne de contaminations a augmenté d’environ 50000/jour en juin à près de 210000 en décembre, et près de 2500 morts quotidiennes sur ce dernier mois. L’Inde est encore à ce jour la deuxième nation la plus frappée : mais les quelque 10,2 millions de contaminations à fin 2020 sont avant tout le reflet de sa population de 1,3 milliard d‘habitants. Le pays a eu en effet le courage de faire appliquer pendant le troisième trimestre des mesures de confinement douloureuses pour la majorité de la population, qui ont montré leur efficience. La courbe des infections a nettement fléchi depuis octobre dernier et le nombre officiel de malades/million d’habitants reste aujourd’hui de l’ordre de 8400, environ 5 fois inférieur aux niveaux européens. Le troisième groupe se compose de la plupart des pays d’Europe et d’Amérique du Sud. Ils sont devenus des foyers majeurs de la « deuxième « vague » d’invasion du Covid19.  L’Europe a particulièrement été touchée durant cette période :  les défenses ont été érigées de façon souvent « pointilliste » par les Etats, pour éviter l’arrêt d’une grande partie des activités économiques comme au premier semestre, et ont entrainé une série de « stop and go » en fonction de l’évolution des statistiques de l’épidémie. Elles ont aussi été prises de façon dispersée selon les pays, ce qui a permis au virus de mieux « circuler ».  A fin 2020, le nombre total des contaminations s’élève à 25,8 millions et a dépassé celui des Etats-Unis depuis la fin d’octobre dernier. En Amérique du Sud, où le Brésil compte fin 2020 7,7 millions de contaminations officielles, un bon nombre de pays ont suivi un chemin analogue tels l’Argentine, le Chili et la Pérou. On note que la densité des malades sur ces deux continents est fréquemment comprise entre 30000 et 40000 par million d’habitants. Mais certains pays restent des exceptions : ainsi le Mexique, l’Allemagne, la Russie sont relativement moins frappés ; l’Europe de l’Est l’est davantage que la moyenne : la Suisse et la Belgique ont les moins bons résultats du monde, à l’égal des Etats-Unis, avec plus de 60000 malades/million d‘habitant. L’Afrique a bien résisté contrairement aux craintes initiales : seule l’Afrique du Sud avait été fortement impactée et ses 600000 malades représentaient en juin dernier plus de 50% des contaminations officielles du continent. La faible progression notée ensuite, à l’exception notable du Maroc, n’a cédé la place à une nouvelle poussée dans beaucoup de pays africains que depuis début décembre. L’Afrique du Sud apparait encore la plus concernée et a terminé l’année à plus d’1 million de contaminations. En Asie enfin la plupart des nations ont résisté, grâce à une grande vigilance et à de vives réactions, à une reprise de la pandémie sur leur territoire selon les données collectées.

Pour la létalité de la pandémie, la période récente est dominée par trois constats. D’abord, l’accélération par rapport à la phase janvier/juillet 2020 a été également observée, mais elle a été plus maîtrisée que pour les contaminations : multiplication par 2,7 au plan mondial, par 2, 3 aux Etats-Unis, par 2,6 en Europe par exemple. C’est que l’influence probable de la densification des tests, soulignée pour les contaminations, est nettement plus faible sur le nombre de décès enregistrés. La deuxième observation, la plus importante, est la remarquable stabilité d’un pays à l’autre du rapport entre le nombre de malades recensés et le nombre officiel de décès, tous deux calculés pour un million d’habitants du pays concerné. Ce ratio s’inscrit dans une fourchette comprise entre 1,6% et 2,5% pour la grande majorité des nations, que celles-ci aient été ou non lourdement frappées par la maladie : ainsi ce ratio est-il de 1,7% aux Etats-Unis, de 1,9% en Allemagne et de 2,5% en France. Certes il existe quelques exceptions comme la Belgique à 3,0%, mais aussi le Japon à 1% ou la Serbie à 0,8%. Mais la faiblesse de l’écart moyen tend à prouver que ce pourcentage exprime le mieux le ratio tendanciel de mortalité de la maladie. Celui-ci a d’ailleurs eu tendance à baisser puisqu’il était supérieur à 3% en juillet dernier, ce qui pourrait constituer un indice d’une meilleure capacité des systèmes sanitaires à traiter les cas graves. Malgré cette uniformité de la dangerosité de la maladie, la diversité des taux de contaminations officiels par pays explique que le nombre de décès rapporté à la population varie fortement d’un pays à l’autre. En la matière, la Belgique détient toujours le triste record avec plus de 1900 décès/million d’habitants alors que l’Inde, bien que très frappée par la pandémie, en compte « seulement » 118.

Le quatrième constat, que traduisent en partie ces données erratiques, est l’ampleur des lacunes subsistantes sur la maladie et les faiblesses souvent constatées dans la stratégie de la lutte anti-Covid. Malgré les déclarations assurées des nombreux « experts » qui défilent dans les médias, la connaissance du virus est encore approximative : modalités de contaminations, symptômes, durée de l’immunité, sensibilité à la température ou à l’environnement sont toujours en débat. La crainte suscitée par la diffusion plus rapide et l’impact inconnu des nouvelles variantes anglaise et sud-africaine ravive encore ces incertitudes. La variété des politiques de réaction à la pandémie et les échecs de certaines d’entre elles accroissent également la méfiance et le découragement des populations ballotées d’une stratégie à l’autre avec des résultats décevants. Le manque de liberté laissé aux Autorités locales ou régionales pour réguler certains aspects pour lesquels elles semblent les mieux placées ajoutent à la cacophonie. Enfin la surexposition médiatique des recherches pour les vaccins, les outrances financières auxquelles ont donné lieu les succès obtenus, au bénéfice des actionnaires et dirigeants des compagnies concernées, ont quelque peu terni l’immense espoir né de la découverte de vaccins tant attendus et réduit la confiance des citoyens. En France, les échecs et mensonges des dirigeants, toujours assumés avec la même arrogance, pour les masques, puis les tests expliquent sans doute la grande réserve devant les vaccins : le début de la phase vaccinale ne semble pas leur donner tort. Face à ces constats, les populations ne sont pas dupes et le sentiment d’inquiétude continue à dominer.

Enfin, l’année vécue avec le Covid permet de valider ou de revoir au moins quatre conclusions hâtivement tirées sur l’impact économique de celui-ci. D’abord, la pandémie aura frappé en 2020 l’économie « réelle », c’est-à dire la Production Intérieure Brute Mondiale (PIB), qui devrait reculer d’environ 4,5% selon les dernières estimations. Toutefois, les replis enregistrés des PIB ont eu tendance à s’amenuiser partout par rapport aux prévisions formulées dès mars 2020 : le monde en effet choisi de faire face à la deuxième vague du Covid en maintenant au maximum les activités économiques. En second lieu, la pandémie a épargné jusqu’ici la sphère financière. Les grandes bourses mondiales – la France étant une des exceptions – terminent en effet l’année plus haut qu’elles ne l’ont commencée, et leurs principaux acteurs ont été, par des circuits divers, les grands bénéficiaires de la manne inédite déversée par les banques centrales. Il est remarquable que les Etats-Unis, pays apparemment le plus fragile vis à vis du Covid soient aussi un des pays où les cours boursiers ont le plus progressé. En troisième lieu, la pandémie aura bien accéléré une mutation de la structure de toutes les économies. Si certains secteurs ont été mis à mal – aéronautique, hôtellerie et restauration, divertissements, petits commerces, -, d’autres ont progressé de manière parfois considérable et inattendue – nouvelles technologies, transports de marchandises, industries pharmaceutiques, – et certains s’en sortent bien comme les activités financières ou les secteurs « verts ». C’est vraisemblablement cette restructuration qui traduira le « monde d’après » plutôt qu’une remise en cause du primat de l’économie sur d’autres valeurs. Enfin, le Covid a introduit en une seule année des sources considérables de nouvelles inégalités financières, sociales et de bien-être entre pays, groupes sociaux et individus. Si les Responsables politiques ne considèrent pas la réduction de ces inégalités comme une priorité des années à venir, à l’égal du retour à la croissance économique, les risques de déstabilisation mondiale atteindront de nouveaux seuils, potentiellement plus explosifs.

L’année 2021 s’ouvre encore sous des auspices contradictoires. Après les fêtes de fin d’année, les contaminations ont repris leur rythme ascendant, parfois vivement dans certains pays européens ou aux Etats-Unis. Dans le monde, il y a toutes « chances » que le nombre de cas recensés dépassera le seuil symbolique des 100 millions de personnes avant ce 31 janvier tandis que le cap des 2 millions de morts vient d’être franchi. L’identification récente de nouvelles souches plus virulentes ; comme l’anglaise et la sud-africaine, font craindre une amplification de cette propagation : l’exemple actuel du Royaume Uni montre que cette hypothèse est loin d’être théorique. Face à ces menaces persistantes, tout l’espoir repose maintenant sur les quelques vaccins annoncés à grands bruits fin 2020 et déjà en cours d’application. Encore faut-t-il que leur production suive les besoins, que leur délivrance et leurs résultats soient à la hauteur des attentes et qu’ils soient si possible complétés par un traitement efficace de la maladie. Il est donc encore trop tôt pour crier victoire. L’année 2021 sera, de manière certaine, une nouvelle période de combat. Pour le reste, la prudence reste de mise.

Paul Derreumaux

Article publié le 21/01/2021

Les 200 jours du Covid-19 : récit d’une sombre invasion

Les 200 jours du Covid-19 : récit d’une sombre invasion

 

Ce 20 juillet 2020, il y a eu environ 200 jours que le nom du Covid-19 est apparu dans les médias. Annoncé d’abord en Chine fin décembre 2019, le virus est désormais installé dans quasiment tous les pays du monde et ses dommages déjà causés autant que ses menaces futures en ont fait un envahisseur craint de tous. Malgré cette omniprésence, ce coronavirus reste encore mal connu, et donc difficile à vaincre.

En termes de statistiques d’étendue de la maladie, les données très riches de l’université américaine Johns-Hopkins de Baltimore, utilisées ici, sont une source remarquable d’informations et permettent beaucoup d’analyses évolutives et comparatives de la contamination au niveau mondial. De celles-ci, on peut tirer à ce jour au moins trois constats, auxquels il est permis d’ajouter la spécificité du cas africain.

La première évidence est que le Covid-19 est hélas bien devenu à ce jour une pandémie mondiale dont les effets sont encore sous-estimés. Entre les images terrifiantes de la région de Wuhan complètement figée face aux premières attaques du virus et les voix qui assimilaient la nouvelle infection à une « grippe saisonnière », les faits ont vite tranché quant à la dangerosité de la maladie. Celle-ci a d’abord montré la rapidité de sa propagation géographique : partie de Chine, elle a successivement atteint en moins de trois mois le reste de l’Asie et l’Océanie, l’Europe, l’Amérique et l’Afrique, et s’est propagée globalement à une vitesse exponentielle. Au 20 juillet, les recensements officiels des contaminations s’élevaient en effet à quelque 14,5 millions de personnes dans le monde, contre respectivement 845000 et 10,5 millions au 31 mars et au 30 juin 2020.  Sur ce seul mois de juillet, les chiffres mondiaux croissaient encore à un rythme proche de 200000 personnes par jour en moyenne, et continuaient même à s’amplifier. A la même date, les décès attribués au Covid-19 dépassaient 620 000 personnes, soit sensiblement plus que le nombre de morts en 10 ans de la guerre civile syrienne et celui des victimes annuelles du paludisme. Mince « consolation », la courbe des décès, même si elle progresse aussi trop vite, a connu sur la période un rythme nettement moins soutenu que celui des contaminations. Dans les statistiques mondiales ci-avant, le pourcentage de décès par rapport aux contaminations est en moyenne de 3,9% au 20 juillet alors qu’il était de 4,9% fin juin et de 6,0% fin mai dernier. La létalité reste donc faible par rapport à d’autres maladies infectieuses comme Ebola ou le VIH-Sida avant les récents progrès de lutte contre ce dernier.

Ces statistiques sont à l’évidence sous-estimées, dans des proportions difficiles à apprécier, pour plusieurs raisons. Il s’agit parfois de rétention délibérée d’informations, comme en Corée du Nord en permanence ou en Chine où le nombre de personnes infectées et de victimes a vraisemblablement été minoré début 2020 et n’est guère connu depuis le retour de nouvelles zones de contamination. Il s’agit le plus souvent d’une méconnaissance de l’exhaustivité des cas de contamination et de décès. Ces lacunes peuvent résulter de dépistages insuffisants, ce qui conduit à ne pas identifier les personnes asymptomatiques, apparemment nombreuses, et à ne pas recenser toutes les personnes malades ou décédées. Elles peuvent aussi provenir de la méfiance de certaines populations envers leurs systèmes de santé nationaux ou envers les conséquences possibles d’un recensement au Covid-19, ce qui les amène à disparaitre des statistiques : dans les régions en développement économique, comme l’Afrique, l’Amérique du Sud ou l’Inde, ce biais est sans doute significatif, en particulier pour le nombre de décès.

Cette sous-estimation des recensements, l’extension généralisée de l’empreinte de la maladie, les craintes croissantes d’une « deuxième vague » laissent penser que les « vrais » niveaux de ces deux indicateurs pourraient atteindre respectivement au moins 40 millions et 1,5 million de personnes avant la fin de l’année, ce qui laisse l’impact humain de la maladie encore très loin pour l’instant de la « grippe espagnole » de 1918/20 qui aurait fait plus de 30 millions de morts.

Le second constat montre la relative « inégalité » jusqu’à ce jour des pays et régions devant la maladie. Pour le nombre de contaminations d’abord, les cinq nations les plus touchées sont aujourd’hui les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde, la Russie et l’Afrique du Sud, qui regroupent ensemble 56% des malades « officiels », si on exclut la Chine dont les données initiales ont sans doute été peu fiables et qui est devenue un « trou noir ». Ce classement devrait peu se modifier à court terme compte tenu de l’écart qui sépare ces pays des suivants. Même si les nombres de personnes touchées varient considérablement par pays, le ratio du nombre de malades identifiés sur 100000 habitants révèle trois principaux groupes : quelques pays, notamment asiatiques tels le Japon et la Corée du Sud, où l’épidémie parait avoir été maitrisée sur la période avec des taux inférieurs à 50 ; un ensemble, principalement composé de nations européennes et du Canada, où ce ratio a atteint des valeurs comprises entre 200 et 600 après des cheminements différents liés aux politiques de confinement suivies ou non ; quelques cas, comme les Etats-Unis, le Brésil, d’autres parties de l’Amérique du Sud  et des pays du Moyen-Orient,  où ce niveau dépasse 1200, et parfois de très loin, et continue souvent à augmenter. Dans ce classement, il faut au moins mettre à part le cas majeur de l’Inde : le retard avec lequel l’épidémie s’est déclenchée explique le niveau actuel encore modeste de ce ratio – aux environs de 100 -, mais la puissance avec laquelle elle se propage laisse présager au moins un doublement de celui-ci.  Même s’il est difficile de le définir avec certitude, il est très probable qu’il existe une relation inverse entre ce ratio et l’efficacité des politiques de « gestes barrières » et des diverses mesures préventives en tests massifs et en isolement des « clusters » de malades, qui sont conduites dans les pays. La reprise des cas de contamination présentement observée en Europe et, surtout, aux Etats-Unis parait confirmer ce lien.

Pour les décès, l’inégalité est encore plus forte mais montre un classement différent. En l’état actuel, les pays européens, malgré la qualité souvent élevée de leur appareil de santé, ont connu le taux de létalité le plus grave quelle que soit leur stratégie de lutte en termes de confinements. Rapportées au nombre d’habitants du pays, les morts liées au Covid-19 y ont été en effet les plus nombreuses, la Belgique détenant le triste record en la matière. Le Canada, les pays asiatiques et la plupart des pays d’Afrique ont jusqu’ici des ratios nettement plus faibles. Même les zones qui sont en ce moment au cœur de la tempête et où le nombre quotidien de personnes infectées est maintenant très élevé ont encore des taux de mortalité officiels sensiblement inférieurs à ceux de l’Europe. Une meilleure exhaustivité des statistiques ne peut être qu’un facteur explicatif parmi d’autres puisque cette « supériorité » européenne est constatée aussi bien vis-à-vis des Etats -Unis que des pays en développement comme l’Inde. La décorrélation entre la qualité des systèmes médicaux et la mortalité du Covid-19 des pays étudiés semble donc jusqu’ici une mystérieuse réalité. Les raisons profondes de ces écarts restent à découvrir et, en la matière, l’impact respectif de l’efficacité des politiques publiques suivies et d’autres facteurs médicaux ou environnementaux seraient des informations précieuses pour l’avenir.

Ici réside d’ailleurs le troisième constat essentiel.  Malgré l’omniprésence de l’épidémie depuis six mois, il demeure une forte méconnaissance de ses formes d’action et donc des traitements et stratégies qui peuvent s’y opposer. Les modalités de contamination sont les mieux connues et les mieux maîtrisées, et ont facilité la recommandation de trois « mesures barrières » simples mais apparemment efficaces dans le monde entier : port du masque, distance permanente avec les autres, absence de trop grands rassemblements. En revanche, leur application est loin d’être facile. Dans les pays occidentaux dominés par la toute-puissance de l’individualisme et de la liberté de faire, cette nouvelle discipline de vie se heurte aux habitudes, voire à certains dogmes, même après une douloureuse expérience de confinement généralisé. Dans certains cas, l’impréparation de l’Etat ou l’incrédulité des dirigeants empêchent la bonne application de ces dispositions. Si le Brésil et les Etats-Unis illustrent la seconde éventualité, quelques Etats européens ont été des exemples de la première. En France en particulier, la longue absence de masques et de tests en quantité adéquate ainsi que les hésitations, les retards et les silences de l’Etat ont été sans doute une des causes du très lourd tribut payé en vies humaines malgré l’engagement héroïque des personnels soignants : le taux des décès constatés par rapport aux contaminations officielles dépasse en effet 18% et demeure à ce jour le plus élevé au monde. Hors cette question des modes de contamination, les lacunes sont nombreuses. L’origine du virus, longtemps dissertée, n’est plus guère commentée même si aucune provenance n’a été jugée certaine à 100% pour l’instant. De nombreuses hypothèses ont été émises sur le lien entre l’âge, le climat, la température, d’autres maladies, d’un côté, et la vulnérabilité au Covid-19, de l’autre, sans conclusion péremptoire. Les symptômes de la maladie ne sont peut-être pas encore tous connus. Surtout, les débats sont vifs sur deux points. D’abord, la politique d’un strict confinement apporte-t-elle la meilleure protection ? S’il est certain qu’elle réduit sans délai la diffusion du virus, il n’est pas sûr qu’elle soit à terme moins coûteuse en vies humaines. En Europe par exemple, les taux de contamination ne sont pas si éloignés entre les pays ayant choisi un confinement sévère (Espagne, France, Italie) et ceux qui ont été plus modérés dans leurs restrictions, comme le Royaume Uni, ou franchement libéraux, comme la Suède. En revanche, le taux de mortalité par habitant en Suède a maintenant dépassé celui de ses voisins européens plus prudents. Aux Etats-Unis et au Brésil, les revirements observés dans la gestion de la pandémie expliquent sans doute les phénomènes de « stop and go » des contaminations et des décès dans plusieurs grands Etats. En second lieu, y aura-t-il une « deuxième vague » d’infection, comme constaté sur certaines autres grandes épidémies. Des « idéologues » médicaux s’affrontent sur le sujet. Les statistiques des Etats-Unis montrent bien la reprise d’une tendance exponentielle depuis juin dernier. En France et, surtout, en Espagne, les données récentes génèrent des inquiétudes croissantes sur la hausse accélérée du coefficient de propagation depuis la réouverture de certaines activités et la période des vacances d’été. Mais le choc d’une deuxième grosse vague dans les pays déjà touchés n’est pas encore avéré. La dernière lacune, essentielle, concerne les traitements. Ici encore de rudes batailles d’égos scientifiques et de spéculations boursières ont fait le ravissement des médias et des marchés financiers, mais les avancées concrètes restent modestes : on attend toujours un médicament permettant de guérir le plus grand nombre de cas et le vaccin tant espéré a très peu de chances d’être commercialisé, voire trouvé et testé avant 2021, voire 2022.

Dans cet ensemble complexe d’informations, l’Afrique a déjoué jusqu’ici tous les pronostics. Touchée par l’épidémie surtout à partir de la mi-mars 2020, elle a rarement été en mesure d’appliquer des politiques de confinement sévère, avec quelques exceptions telle le Maroc, en raison de la structure de ses économies, et la mise en œuvre des « gestes barrières » n’y est que très partielle pour des raisons culturelles autant qu’économiques. Elle n’a pourtant pas connu la flambée d’infections qu’annonçaient tous les Cassandre. Au 20 juillet toujours, environ 720000 personnes avaient officiellement été contaminées, soit un ratio par habitant sensiblement inférieur à celui de la plupart des régions du monde. Malgré tout, deux indicateurs inquiètent. D’abord, le continent est maintenant la zone où l’extension du virus progresse le plus vite, à l’exception de l’Inde : entre 15 000 et 20000 contaminations supplémentaires par jour en moyenne depuis fin juin en une courbe de croissance qui reste exponentielle. En second lieu, le poids de la maladie est fort variable selon les endroits. L’Afrique du Sud, la plus touchée, recense à elle seule 375000 malades, soit 52% de la totalité des cas identifiés. Le taux de contamination par habitant y avoisine désormais la moyenne des pays du Nord et le taux de mortalité ceux de l’Allemagne et de la Russie. Loin derrière elle, les nations les plus concernées sont dans l’ordre l’Egypte, le Nigéria, le Ghana, l’Algérie et le Maroc qui comptent respectivement 88, 37, 28, 24 et 18 milliers de malades recensés. Comme on le voit, le tribut payé au Covid n’est que partiellement lié à la densité de population, sans que des causes plus précises soient pour l’instant identifiées. En revanche, la mortalité demeure très faible malgré l’emballement du nombre de malades et sans que les équipements médicaux nationaux aient connu une amélioration considérable sur la période. A notre échéance du 20 juillet, on comptait 15400 morts sur le continent, soit un ratio incomparablement plus faible qu’en Europe, et cette tendance modérée ne semble pas s’infléchir. Les écarts constatés d’un pays à l’autre dans les autres parties du monde se retrouvent aussi sur le continent : en Afrique de l’Ouest par exemple, les taux de contamination sont plus élevés dans les zones côtières mais la létalité qui en résulte est plus importante dans les pays du Sahel. La situation interpelle donc les observateurs et l’importance relative de l‘imprécision des statistiques et d’une résilience spécifique des populations africaines reste à connaitre.

Ainsi, 200 jours après que l’«ombre» du Covid-19 ait commencé à planer sur le monde, le bilan s’aggrave toujours – 2 millions de malades de plus dans le monde entre le 21 et le 28 juillet-, et devrait continuer à le faire, au milieu de grandes incertitudes. Avec ces deux données, responsables politiques, scientifiques et citoyens sont logiquement appelés à une double obligation de vigilance extrême et d’humilité. Mais cette équation est difficile à respecter. Dans les pays qui ont déjà traversé les périodes les plus difficiles, le comportement des populations et les hésitations des pouvoirs publics montrent d’ailleurs que le « monde d’après » n’est encore ni parfaitement accepté, ni totalement défini. La « leçon » du Covid n’aurait-elle pas encore été assez lourde ?

Paul Derreumaux

Article publié le 30/07/2020

Les 120 jours du Covid19 : Constats et interrogations

Les cent vingt jours du Covid19 : Constats et interrogations

 

En quelque 120 jours, l’épidémie du Covid-19 s’est étendue au monde entier où elle a contaminé à ce jour près de 3,2 millions de personnes identifiées et quelque 215 000 morts -et sans doute bien davantage-, a détruit provisoirement le marché de plusieurs secteurs d’activité – transport aérien, tourisme, évènementiel – et provoqué une panique boursière égale à celle de 2007. Elle a aussi réduit fortement l’activité productive mondiale par suite des politiques inédites de « confinement » plus ou moins sévères adoptées dans de nombreux pays et a été ainsi à l’origine indirecte d’une chute inédite des prix du pétrole. Elle absorbe enfin, dans des pays comme la France, depuis au moins la mi-mars 2020, l’attention exclusive des principales chaines de télévision, comme si le reste des problèmes du monde avait cessé d’exister. Malgré cette omniprésence du sujet et la boulimie d’informations sur celui-ci, les incertitudes restent prédominantes. Seuls quelques constats peuvent déjà être tirés à l’échelle mondiale, qui soulèvent souvent de nombreuses questions pour le futur.

Le premier est justement la persistance à ce jour de nombreuses inconnues sur l’origine de la maladie et sur les façons de s’en protéger et de la soigner. Certes, dans le monde entier, les chercheurs se sont mobilisés avec une intensité jamais égalée et de nombreuses avancées ont déjà été réalisées. Elles ne sont cependant que partielles et parfois hésitantes, et ont moins bénéficié d’un appui financier massif et bien coordonné de la part des grands Etats que l’aide que ceux-ci ont accordée aux secteurs économiques et sociaux. Une priorité accrue à cet objectif aurait été pertinente. Elle aurait pu éviter des querelles d’égos entre scientifiques, inutiles et incomprises par le public qui attend des résultats. Elle aurait donné plus de consistance aux nombreuses promesses faites quant à la possibilité et à la date d’obtention d’un vaccin. La recherche, médicale ou autre, n’est en effet pas une activité qui obéit à des délais fixés et c’est le seul hasard qui réduit parfois le temps requis pour des grandes découvertes, comme le rappelle le souvenir de Pasteur. Des tests fiables et en quantité suffisante ne sont encore disponibles que dans des périmètres limités, comme la Corée du Sud et l’Allemagne. Mais le monde restera d’une fragilité extrême, malgré les prouesses des personnels soignants, sans traitements validés selon les normes scientifiques en vigueur pour tous les stades de la maladie, et surtout sans vaccin, clé de voute de cette lutte.

La seconde leçon est que peu de pays ont été totalement transparents dans leur gestion de la crise. Les modalités de cette « dissimulation » ont été diverses. La Chine a ainsi occulté l’existence même de l’épidémie au début de celle-ci, puis a vraisemblablement systématiquement sous-évalué le nombre des décès, les chiffres officiels paraissant incohérents avec ceux qui ont ensuite été vus dans tous les pays. En France, l’Etat a été plus objectif, face aux médias, dans le décompte des statistiques de mortalité qui ne tiennent cependant pas encore compte à ce jour de la « surmortalité » hors hôpitaux que commence à montrer l’INSEE. Il a cependant attendu longtemps avant d’informer clairement sur des points essentiels : décès dans les Ehpad, grave pénurie de masques et d’autres « accessoires », insuffisance de respirateurs.  En Angleterre et, encore plus, aux Etats-Unis, les plus hauts dirigeants ont d’abord joué les « matamores » face à la pandémie et renoncé à des informations précises sur la propagation de la maladie. Mais ils ont dû faire machine arrière, parfois à contre-coeur comme M.Trump, au vu de la progression très rapide du nombre de victimes.  Ils ont alors suivi les mêmes stratégies d’arrêt des écoles et des grands rassemblements, mis une bonne part de l’économie à l’arrêt et imposé un confinement plus ou moins marqué. Certaines nations continuent à nier la contamination, comme la Corée du Nord par dogmatisme, ou à la minimiser, comme peut-être beaucoup d’Etats africains, par incapacité de l’appréhender pleinement. Seuls quelques pays ont sans doute affiché avec plus de justesse leurs échecs, telles l’Italie et l’Espagne, et leurs succès, comme Taïwan et la Corée du Sud. La vérité de l’information a montré ses limites face à d’autres priorités, même dans les pays considérés comme les mieux lotis sur ce point.

Un autre constat, essentiel, est qu’une très grande majorité de pays ont choisi de privilégier le combat sanitaire, en décrétant un confinement plus ou moins massif ou des solutions qui s’en rapprochent, comme des couvre-feux ou l’isolement des plus grandes villes, et d’interrompre le fonctionnement normal de leur économie nationale pour minimiser les pertes en vies humaines. Ce choix tranché est inédit. Il résulte d’une conjonction de facteurs, aux dosages respectifs variables selon les pays : incertitudes sur la contagiosité et la morbidité de la pandémie, crainte des opinions publiques, effet d’entrainement de la Chine, « usine du monde », qui avait ouvert cette voie. Quelque 45 jours après que cette option ait été prise, il semble qu’elle a été bénéfique au plan sanitaire comme le montre le ralentissement conjoint des contaminations, des hospitalisations et des décès. Toutefois, le coût économique et social de ce confinement est considérable, pour les particuliers et les entreprises qui le subissent, comme pour les Etats qui ont pris en charge des compensations de toutes sortes : paiement au moins partiel des salaires perdus, reports d’impôts et de cotisations de sécurité sociale, distribution de chèques aux personnes défavorisées (la « monnaie hélicoptère » des Etats-Unis ;…Les plans de « sauvetage » d’ampleur inégalée adoptés aux Etats-Unis, dans plusieurs pays européens, par l’Europe elle-même ont été plusieurs fois revus à la hausse et risquent de l’être encore avec les concours qui devront être donnés à de grandes entreprises nationales pour leur redémarrage. Dans plusieurs cas, ces coûts imprévus représentent plus de 10% du budget de l’Etat et devraient être financés par des dettes supplémentaires. Ils ont aussi fait voler en éclats des règles qui paraissaient intouchables comme celles des dangers d’une dette publique excessive et d’un déficit public respectant des limites étroites et intangibles, comme le montre notamment l’exemple de l’Europe. Le monde s’est ici aventuré dans des espaces, qu’il n’avait explorés qu’en temps de guerre et qu’il va devoir ensuite gérer.

Dans le même temps, les contraintes sociales imposées pour freiner la contagion du Covid-19, et notamment le confinement quand il a été appliqué, ont rapidement montré les grandes inégalités d’efforts qu’elles demandaient aux diverses composantes de la population. Les habitants des quartiers populaires des grandes villes et de leurs banlieues ont été les plus pénalisés en raison de l’exigüité de leurs logements, des caractéristiques de leur environnement et de l’impact économique de la crise sur leurs revenus. Les habitants des petites villes et des communes rurales ont été plus favorisés, une fois n’est pas coutume, grâce notamment aux réponses de proximité. Le télétravail n’a pu bénéficier aux techniciens et aux ouvriers des grandes unités de production. L’enseignement à distance a partiellement compensé la fermeture des écoles mais les difficultés d’accès de nombreux élèves ont montré les limites qui persistent. Le caractère exceptionnel de la situation a provisoirement mis à l’arrière-plan ces différences parfois criardes, reflet des disparités de classes sociales. Partout, une solidarité sincère a constitué un « amortisseur de crise » et les citoyens ont globalement supporté avec discipline et stoïcisme cet isolement forcé si contraire à leurs habitudes de vie. Le cas de l’Inde est sans doute ici le plus exemplaire. Toutefois, la perspective d’un déconfinement proche pourrait rouvrir de nouvelles questions sociales actuellement laissées de côté. Ainsi, en France, les personnels des hôpitaux, dont le rôle souvent héroïque a été justement salué par tous, devraient rappeler le long et vain combat qu’ils avaient mené en 2019 pour l’amélioration de leurs rémunérations et conditions de travail, et les promesses faites pendant la crise ne pourront être oubliées quoiqu’il en coûte. Dans beaucoup de pays, les difficultés et éventuelles erreurs du retour programmé à la normale -recrudescences possible de l’épidémie, pertes d’emplois, faillites d’entreprises,..- malgré toutes les dispositions prises par les Etats, seront moins facilement oubliées que celles subies par les populations lors de la naissance de la pandémie. L’accentuation des inégalités provoquée par l’épidémie, dans les pays avancés comme dans les nations en développement, pourrait donc entrainer des tensions accrues chaque fois que l’état d’esprit d’une « union nationale » un moment mise en avant n’aura été qu’une parenthèse.

Enfin, un dernier constat est la mise en évidence par la crise de la priorité désormais souhaitable de nouveaux paradigmes économiques. Les bienfaits de la mondialisation, dont les limites étaient déjà de plus en plus ressenties, se comparent désormais à ceux de l’indépendance économique et des politiques de proximité qui y sont liées, qui paraissent plus attrayants. Quelques nouvelles valeurs devenues fondamentales pour tous font émerger des attentes économiques et sociales, jugées auparavant moins essentielles par la majorité « nantie » de la population mais aujourd’hui vues comme prioritaires face à des dangers oubliés et d’incroyables fragilités révélées. Il en est ainsi de toutes les activités liées à une « économie de l’humain » : santé, logement décent, accès à l’éducation et à la connaissance, connexion aux réseaux de communication, accroissement de la sécurité sous toutes ses formes, amélioration de la justice,… L’idée d’un revenu universel minimum, longtemps considérée comme utopique, connait un début d’application de la part de pays aussi divers que les Etats-Unis ou la Côte d’Ivoire. Le combat contre le dérèglement climatique et pour la sauvegarde à long terme de la planète pourrait connaitre plus de vigueur et de succès, à la suite de la peur qui a saisi le monde devant les risques gigantesques qui le menacent et au vu de l’éclaircie climatique qui accompagne cette pause économique forcée.  Certes, ces changements possibles se heurteront au retour en force de la prééminence des anciens dogmes -maximisation du profit à court terme, suprématie absolue des droits de l’individu sur ses devoirs et sur les droits de la collectivité, poids de la « réal politik » dans la gestion des Etats-. Les débats pourraient être animés entre ces deux approches.

Beaucoup aiment à dire en ce moment que le monde après le Covid-19 « ne sera plus comme avant ». Les périodes comme celle que nous traversons renforcent le poids et et les espoirs de ceux qui aspirent à de profonds changements, qu’ils soient révolutionnaires, utopistes ou simplement emplis de sagesse. Il est sans doute encore beaucoup trop tôt pour savoir ce qu’il en sera. De grandes incertitudes existent déjà sur le temps pendant lequel la lutte contre la pandémie durera et sera même indécise. Cette durée aura d’ailleurs elle-même une grande influence sur ce que les habitants de la terre choisiront ensuite : oublier cette période et revenir (presque) au passé si l’issue a été facile ; s’entêter pour réaliser des changements apparus décisifs, quelle que soit la difficulté pour les instaurer, si la victoire a été longue et incertaine. La vérité à venir se placera probablement entre ces extrêmes. Où qu’elle se situe, il ne faudra pas oublier que notre monde a très peu de chances d’être un jour parfait.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/04/2020

Afrique : le spectre du coronavirus

Afrique : le spectre du coronavirus

 

Il est difficile de prédire l’imprévisible. Surtout lorsque celui-ci est inconnu. C’est pourtant ce que doivent s’essayer à faire en ce moment les dirigeants de tous les pays. La maladie issue du coronavirus, ou covid-19, n’est apparue qu’en toute fin d’année 2019 mais sa contamination est déjà supérieure à celle des précédentes grandes épidémies de la période récente (SRAS, Ebola, ..). L’ampleur de son extension géographique, la faiblesse des connaissances sur la maladie et l’absence de remède à ce jour génèrent une peur qui s’est transformée en panique face aux risques d’une pandémie mondiale. Des mesures totalement exceptionnelles, visant à ralentir la propagation de la maladie, ont été maintenant adoptées en désordre par beaucoup de nations, mais leur impact positif contre la maladie ne peut encore être assuré. Ce péril sanitaire potentiellement dramatique s’est désormais doublé d’une crise économico-financière aussi brutale que multiforme. Celle-ci est en partie liée aux difficultés de secteurs dynamiques totalement paralysés par les actions de lutte contre l’épidémie, tels le transport aérien, le tourisme ou l’évènementiel. Elle résulte aussi des craintes sur le rythme de croissance issues des difficultés attendues d’approvisionnement de nombreuses industries, des mesures de confinement imposées par la situation sanitaire et d’une baisse de la demande. La généralisation de ces problèmes, puis l’effondrement du prix du pétrole ont ensemble provoqué en une semaine une débâcle boursière de même ampleur que celle de 2007.

Si cette double crise est mondiale, l’Afrique semble y avoir une place à part tant au plan sanitaire qu’économique.

En matière de santé, trois constats s’imposent. Le premier est que le continent reste jusqu’ici étrangement absent de la carte d’implantation du covid-19. Ce 15 mars, des statistiques officielles recensaient seulement 280 cas et 7 décès en Afrique, et une absence totale de contamination dans u majorité des 54 pays africains. Cette situation, pour une fois très favorable, parait incroyable alors que la Chine, où la maladie s’est déclarée, compte en Afrique un contingent significatif de nationaux en de nombreux pays et que beaucoup d’africains voyagent souvent en Chine pour des raisons commerciales : les passerelles de contamination sont donc multiples. Aucune explication scientifique n’a été jusqu’ici émise pour justifier que le climat, l’environnement ou la morphologie des habitants rendaient plus difficile l’action du coronavirus en Afrique que dans des pays aussi divers que l’Italie, la Corée ou les Etats-Unis. La raison la plus vraisemblable de ce maintien à l’écart est donc le moindre dépistage des personnes infectées qui peut résulter de plusieurs causes. La faiblesse généralisée des équipements sanitaires (seuls 24 pays disposeraient des moyens de dépistage selon l’OMS), la proximité des symptômes avec ceux de maladies courantes comme la grippe ou le paludisme, qui reste de loin la maladie la plus mortelle en Afrique, se conjuguent pour que le coronavirus passe encore en dessous de beaucoup de « radars ». Sa faible mortalité jusqu’à ce jour et le pourcentage nettement plus limité de populations dépassant 60 ans ont pu aussi contribuer à ce que la nouvelle maladie, si elle est déjà présente, n’attire guère l’attention. Le retard avec lequel les avertissements ont été donnés et les premières mesures de prévention lancées explique aussi ce décalage, Les seuls cas signalés sont d’ailleurs surtout ceux de personnes venues de France et immédiatement mises en quarantaine, comme si le virus avait fait ce détour avant de s’attaquer à l’Afrique.

Le second constat est que le continent semble dans l’immédiat mal équipé pour prendre en charge une proportion de la population identique aux taux de contamination qui apparaissent dans les pays les plus frappés comme la Corée et l’Italie, sans parler de la Chine. Les types de soins requis pour les personnes les plus gravement touchées – équipements lourds d’assistance respiratoire notamment – sont en effet très peu présents et conduiraient vite aux blocages actuellement craints dans les pays européens les plus avancés. Il n’est donc pas certain qu’une politique plus active de dépistage soit mieux adaptée pour une gestion efficace de l’épidémie et il pourrait être préférable de mettre surtout l’accent sur l’adoption de comportements et de « mesures barrières » freinant la propagation, et sur des désinfections massives, plus faciles à mettre en œuvre dès lors qu’une relative immobilisation du pays a pu être imposée.

Il faut en effet rappeler enfin que l’Afrique, malgré ses nombreuses faiblesses, a déjà su faire face à des épidémies particulièrement dangereuses. Ce fut par exemple le cas de la fièvre Ebola dans les années 2013/2015, notamment en Afrique de l’Ouest. Avec plus de 11 000 décès sur la période (mais près de 20000 selon certaines statistiques) sur quelque 30000 personnes contaminées, elle a représenté pour des pays déjà fragiles comme la Guinée, le Libéria, la Sierra-Léone, une menace terrifiante. Seules une politique de mise en quarantaine extrêmement sévère, le courage et la ténacité remarquables des équipes médicales de ces pays et l’aide, parfois trop tardive, de quelques grands partenaires sont venus à bout de ce fléau. Il n’est nul doute que l’Afrique se battrait vigoureusement avec ses maigres moyens si le coronavirus faisait une apparition massive dans cette population de plus de 1,2 milliards d’habitants. Elle devrait dans ce cas privilégier à nouveau, faute de mieux, les moyens soulignés ci-avant -strict cantonnement et désinfections systématiques-. Il importera dans ce cas que les gouvernements africains prennent le défi à bras le corps, avec une transparence, un engagement et une cohérence qui les rendront crédibles. Il faudra aussi qu’ils puissent bénéficier en complément de la solidarité internationale, dont la difficile mise en place actuelle va être « testée » dans d’autres régions du monde, en raison des moyens financiers, humains et techniques qui seront requis.

En matière d’économie, la question principale est de savoir si l’Afrique pourra comme en 2007 être relativement épargnée par les conséquences de la crise économique et financière qui accompagne depuis début mars le danger sanitaire actuel. S’il est encore trop tôt pour des conclusions générales sur ce point, plusieurs orientations semblent déjà engagées.

D’abord, la dépréciation brutale de plus de 30% des prix mondiaux du pétrole intervenue le 9 mars dernier, et encore aggravée depuis lors, impactera fortement l’Afrique. Cette baisse, issue d’un fort repli de la demande et d’un désaccord stratégique entre deux principaux exportateurs, l’Arabie Saoudite et la Russie, risque en effet d’être observée au moins quelques mois au vu des incertitudes actuelles de la situation économique mondiale. Elle produira deux effets inverses selon les pays. Les exportateurs d’or noir, déjà en phase de dépression depuis 2015, enregistreront une nouvelle baisse notable de leurs recettes budgétaires et de leurs exportations. Ainsi le Nigéria, qui avait basé son budget 2020 sur un prix international proche de 55 USD, doit-il revoir celui-ci pour tenir compte des nouveaux cours proches de 30 USD. L’Algérie engage le même processus. Il en est déjà résulté un sensible repli de la valeur du naira, et une chute de plus de 12% de la Bourse de Lagos. Pour l’Afrique Centrale francophone, la chute imprévue va rendre plus difficiles les réformes entreprises et compromettre les améliorations récemment constatées dans la croissance économique et les rééquilibrages budgétaires. Pour les pays importateurs de pétrole au contraire, la position favorable des dernières années va être maintenue. Elle sera un facteur particulièrement opportun de soutien de la croissance et des équilibres budgétaires dans la période difficile qui s’annonce.

En second lieu, plusieurs effets négatifs majeurs à l’échelle mondiale de l’épidémie devraient affecter inévitablement l’Afrique ou y être observés rapidement. La baisse générale d’activité va réduire à court terme la demande de matières premières minières, à l’exception possible de l’or dont les cours ont bondi de plus de 20% en 2019 et restent élevés, et donc toucher beaucoup de nations au moins en 2020. Les transports aériens, l’hôtellerie et le tourisme, qui étaient des secteurs en expansion et générateurs d’emplois, seront sinistrés cette année et pourraient souffrir durablement à l’avenir de modifications de comportements, notamment de la part des entreprises. Un possible confinement, au moins partiel, auquel risquent de se résigner beaucoup de nations africaines pour des raisons sanitaires, perturberait les productions nationales, où le télétravail ne peut être encore que marginal, tout autant que les échanges commerciaux internationaux ou régionaux : ces deux évènements auront un impact négatif sur le taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB). La destruction substantielle de la « richesse financière » globale provenant des effondrements boursiers et le climat général d’incertitude vont pour un temps ralentir fortement les flux d’Investissements Directs Etrangers (IDE), notamment privés, et donc la réalisation de nouveaux projets productifs.

Hormis ces tendances vraisemblables, la plupart des évolutions sur le continent demeurent jusqu’ici des hypothèses qui ne pourront être vérifiées que dans un délai minimal de quelques mois. La plupart sont défavorables et entraineraient à court terme l’Afrique dans une spirale dépressive. Emporté par le repli de secteurs importants rappelés ci-avant, le rythme de croissance du PIB en 2020 pourrait décliner bien en dessous des 3,9% prévus et même faire basculer des grands pays en récession, tel le Nigéria. Les premières prévisions émises en Europe apparaissent d’ailleurs catastrophiques avec des taux de repli du PIB atteignant 5% Il en résulterait dans ces cas le recul des recettes publiques et des difficultés accrues de financement des Etats concernés. Celles-ci ralentiraient les possibilités de réalisation d’infrastructures économiques et sociales pourtant prioritaires. Malgré ces sombres perspectives, il faut toutefois souligner que les pays africains, en raison de leurs structures économiques et de leur faible intégration aux échanges mondiaux, sont moins sensibles aux variations de la conjoncture internationale, comme observé en 2007/2008. Ils disposent en particulier de quelques secteurs solides -télécommunications et banques par exemple – ou soutenus par la forte croissance démographique – comme l’agriculture – ou faiblement liés aux circuits classiques -tels le secteur informel -. Enfin, il est aussi possible d’espérer que le grand chambardement provoqué par le Covid-19 pourrait donner aux nations africaines l’énergie nécessaire pour accroitre les actions de développement de leurs capacités de production agricoles et industrielles nationales et régionales. Cette stratégie aurait le double mérite de « booster » les PIB africains à un moment spécialement opportun et de réduire la dépendance des populations vis-à-vis de l’étranger. Il faudra pour cela un effort d’imagination et de volonté de la part des pays intéressés, mais aussi un soutien financier suffisant et vite mis en œuvre de la part des grands partenaires, qui témoignerait de la cohérence de leurs actes et de leurs discours en cette période difficile.

Même si elle n’en a pas encore conscience, l’Afrique risque de connaitre une crise sanitaire et économique issue de l’épidémie du coronavirus aussi redoutable que partout ailleurs dans le monde. Pour la traverser au mieux, elle doit montrer sa capacité à mener dans l’urgence toutes les actions, à combattre ses « démons » habituels et à mobiliser ses atouts. Le pire n’est jamais sûr, surtout si on se prépare bien à l’affronter.

Paul Derreumaux

Article publié le 20/03/2020