Perspectives 2020 en Afrique de l’Ouest

Perspectives 2020 en Afrique de l’Ouest:

Le politique devrait primer sur l’économie, mais préparera-t-il bien l’avenir ?

 

 

En ce début d’année, on aimerait avant tout souhaiter à l’Afrique de l’Ouest la poursuite d’une croissance économique soutenue et l’accélération de réformes structurelles propices à l’amélioration de la productivité, aux créations d’emplois et à la maîtrise des inégalités sociales. Les bonnes performances économiques des dernières années, surtout dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), semblaient être un bon point de départ pour rendre ces objectifs accessibles et faire de la zone un des territoires d’espérance en Afrique subsaharienne.

Pourtant, ces aspects risquent de passer au second plan en 2020 face à deux contraintes majeures de nature politique.

La première est le nombre élevé d’élections qui concerneront la région en 2020, et la difficulté attendue de leur déroulement pour certaines d’entre elles. De février à décembre prochain, six pays connaitront un scrutin présidentiel, parfois doublé d’un vote législatif. Dans cet ensemble, deux groupes de situations apparaissent d’ores et déjà. Dans quatre cas, le vote qui s’annonce n’a pas soulevé jusqu’ici de passions extrêmes, mais l’approche des élections devrait inévitablement renforcer rapidement les tensions. Au Togo, qui ouvrira la route en février, le Président Faure sera candidat à sa succession, en mettant en avant son bilan économique : il devrait affronter six autres candidats agréés par la Cour Constitutionnelle mais aussi de possibles contestations juridiques sur sa candidature. Au Burkina Faso, l’actuel Chef de l’Etat, briguera normalement un nouveau mandat en novembre prochain, et ses challengers devraient être pour la plupart les mêmes qu’en 2015. Les importantes difficultés sécuritaires subies par le pays depuis 2018 pourraient cependant rendre sa campagne plus difficile si le contexte ne n’est pas amélioré d’ici là. Au Niger, qui terminera la liste en décembre 2020, le Président Issoufou a affirmé sa volonté de ne pas se représenter et les candidatures comme les alliances ne sont pas encore définitivement arrêtées, laissant pour l’instant le jeu ouvert. Enfin, en dehors de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine, le Ghana votera en novembre et, quels que soient les candidats qui s’affronteront et la fièvre des débats, tous les observateurs escomptent que ce pays offrira le même visage de maturité démocratique que celui qu’il a montré depuis plusieurs élections. Dans les deux autres pays au contraire, où le scrutin présidentiel est programmé pour octobre 2020, l’inquiétude est palpable. En Guinée, malgré son bilan économique contesté et de mauvais résultats aux législatives de février 2019, le Président Condé a indiqué de longue date son souhait de postuler un troisième mandat, même si cela requérait une modification de la Constitution qui n’a pas encore été effectuée. Les principaux concurrents sont opposés à cette nouvelle candidature et l’affaire a déjà provoqué en 2019 d’importantes manifestations ayant entraîné plusieurs dizaines de morts selon les observateurs, sans que la question soit encore réglée. En Côte d’Ivoire enfin, les préoccupations des populations se font de plus en plus vives face à la fracture croissante entre les grands partis politiques, à l’incertitude maintenue jusqu’ici quant à l’identité des candidats qui les représenteront et à la tension manifeste que traduisent certaines mesures. L’espoir d’une élection apaisée, qui aurait permis d’effacer les souvenirs dramatiques du début de la décennie et de débattre des futurs économiques possibles du pays, s’est donc pour l’instant amenuisé.

Hors ces élections présidentielles, quelques pays auront aussi à gérer des scrutins législatifs, tels le Burkina Faso, le Ghana et le Mali. Dans ce dernier cas, la désignation des nouveaux députés, repoussée depuis près de deux ans et intervenant dans un contexte de fortes tensions sociales et de sécurité, constituera un enjeu décisif pour aider à résoudre la crise que traverse le Mali.

Qu’on les anticipe sereines ou délicates, ces joutes électorales devraient de toute façon peser négativement sur l’économie des nations concernées. Les investisseurs, étrangers mais aussi parfois nationaux, auront tendance à repousser la réalisation de leurs projets dans la période post-élections. L’activité économique quotidienne pourra être soutenue par des dépenses publiques accrues des Etats, affectées à des programmes d’urgence, mais surtout ralentie en raison de la prudence des acteurs privés. Les orthodoxies d’équilibre budgétaire ou d’endettement extérieur risquent d’être reléguées provisoirement au second plan. Les grands chantiers de réformes structurelles seront également plus difficilement engagés avant la désignation des futures équipes. En cas de troubles sociaux durant ces périodes électorales, ces risques pourraient être aggravés pour une durée inconnue.  Dans l’UEMOA notamment, le taux de croissance remarquable proche de 7% atteint en moyenne ces dernières années pourrait donc faiblir, en raison notamment du poids de la Cote d’Ivoire dans le total régional. Seul le Sénégal, où les élections se sont déroulées en 2019, a de bonnes chances de réussir de meilleures performances, grâce aux investissements d’infrastructures et de préparation de l’exploitation pétrolière, et de conforter ainsi sa place de deuxième puissance régionale.

La seconde contrainte est de nature sécuritaire. Sur ce plan, la forte dégradation de la situation en 2019 dans plusieurs pays du Sahel est bien connue. Au Burkina Faso et au Mali, les victimes, civiles comme militaires, des terroristes islamistes ont fortement augmenté, les populations déplacées se comptent en centaines de milliers et l’Etat a perdu le contrôle d’une bonne partie du territoire national. Au Niger, qui avait jusqu’ici mieux résisté, les derniers mois de 2019 ont été très meurtriers. Dans la partie Nord des pays côtiers, de la Cote d’Ivoire au Bénin, la menace terroriste se fait plus directement menaçante. Les troupes de Boko Haram continuent à sévir au Nigéria, mais aussi au Tchad et au Niger. Malgré les efforts de mutualisation menés au niveau régional, avec la Force du G5 Sahel, et les appuis militaires apportés par le France et quelques autres partenaires, le sentiment de recul et d’échec tend à croître face aux assauts terroristes, et les craintes d’une contagion internationale s’amplifient. Dans le même temps, l’environnement de guerre larvée génère, au moins dans le Sahel, deux graves conséquences. Les Etats, qui disposent de moyens déjà limités au regard de toutes les urgences qui leur incombent, doivent réaliser pour la sécurité nationale des efforts budgétaires de plus en plus lourds .Ces coûts pénalisent les autres dépenses de fonctionnement ou d’investissement, perturbent les équilibres macroéconomiques et peuvent parfois générer de nouveaux circuits de corruption. De plus, la conquête de certains territoires par les troupes terroristes, souvent alliées objectives d’un grand banditisme, empêche les actions de développement des zones concernées, désorganise les équilibres sociaux et favorise le détournement d’une partie de leur population vers les rangs extrémistes.

Les évènements les plus récents ont conduit à une prise de conscience plus aigüe des dangers encourus et de la nécessité d’une nouvelle stratégie de riposte. Ses grandes lignes sont maintenant connues : meilleure intégration des armées nationales et étrangères dans la bataille antiterroriste ; concentration des actions dans les zones les plus menacées ; amélioration des capacités humaines et matérielles des armées des pays du Sahel ; renforcement et diversification des appuis extérieurs ; plus grande rapidité de réaction face aux attaques ennemies ; concomitance de la reprise des programmes d’investissements productifs et sociaux dans les sites reconquis. Il s’agirait, par rapport à la période passée, d’un changement de nature et d’échelle des moyens mis en œuvre et des stratégies suivies, seul capable d’enrayer le pourrissement de la situation. Ceci entrainerait ipso facto des coûts nettement supérieurs et de possibles sacrifices supplémentaires dans les arbitrages de dépenses publiques au sein de la région.

Le bon déroulement de ces nombreuses élections et le redoublement des offensives contre les terroristes sont des priorités logiques, compte tenu des enjeux qu’ils recouvrent. Mais les résultats qui seront obtenus sur ces deux plans doivent être suffisamment probants pour qu’ils assurent ensuite le retour à un rythme optimal de développement économique et social. Ainsi, les scrutins, notamment présidentiels, seront surtout profitables aux populations et aux entreprises de chaque pays s’ils portent davantage sur des comparaisons de programmes entre candidats, permettant de juger de la crédibilité de chacun d’eux et de mieux imaginer l’avenir économique comme social à travers une vision stratégique précise et cohérente. De plus, l’exigence de bonne gouvernance, désormais considérée comme condition sine qua non d’un développement durable, supposera de la part des nouveaux dirigeants, une meilleure transparence de la chose publique et une disponibilité totale au service des besoins du pays pendant la durée des mandats. Au plan sécuritaire, beaucoup d’annonces ont été faites depuis plusieurs années, à l’intérieur comme à l’extérieur de la région, sur la dangerosité de la situation et sur le renforcement des moyens mobilisés contre les actions terroristes. Les promesses exprimées sont loin d’avoir été toutes tenues et les méthodes utilisées n’ont pas eu l’efficacité attendue. Il est donc essentiel que, cette fois, les nouveaux engagements pris soient rapidement mis en œuvre et suivis d’effets visibles à bref délai.

Les priorités politiques incontestées de l’heure auront donc à mettre en évidence une véritable rupture par rapport à la manière dont les mêmes questions ont été gérées précédemment. Faute de cela, les pays concernés, et sans doute la région toute entière, perdront de précieuses années. Il leur sera alors encore plus difficile de reprendre de manière plus affirmée leur marche vers le développement, et a fortiori de répondre aux défis de démographie, d’urbanisation ou de changement climatique qui se profilent à un horizon de plus en plus proche.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 28/01/2020

 

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

 

Ses avions sillonnent désormais le ciel d’Afrique de l’Ouest, desservant toutes les capitales, et proposent un nouveau « hub » vers l’Europe et les principales destinations internationales. Ses grandes entreprises de travaux publics sont à pied d’oeuvre au Sénégal, notamment pour la nouvelle ville de Diamnadio et d’autres chantiers d’envergure. Ses universités accueillent de nombreux étudiants africains et ses professeurs sont de plus en plus nombreux dans les écoles primaires et secondaires des pays d’origine. Des cliniques modernes gérées par ses médecins s’ouvrent à Bamako ou ailleurs.

Les habitués de la région penseront qu’on parle du Maroc, mais il s’agit bien de la Turquie. Celle-ci accentue en effet depuis quelques années une offensive, tous azimuts, dans l’ensemble de la région. Inondant les principales artères de Dakar et de Bamako, les mêmes affichettes montrent ainsi côte à côte le Président du pays et M. Erdogan à l’occasion de la récente visite du Président de la Turquie. Au Mali, un « matraquage » publicitaire mené depuis plusieurs mois a informé la population que le Salon International de l’Industrie d’avril 2018 a la Turquie comme invité d’honneur.

Cette offensive pourrait surprendre. Certes la puissance économique de la Turquie est connue. Avec un taux de croissance annuel moyen du Produit Intérieur Brut (PIB) qui a dépassé 6%  13 années durant depuis 2000 et une valeur de celui-ci estimée à 769 milliards de USD en 2017, l’héritière de l’Empire ottoman s’est hissée au rang de treizième puissance mondiale ( en parité de pouvoir d’achat) et ambitionne ouvertement d’atteindre la septième place en 2020. Elle est aussi la première puissance du Moyen-Orient, devant l’Arabie saoudite et l’Iran, et membre du G 20. Son PIB représente plus de six fois celui du Maroc.

Pourtant, ancrée à la fois sur l’Europe et l’Asie Mineure, membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a d’abord donné la priorité à ses relations avec l’Europe pour acquérir sa stature internationale. Sa population, qui compte aujourd’hui près de 80 millions d’habitants, a fourni une main d’œuvre abondante et un large réservoir de consommateurs pour un appareil industriel de qualité qui s’est ensuite tourné vers l’exportation. Une forte émigration turque vers quelques pays européens, et surtout l’Allemagne, et l’espoir longtemps caressé d’une adhésion à l’Union Européenne (UE) ont renforcé ce tropisme pour le Vieux Monde jusqu’en fin des années 1990.

Le développement des liens avec l’Afrique est plus récent et s’est déroulé en plusieurs phases. Il s’est d’abord engagé sur des voies humanitaires et de formation, notamment à travers le lancement des activités des « écoles Gullen », du nom de leur fondateur, et de premiers soutiens humanitaires en Somalie. A partir des années 2000,  les aspects commerciaux sont devenus plus importants, dans le cadre d’une diversification logique des relations extérieures par suite de la montée en puissance de l’économie turque et des transformations structurelles du commerce international observées avec l’entrée en force des grands pays émergents. Les échanges avec le continent ont ainsi presque quintuplé depuis le début du siècle pour avoisiner un volume annuel de 25 milliards de USD en 2015. Ils se sont progressivement accompagnés d’une hausse des investissements passés de quelque 500 millions de USD en 2008 à près de 5 milliards de USD en 2015, avec une forte concentration sur des pays d’Afrique de l’Est comme l’Ethiopie et le Soudan. Une nouvelle étape a débuté à partir de 2015 : elle peut être en partie reliée aux nouvelles orientations de politique extérieure et aux conséquences du coup d’Etat manqué de juillet 2016. Suite au blocage des pourparlers d’entrée dans l’UE et aux tensions nées de la situation des migrants, les liens avec l’Europe se sont distendus. Enhardie par sa réussite économique, la Turquie affiche alors une stratégie internationale de plus en plus indépendante et largement dictée par des considérations internes, comme le montre sa position en Syrie et contre les Kurdes. Dans ce contexte, l’Afrique subsaharienne est un vaste terrain porteur pour l’expansion des entreprises turques et pour la création d’amitiés fidèles soutenant les positions de la Turquie. Celle-ci compte par exemple des représentations diplomatiques dans une quarantaine de pays africains, et presque autant d’ambassades africaines sur son territoire. Un deuxième sommet Turquie-Afrique vient de se réunir en février dernier à Istanbul, après celui tenu en 2016, à l’image des fora qui mettent régulièrement en face un grand pays donateur et une large partie des pays du continent. Recep Tayyip Erdogan, qui avait fait une première tournée à Abidjan, Accra, Conakry et Lagos en 2016, effectue sa deuxième cette année au Sahel après être allé aussi au Soudan et au Tchad. L’envergure des nouveaux moyens mis en œuvre témoigne du caractère doublement stratégique de cette offensive africaine pour la Turquie.

Au plan économique, elle vise à soutenir ses grandes entreprises dans la conquête de marchés et de débouchés commerciaux sur un continent dont la croissance économique avérée et la poussée démographique spectaculaire font un champ d’action incontournable pour les trente prochaines années. Certes les entreprises chinoises dominent beaucoup de secteurs et les champions marocains trustent les places d’honneur dans les banques et les assurances par exemple. Mais les grandes sociétés turques ont les moyens de s’imposer sur certains créneaux clés, tels les travaux publics pour la réalisation de grandes infrastructures ou les biens de consommation durable pour la satisfaction d’une population urbaine en rapide expansion. Dans leurs déclarations, les Autorités turques affichent d’ailleurs leur objectif de quintupler à nouveau leurs échanges commerciaux dans les cinq prochaines années. La réussite de cette ambition permettrait en particulier en Turquie de mieux lutter contre le chômage, qui atteint 11%  de la population active, et de réduire le déficit extérieur, qui approche 4% du PIB.

Au plan politique, la Turquie  avait perdu ses anciennes zones d’influence en Afrique à la suite des accords conclus avec les vainqueurs de la première guerre mondiale. Après une longue période, elle était revenue discrètement mais efficacement sur le continent. M. Erdogan avait ainsi été le premier haut responsable politique à se rendre en Somalie lors de la grande sécheresse de 2011 et la Turquie y a installé depuis une base militaire ; les écoles turques sont, de longue date, solidement présentes dans quelques pays du Sahel et d’Afrique de l’Est. Aujourd’hui, M. Erdogan a repris le contrôle, souvent brutalement, de ces nombreux établissements fondés par son ancien allié devenu homme à abattre, Fethullah Gullen, et tous les pays hôtes se sont inclinés devant ce changement. Dans les tensions quotidiennes qui l’opposent au peuple kurde, à l’intérieur du pays ou en Syrie, dans les tensions qui l’opposent maintenant à l’Europe, dans les positions qu’elle adopte en matière de droits de l’homme, de gouvernance politique, de « gestion » des migrants, la Turquie a besoin d’alliés pour défendre ses positions, et le nombre élevé des Etats subsahariens peut lui être d’un grand secours. C’est d’ailleurs en bonne part grâce à leurs voix que la Turquie était devenue en 2008 membre non permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU.

La stratégie de M. Erdogan ressemble beaucoup à celle empruntée depuis plus d’une décennie par le roi Mohamed VI : tournées régionales régulières apportant la signature de nombreuses conventions bilatérales, mise en avant systématique des principales entreprises du pays dont la « force de frappe » permet la réalisation de grand projets subsahariens, et qui trouvent ainsi de quoi alimenter leur propre expansion, soutiens financiers variés, même proximité religieuse. Certes les immersions du roi du Maroc sont plus longues et s’appuient désormais sur de nombreux acquis économiques et politiques obtenus au fil des ans, qui lui donnent une longueur d’avance. Mais la Turquie dispose de moyens financiers encore plus puissants et d’une forte approche culturelle grâce auxquels elle pourrait refaire une partie de son retard.

Pour les Etats subsahariens, ainsi courtisés par ces diverses puissances et confrontés par ailleurs à des urgences multiples et à des besoins de financement jamais satisfaits, il y a là une chance à saisir. Encore faut-il qu’ils fassent l’effort de choisir les partenaires et les projets qui correspondent le mieux à leurs priorités et qu’ils aient la force de négocier les conditions qui leur sont le plus favorables. Comme en tout autre domaine, la qualité de leur gouvernance et l’expérience des ressources humaines responsables des négociations seront décisives pour que les résultats des investissements soient bien équilibrés. Dans le cas contraire, le développement risque d’être surtout à sens unique.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/04/2018

Le rail au service de la « conquête de l’Afrique de l’Ouest » ?

Le rail au service de la « conquête de l’Afrique de l’Ouest » ?

Le rail a été, depuis les indépendances, le mal-aimé des investissements soutenus par les grandes institutions de financement et les exemples de réhabilitation réussie de l’existant sont peu nombreux. Le projet de Boucle Ferroviaire en Afrique de l’Ouest, qui inclurait près de 1200 kms de voies nouvelles, pourrait changer la donne si les conditions difficiles de son succès sont bien remplies.

Près de 50% des pays d’Afrique subsaharienne possèdent une voie ferrée en activité. Pourtant, les investissements qui seraient nécessaires sont souvent écartés: trop cher, mauvaise qualité du service offert et trop d’exemples de gestion désastreuse générant des charges très lourdes pour les Etats. Victimes de cet ostracisme vis-à-vis du rail, les compagnies ferroviaires africaines se sont de plus en plus délitées dans la plupart des pays. Les Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) et le ralentissement de la croissance économique ont accéléré ce phénomène.

Pendant la décennie 1990/2000, quelques institutions – Banque Mondiale, Agence Française de Développement, Banque Européenne d’Investissement – ont aidé, trop modestement, à la restructuration de diverses compagnies nationales. La solution la plus fréquemment retenue a été celle de la privatisation, sous des formes variées, de l’exploitation des lignes existantes : plus des deux tiers des sociétés ferroviaires du continent fonctionnent maintenant selon ce schéma. Ces changements ont certes amélioré sensiblement le fonctionnement et la productivité des compagnies, accru le trafic transporté et redressé la qualité des prestations offertes. Toutefois le bilan global demeure incertain : en particulier, l’équilibre recherché entre les gestionnaires et les Etats concédants est souvent imparfait tandis que les investissements nécessaires ont été rarement effectués au niveau requis. Malgré ces efforts, le rail a vu sa place relative reculer par rapport à la route. A ce jour, l’Afrique demeure encore la partie du monde où la densité de trafic ferroviaire est la plus faible.

La partie n’est toutefois pas jouée et des arguments renforcés plaident aujourd’hui pour le chemin de fer. La réduction possible de la facture énergétique est un atout majeur. Le transport par voie ferrée consomme beaucoup moins de diesel que par la route. Il offre donc un avantage compétitif et une empreinte carbone réduite pour le transport de marchandises très pondéreuses sur de longues distances : la mise en exploitation de nouveaux gisements importants de divers minerais, composante essentielle de la croissance dans plusieurs pays,  justifie en conséquence cet intérêt retrouvé. Le rôle positif que peut jouer le chemin de fer sur le développement agricole, la création d’emplois et l’aménagement du territoire renforce les avantages possibles du rail.

Sur cette base, les actions de réhabilitation se poursuivent sur divers sites ou continuent à être à l’étude. Elles portent cependant presque toujours sur les sociétés et les lignes existantes, en cherchant à améliorer leur fonctionnement et à densifier leur trafic. La situation respective du transport ferroviaire au sein du continent ne s’en trouve donc guère modifiée : l’Afrique australe est de loin la mieux dotée en lignes ; les chemins de fer du Gabon et du Cameroun restent en tête pour le trafic comme pour la productivité.

Mal placée jusqu’ici, l’Afrique de l’Ouest francophone pourrait bien révolutionner ce secteur.

Le projet de Boucle Ferroviaire, initié par le Niger en novembre 2011, vise en effet la mise en place d’une voie ferrée continue sur le parcours Cotonou/Niamey/Ouagadougou/Abidjan. Traversant quatre pays, long de plus d’environ 3000 kms, ce projet se caractérise surtout par deux ambitions hors du commun. D’abord, il comprend, outre l’amélioration de quelque 1800 kms de lignes actuelles, la construction de près de 1200 kms de voies nouvelles : elles concerneront au premier chef le Niger, qui n’a jamais connu de voie ferrée sur son sol. Cet ajout, le plus long réalisé depuis longtemps sur le continent, contribue au gigantisme de l’investissement dont l’enveloppe actuellement prévue dépasse déjà 4,3 milliards de dollars. La seconde originalité majeure du chantier est son caractère pluri-étatique, puisqu’il associe quatre pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Ceci donne bien sûr tout son sens à cet investissement ferroviaire qui concernerait donc plus de soixante millions d’habitants et une part prédominante de l’Union, pouvant notamment profiter à plusieurs projets miniers et intéressant sur son chemin de nombreuses entreprises. En revanche, la nature transfrontalière accroit sensiblement les difficultés d’ordre légal, administratif, organisationnel, fonctionnel de la future compagnie qui gèrera ce qui pourrait s’appeler le TransOuestAfricain. En Europe, la mise en place de lignes intéressant deux  nations, en dépit de l’expérience désormais acquise dans de tels projets, montre bien les grandes difficultés d’une telle situation..

Malgré ces défis financiers et structurels, l’idée quitte peu à peu la virtualité et approche d’un début de concrétisation : la partie Niamey/Parakou a en effet fait l’objet d’un lancement symbolique le 7 avril au Niger et l’achèvement de cette première partie de la Boucle est annoncé pour 2016. Il est vrai que cet investissement est soutenu par la volonté farouche des Chefs d’Etat concernés, qui lui trouvent une envergure particulièrement mobilisatrice. Il évoque en effet instinctivement deux des plus grandes épopées économico-sociales du 19ème siècle: celle de la conquête de l’Ouest aux Etats-Unis, celle de la deuxième révolution industrielle en Europe. Comme dans ces deux références de légende, le projet est en partie un acte de foi et un signe de fermeté politique, et ne peut être uniquement conditionné à l’élaboration d’un « business plan » bancable. Le cas du Niger le montre bien. Après les élections réussies de 2011, les nouvelles Autorités ont lancé un programme exceptionnellement ambitieux, capable de placer le pays, en cas de succès, sur une spirale de développement sans commune mesure avec le passé. Ce programme a pour ossature quelques investissements stratégiques par leur taille, leurs effets structurants sur de nombreux secteurs et leurs résonances psychologiques. La Boucle Ferroviaire du Niger en fait partie et en est très certainement le plus emblématique par son caractère novateur et sa dimension régionale. Le pari est risqué, mais pas irréaliste. La construction des grandes lignes de chemin de fer a toujours été corrélée avec des périodes de forte croissance économique et le renforcement du secteur minier au Niger peut constituer le fondement justificateur de cet investissement. Celui-ci pourrait aussi constituer un modèle d’intégration régionale et un électrochoc de croissance.

Pour entrer dans ce cercle vertueux, le projet Ouest-Africain aura cependant à résoudre au mieux trois contraintes principales.

La première est celle d’une construction juridique et administrative solide et appropriée. Le bon fonctionnement d’une société ferroviaire exige en effet déjà une pleine maîtrise de nombreux aspects : juridiques, financiers, fonciers, techniques, sécuritaires, concurrentiels,…  Dans le cas spécifique de ce chantier multi-Etats s’y ajoutent d’importantes données supplémentaires. Elles sont notamment liées à l’adoption d’un cadre légal unifié s’imposant aux règles nationales pour éviter les contestations ou les blocages futurs, ainsi qu’à la mise en place de structures plurinationales décisionnelles suffisamment autonomes pour assurer une activité sans heurts de la future société. 

Une deuxième exigence a trait à l’obtention de financements appropriés. Les projets ferroviaires se caractérisent à la fois par le volume considérable de leurs investissements et leur rentabilité directe faible et de long terme. Ils imposent donc d’abord un effort d’autofinancement important de la part d’Etats sollicités de toutes parts et aux moyens financiers souvent limités.  La mobilisation du maximum possible de ressources publiques concessionnelles est aussi une condition sine qua non. En la matière, la présence au « tour de table » des principales structures publiques traditionnelles de financement sera bien sûr indispensable. Toutefois, le rôle de nouvelles grandes institutions, telles la Banque Africaine de Développement (BAD) ou la Banque Islamique de Développement (BID), sera  au moins aussi déterminant. Leur approche plus audacieuse, leur meilleure capacité à comprendre les préoccupations des pays africains, l’entrainement qu’elles peuvent exercer sur d’autres bailleurs de fonds pourraient être des facteurs clé de la faisabilité du projet

Enfin, la décision de réaliser ce chantier sous la forme d’un Partenariat Public Privé (PPP) requiert de définir avec précision les droits et obligations des diverses entreprises qui seront choisies pour la construction des lignes nouvelles, la réhabilitation des anciennes et la gestion des futures sociétés ferroviaires. Une attention particulière devra être portée au respect des engagements de financement des partenaires privés du PPP, à la plausibilité de leurs prévisions et à la prévention maximale des conflits d’intérêt entre Etats et concessionnaires. Les insuffisances relevées dans nombre d’expériences actuelles de privatisation incitent en effet à la prudence malgré les avantages que cette formule peut recéler.  La capacité des Etats à négocier des accords équilibrés et transparents sera capitale pour la réussite du projet.

Remplir toutes ces conditions ne sera pas chose aisée et le pari ainsi lancé par quatre des Chefs d’Etat de l’Union est particulièrement audacieux. Il est cependant l’exemple même des investissements qui peuvent changer en profondeur le visage de l’Afrique autant que le rythme et le contenu de sa croissance économique. A ce titre, il mérite pleinement que toutes les énergies soient mobilisées pour le succès de cette initiative. Celle-ci pourrait alors faire des émules et d’autres projets ferroviaires sortiraient peut-être de leurs cartons, amplifiant l’effet d’entrainement de cet investissement pionnier.

Paul Derreumaux