Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

 

Face à la crise qu’ils traversent, les pays européens adoptent des mesures qui rappellent les « ajustements structurels » subis par beaucoup de pays africains dans les années 1980. L’examen des caractéristiques de cette expérience africaine apporte d’utiles enseignements sur les contenus et les approches nécessaires des politiques à suivre aujourd’hui.    

Il y a environ 30 ans, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont été plongés d’autorité dans l’ « ajustement structurel », bel euphémisme spécialement inventé pour eux par la Banque Mondiale. Il s’agissait « simplement » d’imposer aux nombreux Etats alors plongés dans une grave crise systémique de leurs finances publiques des politiques brutales de rééquilibrage budgétaire : forte « déflation » de la fonction publique, large ouverture des frontières aux  importations, liquidation de nombreuses entreprises publiques,… Ces réajustements drastiques étaient certes indispensables, mais ils entraînaient de lourdes conséquences sociales, non encore totalement effacées à ce jour, sur des populations déjà très démunies. Contrainte et forcée, l’Afrique a accepté et mené cet ajustement.

La crise financière et économique qui traumatise aujourd’hui le monde entier est bien sûr d’une ampleur incomparable et illustre des dysfonctionnements d’origine souvent différents, même si, curieusement, elle fait suite, comme dans l’Afrique des années 1980, à une profonde crise bancaire. Elle présente cependant le même caractère structurel et global, et l’expérience africaine des années 1990 pourrait nous apporter trois utiles leçons.

D’abord, la résolution de la crise traversée par l’Afrique à cette époque exigeait effectivement des changements draconiens – de politiques publiques, de structures économico sociales, de comportements des agents économiques, ..- assurant un arrêt rapide d’errements passés. Le redressement de la situation  s’est aussi réalisé grâce à d’importants allégements de dettes consentis, après de longues négociations, par les créanciers privés mais aussi par les institutions bilatérales puis multilatérales d’appui au développement.

Le retour à la normale des finances et de l’économie mondiales ne sera durable que si les mêmes conditions de base sont remplies. Il s’agit d’abord de transformer le mode de fonctionnement des Etats et de leurs démembrements pour ramener ceux-ci à un équilibre budgétaire tendanciel et, en conséquence, stopper l’aggravation devenue invivable d’une dette publique finançant aujourd’hui des dépenses courantes.  Il apparait déjà que ceux – Etats ou entreprises – qui ont accepté le rythme le plus élevé de ces transformations sont aussi ceux où la remise en ordre s’effectue le plus vite. De plus, le poids de cet ajustement doit être réparti entre débiteurs et créanciers.. Les débiteurs  sont bien sûr les premiers responsables des engagements qu’ils ont contractés, souvent à la légère, et la réalité tangible des réformes apportées est le gage du maintien de leur crédibilité pour le financement de leurs actions futures. Les créanciers et les garants, quels qu’ils soient, doivent cependant aussi supporter une part du coût de la restructuration: les situations résultent en effet, selon les cas, du défaut de pertinence de leurs analyses ou de leur cupidité. Ils  ne peuvent donc être exemptés ni d’une partie des pertes totales, ni de profondes mesures correctrices.

En second lieu, l’ajustement structurel des années 1980  touchait inévitablement et souvent douloureusement une large partie de la population. Soumis aux fourches caudines du Fonds Monétaire International (FMI), les dirigeants africains ont souvent rejeté sur ces grandes institutions tutrices de leurs pays la responsabilité des mutations appliquées, en se dispensant de longues explications : il fallait seulement subir, une fois de plus…Malgré quelques soubresauts localisés, les populations ont stoïquement supporté pertes d’emplois, baisse des pouvoirs d’achat et même le cataclysme de la dévaluation du FCFA.

Des mesures au moins aussi difficiles et impopulaires s’imposent aujourd’hui en beaucoup de pays du Nord face à l’endettement public excessif et à la perte de productivité des économies. Dans nos nations riches et démocratiques,  de telles actions demandent cependant des Autorités une capacité d’explication, de transparence et, si nécessaire, d’imposition sans commune mesure avec celles qui furent appliquées en Afrique. Il est symptomatique à cet égard qu’on ose ainsi à peine parler en France de récession et encore moins d’austérité, alors que nous sommes dans la première et que la seconde est bien réelle pour de larges couches de la population.  La  renonciation, inévitable, à certains droits acquis suppose d’autant plus de courage politique que le tempérament national supporte moins les remises en question. C’est pourquoi il est essentiel que les sacrifices demandés soient définis avec une attention extrême de leur efficacité économique mais aussi de leur justice sociale. C’est aussi pourquoi des mesures symboliques –lutte contre l’évasion fiscale, plafonnement des rémunération les plus élevées,..- sont utiles pour empêcher et corriger l’accroissement de certaines inégalités, qui constitue un risque majeur dans ces périodes de crise.

Enfin, l’ajustement structurel, même réussi, était insuffisant pour conduire au retour de la croissance économique de l’Afrique. Divers évènements sont intervenus –vive poussée des pays émergents, relance massive des infrastructures, renforcement des coopérations régionales,-pour placer l’Afrique, après une longue attente, sur le sentier d’une croissance soutenue qu’elle suit depuis plus d’une décade.

Comme alors, l’arrêt d’abus antérieurs, le retour à de grands équilibres et la réforme de diverses pratiques ou institutions sont aujourd’hui nécessaires mais  non suffisants. De nouveaux caps majeurs sont aussi à définir pour le moyen et le long terme : la réduction massive du chômage, la meilleure intégration de tous dans chaque communauté nationale, la disparition de la pauvreté extrême et la mise en place de systèmes internationaux de sécurité collective plus efficaces devraient logiquement en faire partie. Les chemins pour les atteindre sont pour la plupart encore à inventer et requièrent à la fois des délais, une forte volonté et l’acceptation d’une plus grande solidarité : ces exigences s’accordent mal avec les agendas des dirigeants, les souhaits des lobbys les plus puissants et la pression croissante du résultat immédiat. L’urgence de ces nouveaux repères est cependant d’autant plus grande que les dossiers à régler sont plus complexes et interdépendants,  et que les risques de dérapage se multiplient. Faute de mener ces réflexions, et de s’en tenir ensuite aux objectifs retenus, le pilotage à vue risque de conduire à l’imprévisible ou à la catastrophe.

Rigueur, justice et imagination semblent donc être trois ingrédients majeurs pour sortir de cette crise qui frappe surtout, pour l’instant, les pays les plus développés. Il n’est pas certain que ces caractéristiques soient jusqu’ici utilisées avec l’intensité souhaitée et selon le bon dosage. La sortie de crise, que tous réclament, risque en conséquence de ne pas être proche, contrairement aux annonces qui se multiplient.

Paul Derreumaux

Croissance en Afrique

Une réalité encore loin de l’émergence

 

Finies les appréciations à la Cassandre et l’afro-pessimisme : l’Afrique, et pour l’instant en particulier l’Afrique subsaharienne, serait désormais la « nouvelle frontière » de demain, la future Chine d’après demain et l’Eldorado du monde entier pour l’avenir proche.

Ce revirement complet de l’analyse dominante s’appuie sur des données qui se sont accumulées sur la dernière décennie: croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) supérieure à 5% par an en moyenne sur la période; meilleure maîtrise de l’inflation ; accroissement rapide et régulier des flux d’Investissements Directs Etrangers (IDE) ; diversification remarquable et salutaire des partenaires commerciaux, dominée par une forte montée en puissance des grands pays émergents ; réduction sensible de l’endettement extérieur, souvent tombé à moins de 40% du PIB ; amélioration des finances publiques ; net recul de l’indice de pauvreté extrême ; tendance à la diminution des conflits ; meilleure stabilité des régimes en place et retour plus rapide à des pouvoirs « légitimes » en cas de remise en question des autorités élues. De plus, ce constat d’une amélioration multiforme est désormais reconnu par tous et le continent, aux yeux des investisseurs, a troqué son statut de repoussoir pour celui de vedette.

Une analyse plus fine apporte cependant plusieurs limites  aux vues les plus enthousiastes. La première est que la forte croissance démographique ramène souvent à moins de 3% la hausse annuelle du PIB par habitant sur la période : à ce rythme, il faudrait plus de 25 ans pour que ce revenu double, toutes choses égales par ailleurs. Une seconde réserve est que l’Afrique est une mosaïque de nations, aux évolutions fort différentes: il n’est guère significatif d’agréger  toutes ces composantes en un ensemble unique et de le comparer à quelques grands pays ou ensembles homogènes. Surtout, le contenu de cette croissance doit être largement consolidé pour que celle-ci soit plus endogène, plus généralisée et plus intensive.

Les changements des dix dernières années sont en effet surtout liés à quelques secteurs ayant connu de profondes transformations. Au moins quatre d’entre eux se détachent : les mines et le pétrole, en de nombreux pays et pour de nombreux produits ; les télécommunications, dont l’essor spectaculaire a quasiment touché tous les pays subsahariens ; les infrastructures, notamment routières, portuaires et aéroportuaires, et les grands chantiers liés à
l’urbanisation, qui auraient constitué près de 50% de la croissance africaine sur la période ; les systèmes bancaires enfin, dont la « révolution » s’est accompagnée d’une importante croissance et de nombreux investissements. L’analyse de ces secteurs est instructive. Ils relèvent surtout de la catégorie des services ou sont encore pour une bonne part tournés vers l’extérieur, comme c’est le cas des mines ou du pétrole. Les acteurs majeurs sont généralement de puissants groupes privés, de taille souvent internationale, et sont localement en situation d’oligopole, voire de monopole. Enfin, ces entreprises sont la plupart du temps régies par des régulations spécifiques – lois bancaires, codes miniers ou sociétés de régulations pour les compagnies téléphoniques – ou payées par des financements extérieurs – entreprises de travaux publics – qui les protègent des difficultés des environnements nationaux.

La plupart des indices montrent que ces secteurs vont continuer à être porteurs à moyen terme. Les résultats des sociétés concernées sont très honorables, et parfois remarquables comme dans les télécommunications et les banques. Pour certaines branches, comme celles des mines et du pétrole, les nombreuses découvertes récentes dans certains pays – or au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire, pétrole au Niger en en Afrique de l’Est par exemple,… – multiplient les opportunités d’investissements à venir. Pour d’autres, comme celles des banques, les grands progrès restant à accomplir en termes de bancarisation ou de modernisation des services garantissent la poursuite de grands chantiers porteurs de croissance. Enfin, une large majorité des acteurs annonce haut et fort sa volonté d’investir, telle la société Orange qui prévoit de renforcer sa position en Afrique de l’Ouest ou Général Electric, très présente au Kenya, qui est prête à s’installer en Côte d’Ivoire.

Malgré ce futur rassurant, les spécificités signalées restreignent clairement la portée stratégique de la croissance ainsi générée et son caractère encore insuffisamment endogène. Celle-ci doit impérativement s’étendre à d’autres activités pour éviter une fragilité excessive et permettre une transformation en profondeur des économies africaines. Dans cette optique, trois secteurs paraissent nécessairement prioritaires: agriculture, énergie et industrie.

Le premier, le plus important mais peut-être le plus difficile, est celui de l’agriculture et de l’agro-industrie. Celui-ci s’était trouvé au centre des attentions fin 2007 avec l’envolée des prix mondiaux des produits alimentaires et les « émeutes de la faim » qui en ont résulté dans divers pays africains. Ces risques, issus d’une force dépendance vis-à-vis de l’étranger et synonymes d’une grande insécurité, ont été vite mis au second plan avec la crise pétrolière, puis la crise financière internationale qui ont marqué l’année 2008. Pourtant la menace s’est plutôt accentuée par suite de la poussée démographique toujours très vive et des contraintes croissantes provenant des changements climatiques.

Or l’Afrique dispose de nombreux atouts, souvent cités : 50% des terres arables mondiales non encore cultivées ; 2% des ressources en eau utilisées contre 5% en moyenne sur la planète ; forte progression d’une demande qui sera de plus en plus solvable avec la poursuite programmée de la croissance économique. Les données montrent aussi beaucoup de faiblesses qui pourraient être corrigées : importantes pertes après les récoltes ; gains élevés à réaliser par des investissements dans le transport, le stockage et la commercialisation des produits ; multiples possibilités de mise en valeur  de certaines productions comme celles des oléagineux ; forte disparité des rendements selon les zones. Les pistes d’action et les potentiels existent donc face au  handicap essentiel: celui d’une productivité très insuffisante.

Pour lever les blocages structurels et mentaux qui persistent, diverses conditions sont impérativement à réunir. Ce chantier doit d’abord être perçu comme une priorité absolue des décideurs et faire l’objet de réalisations fortement mobilisatrices. L’Initiative « Les Nigériens Nourrissent les Nigériens », dite Initiative 3N, au Niger bénéficie de ce statut : visant à la fois une forte amélioration de la productivité des cultures vivrières et une meilleure capacité de résistance face aux sécheresses récurrentes, elle comporte des mesures touchant les activités agricoles proprement dites mais aussi de nombreux programmes à caractère social ou environnemental qui en font un projet transversal par excellence. Il faut aussi mettre principalement l’accent sur le caractère plus intensif des cultures- nouvelles pratiques culturales, équipements mieux adaptés, consommation d’eau optimisée,-, sans négliger les contraintes environnementales. Les politiques  économiques ont encore à incorporer efficacement le besoin primordial des producteurs d’une stabilité suffisante de leurs prix de vente et une approche à long terme  des questions traitées : les transformations récemment opérées en Côte d’Ivoire pour le cacao semblent montrer l’efficacité d’une telle réorientation qui corrige les excès observés depuis deux décennies au nom du libéralisme. Il faut enfin que les éventuels mécanismes de péréquation de prix sur les marchés soient bien ciblés et supportables par l’Etat : les tensions présentement subies au Maroc montrent les limites des subventions généralisées dans lesquelles trop d’Etats ont du s’engager. L’aspect structurel ou politique de tous ces aspects met en évidence les difficultés de leur mise en œuvre et la lenteur probable avec laquelle ils seront concrétisés.

A côté du pilier majeur que constitue l’agriculture, un second secteur-clé pour la consolidation de la croissance est celui de l’énergie. Celle-ci est en effet l’un des domaines où l’Afrique est le plus en retard : plus de 30 pays africains ont souffert de crises aigües d’approvisionnement en énergie en 2012 et on estime que les besoins à court terme d’environ 7000 mégawatts ne font jusqu’ici l’objet de programmes d’investissements que pour 13% du total. La prise de conscience du caractère fondamental de ce secteur semble pourtant s’accélérer sous l’impulsion favorable de plusieurs facteurs. D’importantes découvertes pétrolières et gazières se sont récemment multipliées à l’Est comme à l’Ouest du continent, venant s’ajouter à celles, nombreuses, de la décade précédente : depuis le Ghana jusqu’au Mozambique en passant par le Niger, de nouveaux Etats accèdent au rang de producteurs et d’exportateurs tandis que la Chine est venue prendre une place solide parmi les opérateurs présents en Afrique. De grands investissements longtemps reportés sont effectivement lancés et devraient changer la donne dans certains pays, comme le barrage de Kandadji au Niger. Des approches originales sont mieux acceptées pour combler les déficits de production constatés, telle l’intervention d’opérateurs privés fournissant une partie de l’électricité distribuée ensuite par la compagnie nationale, ainsi qu’on l’observe depuis la Cote d’Ivoire jusqu’à Madagascar. Enfin,  des réalisations de grande envergure apparaissent dans les énergies renouvelables : le Maroc lance ainsi en 2013 la construction de la centrale de Ouarzazate, première étape d’un imposant Plan Solaire visant l’horizon 2020, tandis qu’un grand groupe privé ivoirien prépare la plus grande unité africaine de biomasse.

Même avec cette accélération des investissements, les retards restent considérables. Les demandes augmentent en effet, parallèlement à ces efforts d’ajustement de l’offre, encore plus vite que cette dernière avec l’accroissement de la population, les besoins nouveaux liés à la croissance économique et à l’urbanisation, et la pression pour l’amélioration des conditions de vie. Les entreprises nationales de production et de distribution, presque toujours étatiques, souffrent très souvent d’une mauvaise gestion et d’une difficile situation financière, qui provoquent à la fois faiblesse des investissements, maintenance déplorable des équipements et fraudes importantes à la consommation. La faiblesse des moyens contraint jusqu’ici les Autorités à reléguer au second plan l’approvisionnement en énergie de vastes zones, ce qui favorise l’exode rural et pénalise la modernisation indispensable de l’agriculture et de l’élevage. Enfin, la nature même des investissements requis, qui s’accorde particulièrement aux projets régionaux et aux Partenariats Public Privé (PPP), souffre des difficultés  et des lenteurs liées à ces mécanismes encore peu usités sur le continent.

Malgré tout, le secteur de l’énergie pourrait être celui où les améliorations interviendront le plus vite et le plus significativement : la reconnaissance de son rôle prioritaire et l’envergure des projets qui le caractérisent souvent devraient en effet provoquer un effet de masse capable d’en faire un nouveau relais de croissance et un pôle d’entrainement pour d’autres secteurs.

Le renforcement de l’appareil industriel constitue la troisième orientation indispensable. Or le secteur secondaire  est incontestablement le parent pauvre des systèmes économiques africains : le continent représente à peine 1% des exportations mondiales de produits manufacturés, et l’industrie constitue seulement 10% en moyenne du PIB de l’Afrique et plus de 15% de celui-ci dans quelques rares pays. Les explications de ce constat sont nombreuses et connues : petitesse des marchés nationaux ; politique libérale destructrice imposée par la Banque Mondiale ; obsolescence  et inadaptation de nombreux équipements ; accumulation d’obstacles pour la commercialisation des produits. Contrairement aux orientations macroéconomiques favorables, la situation semble même encore se dégrader pour beaucoup de régions : une étude récente de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA)  conclut ainsi à la diminution de la compétitivité de cette zone sur la dernière décade et à une augmentation du coût des facteurs de production sur la période.

Face à ce bilan pessimiste, quelques espoirs de redressement peuvent être recensés. Les demandes locales de biens de consommation et d’équipement des ménages vont obligatoirement poursuivre leur augmentation quantitative et qualitative. Les technologies récentes vont favoriser de nouvelles industries de taille plus modeste et moins consommatrices de capitaux. De nouveaux accords sont possibles, pour appuyer une augmentation des exportations africaines de produits manufacturés, à l’image de l’AGOA avec les Etats-Unis ou d’agréments spécifiques avec l’Union Européenne.

Pour saisir ces chances, les Etats africains devront mener de front des stratégies économiques répondant à trois défis : conduire des politiques véritablement incitatives pour les investisseurs, locaux ou étrangers, notamment aux plans fiscal, financier et dans l’environnement des affaires; assurer aux entreprises industrielles une protection suffisante mais dont l’utilisation pertinente sera rigoureusement contrôlée ; faciliter la disponibilité d’une main d’œuvre bien formée et productive grâce à un enseignement professionnel  et une formation permanente de bonne qualité, et à des mécanismes administratifs et fiscaux adaptés.

Comme pour l’agriculture, l’aspect structurel, voire mental et culturel, de ces actions et de ces mutations explique la lenteur des transformations et la force des résistances. Les signes d’une évolution positive sont encore trop rares : l’Ethiopie est souvent citée comme un champ d’expérimentation réussi de cette possible industrialisation mais les résultats sont encore modestes ; à l’Ouest, les efforts de relance de l’industrie textile ivoirienne doivent faire leurs preuves. L’enjeu est pourtant déterminant : faute de renforcement minimal de ce secteur secondaire, l’accroissement attendu du niveau de consommation risque de détériorer inexorablement les balances commerciales tandis que la forte poussée du nombre des actifs demandeurs d’emplois ne sera plus un atout mais une menace permanente d’explosion sociale liée au chômage.  Même si les succès ne peuvent être envisagés qu’à moyen ou long terme, le combat doit donc être mené sous toutes les formes possibles : intensifier et améliorer les politiques économiques évoquées ci-avant ; renforcer les coopérations régionales pour une meilleure efficacité des mesures prises ; obtenir des groupes étrangers une plus grande sous-traitance au profit des entreprises locales ; identifier les sous-secteurs pouvant le mieux jouer le rôle de pilote de ces transformations. Dans quelques rares branches comme celle, stratégique, de la production de ciment, les investissements récents ou programmés, y compris sous l’impulsion de groupes africains, peuvent susciter de nouveaux espoirs. Un important projet de société métallurgique, actuellement promu au Mali par un groupe indien, tend aussi à montrer que les entreprises accordent plus d’importance aux fondamentaux économiques qu’aux accidents politiques. Le pari n’est donc pas perdu, mais il est à peine esquissé.

Un solide développement de ces trois secteurs apparait ainsi requis pour approfondir et pérenniser une croissance économique  dont la réalité incontestable ne doit pas occulter la fragilité des bases actuelles. Cet objectif est sans doute devenu plus réaliste par suite des transformations enregistrées en Afrique et dans le monde ces dernières années, mais il implique des actions et des délais à moyen ou long terme. Tous les acteurs, économiques comme politiques, doivent avoir bien conscience de l’intensité et de la continuité des efforts restant à accomplir. Seule cette lucidité nous permettra d’atteindre les buts visés.

Paul Derreumaux

Mali: premier tour de l’élection présidentielle

Quelques leçons du premier tour de l’élection présidentielle au Mali

 

L’élection présidentielle du 28 juillet 2013 a bien eu lieu, à la date fixée et dans des conditions qui sont jugées suffisamment acceptables. Les faits ont donc donné  raison aux optimistes et à ceux qui voulaient sortir au plus vite le Mali du drame où il se trouvait.  Certes, les mécontents et les puristes pourront toujours dire que ces élections n’étaient pas parfaitement organisées et, notamment, qu’une partie des populations déplacées ou de l’importante diaspora, surtout parisienne, n’ont pas pu voter. C’est une réalité et le retard mis par la Cour Constitutionnelle à valider les résultats provisoires du premier tour tend à le confirmer. Toutefois, le pari était tellement ambitieux que cette étape peut être considérée comme correctement franchie, le nombre des électeurs n’ayant pu voter par défaut de carte « Nina » ou de bureau de vote ne paraissant pas d’un effectif à changer les résultats obtenus.

Cette première phase de la désignation du nouveau Président du Mali n’est que le point de départ du processus de remise en ordre du pays. Celui-ci comporte encore de nombreuses incertitudes : maîtrise des tensions inévitables avant le probable second tour ; qualité de la préparation et du déroulement du vote du 11 août ; crédibilité du résultat final de l’élection et reconnaissance optimale de celui-ci par l’ensemble du pays; rapidité de la mise en place d’un Gouvernement et appréciation de sa composition par la population ; pertinence et audience des premières mesures politiques, économiques et sociales qui seront adoptées.

Pour l’heure, quelques premières leçons peuvent cependant déjà être tirées de cette étape.

La première est la force de l’engagement sur le terrain de la grande majorité des candidats. Après quelques hésitations pour certains, ceux-ci ont admis que le scrutin se tiendrait effectivement à la date fixée, et se sont tous lancés activement dans la campagne. Il est vite apparu que les candidats pouvaient être rassemblés en trois groupes : les trois ou quatre « ténors », disposant de moyens financiers importants et s’appuyant sur un parti bien structuré; les postulants moins renommés mais qui pouvaient compter sur un « lobby » organisé et/ou possédaient des moyens personnels substantiels ; des candidats plus modestes, exprimant une sensibilité spécifique ou une ambition personnelle, au moins pour un poste de Ministre à défaut de celui de Président. La forme, le nombre, le contenu et le calendrier d’installation des panneaux de campagne placardés dans Bamako illustrent parfaitement cette typologie. Ceux promouvant les candidats du premier groupe ont été les premiers mis en place, les plus présents et les mieux faits, contribuant ainsi à accroitre l’écart d’audience avec les représentants des autres groupes. Même si la présence de nombreux candidats a été bénéfique pour la vitalité de la campagne, le nombre total atteint – 27 personnes validées – apparait cependant véritablement élevé et l’engagement financier requis pour les candidatures pourrait utilement être revu à la hausse dans cinq ans.

La seconde, qui est sans doute la leçon la plus positive tirée de ce scrutin, est le taux record de participation du corps électoral. Avec environ 50% des inscrits, le quorum des votants dépasse largement tous ceux observés sur les quatre présidentielles qui se sont succédé de 1992 à 2007. Les Maliens n’ont donc été rebutés ni par les menaces réelles qui pesaient sur l’évènement, ni par les difficultés qui ont marqué la préparation, l’organisation et les modalités du vote. Au contraire l’enjeu parfaitement appréhendé de ce scrutin, qui s’apparente à celui constaté dans des votes analogues effectués récemment dans des nations en « sortie de crise » – Irak, Tunisie, Egypte,..-, explique l’engouement observé, comme dans ces autres pays, malgré les risques encourus par les électeurs. Il montre combien les nationaux étaient pressés de mettre fin à la situation subie depuis près de seize mois. En la matière, le nombre élevé de candidats a pu jouer favorablement  sur ce résultat, compensant partiellement les freins que constituent le maintien d’un fort analphabétisme chez les personnes en âge de voter et le nombre important de bulletins nuls dont la fréquence interpelle.

La troisième leçon est liée aux constats nés de la distribution des voix selon les candidats. Celle-ci montre d’abord le paradoxe entre une forte concentration d’environ 60% des voix sur deux candidats, d’une part,  et une bonne dispersion du reste entre l’ensemble des autres candidats, d’autre part. Elle met aussi en évidence que, parmi les quatre personnes les mieux placées, trois sont des personnalités ou des dirigeants de partis ayant déjà gouverné, y compris sous le régime du dernier Président élu et renversé. Face à la situation si difficile du pays, une prime a donc été clairement donnée à l’expérience, malgré les appels à « l‘aggiornamento »  et au rejet du système antérieur clamés par de nombreux électeurs ou partis politiques. Aucun des jeunes candidats n’a pu convaincre les électeurs qu’il pouvait être l’homme (ou la femme) providentiel (elle) qui guérirait le pays de tous ses maux. Enfin, l’échec de l’ADEMA, parti dominant depuis plus de vingt ans, qui rassemble ici moins de 10% des votants, est patent. De plus, les turbulences nées des choix hésitants de ralliement pour le deuxième tour pourraient conduire à l’éclatement final de ce mouvement qui a été le berceau des initiatives démocratiques au Mali depuis la révolution de 1991.

Une autre observation majeure est celle des déterminants qui paraissent avoir guidé le choix des électeurs dans ce « tour éliminatoire ». Comme pour les élections précédentes et comme dans la plupart des pays d’Afrique, les votants semblent s’être avant tout prononcés pour ou contre des personnalités, jugées les mieux adaptées à l’environnement de l’heure, plutôt que pour ou contre des programmes de gouvernement. La foi, plus ou moins instinctive, dans les qualités ou l’expérience d’un candidat, les affinités régionales, claniques, religieuses ou tribales avec celui-ci ont été plus décisives que  l’adhésion à une vision à long terme du pays et aux projets permettant de l’atteindre. De telles constructions du futur ont d’ailleurs été rarement dessinées avec précision par les candidats et ceux-ci se sont souvent contentés de slogans simples mais susceptibles de ratisser large. Les chefs religieux sont apparus plus présents qu’auparavant dans la campagne et se sont parfois engagés fermement aux côtés d’un candidat, à l’instar de la situation plus classiquement rencontrée au Sénégal. Les personnes en lice ont sans doute toutes cherché un soutien financier ou moral auprès des Etats voisins ou proches du Mali : ces soutiens, lorsqu’ils ont été effectifs, ont été relativement discrets et ont du se répartir au profit des candidats les plus médiatisés.

La montée rapide des tensions apparues dès le lendemain du 28 juillet et les divers retournements d’alliances, souvent surprenants, intervenus durant « l’entre-deux votes » ont été un autre élément marquant, après une campagne pour le premier tour où les clivages avaient paru plus aisés à comprendre. En particulier, le ralliement des candidats malheureux, et de leurs partis, à l’un ou l’autre des deux finalistes semble se faire dans une certaine confusion. Des points sur lesquels s’appliquaient des avis tranchés, soit sous la forme d’un consensus, soit sous celle de franches divergences, apparaissent désormais souvent dans des contours plus flous : cette évolution risque d’être difficile à gérer pour le futur Président qui pourrait voir sa liberté de manœuvre réduite par certaines positions  de ses alliés de la dernière heure. Des déclarations de leaders du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) ajoutent à la confusion face à l’unanimisme de la politique de fermeté des candidats sur ce thème. En un mot, les derniers débats ont été davantage dominés, à quelques rares exceptions près, par des questions moins essentielles et par une vraisemblable course aux postes, un peu comme si l’ampleur des enjeux de la période repassait au second plan.

Ce constat peut inquiéter et même la tenue dans des conditions acceptables du second tour ne devra pas  endormir les vigilances. Les défis qui attendent le futur Président ne se sont en effet atténués en rien: qu’ils soient sécuritaires, militaires, politiques, diplomatiques, administratifs, économiques ou sociaux, ils présentent toujours la même gravité exceptionnelle et celle-ci ne fait que se renforcer avec le temps qui passe inexorablement. L’impatience des populations s’est déjà manifestée avec leur intensité inhabituelle de participation au choix du Président. Leur méfiance reste également vive, suite aux nombreux échecs du passé. Face aux besoins majeurs qui sont tous clairement identifiés – Etat juste et fort, restauration pleine et entière de l’intégrité du territoire et du sentiment d’appartenance nationale, lutte contre la corruption, réduction des inégalités, croissance économique et progrès social, .. -, toute déception provoquée par les nouveaux pouvoirs pourrait rapidement donner lieu à de nouvelles contestations difficilement maitrisables. Celles-ci réduiraient alors à néant toutes les espérances de redressement auquel chacun aspire désormais après 18 mois de descente aux enfers.

Paul Derreumaux

Mali: élections présidentielles 2013

Mali : l’attente fébrile

 

J-2 à Bamako et dans tout le Mali. L’incertitude sur la tenue des prochaines élections présidentielles au 28 juillet 2013 s’atténue avec l’approche de la date fixée. Malgré une placidité naturelle face à l’adversité, fortement aiguisée depuis un an, les Maliens attendent l’évènement avec impatience. Le pari d’une élection dans ce délai  est maintenant en passe d’être gagné. Pour une très large majorité de la population, il faut effectivement passer ce cap et les états-majors politiques s’affairent en conséquence. Pour franchir avec succès cette étape, mais aussi pour replacer le pays sur une bonne trajectoire, trois conditions devront être réunies.

La première – sans doute la plus facile- est un puissant appui financier et politique de la France et le maintien d’une forte présence de celle-ci, à toutes les phases du processus comme à l’issue de celui-ci. L’intervention militaire française de janvier 2013 a créé un climat d’entente  Mali/France jamais rencontré auparavant. Tous les Maliens savent qu’ils doivent à la France d’avoir échappé à l’indicible et nombreux sont ceux qui attendent d’elle qu’elle les aide à sortir de l’impasse où ils sont enfoncés depuis mars 2012. En France, le Président Hollande a de multiples intérêts – sécuritaires et diplomatiques comme de politique intérieure – à désormais « gagner la paix », comme il a gagné la guerre dans le Nord-Mali : la détermination de la France est donc et restera normalement forte. Cette intervention est totalement indispensable. La présence militaire française, même atténuée, est d’abord le meilleur rempart contre la menace terroriste, affaiblie mais pas extirpée du pays ni des régions voisines, jusqu’à ce que les contingents onusiens sachent prendre le relais. L’influence rapprochée de la France est aussi un aiguillon essentiel pour revenir très vite à des institutions élues et appuyer la bonne installation de celles-ci, et le meilleur rempart  pour obliger les forces hostiles à une régularisation de la situation à rester en profil bas. Un actif soutien financier des Autorités françaises est en outre capital pour soutenir une reprise économique très attendue. La position de la France sera enfin déterminante pour la question de Kidal : la solution trouvée devra être appliquée sur le terrain d’une manière acceptable pour le peuple malien, en évitant de nouveaux affrontements qui remettraient en cause les résultats engrangés depuis janvier 2013 sur le chemin de la paix.

La seconde est la réalité et l’efficacité de la généreuse aide internationale annoncée. La réunion du 15 mai dernier  a largement dépassé les attentes et 3,2 milliards d’Euros devraient être mis à la disposition du pays à bref délai. Cet empressement de multiples donateurs souligne l’enjeu que représente pour eux la remise en ordre politique et le redémarrage économique du Mali. Des expériences antérieures de tels soutiens
massifs  incitent cependant à la prudence. La mobilisation effective des financements et leur décaissement dans un calendrier très serré sont nécessaires face à l’urgence que revêtent beaucoup des chapitres concernés par cette aide : or cette exigence peut être difficilement compatible avec les procédures de certains bailleurs. Surtout, ces montants considérables sont à affecter avec pertinence aux projets ayant l’impact le plus fort et le plus immédiat sur les objectifs visés : le paiement d’importants impayés de la dette intérieure, le reconstruction des installations détruites au Nord, la relance des investissements publics stoppés depuis un an, la remise en place de services administratifs fonctionnels  et nettement améliorés sur tout le territoire, le lancement de projets de développement axés sur l’agriculture vivrière et impliquant au maximum les populations locales,  sont des priorités évidentes en la matière. L’utilité concrète des dossiers à traiter aura  donc à  passer avant les egos et les préférences habituelles des donateurs dans les critères de sélection. Enfin, la qualité de la gestion de cette aide sera également essentielle : la compétence technique et la connaissance du terrain devraient seules guider le choix des équipes de coordination, même si cela s’effectue aux dépens d’organisations prétendant naturellement à un rôle de leader. Faute de ces règles strictes, l’abondance se confondra vite avec le gaspillage et les effets escomptés seront très décevants.

Enfin, la solidité morale et technique de la prochaine équipe au pouvoir sera la principaleet la plus difficile – condition. Les défis à relever sont immenses : recomposition d’une armée professionnelle, unie et républicaine; réconciliation nationale, qui passe notamment par un réel « coup de pouce » au bénéfice des populations du Nord  et par une décentralisation réussie; arrêt de la déstructuration de l’Etat, qui empire depuis des années, et reconstruction d’une Administration forte, juste et efficace, indispensable pour le développement économique ; fin de l’impunité pour  tous les corrompus et corrupteurs ; mise en œuvre d’un programme cohérent et ambitieux de croissance économique touchant tous les secteurs et appuyé sur une vision à long terme du pays. Choyé pour l’instant par la communauté internationale, le Mali possède un potentiel de richesses naturelles, agricoles et minières notamment, suffisant pour réussir tous ces challenges. Les entreprises privées en activité au Mali, grandes ou petites, maliennes ou étrangères, sont impatientes de se remettre pleinement au travail. Mais les mauvais démons du laxisme et du clientélisme guettent pour empêcher d’exploiter ces atouts. L’aide budgétaire, qui pourrait composer près de 40% de la masse financière programmée, donnera une grande liberté à l’Etat : devant des priorités normalement faciles à définir, les futurs Responsables du pays sauront-ils résister mieux que leurs prédécesseurs aux tentations de dévoiement de ces ressources? Il leur faudra à la fois apporter des incitations aux bonnes initiatives et punir les manquements, maintenir un rythme de réformes jamais supporté auparavant, récompenser le mérite mais aussi sanctionner les fautes : c’est une nouvelle culture qui s’impose et il faudra être capable d’en assumer l’ancrage dans les mentalités.

Ces grandes incertitudes sont bien perçues par la population. Elles expliquent que beaucoup, malgré leur désir d’en finir avec le provisoire, sont en même temps dubitatifs sur l’importance des améliorations qui accompagneront les résultats sortant des urnes. Le combat à mener leur semble surhumain et ils doutent de la volonté sincère ou de la capacité réelle des candidats les mieux placés à accomplir les changements espérés. Pourtant, un échec serait dramatique et réduirait à néant, ou presque, les progrès constatés sur les cinq derniers mois. Tous les acteurs de bonne volonté ont donc à s’unir pour faire mentir les Cassandre. L’Histoire du Mali nous enseigne les glorieuses épopées que le pays a su façonner : puisse le futur Président concevoir sa mission pour être un bon héritier de ce lointain passé.

Paul Derreumaux

Obama en Afrique : le retour

Obama en Afrique : le retour

Pour la première fois depuis quatre ans, le Président Obama revient en Afrique avec une première escale à Dakar. Le voyage de 2009, porteur d’immenses espoirs, n’a pas été suivi des réalisations escomptées par les peuples du continent. Depuis, l’Afrique a changé et commence à croire en son destin. Face aux grands problèmes auxquels elle a actuellement à faire face, les Etats-Unis sauront-ils cette fois apporter des réponses concrètes ?

Il était remarquable que le Président Obama se soit tourné immédiatement vers l’Afrique lors de son premier mandat, avec ses visites en Egypte, puis au Ghana à mi 2009. Le premier Président noir des Etats-Unis, à travers cette attention privilégiée, semblait ainsi inaugurer des relations nouvelles entre le plus puissant pays du monde et le continent actuellement le plus défavorisé mais aussi potentiellement le plus riche par sa population, ses ressources naturelles et une croissance économique retrouvée. Les discours d’Accra furent eux-mêmes un grand moment: le leader américain y encourageait bien sûr les réformes démocratiques dans tous les pays africains, mais demandait surtout que ces nations et leurs populations redoublent d’efforts pour accéder à de nouveaux stades de développement. Avec l’éloquence qui le caractérise, il annonçait aux Africains que tout leur était possible, comme pour le reste du monde avant eux, et qu’ils avaient dans leurs propres mains les clés de leur réussite. Galvanisant, ce message laissait cependant aussi entrevoir que la nouvelle administration américaine ne serait pas pour l’Afrique la providence que certains pouvaient espérer de la part d’un Président d’origine africaine.

Les quatre années écoulées ont donné raison aux analystes les plus prudents : les initiatives concrètes de Obama en faveur de l’Afrique n’ont pas été plus importantes que celles de ses prédécesseurs immédiats. Certes il a reçu solennellement à la Maison Blanche à plusieurs reprises des Chefs d’Etat qui se distinguaient par leurs succès démocratiques, mais les « bons points » ainsi distribués, surtout utilisés en politique intérieure par les dirigeants des pays concernés, n’ont pas été accompagnés d’appuis spectaculaires. Pour sa défense, le Président américain a du affronter de graves difficultés, parfois inattendues, comme les tensions aigües  avec l’Iran, les « printemps arabes », la lutte d’influence croissante avec la Chine et la permanence de la crise économique internationale. Sans doute aussi, l’Afrique a-t-elle déçu quant aux changements intervenus sur la période. La croissance économique s’est poursuivie à un taux honorable, se renforçant même par endroits, permettant au continent de se rapprocher des nations les plus performantes en ce domaine. Mais elle demeure fragile, car trop centrée sur quelques rares secteurs et, surtout, insuffisamment inclusive, ce qui conduit à une aggravation visible des inégalités. Au plan politique, la tendance générale à la réduction du nombre et de la durée des conflits ainsi qu’à une meilleure stabilité des régimes en place n’a pas empêché de nouvelles crises importantes telles celles du Soudan, de la Cote d’Ivoire et du Mali. Le bilan s’avère donc, de part et d’autre, en deçà des espérances.

Fin 2012, le Président réélu a consacré cette fois sa première visite emblématique à la Birmanie : outre la volonté de soutenir l’opposante iconique Aung San Suu Kyi, ce voyage confirme aussi l’accentuation du tropisme américain vers l’Asie, logique au vu de la carte actuelle des grands enjeux économiques internationaux. Ce recentrage s’effectue de plus alors que les dirigeants américains, marqués par plusieurs revers de politique étrangère durant la dernière mandature, donnent de toute façon une nette priorité à la situation économique intérieure, dont le redressement reste difficile. L’Afrique n’est donc plus pour les Etats-Unis qu’un interlocuteur parmi beaucoup d’autres, et sans doute ni le plus facile ni le plus attractif. Elle ne peut cependant pas pour autant être ignorée alors que son potentiel commence à se transformer en réalité.

La venue du Président Obama à Dakar est bien sûr liée à l’excellent déroulement de l’élection présidentielle au Sénégal de début 2012 et à la démonstration que le pays a faite à cette occasion de sa maturité démocratique. Pourtant, le discours d’Obama s’adressera évidemment à toute l’Afrique qui scrutera le contenu du message ainsi délivré. Face aux nombreuses attentes du continent, que peut-on espérer de manière réaliste des Etats-Unis ?

Un premier apport serait une contribution active à la lutte anti terroriste qui est devenue une préoccupation majeure de nombreux Etats d’Afrique subsaharienne, et surtout d’Afrique de l’Ouest. La France a pris ici, avec une certaine réussite, une position d’allié leader grâce à son sauvetage armé du Nord Mali en janvier dernier. La menace, même moins visible, reste forte, comme le montrent les évènements récents au Niger et au Nigéria, et peut s’accroître et s’étendre géographiquement. Pour les Etats-Unis, le traumatisme de septembre 2001 rend cette question toujours essentielle à leurs yeux. Leur avance technologique leur donne les moyens d’être un appui de premier plan, notamment en matière de renseignement et de surveillance, à défaut d’une intervention sur le terrain qui parait à exclure. Cet intérêt et cette expérience pourraient donc justifier de leur part la décision d’une plus grande présence dans ce combat capital..

Un deuxième champ d’action, plus incertain, est celui du soutien au développement économique de l’Afrique. Au plan gouvernemental, les canaux utilisés par les Etats-Unis  restent peu nombreux et déjà anciens : financements de l’USAID ; avantages à certaines exportations à travers l’AGOA, investissements structurants dans le cadre du programme du Millenium Challenge Account (MCA), De nouvelles initiatives sont peu probables en cette période de vaches maigres. En matière d’investissements, les Etats-Unis avaient traditionnellement concentré leurs intérêts sur les pays pétroliers du continent, afin de sécuriser leur approvisionnement en énergie, et leurs entreprises étaient largement cantonnées à ce secteur : la révolution des gaz de schiste diminuera de plus en plus la dépendance américaine à l’égard de l’étranger, et réduira donc la volonté d’investissement. En revanche,  les opportunités de débouchés offertes par la hausse combinée de la population et des revenus moyens pourront inciter de grands groupes industriels et commerciaux à renforcer ou à démarrer leurs implantations: les projets de Wallmart en Afrique du Sud et de Général Electric en Afrique de l’Est et en Cote d’Ivoire en sont quelques illustrations.

Une troisième attente importante est celle qui peut être fournie pour les transformations structurelles des environnements politique, administratif ou judiciaire ou pour les  investissements en infrastructures capables de consolider  le soubassement des économies africaines. En la matière, les Etats-Unis ont eu la plupart du temps une position très favorable aux changements mais sont peu intervenus pour la mise en œuvre de ceux-ci. Ils gardent en outre une position tranchée et dogmatique : celle-ci les conduit souvent à mal prendre en compte les contraintes locales et, en cas de difficultés, à être les premiers partenaires à stopper leurs actions  et les derniers à la reprendre. Le cas récent du Mali, où le programme du MCA a été brutalement arrêté dès le coup d’Etat de mars 2012 et n’a pas encore redémarré à la différence de la plupart des programmes d’aide, en est un bon exemple. Un changement d’approche serait opportun et logique, mais il semble très peu plausible en raison de l’obsession  de la « légitimité » que les Etats-Unis jugent à l’aune de leurs propres critères.

Obama ira-t-il à Dakar, sur ces points et sur quelques autres, au-delà de ce qui semble prévisible ? Les Africains eux-mêmes ont-ils encore autant besoin des Etats-Unis et autant de ferveur vis-à-vis d’Obama ? Dans une Afrique qui se met enfin à croire en sa chance, l’état d’esprit a en effet changé et les impatiences sont plus fortes. Les candidats au partenariat avec le continent se multiplient et des choix sont donc permis. Pourtant l’immensité des besoins qui restent à satisfaire doit inciter à rechercher tous les appuis et le renforcement de celui des Etas-Unis serait particulièrement bienvenu pour maintenir l’élan actuel.

Lors de son tout récent passage à Berlin, le Président américain ne semble pas avoir trouvé les sujets et le ton qu’avaient su retenir certains de ses illustres prédécesseurs et qui avaient rendu leurs voyages historiques. Sera-t-il mieux inspiré dans la capitale sénégalaise? Même si son discours est plus réaliste, il faut espérer qu’il fera encore rêver son public comme il avait su le faire à Accra il y a quatre ans. La détermination a souvent besoin du rêve pour prospérer.

Paul Derreumaux

Contribution publiée sur le Cercle des Echos le 26/06/2013

Maison de l’Espoir (Djiguiya-Bon).

Hommage aux Ladies de la maison de l’Espoir (Djiguiya-Bon).

 

Djiguiya-Bon veut dire en bambara « La maison de l’espoir ». Ce n’est pas une école. Seulement un modeste centre d’hébergement, mais qui a valeur d’oasis en plein Bamako pour les quelque 66 petites Cendrillons qui y habitent. Elles ont entre 4 et 15 ans, se partagent les grandes pièces que compte la maison et qui servent de dortoirs et de réfectoire, et sont assurées de manger au moins trois fois chaque jour.

L’idée et la création de Djiguiya-Bon viennent de Mme Ruth Hoffer. Cette première Lady est allemande. Son mari travaillait au Mali où ils habitaient donc tous deux. Je ne sais comment lui est venu l’idée du Centre, mais ce n’est guère important. C’est un souhait ou un projet qui habitent sans doute beaucoup d’expatriés émus par toute la misère qui cogne chaque jour leurs yeux et leur cœur, dès que ceux-ci restent encore ouverts sur l’extérieur. Ce qui mérite l’attention, c’est qu’elle est passée à l’acte. Avec ses propres forces puis celles de quelques amis. C’est ainsi que Djiguiya-Bon est né en 2004, accueillant ses toutes premières pensionnaires. La ténacité, le sérieux, le savoir-faire et le dévouement de Ruth Hoffer ont permis que le Centre vive contre vents et marées, déployant au fil des ans ses ailes protectrices sur un nombre croissant de grands sourires reconnaissants. Je ne connais pas cette Lady: elle et son mari sont rentrés en Allemagne, mais elle continue à veiller de loin sur sa création et, bien sûr, à l’aider financièrement comme elle le peut.

Une autre Lady l’a relayée : Mme Mariame Sidibe-Togo. Elle s’est trouvée dès le début aux côtés de Ruth et elle dirige Djiguiya-Bon depuis le départ de cette dernière. Elle jongle comme elle le peut pour faire face au quotidien des nourritures à servir et pour trouver les moyens de payer les frais de scolarité des enfants dans les différentes écoles, ou les centres de formation professionnelle pour les plus âgées, où ils sont inscrits. Tout le site est maintenant occupé et il n’est donc plus possible d’agrandir les locaux afin d’accueillir toujours plus de fillettes. Mariame Togo est parfois sévère, comme l’est une maman attentive, et fait régner la discipline pour préserver l’oasis, mais c’est pour la bonne cause et toutes ses protégées obtempèrent avec plus ou moins de gaîté de cœur. Les grandes aident les petites, chacun fait son lit le matin pour bien y dormir le soir, et les travaux d’entretien des bâtiments et de la cour sont répartis entre toutes. La vie continue ainsi, aussi paisible que possible.

Comment entre-t-on à Djiguya-Bon ?

Comment entre-t-on à Djiguya-Bon ? Les petites élues « doivent » être sans parents ou sans ressources. Elles sont tellement nombreuses à Bamako à entrer dans cette catégorie que c’est finalement plutôt le bouche à oreille et la bonne étoile qui expliquent les nouvelles venues. Avec parfois des choix cornéliens à réaliser. Mariame Togo raconte comment est arrivée il ya quelques jours sa dernière pensionnaire : « Je n’avais plus de place. Elles sont venues à deux: une de 14 ans et une de 4 ans. La plus grande m’a expliqué qu’elle se prostituait déjà et qu’elle pourrait continuer à se débrouiller à l’extérieur, mais m’a supplié de prendre sa petite sœur pour la sauver. Celle-ci est donc restée et quelques petites se sont serrées plus fort dans un des lits » .

Il y a bien sûr d’autres centres de ce type et d’autres ladies semblables à celle-là. Leur combat quotidien est toujours le même : survivre à force d’intelligence, d’imagination, de volonté et de quelques générosités. Dérisoire, me direz-vous ? Ce n’est pas sûr. Dans toutes les grandes villes de ce qu’on n’ose plus appeler le « Tiers-monde », en Afrique ou ailleurs, les minuscules structures telles que ce centre sont sans doute les seules à éviter que la pauvreté extrême et la malchance s’accumulent au point de faire éclater la société. Elles pourraient effectivement constituer un amortisseur de malheur donnant à l’Etat, lui-même surchargé de responsabilités si nombreuses dans ce développement qui tarde tant à venir, un peu de répit pour faire face à toutes les urgences. Mais le scénario n’apparait pas déjà écrit pour une fin obligatoirement heureuse: la croissance, enfin présente, ne va pas assez vite et connait parfois des reculs comme ce fut le cas ici en 2012. Surtout, beaucoup peuvent se demander à qui profite cette croissance puisque les inégalités se creusent et que les souffrances semblent se multiplier plus vite que les progrès : un peu plus de mendiants au coin des rues, plus de chômeurs, plus de difficultés pour le plus grand nombre à chaque fin de mois. Les défis sont tellement innombrables que ces situations ne seraient pas vraiment choquantes si on avait en même temps le sentiment que tous les responsables sont mobilisés au-delà de ce qui est humainement possible pour que les choses évoluent vite et bien. Mais ce n’est pas vraiment le cas : l’administration n’a pas changé de rythme et reste majoritairement engluée dans l’inertie ; la corruption demeure un mode d’action d’autant plus déterminant qu’il faut en ce moment préparer les élections ; l’aide internationale se complait toujours davantage dans les effets d’annonces et les séminaires, et brille trop souvent par son inefficacité ; les débats politiques qui renaissent se situent surtout pour l’instant au niveau des hommes et non des programmes ou des stratégies.

Dans cette atmosphère étonnante de décontraction face à une situation explosive, Djiguiya-Bon a failli mourir cette semaine. Le soutien que lui apportait habituellement le Programme Alimentaire Mondial (PAM) a été interrompu avec le putsh de 2012. Les efforts du Centre et de ses amis avaient permis d’affronter jusqu’ici ce petit dommage collatéral d’un coup d’état qui en a entrainé bien d’autres, mais les réserves touchaient à leur fin. Par chance, une Fondation vient de leur faire un don qui va couvrir la consommation alimentaire pour une année. Il était temps : il restait un sac et demi de riz….Sauvées pour 300 jours : après, on verra à nouveau. Sans vraiment être conscientes du péril qu’elles avaient côtoyé, les 66 petites Ladies ont du comprendre qu’elles pouvaient ce soir là sourire plus que d’habitude et faire des rêves paisibles : on apprend vite lorsque sa vie est en jeu….

Pendant ce temps, à San, à quelque 400 kms de Bamako, au-delà de Segou, disparaissait une autre Lady. Elle s’appelait Mintou C. Je la connaissais très peu mais je crois que nous nous étions adoptés mutuellement. Elle avait près de 85 ans mais en paraissait à peine 75 : sans doute la sveltesse qu’elle avait gardée, sa façon de se tenir droite et sa conversation toujours animée. Elle fut l’une des premières femmes lettrées de San et ses lunettes sévères lui donnaient bien l’air de l’institutrice en retraite qu’elle était. Deux choses m’avaient frappées lors de ma dernière visite : l’extraordinaire propreté de sa maison et de sa cour malgré la ribambelle de petits enfants et de jeunes voisins qui devaient piailler là chaque jour ; l’absence de toute plainte ou de toute requête malgré l’évidente difficulté de l’environnement qui était le sien. Pas d’imprécation contre ceux qui ne faisaient pas leur travail, pas de résignation non plus face aux difficultés vécues. Simplement une immense dignité : celle des honnêtes gens qui continuent à croire en l’avenir même si le présent vous invite à y renoncer. Simplement des paroles simples et plaisantes, parfois piquées d’une gentille ironie, qui font qu’on se sent bien et qu’on a envie de continuer à écouter. Comme celles de tant de gens de bonne volonté qui se battent au quotidien espérant qu’on n’a pas oublié qu’ils existent.

Lady Mintou avait pleuré lorsque notre petit groupe était parti, sans doute parce que nous allions à nouveau lui manquer. Peut-être aussi redoutait-elle, après ces quelques moments insouciants de détente, de replonger dans ses combats quotidiens et de partir pour toujours sans avoir pu constater que les choses changeaient comme elle le souhaitait.

Tant que de telles Ladies existeront, tous les espoirs seront encore permis. Mais le temps presse.

Tant que de telles Ladies existeront, tous les espoirs seront encore permis. Mais le temps presse. En Afrique, les femmes, pourtant si souvent maltraitées, ont aussi un rôle essentiel dans les grands changements, comme l’ont appris à leurs dépens de nombreux dirigeants. Qu’elles se battent pour ceux qui sont sous leur protection, comme celles de Diguiya-Bon, ou qu’elles résistent stoïquement, comme celle de San, nos Ladies sont la plupart du temps plus patientes et plus résistantes que les hommes. Elles savent comment gérer le chaudron sur le feu même si celui-ci chauffe à l’excès. Mais elles ne laisseront pas le couvercle se renverser et se lèveront à temps pour éviter la catastrophe. Saurons-nous nous montrer à la hauteur de ces fées si vigilantes ?

Paul Derreumaux

L’Etat: nouveau maillon faible?

Article paru le 27/03/2013 dans

Le Cercle des Echos

L’Etat : nouveau maillon faible du développement en Afrique Subsaharienne ?

D’abord quasiment absent, puis longtemps parent pauvre des économies africaines, le secteur privé apporte désormais une contribution notable à la croissance du continent. Son dynamisme et ses potentialités se heurtent cependant souvent aux comportements et aux positions des Etats et des Administrations, qui deviennent ainsi le nouveau maillon faible de notre développement et doivent donc réaliser des mutations profondes et urgentes.

Depuis les indépendances jusqu’à la décennie 1970/1980, le développement des pays africains s’est avant tout réalisé sous l’impulsion de leurs Etats et de leurs secteurs publics. L’absence de structures  privées capables de réaliser des projets de grande envergure et la concentration entre les mains des Etats de l’essentiel des ressources financières et humaines de ces pays naissants expliquent pour une grande part la généralité de ce constat. Les luttes d’influence nées de la guerre froide et la forte séduction idéologique des thèses communistes et anti-impérialistes sur de nombreux dirigeants africains, souvent très charismatiques, ont encore renforcé cette orientation.

Les choix stratégiques souvent contestables menés par les Etats, la mauvaise gestion patente de la plupart des entreprises publiques, l’échec peu à peu avéré des régimes communistes au niveau mondial, le revirement de la pensée dominante des institutions internationales ont cependant progressivement  conduit à considérer le secteur privé comme utile, puis nécessaire, au développement économique. Initié d’abord dans les pays anglophones puis s’étendant aux pays francophones, ce revirement, largement répandu à partir des années 1980, n’a cependant été ni facile ni toujours efficace. La politique d’encouragement du secteur privé, formulée au plus haut niveau des Etats, a été rarement parfaitement relayée dans les politiques publiques et dans le fonctionnement quotidien des administrations. Les obstacles posés à l’encontre d’une croissance saine des entreprises privées ont donc été souvent maintenus et ont freiné l’apparition d’un secteur formel solide et moderne dans des secteurs stratégiques, notamment industriels, qui nécessitent souvent un appui décisif des Etats à leur démarrage. Le dynamisme naturel des initiatives privées s’est surtout exprimé dans des activités commerciales et de services, plus faciles à monter et de rentabilité plus rapide. La nature même de ces activités s’accommodait bien, en outre, à ce qu’une large partie d’entre elles se développe de préférence dans l’informel, ce qui facilitait aussi des « arrangements » possibles avec de nombreux interlocuteurs du secteur public. Dans cette approche, qui a dominé dans nombre de secteurs et de pays, la multiplication d’entreprises privées a été réelle mais elle s’est souvent faite sur la base d’entreprises de qualité modeste et peu contributives au développement, sauf en matière d’emplois faiblement qualifiés, et au détriment des intérêts financiers des Etats : ce secteur privé est bien resté durant cette période en deçà des espoirs placés en lui.

Le panorama se transforme de plus en plus vivement depuis le début des années 2000

Le panorama se transforme de plus en plus vivement depuis le début des années 2000. Dans la plupart des pays subsahariens, des secteurs de premier plan sont passés pour l’essentiel entre les mains d’entreprises privées : banques, assurances, sociétés de télécommunications, mines par exemple. Des  sociétés à capitaux africains, désormais puissantes, modernes et performantes, y jouent un rôle de plus en plus prédominant, même dans les industries minières avec certaines compagnies sud-africaines, et nourrissent une part significative d’une croissance économique qui s’accélère sur le continent. Leur poids financier et psychologique, leur caractère « off-shore » ou les réglementations spécifiques auxquelles elles sont soumises leur permettent en effet souvent d’être peu dépendantes des faiblesses et des retards des lois et règlements nationaux, tout comme de la prédation quotidienne d’un grand nombre de fonctionnaires peu soucieux d’efficacité et de bien public. A côté de ces grandes sociétés et encouragés par elles, les  Petites et Moyennes Entreprises (PME) continuent aussi à progresser  rapidement en nombre et en importance : certes, leur espérance moyenne de vie reste courte, leur rentabilité fréquemment incertaine et leur valeur ajoutée encore faible. Toutefois, les banques, concurrence oblige, les soutiennent  davantage et elles sont maintenant les plus créatrices d’emplois dans beaucoup de pays. On y compte de plus en plus de nouvelles générations de jeunes entrepreneurs, souvent formés à l’étranger, prêts à rationaliser leur gestion et à s’intégrer dans les secteurs formels si cet effort ne les pénalise pas à l’excès. Enfin, les Etats eux-mêmes acceptent désormais de confier à de grandes sociétés privées la construction, mais aussi la gestion, de projets d’infrastructures de très grande ampleur dont la technicité et la taille financière les dépassent : ce sont les Partenariats- Public-Privé (PPP), souvent évoqués mais encore trop rarement menés à bien en raison de leur complexité et de l’exigence de leurs engagements.

Cette montée en puissance et les réussites constatées tendent désormais à faire porter sur le seul secteur privé la pleine responsabilité du développement économique à venir : c’est le nouveau dogme du « tout privé ». Pourtant, cette inversion des premiers rôles est tout aussi illusoire que son contraire. La réalité quotidienne montre en effet tous les freins et obstacles qui, du fait de la faiblesse des Etats, pénalisent encore les entreprises africaines par rapport à leurs concurrentes installées dans d’autres parties du monde. Trois exemples  décisifs peuvent  en être donnés. Les conditions de création, de fonctionnement et d’investissement des entreprises d’abord : les pays africains figurent encore en queue du classement du « Doing Business » avec lequel la Banque Mondiale évalue chaque année la qualité de l’environnement dans lequel évoluent les sociétés : sur les 185 pays classés en 2012, le continent comptait seulement 8 pays – en incluant l’ile Maurice -, dont 7 anglophones, aux 100 premières places. La fiscalité ensuite : les pouvoirs publics n’ont su jusqu’ici ni élargir suffisamment l’assiette des impôts, ni rendre leur fiscalité incitative au service d’objectifs majeurs définis par ailleurs. Il en résulte une charge pesant lourdement sur les secteurs « saisissables » de l’économie, qui facilite encore la corruption et les passe-droits. La justice enfin : en dépit des progrès réels du droit applicable – en zone francophone avec l’OHADA par exemple -, la pratique des tribunaux montre la modeste compétence économique des juges et la fréquence des jugements abusifs, qui pèsent négativement sur les décisions des investisseurs. Seul des Etats forts et tournés ouvertement vers le développement économique peuvent accélérer les réformes institutionnelles, utiliser efficacement le levier fiscal, obtenir l’efficacité de leur système judiciaire. Faute de savoir assez rapidement se transformer et corriger leurs faiblesses dans un monde concurrentiel où la qualité de l’environnement favorise la performance, les Etats africains contraignent donc leurs secteurs privés à progresser dans des conditions médiocres et leurs administrations deviennent eux-mêmes le nouveau maillon faible de notre développement.

Les actions à mener pour corriger cette situation sont connues et souvent annoncées : simplification des règles et des procédures, rapidité et transparence des décisions administratives, mise en place de tribunaux professionnels, meilleure formation des fonctionnaires, instauration d’une culture du mérite, du résultat, mais aussi de sanction sévère des fautes dans la fonction publique, efficacité accrue du recouvrement des recettes fiscales et douanières, consolidation de l’Etat de droit,..Elles gênent cependant de nombreux intérêts particuliers et supposent une transformation des mentalités, ce qui rend leur mise en œuvre lente et difficile.

Pour faire sauter au plus vite ces verrous, trois approches devraient être d’une utilité particulière. D’abord mener les réformes dans un cadre régional plutôt que national : les réticences aux changements pourraient sans doute  ainsi être plus facilement contournées et l’impact des mutations serait immédiatement plus important. Ensuite, inscrire ces changements dans un effort de planification à moyen terme des grands objectifs suivis par l’Etat et des programmes pour les atteindre : en mettant en valeur une vision globale et cohérente de l’économie et de la société qu’il gère, l’Etat devrait pouvoir mieux faire admettre par chacun les changements nécessaires qui concernent son administration et l’intérêt qu’ils représentent. Enfin, appliquer au maximum un dialogue véritable et fréquent entre l’administration et le secteur privé pour que chaque partie comprenne bien les besoins et les préoccupations de l’autre et que les besoins de réformes du secteur privé soient pris en compte dans des délais plus raisonnables.

En l’état actuel, la transformation des Etats en Afrique subsaharienne n’a donc pas été la plupart du temps  au rendez-vous des exigences des entreprises privées sur lesquelles repose désormais la responsabilité d’une part importante du développement économique des pays concernés. Les handicaps qui résultent de cette situation nous privent vraisemblablement d’1 à 2 points de taux annuel de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB). Même si ce dernier a sensiblement progressé pour approcher aujourd’hui 6% en moyenne sur l’ensemble du continent, ce manque de 2% nous coûte cher: il nous sépare en effet de l’objectif d’un taux de progression de 8% du PIB, à partir duquel l’émergence économique apparait souvent atteignable. C’est dire combien l’enjeu d’un effort massif  en faveur d’un Etat fort au service du développement  est essentiel et urgent.

Paul Derreumaux