L’exemple de l’East African Community (AEC) : une autre approche d’Union Economique Régionale

L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) est une des régions de l’espace subsaharien les plus remarquées pour sa robuste croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) depuis plus d’une dizaine d’années, et une bonne maitrise de l’inflation grâce à l’arrimage de sa monnaie à l’EUR, mais elle préoccupe par les tensions politiques et sécuritaires qui la touchent aujourd’hui. A plusieurs milliers de kilomètres de là, une autre Union se distingue aussi par son dynamisme, ses ambitions et ses réussites récentes : l’East African Community (AEC). S’il est vraisemblable que les deux zones pourraient peser sur le destin du continent en raison de leur poids croissant, elles offrent en tout cas des « modèles » de construction assez différents.

Le périmètre de l’AEC a connu ces deux dernières années une augmentation considérable. Reconstituée en 2000, après une mise en parenthèse de plus de 20 ans, par ses trois fondateurs -Kenya, Ouganda et Tanzanie-, la Communauté Est Africaine s’est étendue en 2007 au Burundi et au Rwanda, puis au Sud-Soudan en 2016. Elle a surtout inclus en 2022 la République Démocratique du Congo (RDC) et ses quelque 100 millions d’habitants, et vient d‘accueillir la Somalie comme 8ème membre.

L’ensemble pèse lourd. L’AEC couvre aujourd’hui 16% de la surface du continent – plus de 20% de sa partie subsaharienne-, traverse l’Afrique d’Ouest en Est et s’ouvre désormais à la fois sur l’Océan Atlantique et, largement, sur l’Océan Indien. Sa population globale dépasse maintenant 300 millions d’habitants, soit 25% de toute l’Afrique subsaharienne et plus de 2 fois celle de l’UEMOA. Elle augmente de plus de 2% par an et compte quatre poids lourds de la démographie africaine : Tanzanie, Ouganda et Kenya, et surtout la RDC dont la croissance est la plus rapide du continent et qui pourrait être le 2ème Etat subsaharien le plus peuplé en 2050. Le PIB cumulé des 8 pays atteint en 2022 307 milliards de dollars US, ce qui en fait globalement la 3ème puissance subsaharienne et représente environ 1,65 fois le PIB de l’UEMOA. La répartition est cependant fort inégale : le Kenya assure à lui-seul le tiers de l’ensemble, et la Tanzanie et l’Ouganda réunis un second tiers ; pour le reste, la RDC fournit l’essentiel malgré le faible niveau du revenu par habitant.

L’évolution et la situation actuelle de l’AEC sont pour une bonne part le résultat de l’approche pragmatique et libérale des trois pays fondateurs de l’Union, caractéristique de leur culture anglophone : s’appuyer sur le dynamisme et les atouts respectifs de chacun pour construire un grand marché où l’essor des entreprises locales peut s’exprimer le plus aisément avec des contraintes politiques communes minimales et la préservation optimale par les Etats des intérêts nationaux. Le Kenya a joué le rôle de pionnier et de premier bénéficiaire dans cette approche de terrain, grâce notamment à l’avance d’un appareil industriel puissant et diversifié, et à la sophistication de son système financier. Mais Tanzanie et Ouganda ont pu en tirer profit en restant vigilants sur les particularités – historiques, politiques, sociologiques, ..- qui leur semblaient essentielles à sauvegarder tout en utilisant au maximum cette ouverture des économies. Beaucoup des entreprises et des banques ont donc adopté une stratégie régionale qui a permis à la fois de stimuler leur propre croissance et de diffuser dans les trois pays des progrès structurels. Les structures communautaires ont veillé par ailleurs à encourager ces tendances de renforcement des liens économique régionaux – création d’une zone de libre-échange en 2008 ; mise en place d’un marché commun régional en 2010 pour favoriser la circulation des biens, personnes et capitaux, avec une protection de l’extérieur assurée par un tarif unique. Mais cette libéralisation a laissé à chaque Etat beaucoup de prérogatives régaliennes : on compte ainsi dans l’AEC autant de monnaies et de banques centrales que de pays et plusieurs Etats ont créé leur propre bourse mobilière.  Les ambitions fortes comme une monnaie commune et une construction plus fédérale restent affichées, mais le terme de leur réalisation a été mis au second plan.

En adoptant cette optique, les dirigeants de l’EAC ont donc visé avant tout des objectifs limités en termes d’intégration structurelle, mais surtout volontaristes en matière de croissance économique, en s’appuyant sur des politiques suffisamment concrètes et solides pour être utiles à des acteurs dynamiques dans un marché en expansion rapide. L’évolution historique de l’AEC observée depuis 2007, rappelée ci-avant, témoigne de l’attraction de cette politique et quelques exemples montrent ses impacts positifs. Les données géographiques et démographiques, déjà citées, parlent d’elles-mêmes. Au plan des ressources naturelles, on trouve maintenant dans l’immense espace de l’AEC aussi bien de riches cultures d’exportation -café, thé, fleurs du Kenya, d’Ouganda, de Tanzanie – que des zones forestières et, surtout, une large gamme de produits miniers allant du pétrole en Ouganda aux métaux rares -cobalt, coltan,..- dont est si bien dotée la RDC. Les puissantes banques kenyanes -le bilan d’Equity Bank, première banque kenyane, est 2 fois supérieur à celui de la Société Générale de Côte d’ivoire -, grâce à des rachats ou de nouvelles implantations, sont en train de devenir dominantes en RDC comme elles l’avaient fait au Sud-Soudan où elles ont ouvert des filiales vite florissantes dès l’indépendance de ce pays. Elles accélèrent ainsi l’inclusion financière dans toute la région. L’AEC a aussi la chance de posséder des membres précurseurs dans certaines infrastructures. Le Kenya est numéro 1 en Afrique pour l’éolien, grâce à son parc géant de Turkana, et pour la géothermie, par ses installations dans la vallée du Rift. Il pourrait être une locomotive pour rattraper le retard considérable de la RDC ou de la Somalie. L’AEC est aussi une exception en matière ferroviaire avec plus de 7000 kms de voies ferrées opérationnelles et de nouveaux projets d’extension. Le Kenya abrite un appareil industriel de grande envergure et de large composition qui a déjà commencé à inspirer ses deux voisins immédiats. Le tourisme est un secteur prospère, sous des formes variées, aussi bien en Tanzanie et au Kenya qu’au Rwanda.

D’autres impacts espérés devraient être cependant plus lointains ou incertains à l’avenir. En particulier, le nouvel ensemble, s’il a gagné en taille, a aussi perdu en homogénéité -linguistique, culturelle, de niveau de vie-, ce qui peut rendre plus difficiles les mutations structurelles profitables à plusieurs pays. De plus, les investissements industriels et en infrastructures, stratégiques pour les derniers membres arrivants, risquent de prendre du temps pour se concrétiser et porter leurs fruits. Surtout, deux questions majeures interpellent. La première, ancienne, est d’ordre monétaire. Le shilling kenyan, le moins fragile dans l’EAC, a ainsi perdu plus de 50% de sa valeur par rapport au Dollar US de 2000 à 2024 contre 15% seulement pour le FCFA sur la même période, le repli ayant été plus élevé pour l’Ouganda et la Tanzanie. Cette situation a des effets variés. Ainsi, selon les données de la Banque Mondiale, le revenu par habitant du Kenya en dollars courants a crû deux fois plus vite que celui de la Côte d’Ivoire sur ces deux décennies, mais la même variable exprimée en parité de pouvoir d’achat a été dans le même temps plus performante de 10% en Côte d’Ivoire. De même, les soubresauts du Shilling absorbent souvent une partie notable des bénéfices des sociétés pour les actionnaires extérieurs et peuvent freiner des investissements encouragés par d’autres motifs.  Ces constats tendent à confirmer qu’une monnaie, quelle qu’elle soit, ne constitue ni un handicap dirimant pour le développement économique, ni un avantage décisif face à cet objectif. Le secret de la performance se trouve davantage dans d’autres facteurs, liés à la sphère réelle et à la qualité de la vision et des politiques économiques. La seconde interrogation, plus récente, est que les élargissements récents de l’EAC ont eu lieu alors même que des tensions politiques semblaient s’exacerber entre membres et postulants, le cas le plus marquant concernant la RDC et le Rwanda. Certaines adhésions ont aussi été agréées alors qu’elles pouvaient gêner les relations avec de puissant voisins, tels le Soudan pour le Sud-Soudan et l’Ethiopie pour la Somalie.  Il apparait donc que les motivations et critères d’adhésion sont essentiellement économiques, tablant sur une espérance d’amélioration par effet d’entrainement dans un espace performant, mais aussi que les différences politiques entre membres, même majeures, n’ont pas entrainé jusqu’ici d’arrêt des synergies ni de volonté de scission. Il reste à voir si cette conception saura être maintenue alors que des tensions s’avivent entre certains membres de l’EAC.

L’évolution des vingt dernières années ne semble pas encore indiquer si, dans la comparaison possible entre l’AEC et l’UEMOA, l’une des deux Unions aurait durablement pris le pas sur l’autre en termes de perspectives. En économie, les indicateurs témoignent des importantes avancées des deux espaces régionaux, les atouts et handicaps de l’un et de l’autre l’emportant tour à tour selon la conjoncture, notamment internationale. En politique, le niveau variable d’intégration des deux communautés rend difficile l’appréciation de leurs succès et échecs respectifs. Cette « compétition » peut être bénéfique. En cette période où surgissent beaucoup de remises en question, fortifier de toutes manières les constructions régionales les plus crédibles, parfois en imaginant qu’elles peuvent susciter des inspirations réciproques, est sans doute un bon moyen de faire progresser à la fois la paix et le mieux-être pour tous.

Paul Derreumaux

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