Dette publique en Afrique Subsaharienne

Dette publique en Afrique Subsaharienne : attention danger ?

Dans les années 1980/2000, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont subi douloureusement les effets des Plans d’Ajustement Structurel (PAS) imposés par le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale. Ceux-ci visaient à combattre un triple déséquilibre structurel : celui des finances publiques, celui de la balance commerciale et celui d’un endettement extérieur insupportable. La cure d’austérité multiforme issue des PAS n’a pas été suffisante pour ramener le ratio de la dette à un niveau acceptable. Les divers créanciers des pays en développement ont donc, accepté, bon gré mal gré, des remises de dettes et supporter ainsi une partie du coût des réformes imposées aux économies africaines. Les institutions publiques bilatérales d’appui au développement, puis les prêteurs privés ont été les premiers à accepter ces restructurations négociées pays par pays à travers des structures portant respectivement les noms respectables de Club de Paris et de Club de Londres. Les grandes institutions multilatérales, regroupées autour de la Banque Mondiale, ont été beaucoup plus réticentes à consentir ce processus d’effacement partiel de leurs créances, qui mettait en cause le dogme de l’intangibilité de celles-ci. La gravité de la situation les a contraintes à cet effort, concrétisé par l’Initiative dite des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) dont ont bénéficié une bonne trentaine de pays d’Afrique Subsaharienne. Rétrospectivement, ces coûteux ajustements paraissaient justifiés de part et d’autre : pour payer le prix, selon les cas, de leurs erreurs d’analyse ou de leur avidité, du côté des prêteurs ; en raison de la gabegie ou de politiques économiques inefficaces, du côté des emprunteurs. C’est finalement chez ceux-ci que ces efforts ont laissé les traces les plus visibles : au passif, des effets sociaux au goût amer encore vivace au sein des populations, en particulier les plus défavorisées; à l’actif, une nette amélioration des équilibres macroéconomiques et une réduction drastique de la dette extérieure.

Il est aujourd’hui généralement admis que cette meilleure santé globale des finances publiques et la plus grande orthodoxie des  politiques économiques suivies ont joué un rôle clé dans la trajectoire de croissance retrouvée de l’Afrique subsaharienne depuis les années 2000. La diminution des charges des Etats à la suite de la meilleure maîtrise des dépenses de fonctionnement et de l’effacement partiel de la dette a facilité, dans la plupart des pays, le paiement à bonne date des salaires de la fonction publique, l’appréciation positive des grandes entreprises étrangères sur l’environnement des affaires de leurs implantations africaines et la reprise des investissements des Etats. La conjugaison de ces divers éléments a été appuyée par les données favorables et les transformations structurelles qui ont soutenu la croissance de quelques secteurs : mines, télécommunications, banques,..

Deux principaux facteurs ont favorisé un nouvel accroissement significatif de l’endettement.

Pour le financement national ou régional, le recours des Etats aux financements privés locaux s’est intensifié sous l’effet conjoint d’une montée en puissance de l’épargne nationale, d’un renforcement des marchés financiers et d’une modification des règles de financement des déficits publics. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, le financement monétaire des Trésors Publics par la Banque Centrale, en application de l’article 16 du Traité de l’Union, qui l’autorisait tout en le contrôlant strictement, est écarté depuis 2001. Il est remplacé aujourd’hui par l’émission publique de titres financiers à court ou moyen terme. Il en découle une plus grande flexibilité des possibilités d’endettement, dans laquelle les Etats se sont engouffrés, et le poids des titres publics sur les marchés monétaire et financier a considérablement augmenté, suivant la voie tracée dans les pays d’Afrique anglophone. La création en 1998 dans l’UEMOA de la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) a fourni un cadre approprié à cette expansion. Après des débuts difficiles, la BRVM a démontré la profondeur des gisements d’épargne dans la zone. Les Etats sont vite devenus les principaux émetteurs et leur part dans le compartiment obligataire est aujourd’hui très largement majoritaire, générant ainsi des risques d’assèchement du marché à des fins autres que celles pour lesquelles il avait été créé.

L’endettement extérieur, quant à lui, reprend progressivement un poids relatif croissant. L’effort considérable requis en matière d’infrastructures et d’équipements divers amène les Etats à rechercher toujours davantage de financements étrangers, qui sont d’autant plus facilement obtenus que l’Afrique fait moins peur et apparait même comme l’une des grandes terres d’avenir. L’appétit économique, la volonté d’influence et les moyens accrus des grands pays émergents apportent aux emprunteurs de nouvelles possibilités. Celles-ci sont jugées d’autant plus séduisantes que les aides à taux concessionnels des principales institutions d’appui au développement sont quantitativement limitées et accordées sous des conditions suspensives parfois excessivement exigeantes. Dans la période récente, le niveau exceptionnellement bas des taux d’intérêt de référence a également conduit les pays africains à se tourner vers le marché financier international et les prêteurs privés à rechercher sur le continent des emplois rémunérateurs. Plus de 10 pays africains sont ainsi venus sur le marché des Eurobonds jusqu’en 2013 et le mouvement continue puisque la Côte d’Ivoire place actuellement une émission de 500 millions de dollars US. Modestes à l’échelle mondiale, ces opérations ne sont pas négligeables pour la taille des économies concernées et peuvent comporter des risques de taux et de change notables pour des économies encore fragiles : la hausse des taux engagée aux Etats-Unis, et qui pourrait se poursuivre, témoigne de leur réalité. La gourmandise des prêteurs risque aussi de biaiser l’objectivité de leur analyse et d’encourager le financement par emprunt d’investissements d’utilité contestable.

Enfin, la pratique tant évoquée du Partenariat Public Privé (PPP) peut avoir des effets pernicieux. Censés reporter sur le secteur privé – étranger voire national – le financement de chantiers rentables, les projets conduits en PPP incluent souvent des clauses de garantie, financière ou non financière, qui introduisent des coûts futurs potentiels à la charge des Etats si les investissements ne se déroulent pas selon les prévisions arrêtées. Les assurances de trafic minimum données pour des infrastructures de transport ou de production exportée pour des opérations minières menées en joint-venture illustrent ces risques. Le danger est alors d’autant plus grand que les montants correspondants ne sont pas inclus dans la dette publique recensée et que celle-ci peut alors être systématiquement sous-estimée.

Ces problèmes potentiels ne signifient pas que le nouvel accroissement de l’endettement public doit être banni. L’accélération de la croissance économique est une priorité vitale et la marge de manoeuvre disponible pour la mobilisation de ressources grâce à la hausse du niveau d’endettement est donc particulièrement opportune. La marge de variation reste en outre confortable puisque le ratio Dette extérieure/Produit Intérieur Brut est généralement inférieur à 50%. En revanche, le souvenir d’un passé récent, tout autant que les difficultés actuellement rencontrées par plusieurs pays européens, doivent inciter les Etats africains comme leurs partenaires privilégiés à gérer avec attention cet effet de levier. Du côté des partenaires, les efforts doivent être intensifiés pour accroitre le volume des concours concessionnels et éviter l’accumulation abusive de conditions préalables décourageant les emprunteurs. L’enjeu considérable que représente le développement rapide de l’Afrique mérite cet adoucissement.

Du côté des Etats africains, il faut d’abord s’assurer du bien fondé de tous les investissements programmés et de la pertinence des procédures suivies et des intervenants choisis. Même les projets les plus incontestablement urgents, comme ceux qui visent le renforcement des capacités énergétiques, peuvent souvent être exécutés de diverses manières, à des coûts différents  et avec des intervenants de qualité variable. La réalisation d’un appel d’offres ne constitue d’ailleurs pas la panacée, comme le montrent les avatars rencontrés dans la réalisation du barrage de Kandadji au Niger ou dans certains travaux d’infrastructures ailleurs. Pour éviter au maximum les risques évoqués, les Autorités nationales ont donc avantage à  rester fidèles à quelques principes. Le premier est de construire une vision cohérente à long terme de l’avenir de leur pays, accompagnée d’un programme d’investissement ambitieux mais réaliste pour atteindre les objectifs fixés, et de tenir rigoureusement le cap ainsi défini sans succomber aux sirènes de certains investisseurs surtout soucieux de leurs intérêts particuliers. La capacité d’une mobilisation plus rapide et plus efficiente par les Départements ministériels des ressources obtenues serait aussi une contribution notable à l’utilisation optimale de celles-ci. La qualité de l’adéquation entre la nature des ressources drainées, d’une part, et l’objet et la rentabilité des investissements prévus, d’autre part, est une autre contrainte indispensable. Enfin, un élargissement de l’assiette des impôts et taxes et de meilleures performances dans leur recouvrement est une dernière piste pour desserrer les contraintes d’un endettement excessif.

A peine 25 ans après la fin des PAS, l’Afrique subsaharienne ne peut se permettre de retomber dans le piège d’une dette publique qui l’étranglerait à nouveau. Les challenges d’une croissance rapide, d’un développement inclusif et d’une création massive d’emplois sont en effet des incitations fortes à investir, y compris par l’endettement, mais aussi des contraintes si pressantes qu’elles interdisent à tous les Responsables le droit  à l’erreur.  

Paul Derreumaux

Le rail au service de la « conquête de l’Afrique de l’Ouest » ?

Le rail au service de la « conquête de l’Afrique de l’Ouest » ?

Le rail a été, depuis les indépendances, le mal-aimé des investissements soutenus par les grandes institutions de financement et les exemples de réhabilitation réussie de l’existant sont peu nombreux. Le projet de Boucle Ferroviaire en Afrique de l’Ouest, qui inclurait près de 1200 kms de voies nouvelles, pourrait changer la donne si les conditions difficiles de son succès sont bien remplies.

Près de 50% des pays d’Afrique subsaharienne possèdent une voie ferrée en activité. Pourtant, les investissements qui seraient nécessaires sont souvent écartés: trop cher, mauvaise qualité du service offert et trop d’exemples de gestion désastreuse générant des charges très lourdes pour les Etats. Victimes de cet ostracisme vis-à-vis du rail, les compagnies ferroviaires africaines se sont de plus en plus délitées dans la plupart des pays. Les Programmes d’Ajustement Structurel (PAS) et le ralentissement de la croissance économique ont accéléré ce phénomène.

Pendant la décennie 1990/2000, quelques institutions – Banque Mondiale, Agence Française de Développement, Banque Européenne d’Investissement – ont aidé, trop modestement, à la restructuration de diverses compagnies nationales. La solution la plus fréquemment retenue a été celle de la privatisation, sous des formes variées, de l’exploitation des lignes existantes : plus des deux tiers des sociétés ferroviaires du continent fonctionnent maintenant selon ce schéma. Ces changements ont certes amélioré sensiblement le fonctionnement et la productivité des compagnies, accru le trafic transporté et redressé la qualité des prestations offertes. Toutefois le bilan global demeure incertain : en particulier, l’équilibre recherché entre les gestionnaires et les Etats concédants est souvent imparfait tandis que les investissements nécessaires ont été rarement effectués au niveau requis. Malgré ces efforts, le rail a vu sa place relative reculer par rapport à la route. A ce jour, l’Afrique demeure encore la partie du monde où la densité de trafic ferroviaire est la plus faible.

La partie n’est toutefois pas jouée et des arguments renforcés plaident aujourd’hui pour le chemin de fer. La réduction possible de la facture énergétique est un atout majeur. Le transport par voie ferrée consomme beaucoup moins de diesel que par la route. Il offre donc un avantage compétitif et une empreinte carbone réduite pour le transport de marchandises très pondéreuses sur de longues distances : la mise en exploitation de nouveaux gisements importants de divers minerais, composante essentielle de la croissance dans plusieurs pays,  justifie en conséquence cet intérêt retrouvé. Le rôle positif que peut jouer le chemin de fer sur le développement agricole, la création d’emplois et l’aménagement du territoire renforce les avantages possibles du rail.

Sur cette base, les actions de réhabilitation se poursuivent sur divers sites ou continuent à être à l’étude. Elles portent cependant presque toujours sur les sociétés et les lignes existantes, en cherchant à améliorer leur fonctionnement et à densifier leur trafic. La situation respective du transport ferroviaire au sein du continent ne s’en trouve donc guère modifiée : l’Afrique australe est de loin la mieux dotée en lignes ; les chemins de fer du Gabon et du Cameroun restent en tête pour le trafic comme pour la productivité.

Mal placée jusqu’ici, l’Afrique de l’Ouest francophone pourrait bien révolutionner ce secteur.

Le projet de Boucle Ferroviaire, initié par le Niger en novembre 2011, vise en effet la mise en place d’une voie ferrée continue sur le parcours Cotonou/Niamey/Ouagadougou/Abidjan. Traversant quatre pays, long de plus d’environ 3000 kms, ce projet se caractérise surtout par deux ambitions hors du commun. D’abord, il comprend, outre l’amélioration de quelque 1800 kms de lignes actuelles, la construction de près de 1200 kms de voies nouvelles : elles concerneront au premier chef le Niger, qui n’a jamais connu de voie ferrée sur son sol. Cet ajout, le plus long réalisé depuis longtemps sur le continent, contribue au gigantisme de l’investissement dont l’enveloppe actuellement prévue dépasse déjà 4,3 milliards de dollars. La seconde originalité majeure du chantier est son caractère pluri-étatique, puisqu’il associe quatre pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Ceci donne bien sûr tout son sens à cet investissement ferroviaire qui concernerait donc plus de soixante millions d’habitants et une part prédominante de l’Union, pouvant notamment profiter à plusieurs projets miniers et intéressant sur son chemin de nombreuses entreprises. En revanche, la nature transfrontalière accroit sensiblement les difficultés d’ordre légal, administratif, organisationnel, fonctionnel de la future compagnie qui gèrera ce qui pourrait s’appeler le TransOuestAfricain. En Europe, la mise en place de lignes intéressant deux  nations, en dépit de l’expérience désormais acquise dans de tels projets, montre bien les grandes difficultés d’une telle situation..

Malgré ces défis financiers et structurels, l’idée quitte peu à peu la virtualité et approche d’un début de concrétisation : la partie Niamey/Parakou a en effet fait l’objet d’un lancement symbolique le 7 avril au Niger et l’achèvement de cette première partie de la Boucle est annoncé pour 2016. Il est vrai que cet investissement est soutenu par la volonté farouche des Chefs d’Etat concernés, qui lui trouvent une envergure particulièrement mobilisatrice. Il évoque en effet instinctivement deux des plus grandes épopées économico-sociales du 19ème siècle: celle de la conquête de l’Ouest aux Etats-Unis, celle de la deuxième révolution industrielle en Europe. Comme dans ces deux références de légende, le projet est en partie un acte de foi et un signe de fermeté politique, et ne peut être uniquement conditionné à l’élaboration d’un « business plan » bancable. Le cas du Niger le montre bien. Après les élections réussies de 2011, les nouvelles Autorités ont lancé un programme exceptionnellement ambitieux, capable de placer le pays, en cas de succès, sur une spirale de développement sans commune mesure avec le passé. Ce programme a pour ossature quelques investissements stratégiques par leur taille, leurs effets structurants sur de nombreux secteurs et leurs résonances psychologiques. La Boucle Ferroviaire du Niger en fait partie et en est très certainement le plus emblématique par son caractère novateur et sa dimension régionale. Le pari est risqué, mais pas irréaliste. La construction des grandes lignes de chemin de fer a toujours été corrélée avec des périodes de forte croissance économique et le renforcement du secteur minier au Niger peut constituer le fondement justificateur de cet investissement. Celui-ci pourrait aussi constituer un modèle d’intégration régionale et un électrochoc de croissance.

Pour entrer dans ce cercle vertueux, le projet Ouest-Africain aura cependant à résoudre au mieux trois contraintes principales.

La première est celle d’une construction juridique et administrative solide et appropriée. Le bon fonctionnement d’une société ferroviaire exige en effet déjà une pleine maîtrise de nombreux aspects : juridiques, financiers, fonciers, techniques, sécuritaires, concurrentiels,…  Dans le cas spécifique de ce chantier multi-Etats s’y ajoutent d’importantes données supplémentaires. Elles sont notamment liées à l’adoption d’un cadre légal unifié s’imposant aux règles nationales pour éviter les contestations ou les blocages futurs, ainsi qu’à la mise en place de structures plurinationales décisionnelles suffisamment autonomes pour assurer une activité sans heurts de la future société. 

Une deuxième exigence a trait à l’obtention de financements appropriés. Les projets ferroviaires se caractérisent à la fois par le volume considérable de leurs investissements et leur rentabilité directe faible et de long terme. Ils imposent donc d’abord un effort d’autofinancement important de la part d’Etats sollicités de toutes parts et aux moyens financiers souvent limités.  La mobilisation du maximum possible de ressources publiques concessionnelles est aussi une condition sine qua non. En la matière, la présence au « tour de table » des principales structures publiques traditionnelles de financement sera bien sûr indispensable. Toutefois, le rôle de nouvelles grandes institutions, telles la Banque Africaine de Développement (BAD) ou la Banque Islamique de Développement (BID), sera  au moins aussi déterminant. Leur approche plus audacieuse, leur meilleure capacité à comprendre les préoccupations des pays africains, l’entrainement qu’elles peuvent exercer sur d’autres bailleurs de fonds pourraient être des facteurs clé de la faisabilité du projet

Enfin, la décision de réaliser ce chantier sous la forme d’un Partenariat Public Privé (PPP) requiert de définir avec précision les droits et obligations des diverses entreprises qui seront choisies pour la construction des lignes nouvelles, la réhabilitation des anciennes et la gestion des futures sociétés ferroviaires. Une attention particulière devra être portée au respect des engagements de financement des partenaires privés du PPP, à la plausibilité de leurs prévisions et à la prévention maximale des conflits d’intérêt entre Etats et concessionnaires. Les insuffisances relevées dans nombre d’expériences actuelles de privatisation incitent en effet à la prudence malgré les avantages que cette formule peut recéler.  La capacité des Etats à négocier des accords équilibrés et transparents sera capitale pour la réussite du projet.

Remplir toutes ces conditions ne sera pas chose aisée et le pari ainsi lancé par quatre des Chefs d’Etat de l’Union est particulièrement audacieux. Il est cependant l’exemple même des investissements qui peuvent changer en profondeur le visage de l’Afrique autant que le rythme et le contenu de sa croissance économique. A ce titre, il mérite pleinement que toutes les énergies soient mobilisées pour le succès de cette initiative. Celle-ci pourrait alors faire des émules et d’autres projets ferroviaires sortiraient peut-être de leurs cartons, amplifiant l’effet d’entrainement de cet investissement pionnier.

Paul Derreumaux

Afrique subsaharienne : le point manquant de croissance enfin au rendez-vous ?

Afrique subsaharienne : le point manquant de croissance enfin au rendez-vous ?

Les Etats d’Afrique subsaharienne s’enorgueillissent avec raison d’avoir renoué avec la croissance depuis plus d’une décade. Les taux actuels de progression restent cependant insuffisants pour une augmentation suffisamment rapide du produit par tête. Le point minimum de croissance manquant semble en revanche aujourd’hui à portée de main si certaines conditions sont remplies.

Le bilan économique des années 2000/2013 tranche très positivement en Afrique subsaharienne avec celui des deux décennies précédentes, comme le soulignent eux-mêmes les tuteurs et les partenaires du continent. Sur la dernière période, le Produit Intérieur Brut (PIB) a en effet augmenté annuellement en moyenne de 5%. Le progrès que traduit ce chiffre peut également s’apprécier par quelques autres indicateurs, tels notamment la nette réduction de la dette publique extérieure et une meilleure maîtrise de l’inflation. De plus, même si cette hausse du PIB est bien sûr variable selon les pays, leurs avantages naturels et leurs politiques économiques, elle a touché peu ou prou l’ensemble du sous-continent, à l’exception des quelques rares nations restées en état d’instabilité politique permanente sur cette longue période.

Une analyse plus fine montre en revanche une situation moins enthousiasmante. Ramenée au PIB par habitant, la progression est ramenée à un taux qui dépasse rarement 2% sur la décade écoulée. Un faible nombre des pays concernés étant à court terme sur la voie de la « transition démographique », il faudra donc quelque 15 ans pour que ce produit par tête progresse d’environ 35% et plus d’une génération pour qu’il double. Deux principales raisons expliquent sans doute la difficulté avec laquelle ce rythme de croissance économique a été dépassé. D’abord, la progression observée s’appuie essentiellement sur quelques secteurs devenus performants et faisant l’objet de lourds investissements: mines, télécommunications, banques, infrastructures. De nombreux pans d’activité sont souvent restés à l’écart des transformations récentes, telles l’industrie ou l’agriculture, comme le montre bien pour cette dernière le maintien d’une forte dépendance des taux annuels de variation par rapport à la situation climatologique. En second lieu, les pays subsahariens demeurent caractérisés par d’importantes faiblesses structurelles, en particulier du côté de leurs administrations et de leurs politiques économiques. Les dossiers à gérer sont de plus en plus nombreux et complexes : la mise en œuvre rapide de profondes réformes imprimant un changement des priorités,  des modes d’action et des mentalités est donc indispensable. Cet aspect n’a été que rarement jusqu’ici la préoccupation majeure des dirigeants. Au contraire, on constate souvent un recul de l’efficience des Etats : la corruption, le clientélisme, l’approche clanique, la faible attention portée aux résultats obtenus ont en effet plutôt gagné du terrain et favorisent un  statu quo globalement pénalisant mais favorable à des minorités. Ce n’est donc pas un hasard si les secteurs les plus efficients, cités ci-avant, sont les moins dépendants des contraintes locales, grâce aux réglementations strictes, plus ou moins reliées à des normes internationales, qui les régissent, ou au poids essentiel qu’y jouent de puissantes sociétés étrangères.

Dans les toutes dernières années, certains pays ont réussi à dépasser assez régulièrement ces 5% annuels et à atteindre le seuil de 6% de croissance de leur PIB. Des nations aussi diverses que l’Angola ou  l’Ethiopie, le Burkina ou le Mozambique, le Nigeria ou la Tanzanie se sont ainsi illustrées depuis 2010. Quelques-unes sont même régulièrement citées comme des « lions» africains dont la croissance économique, parfois supérieure à 8%, avoisine les records établis par quelques grands pays devenus émergents. Les motifs de cette nouvelle récente poussée sont variables, et parfois accidentelles en raison d’un rattrapage après des années de guerre ou de crise comme au Libéria ou en Sierra-Léone. Mais les facteurs purement économiques semblent prendre de l’ampleur. Trois d’entre eux paraissent essentiels : le poids du secteur minier et pétrolier, qui a gardé ces dernières années un niveau d’activité et de prix satisfaisant ; l’importance et le caractère judicieux des investissements en infrastructures, qui soutient immédiatement l’augmentation du PIB et améliore à terme la compétitivité de l’ensemble des secteurs ; enfin, l’insertion du pays dans une zone d’intégration économique, et si possible monétaire, qui facilite l’expansion des marchés et favorise la croissance des entreprises les plus performantes dans une compétition plus vive. Ces éléments sont rarement tous réunis, surtout de façon durable. Mais la corrélation entre l’intensité et la permanence de leur présence, d’une part, et la vigueur de la croissance, d’autre part, est certaine et forte.

Ce pas en avant supplémentaire pourrait s’étendre à un nombre plus large de pays si ces données montent en puissance. La Banque Africaine de Développement (BAD) ne s’y trompe pas et son Président a récemment appelé à ce que ce « point de croissance » supplémentaire soit rapidement la norme.

Il parait en outre possible dans certains cas d’aller plus loin sans tarder et de viser une progression annuelle du PIB de 7%. Le Nigéria, « locomotive » actuelle du continent africain, devrait atteindre ce  seuil en 2014 pour la deuxième année consécutive. Il en serait de même pour la moyenne réalisée par les huit pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), notamment grâce à la vive impulsion de la Côte d’Ivoire, après les 6% déjà observés dans l’Union en 2013. A l’échéance de quelques années, les prévisions dominantes sont toujours optimistes puisqu’on annonce que 13 des 25 pays qui croitront le plus vite d’ici 2017 seront subsahariens avec des taux minimaux annuels de progression de 7% (1).

Ce saut quantitatif mérite de devenir un objectif essentiel pour le continent: avec un taux de croissance annuel du PIB de 7%, il faudrait en effet deux fois moins de temps, soit à peine 15 ans, pour que le revenu par habitant double, toutes choses étant égales par ailleurs, ce qui aurait des effets de première importance pour tous les citoyens. Un tel résultat implique cependant de lourdes contraintes.

Il faut d’abord que se prolongent les facteurs positifs qui ont été à l’œuvre ces dernières années. Pour certains, tel le rôle moteur joué par un secteur minier en expansion, l’évolution de la situation économique mondiale sera déterminante : les données actuelles en la matière ainsi que la multiplication des découvertes récentes de nouveaux gisements en Afrique autorisent un optimisme mesuré sur ce point. Pour les autres, le continent tient en ses mains les principales clés de la pérennité de cette embellie. Il lui faut notamment redoubler d’efforts pour le renforcement de ses capacités énergétiques tout en poursuivant l’amélioration de ses infrastructures de transport et urbaines. Il peut aussi approfondir la coopération et l’intégration régionales au sein des Unions déjà existantes afin de réaliser des économies d’échelle, d’éviter les double-emplois, d’harmoniser les réglementations et les politiques et d’insuffler davantage l’esprit d’appartenance à une même communauté globale, autant d’orientations qui seront des facilitateurs pour la création de valeur économique et de progrès social. Le discours intègre déjà partout cette approche ; les actes le font souvent moins fort et moins vite en beaucoup d’endroits.

Si l’Afrique subsaharienne a besoin de ces accélérateurs pour gagner en rythme de croissance, elle doit aussi desserrer les deux freins majeurs, cités plus haut, qui ralentissent son évolution. La consolidation en force et en productivité de secteurs essentiels, et en particulier de l’agriculture, est un de ces pré-requis. Les actions conduites sont nombreuses et l’appui des partenaires techniques et financiers, institutionnels ou non gouvernementaux, souvent déterminé et bien-fondé. Cependant, les meilleures initiatives sont en général trop dispersées et à trop petite échelle, et manquent souvent cruellement de la priorité du soutien public local: leur effet d’entrainement n’acquiert donc pas toute la puissance nécessaire. Les projets originaux du Burkina Faso -pôles de croissance agricole intégrés, comme à Bagré – et du Niger – l’Initiative 3N (Les Nigériens Nourrissent les Nigériens) aux modes d’action transversaux –  seront des tests très utiles de l’impact créé par un fort engagement des Autorités nationales. Car c’est bien à ce niveau que l’évolution parait la plus difficile. Le diagnostic est hélas clairement posé depuis longtemps par la quasi-totalité des praticiens du développement, et les plus hautes Autorités des Etats l’admettent généralement dans leurs discours d’investiture en promettant de vastes changements. Mais les réalisations sont rares et insuffisantes. C’est à la fois une question de volonté et de courage politique, de rythme et de profondeur de réformes, de rareté des expériences requises chez les élites administratives,  de méthodes de travail : face à ces exigences, les blocages sont généralement trop résistants..

Les Etats qui arriveront à atténuer au maximum ces handicaps seront donc les mieux placés pour gagner ce taux supplémentaire de croissance qui semble de plus en plus atteignable et qui ferait toute la différence. Ceux qui, en particulier, sauront concevoir une vision à long terme pour leurs pays, soutenue par une planification à moyen terme performante, et restaurer la fiabilité et la crédibilité d’administrations défaillantes, seront très certainement les mieux placés dans la course à la croissance. La Côte d’Ivoire, le Kenya et l’Ethiopie pourraient faire partie de ces heureux élus. Ceux qui, enfin, ont la chance de se trouver dans une Union régionale solide et allant de l’avant, dans laquelle se trouverait une nation dominante en croissance soutenue, pourraient profiter de ces atouts même si leurs propres spécificités ne sont pas optimales : les membres de l’UEMOA ont une chance de se trouver dans cette situation.

Restera ensuite à répartir au mieux les fruits d’une croissance ainsi renforcée. Ce sera l’objet d’un autre challenge tout aussi pressant….

(1) Revue Deutsche Bank, juillet 2013

Paul Derreumaux

Afrique Francophone : Le Maroc à l’offensive

Afrique Francophone : Le Maroc à l’offensive

Les premiers responsables des principales entreprises marocaines ont ressemblé ces jours-ci à une armée en ordre de bataille, en pleine conquête des  territoires d’Afrique francophone, et leur général était un Roi. Il sera cependant essentiel de vérifier quelles seront les retombées à moyen terme de cette grande mission marocaine et à qui elles bénéficieront.

La tournée que Mohamed VI a effectuée en Afrique de l’Ouest et Centrale du 18 février au 8 mars 2014, successivement au Mali, en Côte d’Ivoire, en Guinée et au Gabon, a une allure, une ampleur et un contenu totalement nouveaux. Elle avait certes sans doute des objectifs politiques importants : renforcement en Afrique subsaharienne de l’influence globale du Maroc, seul rescapé à ce jour d’une Afrique du Nord affaiblie et pour l’instant repliée sur le règlement de ses problèmes internes ; utilisation par le monarque de cette audience accrue pour régler plus facilement les problèmes économiques et politiques du pays ; recherche d’un rôle plus déterminant dans le règlement de questions sensibles pour les deux parties, comme celui du Nord Mali. Mais la composante économique de cette mission est peut-être plus essentielle et, dans tous les cas, plus impressionnante.

 La délégation marocaine n’a pas compté moins d’une vingtaine des chefs d’entreprises les plus emblématiques du pays, qui étaient épaulés des principaux Ministres à responsabilité économique et de conseillers du Cabinet royal. Les trois grandes banques marocaines, le secteur des assurances, la société nationale de télécommunications, la compagnie aérienne, les principales sociétés de construction et de promotion immobilière, l’industrie du ciment, l’Office Chérifien des ¨Phosphates (OCP), constituaient l’ossature de la représentation des secteurs économiques. Ce n’est pas un hasard.  Royal Air Maroc avait agi en pionnier et, depuis plus d’une décade, emplit pour une part non négligeable ses avions à destination de l’Europe et des Etats-Unis grâce aux passagers africains qu’il vient chercher par ses nombreuses dessertes africaines. Les trois banques marocaines sont devenues sur les cinq dernières années les premiers acteurs des systèmes bancaires de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en prenant le contrôle de réseaux régionaux existants ou en rachetant in extenso les filiales d’une banque française, selon la stratégie choisie par les intervenants. Une percée de moindre ampleur a eu lieu en Afrique Centrale francophone mais devrait s’intensifier à l’avenir. En rachetant l’un des plus importants groupes régionaux d’assurances, une compagnie marocaine est devenue d’un coup incontournable en zone francophone. Maroc Télécom s’est implantée progressivement au Gabon, au Burkina Faso, en Mauritanie et au Mali et est maintenant un acteur qui compte dans la région. De manière plus diffuse, certains produits de l’agriculture marocaine se déversent de plus en plus fréquemment sur quelques pays du Sahel. D’autres secteurs sont impatients de suivre cette voie de croissance externe. Les quelques grands de la construction, qui ont réussi avec brio dans le domaine du logement, et de l’habitat social en particulier, voient dans la forte croissance de la population et des villes africaines sur les trente prochaines années une chance unique de développement d’activités actuellement moins allantes au Maroc. De puissantes industries liées à ce secteur, comme les cimenteries, sont aux aguets de telles opportunités pour les même raisons. L’OCP, géant parmi les géants au Maroc, se sent un appétit nouveau mais gigantesque pour approvisionner toute l’Afrique subsaharienne en engrais.

Toutes ces entreprises ont été représentées dans la mission royale par leurs plus hauts dirigeants, de façon que des décisions effectives de coopération puissent être ratifiées sans délai. Elles ont été rejointes à quelques endroits clés de ce voyage, comme Abidjan et Libreville, par un nombre  beaucoup plus élevé de chefs d’entreprises marocaines, ce qui a permis de tenir dans ces villes un grand forum économique. Fort de cet accompagnement solide, Mohamed VI  s’est efforcé avec succès d’être très concret. Passant de quatre à cinq jours dans chaque pays, il a littéralement labouré tous les domaines qui pouvaient répondre aux visées expansionnistes des capitaines d’industrie de son pays et s’est efforcé de  repartir à chaque fois avec des résultats tangibles. La moisson a été riche : 18 accords de partenariat et de coopération signés au Mali, 26 conclus en Côte d’Ivoire par exemple. Les domaines concernés ont été nombreux et souvent analogues. Certaines conventions sont globales et prévoient des avantages réciproques : pour l’encouragement des investissements, l’appui aux exportations, la coopération touristique, les zones industrielles, la pêche et les activités portuaires dans certains pays côtiers. Certaines couvrent des aspects sociaux ou culturels, allant d’accords-cadres pour l’enseignement supérieur et la recherche en Côte d’Ivoire à la formation des imams au Mali. Mais l’essentiel concerne des projets d’implantations d’entreprises ou d’octrois de financements : ceux-ci sont d’ailleurs souvent conclus directement entre les Etats subsahariens intéressés et les sociétés marocaines leaders des secteurs visés, sous le patronage très rapproché du roi du Maroc. Les actions surtout  mises en valeur de part et d’autre ont été celles des banques et des sociétés de promotion immobilière. Les dernières ont annoncé la construction dans chacun des quatre pays de milliers de logements sociaux, économiques et de standing – jusqu’à 10000 en Cote d’Ivoire -, mais aussi de plusieurs complexes hôteliers. Les Présidents de chacune des trois banques présentes, pour leur part, se sont relayés pour signer une pleiade de conventions de financement de grande envergure, dont une bonne part était, directement ou non, au bénéfice des Etats visités.

Stratégiquement comme tactiquement, ce voyage est donc une réussite éclatante pour le Maroc et pour son souverain. Ceux-ci ont tous deux occupé totalement l’espace médiatique des quatre pays visités durant ces vingt jours. En choisissant à chaque fois ce séjour prolongé, Mohamed VI a en effet délibérément adopté une approche différente des visites éclairs que les Présidents des premières nations du monde, France comprise, effectuent toujours en Afrique. Pour les Africains, pour lesquels le temps n’est pas une denrée rare, ce choix est très apprécié et le message est clair : à la différence de beaucoup, le Maroc ne voit pas l’Afrique comme une destination parmi d’autres mais comme une vraie priorité, De plus, l’organisation, méticuleusement préparée selon les souhaits marocains, a été spécialement efficace. Le nombre élevé des conventions signées, le large spectre et le caractère stratégique des activités choisies pour ces accords, l’importance des engagements financiers pris par les principales compagnies du royaume ont donné une impression de puissance des acteurs marocains et de confiance de leur part en l’Afrique. Ces deux aspects s’accordent parfaitement aux souhaits des Autorités des pays hôtes, avides d’investissements étrangers, pour alimenter leur croissance économique, et de considération internationale, pour rehausser leur crédibilité auprès de leur propre opinion publique. En fin stratège qu’il est, le souverain chérifien a donc bien atteint tous ses objectifs économiques et, au moins dans son pays, politiques comme semblent le montrer les commentaires émis à la suite de sa mission. La balle est maintenant dans le camp de ses grandes entreprises, auxquelles il a donné un « coup de pouce » de premier plan et qui seront ainsi très logiquement ses obligées

En Afrique subsaharienne le bilan ne peut encore être totalement tiré. A court terme, celui-ci est incontestablement positif. L’attention accordée par le Maroc – deuxième investisseur du continent dans les pays d’Afrique subsaharienne après l’Afrique du Sud – flatte les pays visités et ouvre pour ceux-ci des perspectives séduisantes d’implantation de nouvelles entreprises et de réalisation de divers investissements, et donc de soutien au développement annoncé aux populations. Celles-ci ont par ailleurs, avec leur placidité habituelle, globalement accepté la place omniprésente laissée au Maroc dans leur pays pendant près d’une semaine. A moyen terme, l’appréciation dépendra d’abord de la capacité des entreprises marocaines et de leurs filiales subsahariennes à passer des effets d’annonce à des réalités vérifiables sur le terrain et capables de produire dans des délais raisonnables tous les effets annoncés. En la matière, les « tycoons » marocains, comme bien d’autres, sont susceptibles de mettre plus de temps que prévu à concrétiser leurs projets alors que la rapidité d’exécution est décisive pour les pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale. La déception serait alors à la hauteur de l’espoir initial suscité par cette visite en fanfare. De plus, si tous les projets prennent corps, il serait laissé peu d’espace aux entreprises subsahariennes pour conquérir une place de choix dans leurs propres pays au sein des secteurs les plus prometteurs et les plus importants, alors que la réciprocité affichée des conventions signées, qui ouvre la porte à des investissements subsahariens au Maroc, risque de rester essentiellement virtuelle.

Les accords conclus doivent donc être observés avec attention pour apprécier leur application réelle et leurs aspects positifs. Il serait toutefois injuste de faire la fine bouche. Par cette  visite inédite, le Maroc apporte un appui de premier plan à l’Afrique au moment où les besoins et les ambitions de celle-ci se multiplient grâce au retour durable de sa croissance. Cette arrivée en force d’un nouvel acteur va également permettre de faire jouer la concurrence, toujours utile pour améliorer les prestations reçues. Il appartient donc aux Autorités africaines de profiter au mieux de l’aubaine pour accélérer et renforcer le développement de leurs pays respectifs, et d’utiliser cette étape pour faire éclore sur leurs territoires de nouveaux talents et de nouvelles opportunités. Alors, ce partenariat avec le Maroc sera bien gagnant-gagnant comme annoncé.

Paul Derreumaux

Bonnes ou mauvaises nouvelles d’Afrique : qui va l’emporter ?

Bonnes ou mauvaises nouvelles d’Afrique : qui va l’emporter ?

L’année 2013 ne s’est pas très bien terminée sur le continent. Dans tous les médias, internationaux comme locaux, les grands titres ne sont plus centrés sur la croissance résiliente du continent mais sur les guerres et les crises qui frappent certains de ses Etats. Centrafrique et Sud-Soudan, où les tensions sont devenues meurtrières et les évolutions difficilement prévisibles, font bien sûr la une des grands journaux et des télévisions. Mais dans de nombreux autres pays, la fragilité est souvent remise au premier plan. En Afrique du Sud, qui représente près de 25% du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’Afrique et la seule nation déjà considérée comme économiquement émergente, l’après-Mandela inquiète et beaucoup se demandent comment évoluera, en économie comme en politique, la « nation arc-en-ciel ». Au Mali, la réunification effective du pays reste en butte à des obstacles de fond tandis que le redémarrage des investissements s’effectue très lentement. En Côte d’Ivoire, la politique de réconciliation nationale est jusqu’ici peu convaincante, ce qui réduit l’impact positif des réformes structurelles engagées et des grands chantiers déjà lancés. Au Niger, le taux de croissance « à la chinoise » obtenu en 2012, soutenu par les débuts d’exploitation du pétrole et la mobilisation bien structurée d’importantes ressources extérieures, n’a pas empêché une crise politique récente. Au Cameroun et au Nigéria, le terrorisme rampant perturbe toujours des parties entières du territoire des deux pays. Au Kenya, le récent attentat terroriste de Nairobi et l’épée de Damoclès du jugement du Président et de son Vice-Président par la Cour Pénale Internationale (CPI) atténuent l’attractivité sur les investisseurs de ce pays au puissant potentiel et aux bonnes performances économiques. Dans la Somalie voisine, la guérison longtemps espérée de cette nation martyrisée est encore faiblement visible. A Madagascar, il aura fallu quatre ans pour espérer une sortie de crise qui est encore incertaine.

Ces exemples pourraient encore être multipliés. De ceux-ci émergent clairement quelques conclusions générales. D’abord, la montée, maintenant admise par tous, du risque alliant terrorisme et brigandage de grand chemin : très présent dans le Sahel et sur les voies maritimes, ce danger menace d’autres pays et peut, de cette base, déborder sur l’Europe. Cette question sécuritaire vient parfois s’envenimer localement de querelles religieuses, tribales ou claniques, rendant les solutions encore plus difficiles à mettre au point. Même lorsque ces risques ne sont pas au devant de la scène, la gestion politique parait frappée par de grands handicaps : faible nombre de leaders charismatiques, désintéressés et capables de concevoir une vision à long terme du pays ; tentations fréquentes de remise en cause des constitutions nationales ; accroissement généralisé des comportements prévaricateurs de décideurs politiques et administratifs. Derrière ces faits apparait surtout la carence croissante des Etats qui ne semblent pas en mesure de choisir les priorités, et a fortiori de les assumer, d’adapter les rythmes d’action à l’urgence et à l’ampleur des problèmes posés, de remplacer les anciennes cohérences sociologiques par de nouvelles organisations mieux ajustées aux  transformations structurelles requises par le développement

Pourtant, l’embellie économique de l’Afrique depuis le début des années 2000 est une réalité incontestable et généralisée. La croissance moyenne du PIB supérieure à 5% sur la période est connue et remarquable. L’évolution positive touche la grande majorité des pays malgré de fortes diversités de situations. L’accent de plus en plus porté sur les infrastructures routières et urbaines transforme la physionomie des pays, et surtout des capitales. Deux principaux facteurs expliquent l’essentiel de cette lame de fond qui a saisi le continent. Le premier est l’amélioration significative du cadre macroéconomique dans lequel fonctionnent une grande partie des nations africaines, et notamment subsahariennes : la diminution relative des déficits budgétaires, les efforts d’accroissement des recettes fiscales, la réduction drastique du volume de dette extérieure et de son poids sur les finances  publiques, l’amélioration des termes de l’échange sur une bonne partie de la période, la meilleure pertinence des politiques suivies ont facilité une meilleure atteinte des grands équilibres, en même temps qu’ils rassuraient et encourageaient les investisseurs. Parallèlement, les vingt années passées ont été pour certains secteurs synonymes de progrès intenses et même de rattrapage vis-à-vis des pays développés. C’est notamment le cas des télécommunications, où les taux de pénétration du téléphone mobile atteignent aujourd’hui près de 60% en moyenne, et des banques, où le dynamisme et la bonne santé du système bancaire subsaharien sont unanimement salués. C’est aussi le cas des productions minières et énergétiques, pour lesquelles sont intervenues de nombreuses découvertes et ont été réalisées de lourds investissements, soutenus notamment par la forte demande de grands pays émergents. La construction dans certains pays d’importantes infrastructures a constitué un autre moteur de la croissance observée, en même temps qu’elle portait à un bon niveau le bâtiment et les travaux publics. Ces diverses composantes de l’activité ont bien résisté à la crise financière majeure de 2008 et aux multiples facettes de la crise économique internationale qui ont suivi. D’autres aspects positifs pourraient être évoqués : progressive montée en puissance d’un secteur privé apportant plus d’efficacité et de dynamisme, même dans sa partie informelle qui reste dominante ; augmentation sensible des revenus moyens d’une frange de la population – cadres salariés, entrepreneurs individuels – qui modifie les niveaux et les modes de consommation ; vive poussée de l’urbanisation, qui facilite la couverture en équipements publics minimaux d’une plus grande partie de la population.

Ces moteurs de l’activité économique en Afrique devraient continuer à tourner à bon régime durant les prochaines années au vu des plans de développement qu’affichent les Etats et les  groupes concernés et de la vive concurrence qui aiguise les efforts de chacun. D’autres secteurs devraient voir leur niveau d’activité se renforcer à bref délai : dans l’hôtellerie par exemple, les projets d’implantation se multiplient, tant de la part de chaines internationales que de groupes africains ; les assurances, la production de ciment, la grande distribution comptent aussi parmi les domaines où se profilent des opérations d’expansion géographique. La rencontre de besoins considérables sur des plans très divers, d’un plus grand intérêt de beaucoup d’investisseurs pour le continent et du dynamisme des secteurs privés locaux, encore embryonnaires mais en essor constant, peuvent ensemble alimenter durablement le taux de progression des économies africaines.

Toutefois, en raison de la forte poussée démographique, ces améliorations amènent une évolution encore modeste et insuffisante du produit net par habitant. Pour accélérer la hausse de cet indicateur et imposer plus solidement la croissance économique africaine face aux dangers qui la menacent, plusieurs transformations majeures s’imposent à bref délai. L’une a trait à l’agriculture qui doit absolument devenir un enjeu prioritaire : il faut à la fois en améliorer  les performances et la productivité, réduire ses déperditions, mieux la sécuriser par rapport aux changements climatiques : au Niger, les mauvaises conditions météorologiques de 2013 ont ainsi entraîné un recul de la production agricole et une division par deux du taux de croissance global par rapport aux prévisions. Un deuxième centre d’intérêt privilégié doit être l’effort considérable à mener, quantitativement et qualitativement, en termes d’éducation et de formation professionnelle : il conditionne l’accroissement des chances de chacun dans une société en mutation et la capacité des pays à fournir des demandeurs d’emploi aptes à occuper les postes requis par les nouveaux secteurs porteurs de l’économie. Faute de cette action de masse, le chômage, déjà très présent, pourrait  devenir un péril socialement insupportable. Un troisième défi est celui du renforcement des capacités énergétiques, très déficitaire en de nombreux endroits par rapport aux besoins de l’économie comme à ceux des populations. Une quatrième orientation doit être d’accentuer au maximum les orientations et les mesures d’intégration régionale : celles-ci  accroissent les synergies, et donc les économies et l’efficacité, protègent mieux les pays membres, grâce à la pression commune, contre les risques de crise ou de corruption, et favorisent le lancement de projets majeurs : l’avancée progressive vers une union monétaire dans l’East African Community et le chantier de Boucle Ferroviaire en Afrique de l’Ouest en sont deux illustrations.

Si ces sujets reçoivent rapidement une réponse adéquate, l’Afrique a de bonnes chances de voir ses atouts triompher progressivement des handicaps qui persistent ou la menacent. La capacité d’imagination et d’innovation pour trouver des solutions efficaces aux maux qui la minent, telle la faiblesse dramatique de nombreux Etats assumant difficilement toutes les responsabilités qui leur incombent, sera décisive dans ce combat pour le développement. Dans celui-ci, il est probable que les nations progresseront en ordre dispersé et que certaines, mieux organisées ou déjà plus puissantes, avanceront en éclaireurs, ouvrant la voie à d’autres qui pourraient les suivre à quelque distance.

Paul Derreumaux

Afrique du Sud ou Nigéria ?

Afrique du Sud ou Nigéria : qui pourrait être le leader en Afrique ?

Dans une Afrique en mouvement, tout le monde n’avance pas au même rythme et ne dispose pas des mêmes forces. Dans cette compétition, le Nigéria et l’Afrique du Sud semblent à ce jour les mieux placés pour devenir le leader continental  et, de façon feutrée, commencent à s’affronter pour tenir ce rôle. Cette concurrence, au résultat fort indécis, amène de toute façon une émulation utile à tous.

Il est d’abord remarquable que les deux économies les plus puissantes du continent soient aujourd’hui celles de deux Etats d’Afrique subsaharienne. Cette primauté est récente. Le Produit Intérieur Brut (PIB) du Nigéria devance en effet celui de l’Egypte depuis 2010  et s’installe désormais derrière celui de l’Afrique du Sud : avec respectivement 371 et 318 milliards de dollars US à fin 2012, ces deux géants représentent ensemble près de 45% du PIB des 55 pays d’Afrique, et l’écart avec l’Egypte s’est creusé par suite des difficultés économiques nées du « Printemps arabe ».

Outre cette puissance inégalée sur le continent, Afrique du Sud et Nigéria ont en commun des richesses naturelles de grande ampleur –en particulier or, diamant et platine pour la première et pétrole pour le second- pour lesquelles ces nations sont au premier rang sur le continent mais aussi au niveau mondial. De même, leur économie est fortement diversifiée et comprend notamment un système industriel développé, spécialement en Afrique du Sud où il bénéficie d’une ancienneté et d’une sophistication souvent comparables à ceux des pays du Nord. Derrière ces ressemblances s’observent de nombreuses différences. En matière de système bancaire, l’Afrique du Sud est un monde à part et citée comme un modèle de solidité: ses quatre principales banques cumulent à elles seules plus de 35% des actifs du système bancaire africain et sont les seules du continent à pouvoir être comparées aux plus grandes institutions mondiales ; elles sont les fers de lance d’un appareil financier concentré dans ses acteurs mais diversifié dans ses modalités de financement de l’économie nationale. Au Nigéria, le système bancaire, longtemps peu crédible, a été brutalement assaini à partir de 2005, grâce à l’action musclée, à deux reprises successives, de la Banque Centrale qui a notamment provoqué une diminution drastique du nombre de banques agréées. Désormais reconnues comme fiables, appuyées par la présence de nombreuses institutions financières spécialisées, les banques nigérianes restent cependant loin derrière celles d’Afrique du Sud. En outre, engagées dans une politique de croissance externe depuis près de dix ans, elles n’ont pas effectué une percée continentale à la hauteur de leur surface financière – à l’exception de Ecobank au statut ambigu de banque à capitaux essentiellement nigérians mais ayant son siège à Lomé – alors que les banques Stanbic et Absa d’Afrique du Sud disposent de larges réseaux bien établis en Afrique de l’Est et Australe.

Pour les autres secteurs d’activité, le système économique nigérian, malgré sa consistance et sa diversification, reste globalement moins sophistiqué et réputé pour sa qualité que celui d’Afrique du Sud. Celle-ci compte dans plusieurs secteurs des champions qui ont essaimé leurs implantations dans de nombreux pays africains et ont même une taille mondiale : compagnies d’extraction aurifère, télécommunications, compagnie d’aviation, brasseries, grandes sociétés  de commerce de détail, hôtellerie, services divers. Au Nigéria, seules les performances de l’industrie cinématographique de Nollywood et des compagnies de nouvelles technologies ont acquis cette réputation internationale.

L’histoire de l’Afrique du Sud explique sans doute pour l’essentiel cette avance du pays. Institué en dominion fortement autonome en 1910, celui-ci a eu 100 ans pour construire une économie solide et fortement inspirée du modèle européen. L’isolement forcé dans lequel il s’est trouvé par suite de la politique d’apartheid a de plus forcé les entreprises à se fortifier dans tous les secteurs et à satisfaire le marché intérieur. L’entrée dans le régime démocratique en 1984 n’a pas profondément modifié le régime économique, resté essentiellement libéral. L’Afrique du Sud est à ce jour le seul pays africain reconnu parmi les grands pays émergents : les « BRICS ». Au Nigéria, l’économie a été très largement dominée dès l’indépendance en 1960 par le secteur pétrolier. La puissance de celui-ci a cependant généré, outre une corruption de grande ampleur à l’origine de nombreuses crises politiques, souvent violentes, un fort « syndrome hollandais » qui s’est longtemps traduit par la faiblesse de beaucoup d’autres activités, notamment agricoles.

Dans les cinq dernières années, le Nigéria a rattrapé une partie de son retard : avec ses 170 millions d’habitants, le pays le plus peuplé d’Afrique, qui occupera le troisième rang dans la population mondiale dès 2050 (1), exerce en effet une attractivité exceptionnelle par la taille de son marché et les potentialités de son économie. Il figure donc parmi les pays les plus prisés pour les Investissements Directs Etrangers (IDE) et enregistre un des taux de croissance du PIB les plus élevés du continent. Présenté comme l’un des plus probables membres de la nouvelle génération à venir des pays émergents, son PIB approche désormais 85% de celui de la République Sud-Africaine. Malgré ce rapprochement des économies, le passé différent des deux nations explique pour une bonne part le maintien de fortes divergences dans leurs orientations majeures : tournée vers le marché intérieur et, accessoirement, vers l’Afrique de l’Ouest et Centrale pour le Nigéria ; davantage focalisée sur l’Afrique de l’Est et Australe et, surtout, sur l’international pour l’Afrique du Sud.

Pour les indicateurs par habitant, le tableau est moins favorable pour le challenger : avec un revenu moyen par habitant proche des 1800 USD, la situation du Nigeria reste plus de quatre fois inférieure à celle de l’Afrique du Sud, illustration conjointe du développement plus ancien mais aussi de la transition démographique déjà effectuée de la seconde. En termes d’indicateurs sociaux, l’écart est moins tranché: certes, l’Afrique du Sud est mieux placée pour le taux d’alphabétisation, qui y approche 90%, et l’indice onusien du Développement Humain, pourtant encore médiocre, mais les espérances de vie moyennes sont presque identiques. Dans les deux pays, les inégalités sociales sont criantes et les quartiers huppés de  Victoria Island à Lagos et de Sandton ou Melrose à Johannesburg ne sont que des ilots de luxe au milieu de la masse des bidonvilles et townships. En Afrique du Sud, en particulier, la politique du Black Empowerment n’a concerné qu’une infime minorité de Noirs sans changer significativement la condition du plus grand nombre et, si les deux pays comptent les deux hommes les plus riches du continent, ils sont aussi recensés parmi ceux où la pyramide de distribution des richesses et des revenus est la plus  inégalitaire.

En matière politique, les deux nations sont bien en compétition. Celle-ci s’exprime d’abord au niveau des organisations régionales et des politiques de coopération/intégration/conciliation qui y sont promues. L’Afrique du Sud domine la Southern African Development Community (SADC) et le Nigéria la Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). A travers elles, les deux pays s’efforcent de peser, avec un succès variable, sur le règlement des conflits nationaux relevant de leur zone d’influence : Cote d’Ivoire, puis Mali et Centrafrique à l’Ouest ; Madagascar dans la SADC. Le Nigéria pousse aussi, avec difficulté, à une intégration monétaire de la CEDEAO qui donnerait au naira un rôle dominant et renforcerait son économie. L’Afrique du Sud, bien positionnée à l’Union Africaine, siège au G 20 mondial et cherche  à être le premier Etat à représenter durablement l’Afrique aux Nations Unies. Tous ces efforts sont cependant contrecarrés par les graves difficultés vécues de l’intérieur. Les Autorités Nigérianes doivent notamment affronter en même temps les terroristes de Boko Haram dans le Nord et une corruption à grande échelle qui touche tous les secteurs, et notamment l’exploitation pétrolière. Les dirigeants Sud-Africains sont en butte à une fuite importante de la main d’œuvre la plus qualifiée, qu’ils n’arrivent pas à endiguer, à des tensions sociales persistantes dans le secteur clé des mines et au ralentissement durable de leur économie. Les toutes prochaines élections dans les deux pays sont marquées par la même incertitude en raison du changement normalement obligatoire du principal dirigeant.

Cette mise en parallèle, tant économique que politique et sociale, du Nigéria et de l’Afrique du Sud, ne met donc pas clairement en évidence que l’un des deux champions actuels de l’Afrique est appelé à prendre rapidement l’ascendant sur l’autre. Chacun doit soigner des faiblesses aussi sérieuses que ses atouts sont solides. Le dynamisme actuel supérieur du Nigéria reste fragile et n’efface pas encore l’avance incontestable de l’Afrique du Sud dont les ressorts de croissance semblent érodés. Aucun ne devrait donc s’imposer vraiment dans les deux prochaines décennies même si chacun arrive à renforcer son empreinte dans sa zone d’influence respective. Pendant cette période, quelques outsiders pourraient apparaitre ou revenir dans la course en tête : l’Egypte, si elle règle sa fracture actuelle ; l’Algérie, si elle sait mieux profiter de sa formidable rente pétrolière ; le Maroc si sa stratégie offensive d’alliances subsahariennes sait tenir compte des exigences locales ; une Afrique de l’Est unie emmenée par le Kenya ; une Afrique francophone de l’Ouest revivifiée et solidement alliée avec le Ghana. La bataille promet d’être passionnante au fur et à mesure que les appétits s’éveilleront. Elle montre dans tous les cas que l’Afrique n’a plus le visage des anonymes et veut s’inscrire au rang de ceux qui construisent le monde de demain. Même si le chemin en est encore très long, difficile et incertain, il faudra reconnaitre à l’Afrique du Sud et au Nigéria d’en avoir ouvert  la voie au nom de l’Afrique subsaharienne.

(1) L’Afrique du Sud n’est actuellement qu’à la cinquième place sur le continent avec quelque 50 millions d’habitants.

Paul Derreumaux

L’Afrique de l’Ouest francophone

L’Afrique de l’Ouest francophone en pole position ?

Dans une Afrique subsaharienne qui semble désormais bien ancrée dans le développement économique, la partie francophone de l’Ouest apparait souvent comme moins dynamique et moins bien lotie en termes de résultats. Pourtant, ses atouts actuels pourraient la placer rapidement en position plus avantageuse, surtout si elle parvient à réaliser quelques réformes majeures.

Pour l’Afrique subsaharienne, la globalisation des données économiques a une valeur limitée en raison de la mosaïque qui résulte de l’existence des quelque 50 nations qui la composent.  Certes, l’embellie constatée depuis le début des années 2000, et maintenant ressassée à longueur de conférences, touche plus ou moins tous les pays et rassure donc sur une réelle tendance de fond. Toutefois, pour les économistes comme pour les voyageurs, les réalités sont multiples. Deux d’entre elles ont fortement marqué les dernières années passées : l’Afrique de l’Est anglophone apparait plus ouverte aux réformes et plus performante ; dans l’Afrique francophone, la zone Centrale a davantage d’atouts naturels pour alimenter sa croissance

La position moins privilégiée de l’Afrique de l’Ouest francophone au plan économique a été aggravée par les évènements politiques qui ont frappé ces dernières années plusieurs de ses membres: coup d’Etat au Niger ; guerre civile meurtrière en Côte d’Ivoire ; coup d’Etat et guerre au Mali. De 2009 à 2012, le Kenya a ainsi vu son Produit Intérieur Brut (PIB) croitre de 15% de plus que celui de la Côte d’Ivoire, leader de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), et son PIB par habitant, calculé en termes de Parité de Pouvoir d’Achat (PPA), est passé devant celui du citoyen ivoirien.

Pourtant, quatre facteurs devraient notamment être plus favorables à l’UEMOA sur la période qui s’ouvre.

Le premier est une meilleure stabilité politique, condition permissive essentielle d’un développement durable et inclusif. Aucune élection majeure n’interviendra dans la zone avant fin 2015 et il est probable que les dispositifs constitutionnels actuels seront partout sauvegardés. Dans plusieurs cas, de nouveaux dirigeants, ayant une vision claire et volontariste du destin possible de leur nation et de leur peuple, sont en place et ont une chance raisonnable d’être réélus. Les différents évènements dramatiques récents ont conduit à une présence de longue durée de forces militaires régionales et internationales : celles-ci pourraient empêcher plus efficacement le retour à de graves turbulences, et surtout une résurgence forte du terrorisme, ennemi déclaré du développement.

Le second est la multiplication récente d’importantes nouvelles découvertes minières et pétrolières dans l’Union: or au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Mali; charbon au Niger; pétrole au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Niger; uranium au Niger et sans doute au Mali ; zinc au Burkina Faso, zircon au Sénégal,…. Le niveau élevé des cours mondiaux et la vigueur de la demande font que, à la différence de situations passées, ces gisements devraient être mis en exploitation rapidement, ce qui contribuera à une vive poussée des investissements puis des recettes publiques et des exportations. En même temps, attentives aux effets négatifs du syndrome hollandais déjà observé ailleurs, les Autorités nationales tendent à veiller davantage à un meilleur impact de ces investissements sur l’essor d’autres secteurs ou des entreprises nationales, et sur le niveau et l’affectation des recettes publiques.

Le troisième réside dans la priorité accrue donnée à la construction d’infrastructures. Le secteur des télécommunications a montré la voie grâce à quelques grands groupes privés qui ont amené l’Union aux standards moyens du continent. Dans les infrastructures routières et urbaines, les chantiers se sont intensifiés. On circule désormais par route bitumée de Dakar à Maradi et de Cotonou à Agadez. Abidjan construit son troisième pont, Niamey ferait bientôt de même, Bamako pense au quatrième. La future Boucle Ferroviaire régionale, initiée par le Niger mais intéressant quatre Etats voisins, sera un puissant catalyseur de croissance économique et d’aménagement du territoire. Outre leur forte contribution au PIB, ces projets changent la physionomie des capitales, réduisent l’enclavement de nombreuses régions, favorisent la croissance de la production et des échanges. Le secteur énergétique, souvent défaillant, pourrait réduire son retard si les ouvrages en cours ou projetés sont mis en production dans les délais : barrages hydroélectriques en Côte d’Ivoire, au Mali et au Niger, centrales thermiques au Sénégal et au Niger, grande unité de biomasse en Cote d’Ivoire.

Enfin, la solidité des institutions et du fonctionnement de l’UEMOA, l’avancée dans l’intégration des Etats, de leurs économies et de leurs politiques économiques, l’existence d’un espace financier unifié et d’une monnaie commune, la résilience de l’Union face aux crises nationales soutiennent la croissance dans la région. Prises ensemble, elles introduisent un cadre global cohérent et contraignant qui oblige chaque Etat membre à améliorer sa gouvernance, et constituent pour les entreprises une puissante incitation à l’expansion des affaires, et donc des investissements.  Certes, les insuffisances sont encore nombreuses et les progrès pourraient être plus rapides. Mais aucun retour en arrière ne semble constaté et l’UEMOA sert plutôt de référence sur le continent.

Ces éléments expliquent  pour une bonne part le fait que la progression du PIB de la zone, supérieure à 6% en 2012 et, sans doute, en 2013, atteindrait selon diverses estimations 7% en 2014, avec une inflation toujours maîtrisée. Pour les raisons évoquées ci-avant, ce rythme pourrait également s’afficher au moins en 2015. Pourtant, en raison de la forte poussée démographique qui va se prolonger, il faut aller au-delà. Pour gagner chaque année les 1 à 2% qui feront la différence à moyen terme, au moins trois mutations semblent indispensables.

La transformation la plus urgente et la plus pertinente est celle qui contrera la faible efficacité, voire la défaillance, croissante des appareils d’Etat et des secteurs publics. Leur poids et leur influence, nettement plus lourds en zone francophone, rendent ici cet aspect spécialement névralgique. Les actions parfois menées au plus haut niveau en termes de planification et d’assainissement sont largement perturbées par l’inertie destructrice d’une partie de l’administration, la voracité d’une corruption étendue et la mauvaise adaptation fréquente des lois et règlements aux données locales, qui multiplie les occasions de passe-droit. Les seules solutions seront une moindre présence du secteur public dans la sphère productive, l’amélioration rapide et multiforme du climat des affaires, le renforcement de la transparence et de la diligence dans les décisions administratives et judiciaires, l’inculcation d’une culture du mérite dans la fonction publique. L’Etat doit être fort mais juste, rigoureux mais non prédateur, incitatif plutôt que répressif.

Une deuxième priorité est celle d’un secteur primaire plus moderne et plus productif, dans les cultures de rente autant que dans l’agriculture vivrière et dans l’élevage : sa consolidation aurait des conséquences très positives sur la régularité du taux de croissance comme sur l’amélioration de la sécurité alimentaire des populations. Les transformations exigées sont cependant à la fois techniques, organisationnelles et mentales, et demandent donc temps et persévérance : les engagements pris en la matière après la crise alimentaire de début 2008 n’ont pas été respectés. Des actions prometteuses sont entreprises comme l’« Initiative 3N » au Niger, qui vise surtout les productions vivrières et s’illustre par le caractère transversal de sa démarche, ou les « Pôles de croissance intégrés » au Burkina-Faso, qui ciblent le développement équilibré de vastes périmètres, basé sur l’agriculture. Elles sont à multiplier. On peut aussi imaginer que l’Union elle-même promeuve un grand projet régional, telle l’exploitation maximale de l’immense delta de l’Office du Niger, qui rentabiliserait les importantes installations existantes et provoquerait une poussée de la production agricole au niveau communautaire. Le secteur primaire jouerait alors un rôle moteur du développement global, comme il l’a fait sous d’autres cieux ou précédemment en Côte d’Ivoire.

La troisième doit concerner le binôme éducation-formation. Les statistiques encourageantes sur l’accroissement du taux de scolarisation sont en partie virtuelles en raison de la faible qualité moyenne des enseignements de base et secondaire dans beaucoup d’établissements, publics comme privés. Dans les pays où un langage vernaculaire est dominant, l’usage du français, langue officielle, tend même parfois à diminuer, même au niveau professionnel, ce qui pénalise notamment l’introduction des nouvelles technologies. En termes de formation, le paysage est partout caractérisé à la fois par le fort excédent de diplômés insuffisamment qualifiés dans certaines formations tertiaires et le grave manque de techniciens spécialisés dans des secteurs comme l’industrie, le bâtiment ou l’informatique par exemple. Cette situation peut favoriser le retour de jeunes diplômés de la diaspora mais handicape définitivement ceux qui n’ont pu étudier à l’extérieur du pays. Des changements profonds et rapides sur ces terrains sont donc indispensables tant pour assoir la croissance économique sur un socle plus diversifié et inclusif que pour éviter l’explosion sociale pouvant  résulter de la montée massive du chômage..

Des coups de pouce  pourraient favoriser la réalisation de ces préalables, tel celui de l’Initiative pour le Sahel que viennent de lancer conjointement les plus puissantes institutions internationales. Le projet prévoit en effet la mobilisation de plus de 8 milliards de dollars US pour des investissements structurants, centrés en particulier sur les infrastructures, l’énergie et la formation, dans six pays du Sahel : l’UEMOA en serait un bénéficiaire majeur. Celle-ci doit donc saisir sa chance en jouant simultanément de ses points forts et de sa solidarité : même si les pays avancent à leur rythme propre et s’il existe des « locomotives », il est essentiel que l’Union tout entière arrive à destination.

Paul Derreumaux

Relation entre la France et l’Afrique

Quelques prérequis d’une nouvelle relation entre la France et l’Afrique

Le partenariat France/Afrique fait encore rêver. Pourtant sa réalité et son intérêt se réduisent au fur et à mesure que le temps passe et que l’Afrique se développe et multiplie ses alliances. Pour qu’elle puisse encore être privilégiée, il faudrait  que cette relation soit reconstruite sans délai sur d’autres objectifs et de nouveaux chantiers.  

Même si la « France/Afrique » a mauvaise presse, la relation entre la France et l’Afrique, particulièrement dans sa partie francophone, possède une consistance encore multiforme. C’est à partir de ce socle que la France cherche à construire un nouveau partenariat vigoureux et privilégié avec l’ensemble du continent africain, dont le Sommet tenu à Paris en ce début décembre voudrait être l’étape fondatrice.

Un tel objectif est particulièrement ambitieux car l’environnement a changé. En croissance soutenue et unanimement reconnue depuis plus d’une décade, l’Afrique est désormais devenue fréquentable et a fortement diversifié les pays et institutions avec lesquels elle commerce et qui investissent sur son sol. Elle est même courtisée par les grandes nations émergentes, qui voient dans les pays africains des cibles idéales pour la collecte de leurs matières premières, les marchés de leurs grandes entreprises et l’écoulement de leurs produits. Parallèlement, un nombre croissant d’Etats du continent, et notamment ceux qui progressent le plus, ont la volonté de définir eux-mêmes le contenu et les modalités de réalisation du développement économique et social qu’ils recherchent : c’est donc en fonction de la capacité de leurs interlocuteurs à répondre à leurs attentes et à admettre des rapports plus égalitaires qu’auparavant qu’ils seront prêts à poursuivre ou renforcer des relations spécifiques avec un partenaire. Cette diversification des relations et cet égocentrisme des choix sont des acquis auxquels l’Afrique ne renoncera plus. Si ce postulat est admis, tout est toujours possible. En Afrique, surtout francophone, l’attachement à la France reste profond, fondé à la fois sur la langue, l’histoire et la culture, et est à même de justifier une coopération particulière mutuellement profitable. Celle-ci peut et doit concerner les Etats, les peuples, les administrations, les entreprises des deux parties. Elle semble en outre être une chance pour chacun, en un temps où la France peine à retrouver le chemin de la croissance et où l’Afrique souhaite redoubler d’allure pour rattraper ses retards en nombre de domaines.

Pour exploiter cette opportunité, deux voies prioritaires sont à suivre par la France.

L’une, permanente, est de soutenir toutes les actions menées par les pays africains pour un développement accéléré, durable, harmonieux et inclusif. La France possède ici beaucoup d’atouts pour apporter une valeur ajoutée significative : l’expertise éprouvée de ses grandes entreprises en de  nombreux secteurs actuellement jugés prioritaires, leur taille internationale, leur expérience du continent dans certains cas sont des avantages déterminants pour tenir un rôle décisif dans les grands investissements structurants auxquels on porte actuellement une attention particulière. Il en est ainsi pour les infrastructures majeures attendues pour demain : énergie solaire, barrages hydroélectriques, traitement de l’eau, chemins de fer par exemple. C’est vrai également pour l’agriculture dont la modernisation et la montée en puissance sont des exigences premières face à une population en forte croissance : pour les cultures de rente comme pour les cultures vivrières, les sociétés françaises de l’agroalimentaire peuvent renforcer leur position, parfois déjà importante, et aider à l’évolution des pratiques culturales, la constitution de filières performantes, la formation des agriculteurs locaux, l’amélioration de toutes les composantes de l’environnement de la production. La pérennité du développement de l’Afrique est aussi liée à la multiplication de petites entreprises viables et bien équipées. Pour ce point fondamental, et spécialement difficile, les grandes sociétés françaises sont ici encore en mesure de jouer un rôle moteur tant à travers les actions de Responsabilité Environnementale et Sociale (RSE) que certaines mènent déjà à grande échelle, qu’en favorisant une sous-traitance bien professionnalisée du cœur de leur activité. Enfin, dans tous les secteurs productifs, le partenariat envisagé devrait contribuer à une meilleure diffusion sur le continent des technologies nouvelles par suite du bon positionnement de la France sur ce point pour nombre de créneaux. 

La plupart de ces actions relèvent avant tout de la responsabilité des entreprises, grandes ou petites: pour celles-ci, le continent africain n’est qu’un terrain parmi d’autres sur lesquels elles sont amenées à affronter chaque jour leurs concurrents issus du monde entier. Elles sont capables d’y réussir pleinement, comme  certaines l’ont prouvé depuis longtemps,  dès lors qu’elles accomplissent les efforts, les adaptations et les investissements  qui  montrent que leur offre est meilleure que celle des autres. En la matière, l’Etat français doit surtout jouer le rôle de facilitateur en apportant les appuis, notamment financiers, bien adaptés aux besoins des acteurs économiques français, aux exigences justifiées des pays hôtes des projets, à la concurrence vécue sur le terrain et à la nature des opérations concernées.

La seconde voie, peut-être plus conjoncturelle, mais particulièrement pressante, repose davantage sur la responsabilité étatique. Elle vise la réalisation d’actions répondant aux urgences de l’heure qui bouleversent l’ordre des priorités dans les Etats africains et qui risquent de remettre en cause les actions de développement déjà entreprises. Pour certains aspects, la France est certes pionnière. Ainsi, pour les risques sécuritaires, elle est probablement le pays qui a la conscience la plus concrète de la situation et peut, par ses initiatives et son exemple, faciliter la prise en considération de cette contrainte par les autres pays engagés dans le développement de l’Afrique. De même, dans la lutte, qu’elle soutient activement, contre le réchauffement climatique, la France pourrait être particulièrement utile pour aider une Afrique très faiblement armée dans ce combat, techniquement comme financièrement, alors qu’elle est une des zones les plus menacées. Pour l’intégration régionale également, qui est une des clés  de l’amélioration  de la sécurité et de la réalisation des grands investissements stimulant la croissance économique, la position actuelle privilégiée de la France dans de nombreuses instances peut servir de catalyseur.

En d’autres domaines en revanche, beaucoup reste à inventer comme le montrent les quelques exemples suivants. En termes d’emplois, le continent manque cruellement d’une main d’œuvre qualifiée pour des secteurs stratégiques comme les mines, l’informatique ou les nouvelles technologies. Face à ces besoins, la demande de travail, de plus en plus composée de jeunes, va progresser de façon très rapide pendant au moins les trente prochaines années sous l’effet de la poussée démographique. Pour arriver à équilibrer ces deux tendances opposées et éviter une possible crise sociale, une éducation de base et une formation professionnelle quantitativement et qualitativement acceptables sont une exigence fondamentale : la France pourrait y apporter une contribution à la hauteur de la réputation internationale de son enseignement. Toujours sur le plan humain, la France abrite une vaste diaspora, issue de nombreux pays africains, mais n’a pas trouvé jusqu’ici une politique globale permettant de gérer  et d’intégrer au mieux cette population immigrée. Comme l’ont montré les discussions du Sommet, une initiative amenant sur ce point des progrès substantiels est fortement attendue. Une meilleure liberté effective de circulation des acteurs économiques et des étudiants, des mécanismes efficaces d’incitation de retour au pays pour les émigrés en situation régulière grâce à des projets de co-développement, et la facilitation des conditions d’insertion dans l’hexagone des émigrés de la seconde génération seraient symboliques d’une nouvelle approche. Au plan juridique, après l’introduction globalement réussie de l’OHADA, les dysfonctionnements de la justice africaine restent nombreux et sont largement dus à la formation insuffisante des magistrats dans les affaires commerciales. Ici encore, la France possède les compétences qui pourraient fonder un partenariat visant la diffusion rapide de nouvelles structures mieux appropriées et une formation pratique intense des magistrats attachés aux dossiers économiques. En ces domaines spécifiques, un renforcement marqué des relations existantes entre France et Afrique est plus difficile : il impose innovation, capacité d’écoute, engagement dans la durée, esprit de dialogue, rapidité de décision et de mise en œuvre qui sont loin des canons actuels de fonctionnement de l’administration française. Il faut donc, en amont, inventer en France de nouveaux moyens d’action qui aillent au-delà de la volonté politique clairement affichée, faute de quoi l’ambition annoncée au Sommet risque de ne rester qu’une incantation..

Malgré ces difficultés, un grand partenariat France/Afrique basé sur ces deux piliers serait très certainement conforme aux aspirations actuelles des gouvernements et des peuples africains, mais serait aussi gagnant pour la France : l’émergence de l’Afrique ne peut en effet qu’être bénéfique à ceux qui auront su comprendre les besoins réels du continent et aider à les satisfaire. C’est donc bien par une telle approche que la France doit impulser cette nouvelle relation. Il est sans doute déjà tard, mais c’est encore possible.

Paul Derreumaux

 

Espoir au Sahel? A quelles conditions?

Espoir au Sahel? A quelles conditions?

Les promesses d’aide financière au Sahel se sont multipliées ces derniers mois. Ces soutiens financiers peuvent aider la région à rattraper quelques importants retards, à faciliter son développement et à faire face à de nouveaux risques majeurs. Plusieurs conditions  doivent cependant être remplies pour réussir cette ambition.

En novembre 2013, la Banque Mondiale et l’Union Européenne ont décidé, en accord avec les Nations Unies, de lancer une « Initiative pour le Sahel ». Celle-ci prévoit le financement conjoint de grands projets structurants dans six pays de cette zone qui figurent tous au rang des Pays les Moins Avancés (PMA) et que les actuelles difficultés sécuritaires fragilisent encore plus : Sénégal, Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad. Lors d’une mission commune dans ces pays, les dirigeants des trois institutions ont annoncé un volume total d’investissements supérieur à 8 milliards de dollars et l’affectation de ces montants à des secteurs actuellement en retard et que tous  considèrent comme prioritaires : énergie, infrastructures et éducation notamment. La Banque Africaine de Développement (BAD) devrait s’associer à cette Initiative. Celle-ci s’ajoutera, pour le Mali, à l’effort financier considérable de quelque 3 milliards d’Euros annoncé par la Conférence des Bailleurs de Fonds de mai dernier, destiné à aider la reconstruction du pays après la guerre de début 2013. L’intervention pourrait aussi être doublée d’un « Partenariat Réel pour l’Afrique » que vient de lancer le Koweit à la suite d’une réunion avec les Etats africains.

Dans chaque cas, les ambitions sont identiques et classiques. Elles visent d’abord à accélérer et intensifier au maximum des investissements dont la réalisation est perçue comme élément permissif essentiel d’une croissance économique plus solide et plus inclusive. C’est aussi une réponse par l’action à des périls qui s’intensifient comme celui du terrorisme, déstabilisateur de toutes actions de développement, ou du chômage, que l’intense poussée démographique risque de rendre rapidement insupportable. En revanche, la méthode proposée d’une intervention combinée de ces institutions financières dominantes, et l’ampleur des sommes en jeu sont nouvelles. Elles témoignent sans doute d’une prise de conscience – opportune – par ces acteurs internationaux que seul un effort collectif exceptionnel peut traiter efficacement l’urgence majeure que le Sahel doit affronter. Elles sont en tout cas une bonne nouvelle pour les pays bénéficiaires : cette manne financière devrait les aider à mener à bien de multiples investissements de taille suffisamment critique pour modifier rapidement les équilibres passés, lever de fortes inerties et exercer un effet d’entrainement de grande ampleur.

Pour  réussir, ces Initiatives majeures auront bien sûr à affronter tous les risques, locaux ou internationaux, politiques ou techniques, financiers ou humains, inhérents à tous les investissements effectués dans ces environnements. Trois difficultés supplémentaires auront cependant ici une acuité particulière.

La première est celle de la réalité et des modalités de l’aide envisagée. La manie du gigantisme et la contrainte de « l’effet d’image » poussent à la multiplication d’annonces pour les bonnes causes, mais les faits ne suivent pas toujours les paroles. De plus, en cas de plans d’action regroupant plusieurs donateurs de grande envergure, de nombreuses expériences passées ont montré que les exigences propres à chaque bailleur et les egos de ceux-ci rendent très délicate la coordination optimale des actions prévues et ralentissent souvent leur concrétisation. Enfin, l’absence fréquente de bilan d’exécution des plans proposés entrave l’analyse critique et la mise en œuvre de corrections. Or, dans le cas présent du Sahel, la multiplicité des urgences exige que tous les financements annoncés soient confirmés. En même temps, la grande variété des projets nécessaires et des populations visées ainsi que la diversité des procédures des bailleurs rendent la qualité de leur concertation déterminante pour le succès des initiatives prévues.

La seconde difficulté réside dans la capacité des pays bénéficiaires à mobiliser les financements proposés. De façon déjà habituelle, beaucoup d’administrations africaines peinent à satisfaire aux conditions qui leur sont posées pour les programmes décidés, et les décaissements accumulent souvent d’importants retards. L’augmentation massive des montants en jeu va accroitre à due proportion ces risques d’une utilisation ralentie des financements disponibles : la Banque Mondiale vient de le souligner au Mali, où l’ampleur des besoins n’a pas empêché un ralentissement du taux de décaissement des concours, tombé aux environs de 30%. Une telle situation peut décourager certaines institutions extérieures et, surtout, provoquer l’incompréhension, la déception, voire la révolte des populations africaines qui ne verraient qu’au compte-gouttes la concrétisation des projets annoncés. Ces grandes initiatives n’auraient alors qu’un impact réduit, au profit des pays les plus efficaces et organisés, et passeraient pour un leurre dans les autres. Un tel décalage annulerait l’aspect global recherché, qui est une caractéristique fondamentale du projet.

La troisième difficulté consistera dans la pertinence des programmes retenus pour ces investissements censés répondre à des situations critiques et à y apporter des réponses adéquates. Il conviendra en particulier de privilégier les investissements ayant des retombées rapides et profitant au plus grand nombre, d’un côté, quelques grands chantiers ayant un impact multiforme, de l’autre, et la relance des projets en panne pour des pays en sortie de crise, enfin. Les secteurs de la formation professionnelle, des petits projets agricoles, des infrastructures locales devraient aussi figurer dans les dossiers privilégiés. L’effort des institutions prêteuses pour ne pas multiplier à l’excès les interventions de bureaux d’études, dont les choix n’ont pas toujours l’objectivité désirée, sera aussi un bon signe d’une claire volonté, de part et d’autre, de préférer l’action à la parole.

Ne faisons pas la fine bouche. Malgré ces risques, les projets actuels d’aide globale au Sahel sont une chance immense pour cette partie fragile de l’Afrique, tant par leur importance financière que par la probable prise de conscience qu’ils traduisent de l’enjeu. Il reste seulement à espérer que toutes les parties prenantes sauront se saisir de cette opportunité et faire en sorte que cet espoir ne soit pas seulement virtuel.  

Paul Derreumaux

L’évolution démographique mondiale

Quelques brefs constats de l’évolution démographique mondiale

 

J’aime la démographie. Elle apporte un éclairage original à quelques tendances économiques et politiques majeures de notre monde. Elle montre bien que certaines situations ne peuvent être éternelles, que les explosions qui seraient à craindre pour le futur ne sont peut-être pas celles auxquelles on pense aujourd’hui, et que l’orientation normale des évolutions  n’est pas souvent la  ligne droite.

Le mensuel russe Infografika a diffusé récemment une infographie sur l’évolution de la population mondiale de 1900 à 2012, qui témoigne de la richesse potentielle des enseignements pouvant être retirés des données démographiques. De cette seule série de chiffres, reprise en août 2013 par le magazine Courrier International, on peut ainsi dégager quelques conclusions qui, selon les cas, expliquent mieux ou amendent les constats communément admis sur plusieurs évènements marquants de notre histoire récente.

Pour les 164 pays étudiés, qui laissent de côté certaines nations à population très modeste, le nombre d’habitants a été multiplié par 4,5 entre 1900 et 2012, passant entre ces deux dates de 1554 millions à 7024 millions de personnes. Cette croissance est la plus rapide qui ait jamais été enregistrée dans l’histoire de l’humanité. Elle explique à elle seule, toutes mutations économiques mises à part, l’importance des enjeux et des batailles que se livrent les groupes commerciaux, financiers et industriels de tous les pays pour la conquête des marchés issus de cette augmentation considérable des populations, mais aussi une bonne part des interrogations actuelles sur les changements climatiques pouvant provenir des actions humaines menées pour répondre à ces besoins.

Cet accroissement brutal ne s’est pas réalisé de manière homothétique sur tous les continents. Deux blocs se sont taillés la part du lion : l’Asie-Océanie, qui a représenté plus de 55% de cette progression d’ensemble et reste de loin la partie du globe la plus peuplée avec, à ce jour, environ 56 % de la population mondiale ; l’Afrique, encore plus, dont la population a été multipliée par 10,6 pendant ces 112 ans et a franchi le seuil du milliard d’habitants :  avec ses 15% du total en 2012, elle est devenue la seconde zone la plus importante en termes de peuplement. Deux autres régions ont vu leur position relative régresser : les Amériques, malgré une multiplication par 6,9 de leurs habitants sous la poussée notamment du Brésil et du Mexique ; l’Europe, dont la population a « seulement » doublé sur cette période pour  atteindre 871 millions en fin d’année dernière. Le Moyen-Orient, malgré une forte augmentation concentrée sur quelques pays, reste un ilot de peuplement mineur avec quelque 3,1% de la population mondiale. Ces variations sont à rapprocher des principaux enjeux économiques et des considérations géopolitiques qui marquent notre actualité mondiale. Sans épouser totalement ceux-ci, ces changements démographiques sont en harmonie avec certains d’entre eux et en fournissent aussi des causes déterminantes. La montée en puissance rapide et inexorable de l’Asie y trouve en particulier un fondement essentiel face à l’Europe et aux Etats-Unis dont la puissance s’estompe avec leur poids dans le monde. La vive progression des Amériques est le fait de ses grandes composantes d’Amérique du Sud qui figurent aussi dans les nouveaux pays émergents. L’explosion de la démographie africaine est un des faits sur lesquels repose sa forte croissance actuelle et, surtout, s’appuient les attentes de sa place future dans l’économie mondiale.

Sur chaque continent,  un nombre croissant de pays s’élève au-dessus du niveau symbolique de 100 millions d’habitants. En 1900, seules la Chine et l’Inde, qui comptaient respectivement 360 et 285 millions d’habitants, figuraient dans cette catégorie. Ils sont 11 à y accéder fin 2012 dont 6 en Asie – aux deux premiers, qui recensent désormais chacun plus d’un milliard d’habitants, se sont ajoutés l’Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh et le Japon -, 3 en Amérique – Etats-Unis, Brésil et Mexique -, la Russie et le Nigéria. En abaissant à 50 millions d’habitants le plancher des pays pouvant être considérés comme des « poids lourds » dans le monde, la répartition se modifie  et un meilleur équilibre semble se rétablir partiellement : l’Asie compte alors en effet 9 représentants, l’Europe 6, l’Afrique 5 ; les Amériques restent au contraire à 3 pays et le Moyen-Orient apparait dans ce classement grâce à l’Iran. Ici encore, ces données démographiques nouvelles sont connectées avec des indicateurs économiques en pleine mutation. On retrouve en effet dans ces deux inventaires les cinq grands pays émergents – groupés usuellement sous l’acronyme BRICS, l’Afrique du Sud apparaissant uniquement dans les pays de plus de 50 millions d’habitants – ainsi que certaines des nations qui évoluent le plus vite économiquement et sont souvent considérées comme devant rejoindre rapidement ce premier groupe. Seules manquent à ce titre quelques exceptions comme par exemple la Corée du Sud, qui est proche de ce seuil de population, le Chili ou la Malaisie, qui en sont plus éloignés. En revanche, certains de ces mastodontes démographiques sont encore caractérisés par un revenu par habitant parmi les plus faibles du monde et leur poids démographique pourrait à terme ne plus être un atout mais un handicap si leur situation économique ne s’améliore pas rapidement : le Bengladesh et la République Démographique du Congo sont sans doute des illustrations possibles de ce risque. En outre, ces statistiques confirment que les changements démographiques, même s’ils sont de long terme, s’effectuent, pour la plupart des pays, plus vite que les améliorations économiques, laissant perdurer des inégalités considérables en termes de pouvoirs d’achat entre pays économiquement développés et pays en développement : la conjonction de ces deux éléments ne saurait être sans effet sur les grands mouvements migratoires internationaux des périodes à venir.

Enfin, un quatrième enseignement de base est le fait que sur chaque continent, y compris en Asie, quelques pays concentrent un pourcentage élevé de la population totale tandis qu’un grand nombre gardent une population relativement modeste. Cette donnée générale est cependant plus ou moins affirmée selon les régions du monde. En considérant les trois pays les plus peuplés de chaque zone, Moyen Orient exclus, l’Asie se place largement en tête sur ce critère, suivie des Amériques ; l’Europe et, encore davantage, l’Afrique, apparaissent chacune avoir un peuplement mieux réparti, ce qui pourrait être un avantage pour leurs équilibres économico-politiques dans l’avenir. Les autres critères utilisables pour cette observation de la concentration conduisent à des classements analogues. A l’autre bout de l’éventail, de 35% à 65% des pays de chaque continent comptent moins de 10 millions d’habitants. De ce constat, on déduit aisément le rôle positif que peuvent jouer sous toutes les latitudes les efforts de coopération et d’intégration régionale pour la mutualisation des actions et des investissements, la concertation efficace des politiques globales et sectorielles et le renforcement de la paix et de la sécurité.

Bien évidemment, ces informations démographiques n’expliquent pas tout et laissent même de côté quelques questions cruciales comme celles de l’urbanisation généralisée.. Elles constituent cependant d’utiles rappels à la réalité, face à des indicateurs trop souvent axés sur les richesses naturelles de chaque nation, les taux de croissance de la production, les entreprises géantes qui marquent leur emprise internationale. Elles nous obligent en effet à nous souvenir que les variables démographiques sont en effet des contraintes essentielles, qui devraient être mieux prises en compte au quotidien pour les moyens d’action et pour les objectifs retenus par les dirigeants politiques de chaque pays.

Elles permettent aussi de relativiser des points en vue et des affirmations trop rapidement émis. La richesse insolente du Qatar est ainsi celle d’un pays d’1,7 million d’habitants. Même si on fait abstraction de l’inégalité avec laquelle elle est probablement répartie dans le pays ou de l’écrasant écart qui la sépare de celle de la Guinée-Bissau, au même nombre d’habitants, on déduit de ces quelques chiffres que ce pétro-Etat ne pourra jamais avoir, malgré tous ses atouts naturels, qu’une place limitée dans la hiérarchie des nations. C’est un indice d’équité plutôt rassurant que, on peut l’espérer, les responsables de ce pays méditent souvent. Une telle réflexion ne peut que les inciter à une grande sagesse dans leurs décisions.

Paul Derreumaux