Afrique subsaharienne : Début de retour en grâce de l’endettement extérieur ?

En quelques mois, le discours dominant d’un endettement public excessif des pays subsahariens s’est fait plus discret, tandis que se précisent des marques d’intérêt de prêteurs, publics comme privés, pour ces financements. Ces deux situations ne sont cependant pas forcément contradictoires : de nouveaux concours de ce type peuvent faciliter ou accélérer le développement économique, mais les limites de leur usage restent nombreuses.

Une bonne illustration de la nouvelle donne est l’émission en janvier 2024 par la Côte d’Ivoire d’un Eurobond en Dollars US (USD), le premier depuis 2021. Ce lancement a surpris, mais son succès sur le marché international a étonné encore davantage. D’un montant total de 2,6 milliards de USD, l’opération a attiré plusieurs centaines de grands investisseurs et a été sursouscrite plus de 3 fois, à un taux moyen de 6,6% et sur une durée de 9 ou 13 ans selon ses deux composantes. Cet endettement supplémentaire apparait pertinent a un double titre : il devrait servir en bonne partie à racheter et/ou restructurer des emprunts internationaux antérieurs dont les coûts étaient plus onéreux ou les échéances plus proches, améliorant ainsi le profil de la dette extérieure ; il financera aussi une fraction de l’important programme d’investissements inscrit dans le Plan de Développement du pays. Il s’inscrit ainsi dans le prolongement du programme financier de 3,5 milliards de USD conclu en 2023 entre les Autorités d’Abidjan et le Fonds Monétaire International (FMI) pour la poursuite des réformes structurelles du pays.

Cette attractivité renouée de la Côte d’Ivoire auprès des grands bailleurs internationaux inspire d’autres nations. Le Kenya vient de réussir en février la levée d’un Eurobond de 1,5 milliard de USD, lui aussi notamment destiné à rembourser des échéances extérieures proches et, grâce aux nouveaux taux obtenus, réduire le taux moyen de ses emprunts étrangers.  Le Nigéria estime être en mesure de renégocier prochainement sa dette actuelle et de revenir en 2025 sur les marchés privés étrangers grâce aux réformes menées depuis la nouvelle présidence de Bola Tinubu. Comme souvent, les plus grandes institutions d’appui au développement ont été à la base de ce changement d’approche. Au Ghana par exemple, où la crise financière et l’hyperinflation de 2022 avaient gelé tous concours extérieurs tandis que le pays devait effectuer de douloureuses réformés, le FMI accélère le déblocage de son aide financière et la Banque Mondiale pourrait reprendre ses financements, ouvrant la voie à d’autres intervenants. De même, la Guinée escompte pouvoir obtenir un financement de cette même institution pour la réalisation de plusieurs projets d’infrastructures.

Le retour de prêteurs internationaux ne remet cependant nulle part en cause le recours à la dette intérieure. Dans la plupart des pays, les émissions locales de bons et d’obligations sont devenues des ressources budgétaires de plus en plus courantes. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), où cet instrument a moins de 30 ans, l’encours global des titres émis -par adjudication et par appel public à l’épargne – a crû rapidement et approche 25000 milliards de FCFA pour l’ensemble des 8 pays fin 2023. Pour les seules adjudications, et malgré la hausse récente des taux qui renchérit ces ressources, les émissions attendues pour 2024 pour la zone pourraient atteindre 9500 milliards de FCFA, soit plus de 15 milliards de USD.

Trois raisons principales expliquent ces changements. D’abord, les taux de croissance et les perspectives de développement de la zone subsaharienne se redressent : +3,8% en 2024 et +4,1% en 2025 du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone selon les nouvelles prévisions du FMI, plus optimistes.  L’amélioration escomptée s’appuie sur une relance possible des économies après plusieurs crises majeures -Covid 19, Ukraine, forte inflation, hausse brusque des taux d’intérêt-, et surtout l’annonce de nombreux investissements- infrastructures, énergie, certaines matières premières, investissements « verts ». Accélération de la croissance et transformations structurelles se combinent pour amoindrir les craintes sur le niveau élevé de la dette publique. Les grands Partenaires Techniques et Financiers (PTF), aux ressources parfois récemment confortées, sont donc plus ouverts à s’engager à nouveau sur les créneaux porteurs et, par leur taille et leur rôle, entrainent avec eux des institutions privées toujours à l’affut de bonnes opérations. La Commission Européenne (UE) et la Banque Africaine de Développement (BAD) viennent ainsi de conclure un accord-cadre  pour « stimuler » des investissements dans de grands projets d’infrastructure. En second lieu, les montants considérables de capitaux internationaux en recherche permanente d’emplois rémunérateurs voient se réduire les alternatives dont ils disposent : l’Europe attend pour 2024 une croissance économique atone et une possible baisse des taux d’intérêt ; en Chine, le plongeon des cours boursiers, les difficultés de certains secteurs, le ralentissement de la croissance incitent beaucoup d’investisseurs à chercher des relais au moins provisoires ; beaucoup de pays émergents voient leurs monnaies s’affaiblir. Avec ses prévisions relevées de croissance économique, l’immensité des besoins en investissements de toutes sortes et un soutien retrouvé des PTF, certains pays subsahariens redeviennent attractifs.  Le troisième aspect est en effet une différentiation de plus en plus nette entre nations, dans la prééminence donnée aux questions économiques et au rythme des réformes qu’elles requièrent. Certaines apparaissent désormais installées plus solidement et durablement sur des trends de croissance parmi les plus élevés au monde -au moins 6% : des Etats membres de l’UEMOA et de l’East African Community (EAC) et quelques autres, tel le Botswana, reviennent le plus souvent dans ces statistiques. Ces pays se caractérisent moins par le montant de leur PIB que par leurs économies plus diversifiées, donc moins vulnérables, et par leur vision à moyen terme, donc souvent plus pertinente.

Pourtant, ces atouts sont à évaluer avec prudence. En premier lieu, l’accès aux financements internationaux privés reste réservé à une petite minorité d’Etats subsahariens. Pour la majorité au contraire, seuls interviennent les PTF ou des Etats amis ou intéressés surtout par des investissements qui servent aussi leurs propres objectifs. Les Investissements Directs Extérieurs (IDE) se sont globalement réduits et sont toujours limités à quelques secteurs : matières premières essentiellement, infrastructures parfois. Les avertissements sur un surendettement public de la zone restent nombreux, confirmés par les défauts de paiement déjà enregistrés vis-à-vis de prêteurs extérieurs : à la Zambie et au Ghana vient de s’ajouter en décembre dernier l’Ethiopie, un des piliers de la croissance économique africaine fragilisé par les difficultés politiques internes. Ces pays moins favorisés pèsent aussi globalement le plus, en termes de PIB comme de population.  L’endettement intérieur et les recettes fiscales, celles-ci peinant à gagner en intensité, demeurent en conséquence dans ces régions les ressources budgétaires stratégiques. Elles ne peuvent cependant couvrir à elles seules les dépenses courantes et des programmes d’action de grande envergure. De plus, les perspectives économiques plus optimistes pour le continent vont se heurter à une inflation encore forte en beaucoup de pays -plus de 15% actuellement-, à des menaces sur les monnaies -comme au Nigéria-, à des crises politiques qui se sont multipliées et peuvent prendre la priorité sur les aspirations de développement économique. Un accès plus intense et généralisé des pays africains à ces capitaux internationaux devrait par suite être lent et difficile. Il doit aussi être évalué en tenant compte d’un service de la dette qui va encore nettement progresser dans les années à venir en liaison avec les endettements supplémentaires et les hausses de taux de la période récente. La seconde limite réside dans un possible renouveau de la concurrence d’autres régions du monde, et notamment de l’Europe ou des « Emergents » comme emprunteurs de qualité. La volatilité de ces masses financières risquerait alors de les ramener à ces périmètres, d’ailleurs mieux connus, et de réduire l’attractivité des horizons africains.

En s’engageant sur les marchés de capitaux internationaux, les nations subsahariennes pressenties comme des championnes possibles d’une croissance économique solide, durable et porteuse de véritables progrès endossent donc une double responsabilité. Il leur faudra d’abord atteindre effectivement les objectifs annoncés pour maintenir leur crédibilité, mais aussi veiller à ce que la charge de cet endettement accru soit supportable à court comme à moyen terme. Leur succès démontrerait que ces pays sont en mesure de s’extraire des turbulences diverses qui freinent depuis longtemps l’évolution en zone subsaharienne et d’être un stimulant pour leurs voisins et leurs partenaires. L’effet de contagion, trop souvent négatif, pourrait alors agir au profit d’une émulation collective et enclencher un cercle vertueux tant attendu.

Paul Derreumaux

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