Algérie, Soudan…: même combat. Issues diverses ?

Algérie, Soudan … : même combat. Issues diverses ?

 

Les deux pays ont fait brusquement irruption dans l’actualité politique en 2019, bousculant toutes les hypothèses des analystes. En Algérie, une partie de la population occupe la rue tous les vendredis depuis la mi-février dans les grandes villes, et surtout à Alger, avec autant de calme que de détermination, et égrène ses nouvelles revendications politiques au fur et à mesure que les précédentes sont satisfaites. A Khartoum, d’imposantes manifestations se déroulent sans interruption depuis début avril et ont déjà mis à terre l’ancien Président sans se satisfaire de cette première victoire.

Même si chaque crise a ses explications spécifiques, la situation des deux pays frappe par de nombreuses similitudes, et d’abord par les raisons qui expliquent la soudaineté de ces évènements.  Elles sont d’abord politiques. Il s’agit dans chaque cas d’une société fortement figée, dirigée de très longue date par un régime autoritaire laissant très peu de liberté d’expression. Ce pouvoir est passé peu à peu entre les mains d’une caste très resserrée, composée de chefs militaires et de quelques oligarques, et de leurs familles respectives. Il était incarné par un Président immuable depuis des décennies – 20 ans en Algérie, 30 ans au Soudan – celui-ci étant, dans le cas de l’Algérie, un fantôme invalide. Ce système a favorisé l’installation d’une corruption de très grande ampleur, installée à tous les échelons de la société où pouvait être effectué un « prélèvement » sur la grande majorité de la communauté nationale pour la plupart des évènements de la vie quotidienne. Les explications sont aussi économiques. Le Soudan et l’Algérie sont deux grandes nations pétrolières. L’or noir leur a apporté des ressources considérables qui ont permis à l’Etat de pratiquer depuis le premier choc pétrolier de 1973 une politique active de redistribution. Celle-ci compensait à la fois le manque de liberté d’expression et un chômage élevé résultant d’une faible diversification économique « hors pétrole ». Avec la baisse d’environ 40% des cours en 2014 et malgré la reprise modérée de ceux-ci depuis 2018, avec également la hausse continue de la population, la rente pétrolière providentielle s’est nettement amenuisée. Dans le cas particulier du Soudan, deux éléments supplémentaires ont joué : l’indépendance du Sud-Soudan, abritant 70% des ressources pétrolières, en 2015 ; et l’engagement durable du pays dans plusieurs champs de batailles régionaux qui a lourdement pesé sur la situation des finances publiques.  Les possibilités de financement d’investissements productifs et de subventions aux ménages ou à certains produits se sont donc progressivement raréfiées, faisant monter les mécontentements.  Les causes sont enfin démographiques et sociales. Comme dans tous les pays africains, la jeunesse constitue ici plus de 50% de la population. Pour elle, la légitimité historique d’un pouvoir né de la guerre de libération en Algérie ou d’un ancien coup de force militaire au Soudan pèse peu désormais face à son incapacité à satisfaire les aspirations au travail et à une plus grande liberté qui sont aujourd’hui les principales préoccupations des jeunes de tous horizons.

A ces données structurelles s’est ajouté un élément déclenchant, qui a joué le rôle d’un « effet papillon » : l’annonce de la candidature du Président Bouteflika pour un cinquième présidentiel en Algérie, malgré l’incapacité physique pour celui-ci de diriger le pays depuis sa maladie de 2008 ; la décision d’importantes augmentations de prix de divers produits administrés au Soudan qui a généré fin 2018 des « révoltes du pain », déjà observées en 2015.

Plusieurs ressemblances frappantes peuvent aussi être relevées dans les modalités de démarrage et de déroulement de ces crises. Elles sont d’abord toutes deux nées de manière spontanée, sans coordination préalable de grands mouvements d’opposition, d’ailleurs inexistants dans ces régimes. En Algérie, les premières manifestations populaires sont nées dans des villes moyennes à la mi-février 2019 : alors qu’on pouvait penser que les Autorités ne laisseraient pas le mouvement s’étendre, celui-ci a gagné Alger et ne s’est plus arrêté depuis lors, grossissant en nombre et s’étendant chaque semaine à de nouvelles catégories de la population. Au Soudan, l’explosion populaire du 6 avril à Khartoum n’a pas été terrassée brutalement comme on pouvait s’y attendre, en raison de dissensions entre la police et d’une partie de l’armée, et s’est de même propagée à une bonne partie de la société civile urbaine. A chaque fois, les réseaux sociaux ont été un élément déterminant de la mobilisation des manifestants et, étrangement, ne semblent pas avoir été coupés par un pouvoir peut-être trop sûr de lui. La crise s’est aussi déroulée jusqu’ici d’une façon étonnamment pacifique. Les manifestants ont évité tout affrontement avec les forces de l’ordre et tout débordement émeutier, clamant leur pacifisme et affichant une remarquable maturité malgré leur absence fréquente d’engagement politique. Curieusement, et contrairement aux pratiques antérieures, les Autorités n’ont pas non plus cherché ou réussi à « casser » par la force ces manifestations, sans doute parce qu’elles n’ont pu imaginer leur ampleur et leur longévité dans le cas de l’Algérie, et par suite de positions divergentes des Responsables sécuritaires au Soudan. Enfin, le plus remarquable est que les contestataires ont obtenu dans chaque cas des succès rapides et, à chaque étape gagnée, ont posé avec le même calme de nouvelles exigences, affirmant haut et clair qu’ils voulaient un changement total de régime et non un mouvement de personnes. A Alger, ces victoires impressionnantes ont été la renonciation de M. Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel puis la démission de celui-ci, le report à juillet 2019 des élections générales, le départ volontaire ou forcé de personnages clés du clan du Président, le début d’une grande campagne d’épuration qui se poursuit toujours. A Khartoum, les manifestants ont obtenu en quelques semaines le départ et l’arrestation de M. El Béchir, la démission du Chef du Conseil Militaire qui lui avait succédé, le recul des militaires putschistes dans leur projet d’un gouvernement militaire pour un minimum de deux ans, et même récemment leur entrée en discussion avec les forces de la rue sur la constitution d’un gouvernement « mixte » armée/opposition civile.

La situation insurrectionnelle dans laquelle se trouvent les deux pays ne pourra se prolonger encore longtemps. Les économies algérienne et soudanaise, déjà soumises de longue date à de fortes turbulences par suite de mauvaise gestion, handicapées par des prix du pétrole sans doute durablement abaissés, ont besoin d’un retour au calme -et au travail- et d’une clarification politique. La sortie de crise est pourtant difficile et l’état actuel d’équilibre particulièrement instable peut basculer dans plusieurs directions. La première, optimale, est l’installation d’un régime démocratique bénéficiant d’un large consensus national, privilégiant le retour du pays à une stratégie pérenne de développement économique et social plutôt qu’une chasse aux sorcières contre ceux qui ont conduit la nation à une telle situation. La grande diversité des composantes contestataires, la résistance des anciens pouvoirs, qui ira sans doute croissant, le souci légitime de justice de ceux qui ont si longtemps été laissés pour compte rendent cette option difficile à appliquer. D’autres scénarii sont hélas possibles comme le montrent plusieurs exemples. Celui, extrême, de la Syrie, où la tentative de renverser le régime a conduit à une guerre civile qui a fait en huit ans plus de 500000 morts, sans encore conduire à une solution acceptée par tous. Celui du Vénézuela, plongé dans une tourmente politique et économique depuis fin 2015, attisée par de nombreuses interférences étrangères, et qui peut dégénérer à tout moment en lutte fratricide. Celui du Zimbabwe, où l’immense espoir créé par le départ forcé de M. Mugabe, n’a pas conduit à un véritable changement d’équipe, ce qui maintient le pays dans une état proche de celui de la période précédente. Ceux, variés, des pays du « Printemps Arabe » allant d’une Tunisie plutôt exemplaire dans son évolution politique mais encore hésitante dans son redémarrage économique, à une Egypte qui redevient une grande puissance économique au prix de répressions douloureuses et parfois sanglantes et de l’acceptation d’un régime autoritaire et peu démocratique.

Quel que soit le chemin qui sera pris -ou subi- par les peuples algérien et soudanais, plusieurs leçons pourraient utilement être retirées de ces deux crises par les nombreux pays subsahariens en situation fragile. D’abord, un tel mouvement insurrectionnel risque surtout d’intervenir s’il n’existe aucun espace de liberté où peut s’exprimer la colère populaire. Les régimes autoritaires, sans droit d’expression ou d’opposition politique, sont donc plus menacés que les régimes plus « démocratiques » où ces possibilités laissent ouverte l’espoir d’un changement pacifique, même si celui-ci est souvent illusoire en raison de la corruption ou des manipulations des votes. Le Congo parait ainsi plus menacé par de tels évènements que le Mali. En second lieu, l’existence d’un « élément déclencheur » est toujours observée. Il est par nature imprévu, mais important et mobilisateur. La tuerie du « Vendredi Noir » au Mali en mars 1991 conduisit ainsi immédiatement à la chute du pouvoir du Général Moussa Traore. De plus, les positions des grands Etats et des institutions étatiques régionales ou continentales   compliquent la donne en multipliant les ingérences dans la situation et en prenant rarement partie pour un seul camp, comme le montre le cas du Vénézuela. Ainsi au Soudan, les sanctions économiques longtemps appliquées par les Etats-Unis ont précipité le dépérissement du régime du Soudan, mais le délai de trois mois, donné par l’Union Africaine aux militaires, pourrait favoriser ceux-ci. Une prolongation de la crise semble aussi plus favorable au pouvoir en place en raison de la lassitude possible des manifestants, de l’essoufflement de leurs moyens d’action et du désintérêt progressif des grands médias et donc d’une opinion internationale toujours soumise à une avalanche d’informations nouvelles. Enfin, les pays comme l’Algérie et le Soudan restent toujours soumis à une forte menace du terrorisme islamique : les situations insurrectionnelles qu’ils connaissent sont un terreau fertile pour ce fléau. Des mouvements extrémistes déjà bien organisés, voire puissants dans le passé comme en Algérie, pourraient y prospérer plus facilement que des partis d’opposition laïques qui ont tout à construire. Ils constitueraient alors un danger majeur pour le pays et une partie de l’Afrique subsaharienne.

Même si, heureusement, le pire n’est jamais sûr, la liste des issues possibles montre bien que l’Algérie et le Soudan ont des probabilités significatives de devoir affronter, sans doute loin des projecteurs internationaux, une période de transition longue et difficile. Les nombreux pays dont les situations politiques et/économiques sont délicates ont donc le plus grand intérêt à éviter ces soubresauts violents. Il leur faut pour cela accélérer les réformes, notamment pour une meilleure gouvernance et une stratégie économique plus éclairée, qui les éloigneront d’une telle zone de risques. En pouvant se passer d’une phase de remise en ordre, ils feraient une grande économie de temps et d’énergie, qu’ils pourront utilement consacrer à d’autres objectifs.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/05/2019

Sénégal : en avant, toute !

Sénégal : en avant, toute !

Quatre jours de confusion et de tension ont quelque peu semé le trouble et la déception après une campagne et un vote que tous les observateurs s’accordaient à reconnaitre satisfaisants. Les résultats officiels provisoires devraient cependant calmer le jeu, replacer les éventuelles contestations sur le seul plan juridique dans le cadre des règles de la démocratie et permettre de regarder l’avenir.

Même si la confirmation de la Cour Constitutionnelle est encore attendue, le Président Macky Sall peut donc maintenant déclarer sa victoire, acquise dès le premier tour de l’élection présidentielle du 24 février après une participation record de 66% des électeurs à ce vote. Ce suffrage présentait deux originalités par rapport à ceux qui sont classiquement rencontrés en Afrique subsaharienne. D’abord l’exigence d’un nombre élevé de parrainages pour l’agrément des dossiers de candidats, qui semble plus logique et efficace que la condition d’un cautionnement important. En second lieu et par conséquence, une nette diminution des candidats en lice pour le vote, ce qui facilite les choix et évite la dispersion des voix. Certes, deux candidats majeurs se sont retrouvés exclus pour des raisons extérieures à ces parrainages, mais personne ne saura jamais si leur présence aurait changé le résultat final.

Le candidat victorieux a bâti sa stratégie de campagne sur la qualité de son bilan et il pouvait en effet aligner divers succès. Le visage de la capitale Dakar s’est transformé au fil des ans : routes modernes et échangeurs ont amélioré la fluidité de la circulation dans la ville, et la disparition apparemment complète des coupures d’électricité exerce une influence majeure sur le moral des populations de la capitale. La montée en puissance de la ville nouvelle de Diamniadio s’intensifie. Le nouvel aéroport international  a acquis sa vitesse de croisière ; les constructions de logements, de bâtiments administratifs d’hôtels et d’infrastructures sportives ou évènementielles donnent désormais à ce gigantesque projet une consistance tangible ; l’autoroute vers Dakar semble tenir ses promesses ; le futur Train Express Régional (TER) rapprochera encore Dakar de Diamniadio, et donnera à cette dernière plus d’attractivité pour équilibrer la capitale Dakar, très encombrée. Même s’il est juste de rappeler que certaines de ces réalisations ont été conçues et parfois lancées par le Président Wade, il faut reconnaitre au Président Sall de les avoir menées à bien dans des délais satisfaisants et d’avoir eu la sagesse de ne pas remettre en cause systématiquement ces idées retenues par son prédécesseur.

Au plan économique, la conjoncture est aussi favorable au Président sortant. Le Sénégal n’avait pas disposé jusqu’ici d’atouts de premier plan comme une riche agriculture d’exportation et un appareil industriel déjà diversifié, à la différence de la Côte d’Ivoire. Un tourisme bien développé, une diaspora nombreuse et dynamique, génératrice d’importants rapatriements de devises et d’investissements significatifs au pays, le secteur de la pêche étaient les principales forces d’une économie où la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) demeure proche de la moyenne régionale. Les importants gisements de pétrole et, surtout, de gaz récemment découverts et qui devraient être exploités à partir de 2022 changeront la donne. Ils apporteront en effet un plus grand dynamisme économique et des capacités de diversification sectorielle au pays, et des ressources budgétaires fortement accrues à l’Etat.

Au plan social et sociétal, le pays a d’abord réussi jusqu’ici à rester en dehors des attaques terroristes au contraire de la grande majorité de ses voisins. Il continue aussi à éviter les antagonismes religieux et ethniques prononcés, grâce à une politique de tolérance qui lui est reconnue. Il est également caractérisé de longue date par une stabilité politique rarement menacée et toujours sauvegardée, qui rassure les investisseurs comme la population. Il bénéficie enfin d’un système éducatif dont la qualité est appréciée et d’une bonne capacité à mêler l’ouverture à la modernité et le respect des traditions

Réélu pour cinq ans, Macky Sall dispose ainsi d’un « momentum » favorable fondé sur cet ensemble composite de données anciennes et nouvelles.  Au vu des quelques jours écoulés, son premier devoir, et non le plus facile, sera d’obtenir une accalmie des relations avec ses principaux opposants. C’est aussi son intérêt primordial s’il veut rétablir dans le pays la confiance et l’adhésion sans lesquelles rien ne sera possible. Il lui faudra aussi progresser dans les dossiers encore en suspens, tels un total apaisement en Casamance, une normalisation des relations avec la Gambie, la remise en route du chemin de fer Dakar/Bamako et le renforcement des liens commerciaux avec le Mali.  La diversité de ces défis montre que le chemin n’est pas sans embuches.

Il conviendra par ailleurs de surveiller l’endettement public, désormais  au-delà des 60% du PIB, pour éviter de perdre la crédibilité internationale que le pays a regagnée comme le prouvent ses récentes émissions d’emprunts internationaux. La meilleure protection contre ce risque sera d’élever le taux de croissance du PIB en exploitant avec la plus grande rigueur la nouvelle manne pétrolière et gazière et en accélérant en même temps l’élargissement de la base de l’appareil économique pour éviter le « syndrome hollandais ». Les questions de la poussée démographique et de l’importante émigration sont aussi d’actualité. Leur solution au moins partielle réside dans un accroissement massif de la création d’emplois, de préférence formels, et une hausse rapide du revenu moyen par tête, eux aussi dépendants de la croissance obtenue. Pour ce faire, les succès médiatisés du Sénégal en matière de start-ups et de nouvelles technologies ne suffiront pas, au moins à court terme. Les activités agricoles, industrielles, touristiques, de services divers devront toutes connaitre un important développement pour offrir des embauches en quantité et en qualité suffisante, et rendre crédible une « Emergence » qu’on espère voir poindre  à l’horizon.

Le challenge est redoutable. Le Président élu aura à confirmer sa capacité de conception à long terme de l’avenir possible du Sénégal et à tenir bon le gouvernail afin de réaliser les programmes d’actions nécessaires, mais souvent difficiles, pour atteindre l’objectif qu’il promet au peuple sénégalais. Il lui faudra lutter contre les inévitables inerties à l’intérieur, restreindre autant que possible la corruption toujours aux aguets et ses effets néfastes, combattre tous ceux que gênerait une telle transformation du pays et faire preuve d’une ténacité à toute épreuve. Il devra convaincre et rassembler pour mobiliser la nation dans cette course au progrès. Il a cependant la chance que le pays dispose de marges de manoeuvre nouvelles d’une ampleur inespérée, qui viennent compléter des points forts déjà connus. Il lui revient donc d’exploiter au mieux et au plus vite ce contexte positif.

L’enjeu de la réussite du Sénégal dépasse d’ailleurs les frontières du pays. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), recordman continental de la croissance économique depuis quelques années mais aussi sujette à de nombreux risques politico-sécuritaires, a besoin d’exemples encourageants. Un aboutissement sans heurts de l’élection sénégalaise et le bon déroulement de ce nouveau mandat pourraient jouer ce rôle. La région a surtout connu jusqu’ici une « locomotive » économique principale, celle de la Cote d’Ivoire. Cet entrainement pourrait toutefois être perturbé, au moins momentanément, si les récentes incertitudes nées sur le déroulement de l’échéance politique de 2020 à Abidjan se confirment. Le Sénégal pourrait alors utilement constituer un deuxième pôle de développement régional. Une saine compétition entre deux importants acteurs au sein d’un groupe n’est-elle pas le meilleur moyen d’obliger chacun d’eux à se surpasser au profit de tous ?

Paul Derreumaux

Article publié le 02/03/2019

Hommage à Seydou Badian Kouyate

Hommage à Seydou Badian Kouyate

 

Le Mali est en deuil. Et l’Afrique francophone sans doute également.

Seydou Badian Kouyate nous a dit au revoir dans la nuit du 28 décembre dernier, s’endormant paisiblement pour l’éternité. La douceur de son décès tranche avec le fracas de sa disparition, à Bamako comme ailleurs en Afrique.

Son départ met en effet en pleine lumière l’intensité de sa vie et de ses œuvres éclectiques. Politique avant tout, jusqu’au fond de son esprit et dans tout son être, mais aussi écrivain, poète, penseur, homme d’action, grand voyageur, conseiller de quelques chefs d’Etat africains, ne redoutant pas la polémique si celle-ci était justifiée à ses yeux, il savait utiliser tous les talents insufflés en lui.

Il fut bien sûr avant tout un des piliers du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) et, au sein de celui-ci, un de ceux qui, aux côtés du Président Modibo Keita, menèrent le pays à l’indépendance. Le Mali eut alors la chance de compter quelques hommes charismatiques, dont le souvenir plane encore sur le pays. Bien plus tard, j’ai eu la chance d’en connaitre quelques-uns. Certains sont illustres, tels Me Demba Diallo, avocat de talent et activiste de génie, clamant son « S’en fout la mort » en tête des manifestations de 1991, ou Mamadou Amadou Aw, brillant ingénieur des ponts et chaussées, analyste remarquable des situations et des hommes, à la voix si posée mais à la détermination si forte. D’autres ont fini dans l’ombre, mais dans la dignité qui semblait les caractériser. Seydou Badian, comme on l’appelle affectueusement, était en 1960 un des plus jeunes de cette troupe d’audacieux mais, du haut de ses 32 ans et fort de son enthousiasme, il se trouva vite dans les premiers rangs. Il était alors déjà un écrivain célèbre avec son premier roman « Sous l’orage », mais la passion de la politique fut plus forte que tout. Quel pouvait être en effet plus grand dessein que sortir un pays et un peuple de la colonisation ? N’était-ce pas transcrire dans la réalité le roman le plus palpitant qu’on puisse imaginer ? Lancé dans tous les combats pour cette cause, ses qualités de débatteur, d’organisateur, de théoricien, mais aussi son charisme et son goût du concret ont été des atouts précieux en ces heures cruciales de la naissance du Mali. Tout le monde retient bien sûr qu’il écrivit l’hymne national du Mali, même s’il aimait à dire lui-même que ce fut une œuvre collective. Mais sa personnalité le conduisit surtout à des responsabilités ministérielles, à l’Economie Rurale, puis au Développement. Encore son amour de la réalité des faits, eux qui ne mentent pas. Ses études universitaires de médecine à Montpellier le servirent alors sans doute pour mener avec méthode l’immensité des chantiers économiques que devait affronter la jeune République. Il fallait en effet concevoir et organiser, puis convaincre sur le terrain, ne craindre ni les nouveautés ni ceux qui s’y opposent par principe. L’alliance de ses capacités visionnaires et de son goût pour les réalisations concrètes trouvait là un moyen idéal de s’exprimer et le conduisait à donner le meilleur de lui-même au service de tous. Les obstacles dressés face à la jeune équipe étaient pourtant aussi gigantesques que leur ardeur à se battre. Les difficultés des relations avec l’ancienne puissance coloniale, la complexité des liens avec l’URSS, allié indispensable mais encombrant du nouveau régime isolé, la méfiance de la puissante classe des commerçants, délestés de leurs activités par les nouvelles entreprises étatiques, creusèrent beaucoup de chausse-trappes qui ont finalement eu raison des ambitions de développement à orientation socialiste des dirigeants de l’époque. Au moins les principaux membres de l’équipe en place restèrent-ils fidèles jusqu’au bout à leurs idéaux de l’indépendance et cette loyauté conduisit beaucoup d’entre eux dans les geôles de Moussa Traore à Kidal en 1968. Il n’avait que 40 ans.

Seydou Badian en sortit en 1975. Après s’être installé au Sénégal, il effectuera plusieurs séjours au Maroc où il eut de très bonnes relations avec le roi Mohamed V. Nul doute que son intelligence, sa capacité visionnaire, sa force d’explication ont  pu séduire un roi qui cherchait alors à faire entrer son pays dans la modernité. Mais le mal du pays était trop fort.

De retour au Mali, Seydou Badian Kouyate va continuer à alterner, ou plutôt à mêler,  l’action et la réflexion, dans son pays comme à l’étranger. A Bamako, il continue d’abord avec succès son travail d’écriture mais ses romans et ses essais restent imprégnés des thèmes qui le hantent : le rejet de la colonisation, le combat pour l’égalité. Il devient aussi peu à peu un ancien, écouté avec respect des puissants, mais surtout admiré par la jeunesse dont il partage toujours la fougue.. Lorsque des étudiants l’interrogent et lui demandent des conseils, se plaignant d’une dégradation morale du pays, il leur répond que les solutions ne peuvent venir que d’eux-mêmes et qu’ils doivent prendre leurs responsabilités. Il sait très bien ce dont  il parle. A l’étranger, ses anciennes responsabilités lui ont donné une foule de relations et ses qualités de stratège politique, de visionnaire réaliste sont intactes. Il devient donc un conseiller de premier plan de plusieurs Chefs d’Etat, notamment en Afrique Centrale. Respectée par tous, y compris par ceux qui n’épousent pas ses idées, sa personnalité séduit autant qu’elle dérange : peu lui importe, son objectif n’est pas de plaire, mais de convaincre et de faire progresser l’Afrique. Jusqu’à ces tout derniers temps, il aura ainsi ce rôle de « lanceur d’idées » que si peu de gens ont la capacité de tenir.

Homme public aussi prestigieux qu’il était discret, voire secret, Seydou Badian était aussi un homme privé particulièrement attachant. Accueillant, souriant, toujours ouvert aux débats amicaux où sa culture et son expérience stimulaient les échanges, tous ses visiteurs se sentaient rehaussés par l’intérêt qu’il savait leur porter. En sa villa modeste dans le quartier de l’Hippodrome, il goûte profondément sa vie de famille avec son épouse Henriette et leurs fils. Ses voyages sont si nombreux, ses occupations si multiples : son obsession est d’utiliser au mieux ce temps qui lui est si rare. Il aura la chance de fêter ses soixante ans de mariage avec Henriette avant que celle-ci s’éteigne. Depuis, une part de lui-même semblait être ailleurs, déjà près d’elle. Il l’a rejointe deux ans jour pour jour après son départ. Il est des choses étranges que la raison ne peut saisir mais qui ne peuvent être le fait du hasard.

Paul Derreumaux

Article publié le 11/02/2019

Rapport Doing Business 2019 en Afrique : Un panorama encourageant, parfois éloigné de la réalité

Rapport Doing Business 2019 en Afrique : Un panorama encourageant, parfois éloigné de la réalité

 

Dans la nouvelle édition qu’elle vient de livrer de son Rapport Annuel Doing Business, la Banque Mondiale met l’Afrique en belle place. Le continent serait ainsi, pour cette seizième analyse qui couvre la période juin 2017/mai 2018, le champion incontesté des réformes juridiques du cadre économique. Pour la seule Afrique subsaharienne, 40 pays ont mis en œuvre 107 nouvelles réformes, contre 36 pays et 83 réformes l’année précédente, soit un bond de près de 30%. Pour l’Afrique du Nord et le Moyen Orient, Djibouti et le Maroc brillent particulièrement. Plusieurs « champions » se distinguent même au niveau mondial, en termes de nombre de réalisations sur l’année écoulée : Djibouti (pour la deuxième fois consécutive), le Togo, le Kenya, la Cote d’Ivoire et le Rwanda figurent tous parmi les 10 premières nations réformatrices pour cet environnement des affaires. Même si le nombre des pays africains classés dans les 100 premiers, sur un total de 190 nations comparées, reste encore très faible, quelques améliorations sont remarquables. L’île Maurice récupère ainsi sa place dans les 20 premiers classés, qu’elle avait perdue les quelques années précédentes. Le Maroc atteint désormais le 65ème rang au niveau mondial et vise clairement une position au sein du Top 50 des économies les plus performantes.

Sur les 11 secteurs que prend en compte ce rapport, beaucoup sont concernés par ces progrès. Selon les statistiques recueillies, le critère des délais requis pour la création des entreprises est un de ceux qui a connu le plus d’avancées : ce temps aurait été divisé par 3 en 15 ans pour se situer désormais en moyenne  à 22 jours en Afrique, approchant ainsi la moyenne mondiale de 20 jours. Le système des « guichets uniques » pour les formalités de création, instauré en de nombreux endroits, a donc montré son efficacité pour ce qui constituait un des principaux reproches adressé aux économies africaines. En la matière, quelques pays africains  peuvent encore faire mieux et descendre en dessous d’une semaine. A côté, des domaines comme ceux de l’exécution des contrats et la rapidité de règlement des litiges, des avantages spécifiques accordés aux Petites et Moyennes Entreprises (PME), du règlement de l’insolvabilité ou de la rapidité de connexion électrique connaissent aussi des améliorations  sensibles. Sur ce dernier point, où l’Afrique subsaharienne est particulièrement mal placée, l’évolution témoigne des efforts accomplis par divers Etats pour favoriser les entreprises malgré les faiblesses persistantes du secteur de l’énergie.

Il ne faut donc pas bouder le plaisir qu’apportent ces bonnes nouvelles. Elles montrent la prise de conscience des Autorités de beaucoup de pays de l’importance revêtue par les transformations juridiques qui régissent l’environnement dans lequel travaillent les entreprises, et surtout les sociétés nationales de modeste envergure. Elles reflètent le travail accru mené par les Services compétents pour augmenter le nombre de réformes menées chaque année, malgré les obstacles légaux et administratifs à régler, et apparaitre comme un « pays réformateur ». Certes, l’ardeur des Etats à réaliser ces aménagements est largement liée aux retombées qu’ils attendent de ce qui est désormais un rapport de référence pour les grands bailleurs de fonds et les investisseurs internationaux, mais les entreprises locales bénéficient dans tous les cas de tout aménagement.

Pourtant plusieurs raisons nous imposent de garder beaucoup d’humilité devant ces bons résultats statistiques.

D’abord, ceux-ci montrent parfois des incongruités qui pourraient remettre en question la crédibilité de certaines conclusions. C’est ainsi que le raccordement à l’électricité apparaissait en 2014 plus facile en République Démocratique du Congo qu’au Canada ou que la Suisse se situait derrière la Sierra Léone en 2015 pour la protection des investisseurs minoritaires. Les classifications peuvent donc souffrir de telles insuffisances qui exigent la revue permanente de la pertinence des indicateurs utilisés.

Ensuite, aucun des pays africains, à l’exception possible de Maurice, n’apparait en excellente position simultanée sur tous les critères suivis. Chacun reste marqué par un ou plusieurs indicateurs pour lesquels le pays reste structurellement mal placé, pour des raisons tenant à l’environnement politique, à l’histoire ou à la structure économique. Il peut s’agir de l’accès au foncier, de l’électrification ou de l’accès des femmes au statut d’entrepreneur. Tans que cette situation persistera, les nations concernées connaitront un réel handicap pour gagner le peloton des pays les mieux placés pour leur environnement juridique considéré comme un tout.

En troisième lieu, le rapport s’intéresse la plupart du temps aux aménagements légaux ou administratifs réalisés par les Autorités. Dans ce cas, il n’étudie pas la manière dont ces actes sont appliqués et la réalité du terrain peut être fort différente de la réalité juridique : beaucoup de réformes se heurtent en effet à des résistances dues à l’inertie, voire aux oppositions, des Services administratifs qui ralentissent leur mise en œuvre. Pour les critères qui sont au contraire appréciés à partir de sondages, les réponses obtenues sont souvent peu nombreuses, rendant les résultats peu représentatifs. Dans bien des cas, la réalité vécue par  les entreprises peut donc être éloignée de ce qu’exprime le rapport ou en retard par rapport aux évolutions qu’il décrit.

Enfin, et surtout, l’inventaire Doing Business annuel est une photo de l’environnement dans lequel travaillent les entreprises. Il illustre donc les plus ou moins grandes facilités dont peuvent bénéficier (ou les difficultés que doivent affronter) celles-ci, mais il ne peut être considéré comme un moteur de la croissance du secteur privé. Celle-ci dépend avant tout de facteurs structurels comme le niveau de compétitivité des entreprises face à la concurrence des importations, l’existence ou non de main d’œuvre qualifiée, notamment dans les secteurs de l’industrie et des services, les prix des facteurs de production, les opportunités de croissance de certaines filières de production ou d’exportation, la présence de circuits de financement nombreux et performants, la sanction effective des actes de corruption et l’encouragement de la qualité du travail. Faute de ces éléments, l’amélioration du cadre juridique et institutionnel ne restera qu’un outil sans cesse amélioré mais tournant à vide.

Paul Derreumaux

Afrique Subsaharienne : L’extrême pauvreté résiste

Afrique Subsaharienne : L’extrême pauvreté résiste

 

La lutte contre l’extrême pauvreté  et la recherche de sa réduction massive ont été une victoire majeure des Objectifs Du Millénaire (ODM) retenus par l’Organisation des Etats-Unis (ONU) pour l’horizon 2015. Le pourcentage de la population mondiale gagnant moins de 1,9 USD/jour (nouvelle norme récemment fixée en Parité de Pouvoir d’Achat (PPA) pour définir cette extrême pauvreté) a été en effet considérablement réduit en pourcentage, avoisinant 10% en 2015 alors qu’il s’élevait encore à plus de 35% en 1990.  En termes d’effectifs concernés, la population victime de cette extrême pauvreté diminuait de plus de 1,1 milliard de personnes, passant sur cette période de 1,9 milliard à environ 750 millions. C’est la phase simultanée des décennies de croissance accélérée en Chine et dans d’autres « pays-dragons », de l’éveil de l’Amérique Latine,  de l’émergence de l’Inde, et du retour à l’afro-optimisme. Même si de profondes inégalités persistent, tous les continents bénéficient alors de cette amélioration à des degrés et avec des vitesses variables. Sur toute la planète, réduire à néant ce fléau semble donc possible à bref délai.

C’est pourquoi, dans  les 17 nouveaux Objectifs du Développement Durable (ODD) que s’est fixée l’ONU à l’échéance de 2030, s’inscrit en premier lieu l’éradication totale à cette date de  l’extrême pauvreté. Or les dernières évolutions observées remettent en question cette analyse optimiste. Il est actuellement estimé que le rythme de baisse, qui était d’environ 1 point/an en moyenne sur les 25 dernières années, a été réduit de moitie sur la période 2013/2018. Deux facteurs essentiels expliquent ce retard. Les améliorations remarquables de la période précédente avaient pour une bonne part résulté de la forte chute de la pauvreté  en Asie de l’Est et du Sud, régions les plus peuplées. Les taux moyens y sont respectivement descendus à 2,5% et 12% en 2015 et les nouveaux progrès sont donc plus difficiles à obtenir. La population pauvre s’est surtout concentrée sur l’Afrique subsaharienne, qui en rassemble plus de 55% du total mondial, et c’est sur la baisse du taux de pauvreté dans cette zone, qui dépasse encore 41% soit quatre fois plus que la moyenne mondiale, que se fonde l’espoir d’une amélioration. Or ce taux recule très faiblement – moins de 1,5% entre 2013 et 2015 -. Compte tenu de la forte poussée démographique, le nombre de personnes touchées par le fléau a même augmenté de plus de 8 millions en 2 ans pour atteindre 415 millions  fin 2015, et  26 des 27 pays où ce taux est le plus élevé dans le monde sont en Afrique subsaharienne.

Quatre principales raisons, étroitement imbriquées, expliquent ce constat négatif dans la zone.

La plus importante est sans doute le rythme d’accroissement démographique sans précédent sur une aussi longue période, qui rend plus difficile l’augmentation du revenu par habitant. Le taux de croissance annuel net de la population demeure partout supérieur à 2%. Le recul attendu du taux de fécondité (nombre d’enfants par femme en âge de procréer), qui s’est produit sur tous les continents à la suite du repli des taux de mortalité, se fait toujours attendre. Le taux est la plupart du temps encore proche de 5, soit plus du double de la moyenne mondiale, et peut approcher 7 comme au Niger. Des explications religieuses liées à l’impact de l’Islam, souvent avancées, sont réelles mais probablement pas les plus déterminantes : dans les pays du Moyen Orient ou d’Afrique du Nord ou en Indonésie par exemple, le taux de fertilité a nettement reculé et des pays chrétiens ou animistes connaissent aussi des taux  durablement élevés. La lenteur de l’amélioration des conditions économiques et sociales et, surtout, l’absence d’octroi d’une priorité politique absolue à la maîtrise démographique sont sans doute les premières explications de la tendance observée et de son impact négatif sur la pauvreté. La pratique encore très répandue des mariages précoces dans nombre de pays, en particulier sahéliens, l’effectif important des enfants nés de mères mineures ou le succès limité des politiques de planning familial en sont autant d’exemples.

L’évolution insuffisante du nombre d’actifs est un deuxième handicap. Un « dividende démographique » est en effet souvent associé à cette augmentation très rapide d’une population jeune en âge de travailler et laisse croire que celle-ci génère des potentialités supplémentaires de croissance économique. Mais cette thèse considérant la poussée démographique comme un « actif » dans la création de richesse ne se vérifie que si des emplois à réelle valeur ajoutée sont effectivement créés pour cette jeunesse. Ce fut bien le cas en Chine et ailleurs en Asie dans les dernières décennies. Mas ce mouvement n’est pas (encore ?) noté en Afrique subsaharienne : dans la plupart des pays, seuls les emplois informels à faible impact économique de l’agriculture, du commerce et des services, souvent provisoires, peu qualifiés et mal rémunérés, sont offerts en nombre sur le marché, et laissent subsister un gap important de chômeurs. Seules quelques exceptions, comme l’Ethiopie ou le Kenya, montrent la possibilité d’une autre voie, encore à confirmer.

Le ralentissement généralisé de la croissance économique sur le continent depuis 2015 freine aussi cette réduction de la pauvreté. Après des taux de croissance annuels moyens proches de 5% sur la période 2000/2015, le Produit Intérieur Brut (PIB) subsaharien enregistre une progression moyenne inférieure à 3% par an sur 2016/2018, proche de l’augmentation de la population, provoquant une quasi-stagnation de la production par habitant sur la période. Malgré l’existence de zones connaissant une bonne résistance de cette croissance, comme l’Afrique de l’Ouest francophone, l’environnement est devenu moins favorable aux créations d’emplois et aux hausses de salaires des entreprises, comme aux marges de manoeuvre des politiques publiques.

Enfin, l’insuffisance d’initiatives de la part des Etats en termes de politique de redistribution des richesses est un dernier élément de maintien de la pauvreté. Le maintien d’une fiscalité très concentrée sur le secteur formel, laissant souvent des pans entiers de l’économie hors de toute imposition, comme le foncier et/ou l’immobilier, limite la croissance des ressources fiscales et favorise l’augmentation des inégalités. La situation fréquemment dramatique de la santé et de l’enseignement publics empêche également les populations les plus démunies de sortir de la « trappe » de pauvreté. La persistance de conflits locaux aggrave par endroits la situation. Des études récentes montrent ainsi, dans la zone Afrique Moyen-Orient, que la richesse privée a augmenté de 2,7% en 2015, que 44% de celle-ci est concentrée au profit de ménages possédant plus d’1 million de USD et que la fortune des ménages les plus riches –plus de 100 millions de USD- a progressé de 14,2%.

Ces résultats inquiétants de la situation subsaharienne auront au moins deux conséquences.

L’une, quasi-certaine, est que l’objectif d’élimination de la pauvreté extrême au niveau du globe à fin 2030 ne pourra être atteint. Selon les dernières projections, il faudrait en effet que le revenu des 40% les plus pauvres augmente annuellement de 8% sur les 12 ans qui restent pour respecter l’échéance fixée, ce qui parait hélas irréalisable. En cas de prolongation des dernières tendances observées, le taux d’extrême pauvreté resterait supérieur à 5% en 2030, après un rythme d’abaissement deux fois moindre que prévu, et celle-ci serait principalement concentrée sur notre continent.

L’autre, encore imprécise, est le renforcement des incertitudes sur l’évolution à moyen terme de la pauvreté en zone subsaharienne. Les remèdes à celle-ci, qui ont pourtant donné leurs preuves sous d’autres cieux, ne semblent pas faire l’objet d’une adhésion sans faille de toutes les Autorités concernées, comme si une solution magique était encore attendue. La maîtrise démographique, la mise en place de toutes les conditions favorables à la création de nombreux emplois décents, le renforcement de la croissance économique, la protection des couches les plus vulnérables, la lutte contre les inégalités les plus criardes, font certes l’objet de mesures éparses et partielles. Elles sont rarement la fondement d’un grand dessein national ou régional, articulé autour de quelques grands programmes concrets capables de mobiliser une union nationale, illustrant la priorité donnée à cette aspiration avant tout autre objectif. Faute d’un tel changement, les pays les plus peuplés d’Afrique – Nigéria, Ethiopie, République Démocratique du Congo,…- pourraient bientôt avoir le triste privilège de compter la population pauvre la plus importante, y compris en passant devant l’Inde comme le Nigéria. Seule une faible minorité de pays à la stratégie de développement économique et social solidement construite et durablement poursuivie, semblent échapper à cette malédiction, avec toutefois des niveaux d’évolution encore fort divers : Maurice, Botswana, Ghana, Kenya sont les plus souvent cités. Il faut compter sur leur réussite et espérer qu’elle servira de référence à d’autres pays. Toutefois, à ces possibles exceptions et faute de changement urgent et de grande envergure, l’Afrique subsaharienne pourrait rester dans les dix prochaines années séparée du reste du monde par une grande « fracture de la pauvreté »

Paul Derreumaux

Article publié le 07/11/2018

Pays du Nord : en route vers le sous-développement ?

Pays du Nord : en route vers le sous-développement ?

 

Un des défauts fréquemment reprochés aux pays en développement, notamment d’Afrique subsaharienne, est leur incapacité à entretenir leurs investissements, publics ou privés. Les routes bitumées ont par exemple une durée de vie souvent nettement inférieure à celle qu’elles ont en moyenne dans les pays développés. Certes, les conditions environnementales peuvent être plus difficiles sous certaines latitudes tropicales et équatoriales et entrainer une dégradation physique plus rapide. Pourtant, les principales explications sont ailleurs : mauvaise qualité des travaux réalisés ; insuffisance des dépenses d’entretien ; surfacturation des travaux de maintenance comme de construction ; non respect des dispositions légales et administratives d’utilisation des ouvrages. Faute de financements pour la reconstruction, les routes concernées peuvent alors se détériorer jusqu’à devenir des amas de nids de poule entre lesquels les conducteurs ne peuvent même plus choisir. La route Cotonou-Lomé a ainsi déjà du être refaite plusieurs fois sur  les deux dernières décennies. Il en est de même au Mali pour la route Bamako-Ségou, ou tout simplement pour l’entrée de la ville de Kati, près de la capitale. Le même constat peut être dressé pour d’autres infrastructures : aéroports, ports, bâtiments publics, réseaux d’électricité,.. Ces insuffisances d’entretien et les exigences de reconstruction qui en découlent décuplent les efforts financiers que doivent en fin de compte accomplir les Etats. Des observations identiques peuvent aussi être formulées pour des investissements privés, immobiliers notamment, pour lesquels la rentabilité insuffisante ou la rapacité des propriétaires provoquent la détérioration accélérée faute de rénovation.

Si un entretien inadéquat et une dégradation anormale des équipements en activité sont avant tout la marque des pays en développement, les situations relevées dans certains pays « avancés » interpellent. La tragédie de l’aqueduc de l’autoroute A10 à Gênes est l’illustration la plus sombre de cette évolution inquiétante. La rapidité avec laquelle la société Autostrada a annoncé la prise en charge d’une dépense de 500 millions d’Eur pour l’aide aux victimes et la reconstruction du pont pourrait d’ailleurs témoigner d’une générosité suspecte. Ce terrible accident a déclenché une réelle inquiétude dans d’autres pays, comme la France, sur le bon état d’infrastructures analogues. Dans d’autres secteurs, beaucoup d’investissements publics présentent une physionomie peu reluisante, tels des routes en Allemagne, des voies ferrées aux Etats-Unis, des hôpitaux ou des prisons en France, des hôpitaux encore en Grande-Bretagne. Dans les secteurs privés de ces pays également, des entreprises ne semblent pas engager tous les moyens nécessaires pour maintenir la qualité de leur patrimoine et celle du service à leur clientèle. Des résidences pour personnes âgées, des immeubles d’habitation tombent trop souvent sous les feux de l’actualité pour ces sujets. Dans un autre domaine, la courte durée de vie de certains produits, comme l’électroménager ou les téléphones mobiles, et la politique commerciale recommandée, voire « imposée », du rachat plutôt que de la réparation, est devenue la règle mais est de plus en plus contestée et considérée comme une gabegie. Enfin, ce critère de la qualité de l’entretien constitue un marqueur fréquent de la différentiation entre les grandes villes, favorisées, et les campagnes, négligées..

De façon logique, les deux principaux facteurs conduisant à cette situation sont aussi ceux qui frappent l’Afrique. Le premier est la limitation croissante des ressources budgétaires, notamment publiques, face à des besoins qui ne cessent de grandir. Certes l’écart est beaucoup plus criard à Lagos ou au Caire qu’à Londres ou Paris. Pourtant, l’endettement excessif des Etats les plus riches et la progression modérée de leurs recettes fiscales, freinée par la modestie des taux de croissance, constituent partout des contraintes de plus en plus lourdes par rapport à toutes les attentes des populations et des entreprises, aux devoirs régaliens, aux exigences de la compétition internationale et de la préparation du futur. En second lieu, dans les arbitrages que font les dirigeants, il est souvent tentant de rechercher plutôt des économies dans les charges d’entretien que dans les investissements, qui séduisent les électeurs, ou dans les coûts salariaux, où les mesures d’austérité peuvent déclencher des mouvements sociaux. Une dépense reportée, éventuellement plusieurs fois, de renouvellement, de réparation ou d’entretien a moins de chances de déclencher de vives protestations car son effet sera diffus dans le temps et dans le public touché.

La situation est certes différente entre les pays du Nord et ceux du Sud. Chez ces derniers, la très grande majorité des habitants a eu rarement le temps de considérer les progrès dont elle bénéficie comme un acquis immuable ou une obligation permanente des pouvoirs publics. Elle s’offusquera donc moins d’un recul en la matière, même durable, suite à une dégradation des investissements, même si elle en apprécie le coût sur ses conditions de vie ou sur les risques encourus. Elle n’a guère non plus les canaux d’expression qui lui permettraient de mener des contestations sur ce thème. Au Nord au contraire, tous les équipements existants sont pour chaque individu et chaque entreprise une réalité irréversible de même que leur fonctionnement sans ratés. Le poids considérable de l’opinion publique, le rôle amplificateur des médias, l’action possible de la justice obligent aussi les responsables politiques et économiques à être plus attentifs aux éventuels accidents ou incidents dont la cause pourrait leur être imputable. Malgré tout, le risque existe d’une détérioration de la situation au vu des considérations actuellement dominantes : course à l’innovation, quelle que soit son utilité pour le plus grand nombre ou sa réelle valeur ajoutée ; toute puissance de l’incitation internationale à l’investissement ; recherche absolue de la rentabilité de la part des entreprises.

Le principal moteur qui pourrait modifier cette tendance est sans doute celui de la lutte contre le chômage. L’octroi d’une plus grande priorité à l’entretien des équipements et immobilisations de toutes sortes, en vue de la préservation de leur qualité et de l’accroissement de leur durée de vie, devrait en effet générer de nombreuses offres d’emploi, assorties de qualifications élevées. La répartition géographique de ces postes de travail pourrait aussi favoriser davantage des territoires présentement en souffrance. Une telle réorientation  heurte cependant de nombreux intérêts et a besoin d’un soutien déterminé et éclairé des Etats, qui ne semble pas être encore d’actualité. Elle serait en revanche en bonne harmonie avec certains objectifs désormais cruciaux, comme celui de la préservation de notre environnement et la réduction des gaspillages.

Un nouvel équilibre pourrait donc être trouvé entre le « tout neuf » et le « tout ancien » dans les pays les plus avancés. L’enjeu en est essentiel. La non prise en compte de ces considérations et une détérioration significative des équipements publics nous amèneraient dans un cercle vicieux d’où il serait ensuite encore plus onéreux et long de sortir, comme le montre la situation de nombreux pays en développement. Les conseils qui leur sont donnés en la matière méritent bien d’être suivis par ceux qui les formulent.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/08/2018

MALI 2018 : incertitude et inquiétude

MALI 2018 : incertitude et inquiétude

 

La population malienne avait attendu avec impatience l’élection présidentielle de juillet/août 2013, qui mettait fin à une année calamiteuse marquée par le coup d’Etat fantaisiste mais destructeur de mars 2012, et par une tentative d’invasion terroriste/islamiste de l’ensemble du pays, en janvier 2013, arrêtée in extrémis par la France. Cette élection exprimait l’espoir généralisé d’un retour de la normalité constitutionnelle,  d’une paix retrouvée sur tout le territoire et d’une reprise du développement économique.

Plusieurs conditions semblaient en effet réunies pour que cette étape soit l’aube d’une période de renouveau pour le pays. D’abord le maintien d’une forte présence militaire de la France et des Nations Unies, respectivement grâce aux forces Serval puis Barkhane et à la Minusma, écartait pour un temps la menace terroriste et donnait un délai aux nouvelles Autorités pour reconstituer une armée malienne plus solide et une Administration couvrant tout le pays. Ensuite, une aide internationale massive de plus de 3 milliards de USD avait été annoncée dès mai 2012 : elle devait permettre notamment la réparation des dégâts causés par l’invasion islamo-terroriste du Nord du pays, la réalisation d’importants investissements d’infrastructures, notamment dans les régions les plus défavorisées, et la mise en œuvre de projets productifs de proximité propres à favoriser l’activité et la vie sociale dans les zones rurales. Enfin, tous les candidats étaient quasiment au diapason sur les objectifs essentiels à atteindre : réconciliation nationale, recomposition de l’armée, reconstruction de l’administration, lutte contre la corruption et fin de l’impunité de celle-ci, retour à une croissance économique soutenue et durable.

Grâce à cet environnement positif par rapport à la période chahutée qu’avait traversée le Mali depuis 2012, l’enthousiasme de la population tranchait avec les craintes des partenaires internationaux jugeant le scrutin du 28 juillet 2013 prématuré. Celui-ci s’était finalement passé dans le calme et sans contestation significative des résultats des deux tours, le candidat battu au second tour ayant rapidement salué la victoire de son concurrent.

Cinq ans après ces évènements, la situation semble bien différente.

D’abord, beaucoup d’attentes ont été déçues. Certes, les défis étaient redoutables et sans doute souvent sous-estimés. De plus, les réalisations des Autorités en place, notamment en matière d’infrastructures ou d’encouragement des acteurs économiques privés par exemple, ont souffert d’un déficit marqué de politique de communication et d’explication, qui a pénalisé l’appréciation des efforts consentis. Malgré tout, un examen objectif des changements apportés par rapport à la situation de 2013 montre la faiblesse des améliorations effectives.

Au plan de la paix et de la sécurité, la signature au forceps des accords d’Alger en 2015 n’a pas encore produit tous ses effets, tant pour la lutte contre les groupes armés du Nord que pour l’installation des structures de transition, le désarmement des combattants ou la réduction des risques terroristes. De plus, de nouveaux groupes de rébellion se sont développés dans le Centre du pays, s’en prenant par des attaques et des attentats à la population, la MINUSMA et l’armée, et propageant l’insécurité jusque dans la région de Ségou.

Les financements internationaux annoncés correspondaient en partie à des programmes déjà décidés et n’ont donc pas tous constitué un supplément exceptionnel de ressources. Surtout, la mobilisation de ces financements n’a pu être réalisée que partiellement et souvent tardivement faute de préparation insuffisante des projets.

Les taux très honorables de la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) s’appuient surtout sur quelques secteurs clés de l’économie – coton, or, télécommunications, banques – et sur une agriculture vivrière qui suit la progression de la population. Cependant, les transformations espérées pour une embellie des secteurs agro-alimentaire et industriel, la renaissance du tourisme ou l’essor d’activités liées aux nouvelles technologies n’ont pu encore être concrétisées. En outre, les fruits de cette performance du PIB n’ont pas bénéficié au plus grand nombre en raison de la large prédominance du secteur informel et des faiblesses de la politique de redistribution. L’effectif réduit des salariés du secteur moderne ne favorise pas l’essor d’une classe moyenne. Le pourcentage de population ayant accès à l’électricité reste toujours très minoritaire et, joint aux difficultés de la société Energie du Mali, accroit le sentiment  de « sur-place » social. La fracture entre la capitale, où les équipements publics essaient de suivre l’accroissement rapide de ses habitants, et le reste du pays, manquant cruellement d’activités, de services régaliens et d’infrastructures de toutes sortes, continue à se creuser.

A ces insuffisances objectives se sont ajoutées de nombreuses critiques, formulées à la fois à l’intérieur comme à l’extérieur du Mali sur une nouvelle montée en puissance de la corruption et du népotisme. L’administration et la classe politique, déjà mal perçues sur ce plan depuis longtemps dans le pays, ont encore perdu de leur crédibilité sur ces cinq ans.

Le premier tour de l’élection présidentielle 2018 est donc intervenu le 29 juillet dans un climat nettement moins serein qu’en 2013, pour au moins trois raisons.

Tous les candidats sans exception et leurs partis, plus ou moins structurés, ont eu d’abord plus de temps pour fourbir leurs armes, préparer leur campagne, construire leurs alliances et croire à la victoire. La volonté a donc été plus forte pour les « outsiders » de combattre tout ce qui pouvait nuire à l’égalité des chances et au bon fonctionnement du jeu démocratique, de rechercher les éventuelles anomalies appliquées par les favoris, et notamment le Président sortant. Quelques manifestations tendues ont eu lieu avant le scrutin. Les accusations de fraude se sont multipliées, à propos des cartes d’électeurs, des conditions du vote ou des possibilités de surveillance de celui-ci par chaque parti. Les tentatives d’appui sur les dignitaires religieux, voire de récupération de ceux-ci, ont été nombreuses.

Parmi les 24 personnes retenues par la Cour Constitutionnelle, on note, à côté de candidats présents de longue date dans le jeu politique malien, des personnalités nouvelles, qui concourent pour la première fois à la magistrature suprême même si certains ont déjà occupé des postes de responsabilité publique. Même si la crédibilité de certains est incertaine, d’autres apportent une vision plus moderne dans cette élection, s’attachant davantage à bâtir un programme ou à accepter des alliances, et préparant ainsi l’avenir. Il est probable que ce « sang neuf » augure de nouvelles tendances pour les prochaines joutes présidentielles.

L’environnement sécuritaire dégradé a conduit à divers incidents, parfois graves, qui ont empêché le fonctionnement de quelques 700 bureaux dans le Centre et le Nord du pays, et ont encore alimenté les suspicions et favorisé les contestations.

Après 4 jours d’attente, les résultats du premier tour réduisent l’incertitude mais peut-être pas l’inquiétude. D’abord, le taux de participation est redescendu à 43% du corps électoral, soit quatre points de moins qu’en 2013. Contrairement au sentiment général qui semblait prévaloir, cette élection pourtant souvent jugée capitale n’a pas mobilisé un pourcentage d’électeurs plus élevé qu’à l’ordinaire : il est peu probable que la population fasse mieux au second tour. Par ailleurs, derrière les deux finalistes retenus, qui s’étaient déjà affrontés en 2013, les résultats montrent une très grande dispersion des résultats. Aucun des candidats éliminés n’est capable de faire pencher seul la balance d’un côté ou de l’autre. En revanche, le respect ou non des déclarations préalables au premier tour sera décisif pour le résultat final : l’unanimisme initialement affiché contre le Président sortant sera-t-il ou non maintenu au terme des négociations de la semaine qui s’engage? Enfin, des menaces réelles pèsent sur le boycott par tout ou partie de l’opposition du second « round » de l’élection : les accusations de fraude, le nombre exceptionnellement élevé des bulletins nuls, le refus des Autorités de donner les résultats par bureau comme demandé par les observateurs internationaux pourraient conduire à la concrétisation de ce risque, jamais observé jusqu’ici au Mali. Une telle situation réduirait la légitimité du futur Président et renforcerait les craintes de contestations futures à un moment où l’unité nationale est plus que jamais nécessaire face à tous les challenges. Le rôle des « arbitres » -Cour Constitutionnelle et observateurs internationaux- sera donc essentiel pour éviter toute ambiguïté.

A une semaine du jour du jour décisif, le Président qui va être élu, quel qu’il soit et contrairement à 2013, n’obtiendra donc un blanc-seing ni d’un électorat divisé ni d’une population méfiante et relativement absente de la bataille électorale ni d’une communauté internationale de plus en plus impatiente. Son action va être scrutée par tous et sous tous ses aspects, et les insuffisances et retards seront de moins en moins tolérés. . Il devra agir vite et dans les bonnes directions pour donner des gages concrets de ses compétences et de celles de son équipe Ses qualités de rassembleur, sa détermination et son exemplarité seront décisives pour qu’il puisse bien représenter le peuple malien tout entier et être accepté par lui. Il devra obligatoirement mener les politiques difficiles qu’exige la situation décrite ci-avant, même si elles sont déplaisantes pour certains, en montrant qu’elles apportent rapidement des résultats bénéfiques pour tous. C’est à ces conditions seulement que les électeurs pourront se dire qu’ils ont fait le bon choix.

Paul Derreumaux

Article publié le 07/08/2018

 

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

Afrique : Puissance démographique, effets pervers.

 

Le Département des Affaires Economiques et Sociales des Nations-Unies vient de publier sa Revue 2017 des prévisions démographiques mondiales aux horizons 2050 et 2100.

La première conclusion de ce travail est l’accentuation des tendances antérieures. Ce constat n’étonne pas, les mouvements démographiques ne se modifiant que sur le long terme et permettant donc des prévisions précises, y compris pour des échéances lointaines. L’humanité s’est accrue d’un milliard d’habitants entre 2005 et 2017, battant ses records de vitesse, et atteint 7,6 milliards d’habitants. Dans l’hypothèse centrale des projections, elle comprendrait 9,8 milliards de personnes en 2050 – un peu plus que les dernières prévisions -. Malgré le ralentissement ensuite attendu, il est probable à plus de 75% que l’humanité continuera à s’accroître jusqu’après 2100 et elle a de « bonnes chances » de dépasser 11 milliards d’âmes à la fin du siècle. A ce jour, la pyramide des âges est plutôt équilibrée avec 26% d’individus de moins de 15 ans, 61% entre 15 et 59 ans et 13% au-delà, et l’âge médian est de 30 ans. Mais l’humanité va vieillir vite dans les prochaines décennies en raison de la chute continue du taux de mortalité et de la baisse tendancielle du taux de fécondité. En 2050, on attend donc autant de moins de 15 ans que de plus de 60 ans, soit 2,1 milliards de personnes, et 21% de chaque côté. Même si ce mouvement concerne tous les continents, l’Europe et l’Amérique du Nord seront particulièrement touchées par ce changement, qui requerra des investissements et des actions sociales d’un nouveau type. L’évolution aura aussi des répercussions négatives sur le ratio catégoriel 20-65 ans/plus de 65 ans qui passera par exemple en Europe de 3,3 à moins de 2 en 2050 et imposera de nouveaux efforts de solidarité.

Dans cette « photo de groupe », l’Afrique accentue son originalité. Par sa croissance d’abord. Après sa progression considérable depuis 50 ans, elle « pése » en 2017 17% de l’humanité avec ses 1,3 milliards d’habitants. Cette place devrait se consolider encore plus vite dans les 30 prochaines années : en totalisant 59% de l’accroissement sur la période, la population du continent avoisinera 27% du total mondial et plus de 2,5 milliards d’individus en 2050. Cette évolution illustre un rythme d’accroissement annuel qui ne ralentit que doucement: ce taux, de +2,6% en 2010/2015, restera encore à +1,8% en 2045/2050 tandis qu’il sera à cette date partout inférieur à +1% et sera même négatif en Europe. Sous cette poussée globale, l’Afrique comptera de plus en plus de géants à l’échelle des populations nationales. Ainsi qu’il l’est déjà connu, le Nigéria devrait avoir dans 33 ans la troisième population mondiale, contre la septième aujourd’hui, et 410 millions d’habitants. Au même moment, 4 des 13 pays de plus de 150 millions d’habitants seraient en Afrique – Nigéria, République Démocratique du Congo, Ethiopie et  Tanzanie, contre 1 sur 8 aujourd’hui.  Surtout, l’Afrique se distinguera dans l’avenir par sa jeunesse dans un monde vieillissant. La population du continent compte présentement 60% de personnes de moins de 25 ans, alors qu’en Asie et en Amérique latine ce pourcentage est descendu à 42%. La classe des 25 à 59 ans reste la plus faible au monde, avec seulement 35% du total, contre plus de 45% ailleurs, comme celle des plus de 60 ans qui n’est aujourd’hui que de 5%. Ce poids exceptionnel de la jeunesse et l’accroissement continu de la proportion des 25/59 ans se poursuivront jusqu’au-delà de 2050 et donc sur une période exceptionnellement longue par rapport à l’histoire des autres continents. C’est seulement pour la concentration de la population que l’Afrique empruntera le même chemin que le reste du monde : la majorité de la population deviendra en effet urbaine avant 2030, suivant une évolution apparemment irréversible.

Sur certains aspects, l’Afrique témoigne d’importants progrès. D’abord l’allongement de la durée de vie : +6,6 ans depuis 2005, soit trois fois plus que dans la période précédente et deux fois plus que le rythme mondial. Certes, l’espérance de vie de 60,6 ans reste au moins 10 ans inférieure à celle du reste de la planète, mais l’amélioration illustre les efforts accomplis pour atteindre l’un de ces Objectifs du Millénaire et l’objectif affiché est de renforcer la tendance avec une espérance de vie à 71 ans en 2050.  Cette avancée a surtout été obtenue par la chute du taux de mortalité des moins de 5 ans, qui a baissé de 141/°° en 2000/2005 à 95/°° en 2010.2015. Ici encore, le retard reste grand par rapport à la moyenne mondiale, mais il s’est bien réduit, surtout par rapport aux autres pays les moins avancés. Enfin, la dernière décennie a été marquée par une décélération de l’impact du virus HIV : ainsi, en Afrique du Sud, pays le plus touché, l’espérance de vie ramenée à 53 ans en 2010 est remontée à 59 ans et pourrait s’élever en 2020 à 62 ans, son niveau antérieur à l’explosion de la maladie.

Face à ces améliorations, le faible repli du taux de fécondité est au contraire le grand échec africain du début du siècle. Ce ratio est en 2015 de 4,7 naissances par femme et supérieur à 5 pour la seule zone subsaharienne. Il est plus de deux fois supérieur à celui de toutes les autres régions du globe. Les prévisions tablent sur une réduction de ce taux à 3,1 vers 2050 et à 2,1 vers 2100, soit avec 100 ans de retard par rapport au reste du monde. Au vu de la dernière décennie, ces prévisions semblent cependant optimistes. Ce décalage est largement répandu puisque sur les 22 pays ayant les plus forts taux de fécondité, 20 appartiennent au continent. Parmi les facteurs expliquant cette valeur élevée, on peut souligner que l’Afrique détient, avec un taux de 99/1000, le plus fort niveau de naissances pour les jeunes filles de15/19 ans. La précocité de la procréation et l’allongement de la durée de vie s’ajoutent donc au taux de fécondité record pour amplifier l’accroissement démographique.

Ces projections, aux fortes probabilités de concrétisation, ramènent à trois données économiques essentielles, bien connues mais insuffisamment  mises en oeuvre.

La première est l’urgence d’une réorientation des stratégies de développement. La forte corrélation positive entre développement économique et social et baisse du taux de fécondité est universelle et ne peut être un hasard. A contrario, le lent repli du taux de fécondité en Afrique est un indicateur du caractère peu inclusif du développement malgré les bons taux de croissance économique. Dans beaucoup de pays, l’augmentation du Produit Intérieur Brut, d’ailleurs fort ralentie depuis trois ans, a peu changé les conditions et le niveau de vie de la grande majorité, et donc les pesanteurs religieuses et sociales qui influent sur le comportement des populations. Pour réduire ce taux de fécondité, les programmes devraient être nécessairement multidirectionnels : renforcer massivement le planning familial, notamment dans les zones urbaines qui vont devenir majoritaires ; mais aussi par exemple mettre l’accent sur la scolarisation des jeunes filles pour réduire les naissances précoces et accélérer les investissements en infrastructures sociales et dans l’habitat, pour « changer la vie ». La volonté politique de trouver des solutions doit être à la hauteur de la complexité et de l’ampleur de ces questions, ce qui fait souvent défaut. Sans cette mutation démographique, l’écart déjà criard entre les besoins et la situation actuelle en termes d’équipements collectifs ou de logements décents, par exemple, s’accroitra gravement d’ici 2050. Il pourrait être insoluble en 2100 pour les pays à la poussée démographique la plus rapide comme le Niger ou le Nigéria.

La deuxième est l’impératif d’un changement de rythme dans les créations d’emplois. Le « dividende démographique » avancé par certains, arguant que l’actuelle pyramide des âges dans le continent est favorable à la croissance en raison du poids relatif élevé des classes d’actifs, ne sera une réalité que si ces actifs travaillent effectivement. Or, le rythme actuel de création d’emplois dans les secteurs formels existants et dans l’administration semble incompatible avec la masse des personnes arrivant annuellement sur le marché de l’emploi. Les solutions ne peuvent venir que du renforcement du secteur industriel, capable de créer massivement des postes de travail, de celui des services modernes, pouvant générer de nombreuses petites entreprises et une vraie valeur ajoutée, et d’une progression continue l’informel « classique ». Les pays choisissant la première solution, comme l’Ethiopie ou la Cote d’Ivoire, sont rares en raison des nombreuses conditions qu’exige ce choix : fort engagement politique, progrès d’infrastructures, lourds investissements. L’informel traditionnel continuera de toute façon à prospérer, sans autre apport qu’une survie plus facile de nombreuses catégories. L’essor de petites sociétés orientées vers les nouvelles technologies, les services, les nouvelles formes de commerce sont donc une voie plus largement ouverte. Elle suppose cependant le soutien intelligent au secteur privé, l’amélioration de l’éducation et de la formation des jeunes et des chômeurs, une meilleure efficacité fiscale, un bond en avant de l’accès au financement, et reste donc un vrai challenge..

Enfin, même si les deux premières conditions étaient réunies, les migrations demeureront un moyen d’ajustement nécessaire avec l’accroissement drastique à venir de la population. Refuser cette vérité n’empêchera pas qu’elle se produise. Ces mouvements seront d’abord intra-africains, en fonction des drames et de l’immobilisme frappant certains pays, générateurs d’émigration, et des possibilités d’emploi offertes dans d’autres, qui seront spécialement attractifs pour les jeunes. Mais ils existeront aussi avec d’autres régions du monde, et surtout l’Europe. En la matière, l’insouciance -ou l’inconscience – de la plupart des pays africains et l’égoïsme de beaucoup de pays européens conduisent à des positions actuellement conflictuelles, intenables à terme. Ces mouvements de populations peuvent en effet être utiles à tous. L’allègement de la contrainte démographique permet aux Etats africains de transformer plus vite l’environnement local, d’accélérer le développement et de réduire à terme ces départs. L’immigration en Europe participe au règlement des questions du vieillissement de la population et de la diminution des actifs dans cette région, dès lors que les politiques d’accueil et d’intégration sont conduites avec audace et discipline.

A défaut d’agir vite sur les trois variables, la troisième risque de s’imposer comme la seule voie possible pour un nombre croissant de personnes sans autre espoir de vie meilleure, même si leur chemin est jonché des drames que l’actualité nous jette au visage sans état d’âme.

Paul Derreumaux

Article publié le 29/06/2018

Faut-il encore investir à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Abidjan ?

Faut-il encore investir à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières d’Abidjan ?

 

Pour les actions cotées à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) des huit Etats de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), l’année 2017 s’était  terminée comme elle avait commencé. Le rebond observé les tout derniers jours de décembre, pour cause habituelle de « window dressing », n’a pas remis en cause la baisse qui s’est régulièrement accentuée toute l’année. Les deux principaux indices se sont largement repliés pour terminer, par rapport à fin 2016, à -16,1% pour le BRVM 10 portant sur 10 principales valeurs et -16,8% pour le BRVM Composite. Cette chute a touché, avec une force inégale, la quasi-totalité des secteurs et des valeurs de la place. Elle a surpris à un moment où la croissance économique régionale reste une des plus fortes du continent et où les introductions de nouveaux titres n’ont jamais été aussi nombreuses (5 en 2017).

Quatre facteurs peuvent expliquer cette évolution décevante. Le premier est le réajustement logique après trois années de hausse intensive : les valorisations à la BRVM avaient souvent atteint pour beaucoup de sociétés des niveaux anormalement élevés par rapport à celles observées alors dans les autres pays africains. Un autre vient des nombreuses opérations qui ont eu lieu en 2017 sur les actions –augmentations de capital par émission d’actions gratuites, divisions des valeurs nominales. – par suite d’exigences réglementaires du Conseil Régional de l’Epargne : souvent mal présentées par les sociétés de bourse et mal suivies par les entreprises concernées, elles ont déconcerté les actionnaires, et surtout les petits porteurs, et provoqué un large mouvement de ventes de titres. Une autre raison est la gourmandise excessive des sociétés nouvellement admises à la cote : contrairement au schéma observé pour les précédentes introductions, les prix d’admission au marché ont été trop élevés par rapport aux potentialités des valeurs et à l’environnement moins favorable du marché. Pour l’émission de NSIA Bank par exemple, la hausse initiale après la première cotation n’a pas duré deux semaines et le prix s’est vite stabilisé à moins de 90% du cours initial, générant une perte significative pour ceux qui avaient fait confiance à la société. Un dernier facteur réside sans doute dans les craintes émises durant l’année sur le changement de parité du FCFA, qui ont pu entrainer le départ d’investisseurs étrangers.

Après cette période sombre, on pouvait espérer que les ajustements effectués et, surtout, le maintien dans l’Union d’une forte croissance économique favoriseraient une remontée en 2018. Il n’en a rien été. La capitalisation a poursuivi son repli régulier jusqu’en début mars. Les bons résultats de 2017 de la plupart des sociétés listées et l’annonce de dividendes globalement conformes aux attentes ont permis une brève reprise en mars dernier, qui a quasiment effacé la baisse de 5% du début du trimestre. Pourtant, dès avant fin avril, le recul a repris et les deux indices sont à fin mai respectivement inférieurs de 6,8%  et 10,2% à ceux de fin 2017. La baisse a touché tous les secteurs de façon variée, pesant principalement sur l’industrie, la distribution, le transport et quelques valeurs bancaires.

Deux données supplémentaires ont encore nourri en 2018 cette orientation baissière sur le compartiment actions: l’absence d’introduction à la cote susceptible de « booster » la demande ; la hausse attractive des taux sur un marché obligataire marqué par la demande pressante des Etats et des possibilités de souscription plus réduites des banques. Face à ces tendances négatives, les dirigeants de la BRVM n’ont pas ménagé leurs efforts : promotion de la place en Afrique et sur d’autres continents – Europe, Moyen Orient, Etats-Unis -, lancement d’un compartiment réservé aux Petites et Moyennes Entreprises, stimulation de coopérations avec d’autres marchés comme le Ghana ou la Maroc. Ces actions seront cependant essentiellement profitables à moyen et long terme et n’ont pu encore inverser la tendance.

Deux éléments contribuent sans doute aussi à la dé-corrélation étonnante entre les bons indicateurs macroéconomiques de la région et la léthargie de son système financier. L’un pourrait être la désertion d’un nombre important de petits porteurs. Composante notable du succès de la BRVM, ces investisseurs ont été désorientés par la gestion peu efficace des opérations imposées par la Bourse sur un grand nombre de titres en 2017 : contrairement à l’objectif recherché, ceci a généré leur méfiance et leur fuite par rapport au marché, ce qui a accéléré sa chute. Un autre point est l’absence de réaction de la plupart des sociétés cotées face à la chute de leur capitalisation : celles-ci auraient pu limiter le recul  en soutenant au moins provisoirement leurs cours. C’était l’intérêt à court terme de leurs actionnaires, et leur propre intérêt à moyen terme. Cette action est d’ailleurs prévue par la Bourse qui demande aux entreprises cotées la création d’un fonds de liquidité contrant les fluctuations excessives du marché. Celles qui ont abandonné ce système l’ont payé cher sur les 12 derniers mois. Celles-qui l’ont respecté ont mieux résisté et seront gagnantes dès la reprise des cours.

Ce sombre panorama actuel ne doit pas conduire à un découragement des émetteurs et des investisseurs par rapport au marché financier régional. Les « fondamentaux » de l’économie de la zone restent bons malgré la fragilité accrue qui touche tout le continent. Le sérieux et le volontarisme de la gestion des dirigeants seront payants à terme s’ils tiennent le cap de la recherche des possibles enrichissements du marché. Le niveau actuellement bas des principales valeurs les rend plus attractives, cet atout devant se renforcer avec la baisse inévitable des taux d’intérêt bancaire, qui entrainera de facto de meilleures valorisations.. La sortie de crise parait donc essentiellement conditionnée à une meilleure prise en considération par les émetteurs des avantages qu’ils peuvent tirer du marché financier et d’une adoption de conduites stratégiques cohérentes avec cette vision. Une approche plus réaliste des prix d’introduction des nouvelles valeurs, un recours plus intensif à la bourse pour les augmentations de capital et les émissions d’obligations, une meilleure gestion de la liquidité et de la volatilité des titres émis, un effort de communication et de transparence sont essentiels en la matière. De la part des Autorités, les acteurs économiques attendent une meilleure écoute, une plus grande flexibilité, et une forte capacité d’innovation Ces changements rétabliront la confiance de tous, qui est le maître mot pour le succès d’une place financière.

Il faudra de la patience pour redresser la situation. En France, le CAC 40 n’a retrouvé qu’en mai dernier son niveau de 2008 et ce n’est que récemment que les petits épargnants reviennent sur le marché. C’est une raison de plus pour engager tout de suite les actions nécessaires.

Paul Derreumaux

Article publié le 11/06/2018

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

Afrique de l’Ouest : un nouveau conquérant ?

 

Ses avions sillonnent désormais le ciel d’Afrique de l’Ouest, desservant toutes les capitales, et proposent un nouveau « hub » vers l’Europe et les principales destinations internationales. Ses grandes entreprises de travaux publics sont à pied d’oeuvre au Sénégal, notamment pour la nouvelle ville de Diamnadio et d’autres chantiers d’envergure. Ses universités accueillent de nombreux étudiants africains et ses professeurs sont de plus en plus nombreux dans les écoles primaires et secondaires des pays d’origine. Des cliniques modernes gérées par ses médecins s’ouvrent à Bamako ou ailleurs.

Les habitués de la région penseront qu’on parle du Maroc, mais il s’agit bien de la Turquie. Celle-ci accentue en effet depuis quelques années une offensive, tous azimuts, dans l’ensemble de la région. Inondant les principales artères de Dakar et de Bamako, les mêmes affichettes montrent ainsi côte à côte le Président du pays et M. Erdogan à l’occasion de la récente visite du Président de la Turquie. Au Mali, un « matraquage » publicitaire mené depuis plusieurs mois a informé la population que le Salon International de l’Industrie d’avril 2018 a la Turquie comme invité d’honneur.

Cette offensive pourrait surprendre. Certes la puissance économique de la Turquie est connue. Avec un taux de croissance annuel moyen du Produit Intérieur Brut (PIB) qui a dépassé 6%  13 années durant depuis 2000 et une valeur de celui-ci estimée à 769 milliards de USD en 2017, l’héritière de l’Empire ottoman s’est hissée au rang de treizième puissance mondiale ( en parité de pouvoir d’achat) et ambitionne ouvertement d’atteindre la septième place en 2020. Elle est aussi la première puissance du Moyen-Orient, devant l’Arabie saoudite et l’Iran, et membre du G 20. Son PIB représente plus de six fois celui du Maroc.

Pourtant, ancrée à la fois sur l’Europe et l’Asie Mineure, membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a d’abord donné la priorité à ses relations avec l’Europe pour acquérir sa stature internationale. Sa population, qui compte aujourd’hui près de 80 millions d’habitants, a fourni une main d’œuvre abondante et un large réservoir de consommateurs pour un appareil industriel de qualité qui s’est ensuite tourné vers l’exportation. Une forte émigration turque vers quelques pays européens, et surtout l’Allemagne, et l’espoir longtemps caressé d’une adhésion à l’Union Européenne (UE) ont renforcé ce tropisme pour le Vieux Monde jusqu’en fin des années 1990.

Le développement des liens avec l’Afrique est plus récent et s’est déroulé en plusieurs phases. Il s’est d’abord engagé sur des voies humanitaires et de formation, notamment à travers le lancement des activités des « écoles Gullen », du nom de leur fondateur, et de premiers soutiens humanitaires en Somalie. A partir des années 2000,  les aspects commerciaux sont devenus plus importants, dans le cadre d’une diversification logique des relations extérieures par suite de la montée en puissance de l’économie turque et des transformations structurelles du commerce international observées avec l’entrée en force des grands pays émergents. Les échanges avec le continent ont ainsi presque quintuplé depuis le début du siècle pour avoisiner un volume annuel de 25 milliards de USD en 2015. Ils se sont progressivement accompagnés d’une hausse des investissements passés de quelque 500 millions de USD en 2008 à près de 5 milliards de USD en 2015, avec une forte concentration sur des pays d’Afrique de l’Est comme l’Ethiopie et le Soudan. Une nouvelle étape a débuté à partir de 2015 : elle peut être en partie reliée aux nouvelles orientations de politique extérieure et aux conséquences du coup d’Etat manqué de juillet 2016. Suite au blocage des pourparlers d’entrée dans l’UE et aux tensions nées de la situation des migrants, les liens avec l’Europe se sont distendus. Enhardie par sa réussite économique, la Turquie affiche alors une stratégie internationale de plus en plus indépendante et largement dictée par des considérations internes, comme le montre sa position en Syrie et contre les Kurdes. Dans ce contexte, l’Afrique subsaharienne est un vaste terrain porteur pour l’expansion des entreprises turques et pour la création d’amitiés fidèles soutenant les positions de la Turquie. Celle-ci compte par exemple des représentations diplomatiques dans une quarantaine de pays africains, et presque autant d’ambassades africaines sur son territoire. Un deuxième sommet Turquie-Afrique vient de se réunir en février dernier à Istanbul, après celui tenu en 2016, à l’image des fora qui mettent régulièrement en face un grand pays donateur et une large partie des pays du continent. Recep Tayyip Erdogan, qui avait fait une première tournée à Abidjan, Accra, Conakry et Lagos en 2016, effectue sa deuxième cette année au Sahel après être allé aussi au Soudan et au Tchad. L’envergure des nouveaux moyens mis en œuvre témoigne du caractère doublement stratégique de cette offensive africaine pour la Turquie.

Au plan économique, elle vise à soutenir ses grandes entreprises dans la conquête de marchés et de débouchés commerciaux sur un continent dont la croissance économique avérée et la poussée démographique spectaculaire font un champ d’action incontournable pour les trente prochaines années. Certes les entreprises chinoises dominent beaucoup de secteurs et les champions marocains trustent les places d’honneur dans les banques et les assurances par exemple. Mais les grandes sociétés turques ont les moyens de s’imposer sur certains créneaux clés, tels les travaux publics pour la réalisation de grandes infrastructures ou les biens de consommation durable pour la satisfaction d’une population urbaine en rapide expansion. Dans leurs déclarations, les Autorités turques affichent d’ailleurs leur objectif de quintupler à nouveau leurs échanges commerciaux dans les cinq prochaines années. La réussite de cette ambition permettrait en particulier en Turquie de mieux lutter contre le chômage, qui atteint 11%  de la population active, et de réduire le déficit extérieur, qui approche 4% du PIB.

Au plan politique, la Turquie  avait perdu ses anciennes zones d’influence en Afrique à la suite des accords conclus avec les vainqueurs de la première guerre mondiale. Après une longue période, elle était revenue discrètement mais efficacement sur le continent. M. Erdogan avait ainsi été le premier haut responsable politique à se rendre en Somalie lors de la grande sécheresse de 2011 et la Turquie y a installé depuis une base militaire ; les écoles turques sont, de longue date, solidement présentes dans quelques pays du Sahel et d’Afrique de l’Est. Aujourd’hui, M. Erdogan a repris le contrôle, souvent brutalement, de ces nombreux établissements fondés par son ancien allié devenu homme à abattre, Fethullah Gullen, et tous les pays hôtes se sont inclinés devant ce changement. Dans les tensions quotidiennes qui l’opposent au peuple kurde, à l’intérieur du pays ou en Syrie, dans les tensions qui l’opposent maintenant à l’Europe, dans les positions qu’elle adopte en matière de droits de l’homme, de gouvernance politique, de « gestion » des migrants, la Turquie a besoin d’alliés pour défendre ses positions, et le nombre élevé des Etats subsahariens peut lui être d’un grand secours. C’est d’ailleurs en bonne part grâce à leurs voix que la Turquie était devenue en 2008 membre non permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU.

La stratégie de M. Erdogan ressemble beaucoup à celle empruntée depuis plus d’une décennie par le roi Mohamed VI : tournées régionales régulières apportant la signature de nombreuses conventions bilatérales, mise en avant systématique des principales entreprises du pays dont la « force de frappe » permet la réalisation de grand projets subsahariens, et qui trouvent ainsi de quoi alimenter leur propre expansion, soutiens financiers variés, même proximité religieuse. Certes les immersions du roi du Maroc sont plus longues et s’appuient désormais sur de nombreux acquis économiques et politiques obtenus au fil des ans, qui lui donnent une longueur d’avance. Mais la Turquie dispose de moyens financiers encore plus puissants et d’une forte approche culturelle grâce auxquels elle pourrait refaire une partie de son retard.

Pour les Etats subsahariens, ainsi courtisés par ces diverses puissances et confrontés par ailleurs à des urgences multiples et à des besoins de financement jamais satisfaits, il y a là une chance à saisir. Encore faut-il qu’ils fassent l’effort de choisir les partenaires et les projets qui correspondent le mieux à leurs priorités et qu’ils aient la force de négocier les conditions qui leur sont le plus favorables. Comme en tout autre domaine, la qualité de leur gouvernance et l’expérience des ressources humaines responsables des négociations seront décisives pour que les résultats des investissements soient bien équilibrés. Dans le cas contraire, le développement risque d’être surtout à sens unique.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/04/2018