Coup d’œil sur le chaos pétrolier

Le pétrole broie du noir

 

Depuis mars 2020, le marché du pétrole a ajouté une crise spécifique à la secousse économique qui frappe le monde depuis janvier 2010 avec l’épidémie de Covid-19.

Trois facteurs concomitants expliquent le désordre ambiant. D’abord la baisse drastique de la demande, provoquée par l’arrêt quasi-total des transports aériens de personnes et la forte diminution d’activité de nombreux secteurs, issue des politiques de confinement. En second lieu, la mésentente entre deux des principaux producteurs -Arabie Saoudite et Russie – pour une réduction globale de l’offre de pétrole en vue du maintien de prix de marché moins sinistrés : ce désaccord s’est traduit au contraire par une offre élevée qui a alimenté un recul supplémentaire des cours internationaux. Enfin, une forte saturation des capacités de stockage du pétrole aux Etats-Unis et dans le monde entier, qui fait exploser les coûts correspondants, et pousse les producteurs les moins solides à vendre à n’importe quel prix.

Alors que les cours mondiaux de l’or noir évoluaient autour d’une moyenne de 60 USD pour le « Brent », principale référence européenne, au début de l’année, ceux-ci ont « dévissé » vers un cours de 30 puis un minimum de 20 USD à partir de la mi-mars 2020 au fur et à mesure que la pandémie s’étendait de l’Asie à l’Europe puis en Amérique du Nord, et que les grands producteurs pétroliers échouaient à trouver un accord crédible d’ajustement de l’offre à la demande. L’autre grande référence internationale, le « West Texas Intermédiate » ou WTI qui correspond à la production américaine, a connu des perturbations encore plus graves. Les modalités particulières de vente de cette catégorie – des contrats de vente à terme qui doivent être impérativement dénoués à l’échéance – poussent les producteurs et détenteurs de contrat à vendre d’autant plus rapidement que les possibilités de stockage sont désormais saturées au niveau mondial, et surtout américain, et que ce stockage coûte donc de plus en plus cher. Ceci explique que les valeurs correspondantes du WTI aient chuté encore plus rapidement et de façon plus erratique, arrivant parfois à des niveaux négatifs quand la charge financière du stockage et l’incertitude du marché à court terme dépassaient le sacrifice d’une vente à prix négatif mais connu.

Le déséquilibre entre offre et demande et ses effets pervers, amplifiés par les variations de la valeur internationale du dollar, ne datent pas du début de l’année. L’euphorie de cours supérieurs en moyenne à 100 USD de 2011 à septembre 2014 a coïncidé à une période fertile en découvertes de la part des compagnies pétrolières. Elle a aussi vu le début de l’exploitation intensive des gaz de schiste en Amérique du Nord, amenant sur le marché une production supplémentaire importante, qui a d’ailleurs placé les Etats-Unis au premier rang des producteurs mondiaux. Enfin, les améliorations techniques constantes ont permis des forages dans des zones offshore et onshore auparavant inatteignables. Face à cette progression multiforme, la demande a évolué moins rapidement, freinée à la fois par la modestie de la croissance des pays européens, par les innovations techniques de réduction de consommation et par la montée en puissance régulière des énergies non renouvelables. A partir de fin 2014,  les cours connaissent donc une période « creuse » -avec une moyenne proche de 50 USD – qui se prolonge jusqu’au dernier trimestre 2017.  Après cette date et malgré quelques soubresauts, les prix ont pu être maintenus pour le Brent au-dessus de 60 USD le baril jusqu’en janvier 2020, avec des pointes à 80 USD, grâce à la relative discipline imposée par le cartel de l’OPEP sur les marchés et une gestion efficiente des disponibilités de stockage. Les tarifs de la référence WTI ont globalement suivi cette tendance, parfois avec une décote.

Cet équilibre, souvent fragile, a été une nouvelle fois rompu en mars 2020 sous l’effet de la conjonction des trois facteurs déjà cités. Après un mois de volatilité extrême et de panique sur les marchés, un certain calme semble être revenu. Les cours du Brent ont oscillé depuis début mai entre 25 et 30 dollars le baril. Mais ce calme laisse pendants de nombreux problèmes et pourrait être de courte durée.

A court terme, la tendance devrait être haussière avec le redémarrage de beaucoup d’économies à partir de ce mois de mai, qui va « booster » la demande. L’importance des stocks, la progressivité générale des remises en route et les difficultés d’accord entre producteurs devraient cependant rendre cette croissance modérée au moins jusqu’en juin prochain et un baril entre 35 et 40 USD à cette date est une hypothèse plausible. Elle entrainerait pourtant beaucoup d’insatisfactions. Aux Etats-Unis, de nombreuses exploitations de gaz de schiste ne sont pas rentables à ce prix de vente. Ceci pourrait donc entrainer des faillites en cascades, de lourds contentieux bancaires et des pertes d’emplois, mal venus en cette période : les prochaines échéances électorales américaines pourraient en conséquence pousser les Autorités de ce pays à perturber cette évolution logique. Du côté des pays producteurs, ce prix d’équilibre resterait nettement inférieur à celui qui avait été adopté pour les budgets prévisionnels des Etats pour 2020, souvent supérieur à 50 USD. Dans les économies peu diversifiées d’Afrique, il en résulterait pour les principaux exportateurs de pétrole un Produit Intérieur Brut en repli, des gaps budgétaires considérables et une pression à la baisse sur les monnaies. Le Nigéria, puissance majeure du continent, mais aussi l’Algérie, l’Angola, et quelques autres seront dans une situation très difficile. En Afrique Centrale Francophone, l’impact sur les Etats pétroliers de la zone -Congo, Gabon, Tchad, Guinée Equatoriale en particulier – pourrait même conduire à s’interroger sur une remise en question de cette partie de la zone franc. Les bonnes perspectives économiques du Sénégal, voire du Niger, fondées sur les apports attendus des récentes découvertes pétrolières, seraient retardées ou partiellement compromises. Seuls les pays majoritairement consommateurs trouveraient dans une hausse ainsi modérée un atout pour réduire les couts de production de grands secteurs d’activité durement frappés par la crise, tels le transport aérien ou les industries.

A moyen terme, les interrogations sont encore plus nombreuses. Avant la crise sanitaire, un des objectifs mondiaux, porté par les grandes réunions internationales sur le dérèglement climatique, était celui du ralentissement souhaitable de la part des énergies fossiles dans le mix-énergétique mondial. Les contraintes et ambitions environnementales ne pourront sortir que renforcées de la pandémie du Covid-19 et vont favoriser la priorité donnée aux énergies renouvelables et aux réductions de consommation. Les exigences posées par le gouvernement français pour le prêt de 7 milliards d’EUR accordé à Air France le confirment. Mais les obstacles restent sévères. La baisse actuelle des prix du brut ne favorise pas la mutation vers d’autres sources d’énergie. Malgré les améliorations de compétitivité réalisées ces dernières années, les énergies solaires ou éoliennes demeurent chères et leur intérêt financier s’est donc même dégradé depuis mars dernier. Les principaux producteurs de pétrole – Arabie Saoudite, Etats-Unis, Russie, Qatar, .. – disposent d’atouts considérables, dans le cadre de grands équilibres géostratégiques ou économiques, pour maintenir le poids du pétrole dans les sources d’énergie mais aussi la cherté de l’or noir Enfin, la vigueur de la reprise économique après la tétanisation du deuxième trimestre 2020 sera aussi un élément déterminant de la vitesse et de la force de reprise de la demande. Pour nombre d’institutions internationales, le « trou d’air » de la croissance économique globale en 2020 pourrait donner lieu en 2021 à un rattrapage dont l’ampleur conduirait à effacer la « parenthèse » de cette année. Même si une franche reprise des cours est attendue en 2021 et au-delà, l’ampleur de cette hausse de l’or noir et les grandes variations structurelles de de la consommation énergétique restent encore fort incertaines.

Dans ce contexte volatile, et malgré sa spécificité et la puissance de ses acteurs, le monde du pétrole ne pourra échapper à des vérités dont les quelques mois que vient de vivre la planète ont souligné le caractère crucial. Il en est ainsi de l’importance de nouveaux critères dans nos choix stratégiques pour éviter la reconduction de catastrophes analogues : limites fixées à la mondialisation ; nécessité de ne pas octroyer une priorité absolue à la rentabilité à court terme ; aspiration à une plus grande solidarité. De plus, certaines transformations du mode de vie, engagées avant la crise sanitaire, sortent renforcées de celle-ci et devraient se maintenir, tels le succès du télé-travail ou le recours accru à l’E-commerce : elles auront un impact direct sur le niveau et les modalités de la consommation d’énergie. Enfin, les derniers mois ont souligné le retour en force des Etats, seuls acteurs capables de répondre à une menace globale : ce rôle clé de la puissance publique devrait perdurer. Il pourrait être mis à profit pour accélérer diverses mutations, comme la montée en puissance de la voiture électrique ou la recherche tous azimuts des économies d’énergie, Il permettrait même, si on est optimiste, de mettre un peu d’ordre dans un secteur dont l’impact mériterait une organisation plus orientée au service de l’intérêt général de la population mondiale d’aujourd’hui et de demain. Le Covid-19 réussira-t-il cet exploit ?

 

Paul Derreumaux

 

Les 120 jours du Covid19 : Constats et interrogations

Les cent vingt jours du Covid19 : Constats et interrogations

 

En quelque 120 jours, l’épidémie du Covid-19 s’est étendue au monde entier où elle a contaminé à ce jour près de 3,2 millions de personnes identifiées et quelque 215 000 morts -et sans doute bien davantage-, a détruit provisoirement le marché de plusieurs secteurs d’activité – transport aérien, tourisme, évènementiel – et provoqué une panique boursière égale à celle de 2007. Elle a aussi réduit fortement l’activité productive mondiale par suite des politiques inédites de « confinement » plus ou moins sévères adoptées dans de nombreux pays et a été ainsi à l’origine indirecte d’une chute inédite des prix du pétrole. Elle absorbe enfin, dans des pays comme la France, depuis au moins la mi-mars 2020, l’attention exclusive des principales chaines de télévision, comme si le reste des problèmes du monde avait cessé d’exister. Malgré cette omniprésence du sujet et la boulimie d’informations sur celui-ci, les incertitudes restent prédominantes. Seuls quelques constats peuvent déjà être tirés à l’échelle mondiale, qui soulèvent souvent de nombreuses questions pour le futur.

Le premier est justement la persistance à ce jour de nombreuses inconnues sur l’origine de la maladie et sur les façons de s’en protéger et de la soigner. Certes, dans le monde entier, les chercheurs se sont mobilisés avec une intensité jamais égalée et de nombreuses avancées ont déjà été réalisées. Elles ne sont cependant que partielles et parfois hésitantes, et ont moins bénéficié d’un appui financier massif et bien coordonné de la part des grands Etats que l’aide que ceux-ci ont accordée aux secteurs économiques et sociaux. Une priorité accrue à cet objectif aurait été pertinente. Elle aurait pu éviter des querelles d’égos entre scientifiques, inutiles et incomprises par le public qui attend des résultats. Elle aurait donné plus de consistance aux nombreuses promesses faites quant à la possibilité et à la date d’obtention d’un vaccin. La recherche, médicale ou autre, n’est en effet pas une activité qui obéit à des délais fixés et c’est le seul hasard qui réduit parfois le temps requis pour des grandes découvertes, comme le rappelle le souvenir de Pasteur. Des tests fiables et en quantité suffisante ne sont encore disponibles que dans des périmètres limités, comme la Corée du Sud et l’Allemagne. Mais le monde restera d’une fragilité extrême, malgré les prouesses des personnels soignants, sans traitements validés selon les normes scientifiques en vigueur pour tous les stades de la maladie, et surtout sans vaccin, clé de voute de cette lutte.

La seconde leçon est que peu de pays ont été totalement transparents dans leur gestion de la crise. Les modalités de cette « dissimulation » ont été diverses. La Chine a ainsi occulté l’existence même de l’épidémie au début de celle-ci, puis a vraisemblablement systématiquement sous-évalué le nombre des décès, les chiffres officiels paraissant incohérents avec ceux qui ont ensuite été vus dans tous les pays. En France, l’Etat a été plus objectif, face aux médias, dans le décompte des statistiques de mortalité qui ne tiennent cependant pas encore compte à ce jour de la « surmortalité » hors hôpitaux que commence à montrer l’INSEE. Il a cependant attendu longtemps avant d’informer clairement sur des points essentiels : décès dans les Ehpad, grave pénurie de masques et d’autres « accessoires », insuffisance de respirateurs.  En Angleterre et, encore plus, aux Etats-Unis, les plus hauts dirigeants ont d’abord joué les « matamores » face à la pandémie et renoncé à des informations précises sur la propagation de la maladie. Mais ils ont dû faire machine arrière, parfois à contre-coeur comme M.Trump, au vu de la progression très rapide du nombre de victimes.  Ils ont alors suivi les mêmes stratégies d’arrêt des écoles et des grands rassemblements, mis une bonne part de l’économie à l’arrêt et imposé un confinement plus ou moins marqué. Certaines nations continuent à nier la contamination, comme la Corée du Nord par dogmatisme, ou à la minimiser, comme peut-être beaucoup d’Etats africains, par incapacité de l’appréhender pleinement. Seuls quelques pays ont sans doute affiché avec plus de justesse leurs échecs, telles l’Italie et l’Espagne, et leurs succès, comme Taïwan et la Corée du Sud. La vérité de l’information a montré ses limites face à d’autres priorités, même dans les pays considérés comme les mieux lotis sur ce point.

Un autre constat, essentiel, est qu’une très grande majorité de pays ont choisi de privilégier le combat sanitaire, en décrétant un confinement plus ou moins massif ou des solutions qui s’en rapprochent, comme des couvre-feux ou l’isolement des plus grandes villes, et d’interrompre le fonctionnement normal de leur économie nationale pour minimiser les pertes en vies humaines. Ce choix tranché est inédit. Il résulte d’une conjonction de facteurs, aux dosages respectifs variables selon les pays : incertitudes sur la contagiosité et la morbidité de la pandémie, crainte des opinions publiques, effet d’entrainement de la Chine, « usine du monde », qui avait ouvert cette voie. Quelque 45 jours après que cette option ait été prise, il semble qu’elle a été bénéfique au plan sanitaire comme le montre le ralentissement conjoint des contaminations, des hospitalisations et des décès. Toutefois, le coût économique et social de ce confinement est considérable, pour les particuliers et les entreprises qui le subissent, comme pour les Etats qui ont pris en charge des compensations de toutes sortes : paiement au moins partiel des salaires perdus, reports d’impôts et de cotisations de sécurité sociale, distribution de chèques aux personnes défavorisées (la « monnaie hélicoptère » des Etats-Unis ;…Les plans de « sauvetage » d’ampleur inégalée adoptés aux Etats-Unis, dans plusieurs pays européens, par l’Europe elle-même ont été plusieurs fois revus à la hausse et risquent de l’être encore avec les concours qui devront être donnés à de grandes entreprises nationales pour leur redémarrage. Dans plusieurs cas, ces coûts imprévus représentent plus de 10% du budget de l’Etat et devraient être financés par des dettes supplémentaires. Ils ont aussi fait voler en éclats des règles qui paraissaient intouchables comme celles des dangers d’une dette publique excessive et d’un déficit public respectant des limites étroites et intangibles, comme le montre notamment l’exemple de l’Europe. Le monde s’est ici aventuré dans des espaces, qu’il n’avait explorés qu’en temps de guerre et qu’il va devoir ensuite gérer.

Dans le même temps, les contraintes sociales imposées pour freiner la contagion du Covid-19, et notamment le confinement quand il a été appliqué, ont rapidement montré les grandes inégalités d’efforts qu’elles demandaient aux diverses composantes de la population. Les habitants des quartiers populaires des grandes villes et de leurs banlieues ont été les plus pénalisés en raison de l’exigüité de leurs logements, des caractéristiques de leur environnement et de l’impact économique de la crise sur leurs revenus. Les habitants des petites villes et des communes rurales ont été plus favorisés, une fois n’est pas coutume, grâce notamment aux réponses de proximité. Le télétravail n’a pu bénéficier aux techniciens et aux ouvriers des grandes unités de production. L’enseignement à distance a partiellement compensé la fermeture des écoles mais les difficultés d’accès de nombreux élèves ont montré les limites qui persistent. Le caractère exceptionnel de la situation a provisoirement mis à l’arrière-plan ces différences parfois criardes, reflet des disparités de classes sociales. Partout, une solidarité sincère a constitué un « amortisseur de crise » et les citoyens ont globalement supporté avec discipline et stoïcisme cet isolement forcé si contraire à leurs habitudes de vie. Le cas de l’Inde est sans doute ici le plus exemplaire. Toutefois, la perspective d’un déconfinement proche pourrait rouvrir de nouvelles questions sociales actuellement laissées de côté. Ainsi, en France, les personnels des hôpitaux, dont le rôle souvent héroïque a été justement salué par tous, devraient rappeler le long et vain combat qu’ils avaient mené en 2019 pour l’amélioration de leurs rémunérations et conditions de travail, et les promesses faites pendant la crise ne pourront être oubliées quoiqu’il en coûte. Dans beaucoup de pays, les difficultés et éventuelles erreurs du retour programmé à la normale -recrudescences possible de l’épidémie, pertes d’emplois, faillites d’entreprises,..- malgré toutes les dispositions prises par les Etats, seront moins facilement oubliées que celles subies par les populations lors de la naissance de la pandémie. L’accentuation des inégalités provoquée par l’épidémie, dans les pays avancés comme dans les nations en développement, pourrait donc entrainer des tensions accrues chaque fois que l’état d’esprit d’une « union nationale » un moment mise en avant n’aura été qu’une parenthèse.

Enfin, un dernier constat est la mise en évidence par la crise de la priorité désormais souhaitable de nouveaux paradigmes économiques. Les bienfaits de la mondialisation, dont les limites étaient déjà de plus en plus ressenties, se comparent désormais à ceux de l’indépendance économique et des politiques de proximité qui y sont liées, qui paraissent plus attrayants. Quelques nouvelles valeurs devenues fondamentales pour tous font émerger des attentes économiques et sociales, jugées auparavant moins essentielles par la majorité « nantie » de la population mais aujourd’hui vues comme prioritaires face à des dangers oubliés et d’incroyables fragilités révélées. Il en est ainsi de toutes les activités liées à une « économie de l’humain » : santé, logement décent, accès à l’éducation et à la connaissance, connexion aux réseaux de communication, accroissement de la sécurité sous toutes ses formes, amélioration de la justice,… L’idée d’un revenu universel minimum, longtemps considérée comme utopique, connait un début d’application de la part de pays aussi divers que les Etats-Unis ou la Côte d’Ivoire. Le combat contre le dérèglement climatique et pour la sauvegarde à long terme de la planète pourrait connaitre plus de vigueur et de succès, à la suite de la peur qui a saisi le monde devant les risques gigantesques qui le menacent et au vu de l’éclaircie climatique qui accompagne cette pause économique forcée.  Certes, ces changements possibles se heurteront au retour en force de la prééminence des anciens dogmes -maximisation du profit à court terme, suprématie absolue des droits de l’individu sur ses devoirs et sur les droits de la collectivité, poids de la « réal politik » dans la gestion des Etats-. Les débats pourraient être animés entre ces deux approches.

Beaucoup aiment à dire en ce moment que le monde après le Covid-19 « ne sera plus comme avant ». Les périodes comme celle que nous traversons renforcent le poids et et les espoirs de ceux qui aspirent à de profonds changements, qu’ils soient révolutionnaires, utopistes ou simplement emplis de sagesse. Il est sans doute encore beaucoup trop tôt pour savoir ce qu’il en sera. De grandes incertitudes existent déjà sur le temps pendant lequel la lutte contre la pandémie durera et sera même indécise. Cette durée aura d’ailleurs elle-même une grande influence sur ce que les habitants de la terre choisiront ensuite : oublier cette période et revenir (presque) au passé si l’issue a été facile ; s’entêter pour réaliser des changements apparus décisifs, quelle que soit la difficulté pour les instaurer, si la victoire a été longue et incertaine. La vérité à venir se placera probablement entre ces extrêmes. Où qu’elle se situe, il ne faudra pas oublier que notre monde a très peu de chances d’être un jour parfait.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/04/2020

La réforme CIMA : une première étape aux résultats mitigés

La réforme CIMA :

une première étape aux résultats mitigés

 

Les Autorités de la Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurance (CIMA) avaient fixé au 31 mai 2019 la date limite pour l’atteinte du nouveau seuil de capital social de 3 milliards de FCFA -et de 2,4 milliards de FCFA de fonds propres- par toutes les compagnies d’assurance des 14 pays d’Afrique francophone relevant de leur périmètre. Neuf mois ont passé depuis cette échéance et les résultats de la première étape de ces « grandes manœuvres » capitalistiques sont encore incertaines. Un effort important a été accompli par les sociétés concernées. Pourtant plusieurs conséquences escomptées ne semblent pas être encore au rendez-vous. Surtout, l’avenir de la profession est encore obscurci par divers facteurs.

Le secteur a longtemps espéré que l’échéance donnée par la CIMA serait reportée par celle-ci, mais l’institution de tutelle a été inflexible et la limité du 31 mai s’est imposée à toutes les sociétés. A ce jour, les données définitives des augmentations de capital réalisées n’ont pas encore été officialisées, mais il semble qu’une très grande partie des quelque 180 compagnies de la zone aît réussi à respecter l’objectif fixé. Les moyens utilisés ont été variés : remplacement fréquent de la distribution de dividendes par des constitutions de réserves, apport en numéraire d’actionnaires existants, nouveaux investisseurs. Certains schémas juridiques retenus pour des recapitalisations, dont les formalités sont encore en cours, peuvent expliquer les retards dans la concrétisation de quelques augmentations et, par conséquence, dans la communication du résultat final de cette première étape. Les quelques sociétés qui n’ont pas réussi à atteindre l’objectif capitalistique imposé auront leur agrément supprimé, ou seront placées sous administration provisoire lorsque cette solution est encore envisageable à court terme.

Si cette première phase est un succès quantitatif, elle est décevante quant aux effets escomptés sur la concentration du secteur. D’abord, les augmentations de capital n’ont en effet conduit à aucun des regroupements majeurs de sociétés de dimension nationale ou régionale qui auraient nettement réduit le nombre d’acteurs totaux et par pays, et facilité l’obtention future de la rentabilité de chacun d’eux. La quasi-totalité des compagnies ont au contraire fait le choix d’une solution individuelle pour passer l’obstacle, malgré les incertitudes pouvant en résulter pour leur futur. Cette préférence n’étonne guère puisqu’elle fut observée à l’identique dans le secteur bancaire francophone lors des accroissements massifs du capital minimum décidés en 2007 et 2015, qui n’ont conduit à aucune diminution du nombre de banques. Il confirme bien la divergence d’approche avec les régions d’Afrique anglophone plus ouvertes aux rapprochements. De même, ce grand mouvement de recapitalisation n’a amené dans la zone CIMA aucun grand groupe extérieur à la zone. Une opération de croissance externe pouvait ainsi être attendue du sud-africain Sanlam, désormais aux commandes de la compagnie marocaine Saham, mais ne s’est pas produite. Au contraire, la mutation a amené le groupe germano-français Allianz à céder trois filiales de l’espace francophone au Groupe Sunu. Ce dernier consolide donc sa place aux côtés de deux autres leaders NSIA et Saham, dont l’emprise couvre le plus de pays de la CIMA. Derrière eux, le panorama reste très diversifié. Les compagnies marocaines des réseaux Atijari et BCP montent lentement en puissance grâce à une croissance intrinsèque ou quelques rachats ; Axa et Allianz demeurent les seuls groupes européens dans la région avec de solides  implantations en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Cameroun et au Gabon; quelques  réseaux subsahariens résistent ou s’efforcent de grandir, comme celui de Atlantique Assurance en Afrique de l’Ouest ou Activa en Afrique Centrale; la majorité des  compagnies agréées demeurent toutefois des sociétés œuvrant seulement dans un seul cadre national, dans lequel elles exercent parfois aussi bien dans l’activité Vie que dans celle de l’IARD.

Trois ans après le lancement de cette recapitalisation, le secteur se retrouve donc dans une configuration imprévue : des compagnies aux fonds propres accrus mais toujours aussi nombreuses. Il en résulte que les objectifs pour lesquels cette réforme avait été décidée et qui restent d’une impérieuse actualité seront plus difficiles à relever que prévu. Ils peuvent être regroupés en deux principales catégories.

La première est celle d’une augmentation du chiffre d’affaires de chaque acteur de façon à accroître ses possibilités de rentabilité du nouveau capital investi. Celle-ci est conditionnée d’abord par la volonté et la capacité des Etats de rendre plus nombreuses les assurances obligatoires dans chaque pays, de veiller à ce que les dispositions légales en la matière soient bien suivies, mais aussi de promouvoir des sociétés qui pourraient avoir un rôle décuplé dans la mobilisation de l’épargne. Cette stratégie d’appui au secteur aurait aussi pour avantage de mieux protéger entreprises et populations contre des risques peu considérés jusqu’ici mais pouvant gravement pénaliser les individus et leurs actifs. Surtout, une seconde piste d’amélioration est entre les mains des sociétés elles-mêmes. Elles ont par exemple à se montrer plus inventives dans les domaines couverts, plus innovantes dans les polices proposées, plus souples dans les modalités de contrats offertes, plus crédibles vis-à-vis de leur clientèle grâce à des paiements plus rapides des dommages. La seule comparaison avec les progrès effectués en la matière en Afrique du Sud ou au Maroc montre le champ des possibilités existantes, souvent simples, et les impacts positifs qui en résulteraient sur les produits encaissés. Pour l’assurance vie par exemple, la multiplication de variantes pour la couverture des risques maladie, retraite et éducation constituent des gisements essentiels. Mais il faut aussi rendre plus performants et moins coûteux les circuits commerciaux. En zone CIMA, la coopération des assureurs avec d’autres réseaux plus largement implantés sur le territoire -banques, émetteurs de monnaie électronique -est toujours insuffisante. Les synergies apportées par la « bancassurance » ne sont que modestement exploitées en raison de la multiplicité des acteurs des deux secteurs et des difficultés d’imposer une discipline de travail d’une compagnie avec un seul banquier et vice-versa. Seule une alliance capitalistique des deux partenaires semble capable de forcer le mouvement : c’est la stratégie retenue par des réseaux comme NSIA, pionnier de ce choix, et Sunu, qui a emprunté le même chemin en 2018, à l’image par exemple des groupes marocains. Hors ces transformations, la croissance endogène des marchés- actuellement dans la CIMA seulement de l’ordre de 10% par an en moyenne malgré des taux de pénétration largement inférieurs à 1% – sera trop faible pour donner les augmentations de primes indispensables.

La seconde exigence est celle d’une amélioration des marges bénéficiaires des assureurs. Celle-ci doit d’abord être mise en œuvre par les compagnies elles-mêmes. Elle appelle par exemple une automatisation plus poussée des taches, apportant économies et diminution d’anomalies et de suspens. Elle requiert des tarifications mieux adaptées en évitant à la fois des sous-évaluations aux visées commerciales, qui pénalisent ensuite la viabilité des entreprises, et des surfacturations, qui découragent la clientèle. Elle impose une revue détaillée des charges de fonctionnement, des commissions, des provisions techniques nécessaires, des frais de publicité grâce à des audits sans complaisance et l’utilisation des techniques les plus modernes, pour éliminer les coûts excessifs et mieux maîtriser les exigences administratives de la profession. Vis-à-vis des partenaires, les compagnies auront aussi à éviter les retards de paiement de primes de la part de leurs agents généraux et courtiers et à faire jouer davantage la concurrence. Enfin les Etats de la zone ont un grand intérêt à adopter des politiques fiscales incitatives pour encourager à la fois assurance-vie et assurance-IARD, vecteurs efficients pour servir l’inclusion, le drainage de l’épargne et la protection des patrimoines, plutôt qu’une position de prélèvement maximal à court terme sur les revenus générés par ces activités, comme on le constate hélas dans certains pays et sur divers créneaux.

Presque tout reste donc à faire et le nouveau point de départ de ces actions est moins favorable que prévu. Outre ces défis, la pandémie du Covid-19 devrait aussi grandement perturber l’année 2020. Même si les risques issus de ce drame sanitaire, en général non couverts, n’accroitront guère directement les sinistres, les perturbations économiques qui en résulteront auront des impacts sur l’activité des compagnies. A court terme, ces effets seront négatifs : baisse de l’activité des entreprises formelles, ralentissement ou arrêt des investissements, réduction des capacités d’épargne des ménages, baisse des cours de la BRVM -environ -16% des principaux indices depuis janvier 2020-,.. A moyen terme au contraire, la crise pourrait être bénéfique avec le souci des ménages de disposer à l’avenir de produits d’assurance les couvrant mieux sur des sujets essentiels comme la santé, la perte d’emploi ou un revenu minimal de crise, et la recherche par les entreprises d’une meilleure sécurité. Le secteur aura donc à gérer des difficultés temporaires supplémentaires et ne pourra profiter des opportunités de rebond que s’il accomplit les transformations structurelles qui s’imposent de toute façon à lui.

Ces mutations devraient être menées à marche forcée puisque la seconde étape du renforcement capitalistique – nouvelle augmentation du capital minimum de 2/3- interviendra dès 2021. Si les indicateurs de fonctionnement ne se sont pas améliorés d’ici là, la mobilisation de fonds propres supplémentaires rendra encore plus difficile l’atteinte d’une rentabilité suffisante, toutes choses égales par ailleurs. Un grand mouvement de concentration serait alors, comme souhaité en 2019, le moyen privilégié de replacer le secteur sur une spirale vertueuse. Encore faut-il que tous, actionnaires et dirigeants des compagnies, Autorités de contrôle, Etats, comprennent l’urgence de la situation et prennent les mesures en conséquence. Le temps presse pour que ce changement d’état d’esprit imprègne largement la profession.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 23/04/2020

Afrique : le spectre du coronavirus

Afrique : le spectre du coronavirus

 

Il est difficile de prédire l’imprévisible. Surtout lorsque celui-ci est inconnu. C’est pourtant ce que doivent s’essayer à faire en ce moment les dirigeants de tous les pays. La maladie issue du coronavirus, ou covid-19, n’est apparue qu’en toute fin d’année 2019 mais sa contamination est déjà supérieure à celle des précédentes grandes épidémies de la période récente (SRAS, Ebola, ..). L’ampleur de son extension géographique, la faiblesse des connaissances sur la maladie et l’absence de remède à ce jour génèrent une peur qui s’est transformée en panique face aux risques d’une pandémie mondiale. Des mesures totalement exceptionnelles, visant à ralentir la propagation de la maladie, ont été maintenant adoptées en désordre par beaucoup de nations, mais leur impact positif contre la maladie ne peut encore être assuré. Ce péril sanitaire potentiellement dramatique s’est désormais doublé d’une crise économico-financière aussi brutale que multiforme. Celle-ci est en partie liée aux difficultés de secteurs dynamiques totalement paralysés par les actions de lutte contre l’épidémie, tels le transport aérien, le tourisme ou l’évènementiel. Elle résulte aussi des craintes sur le rythme de croissance issues des difficultés attendues d’approvisionnement de nombreuses industries, des mesures de confinement imposées par la situation sanitaire et d’une baisse de la demande. La généralisation de ces problèmes, puis l’effondrement du prix du pétrole ont ensemble provoqué en une semaine une débâcle boursière de même ampleur que celle de 2007.

Si cette double crise est mondiale, l’Afrique semble y avoir une place à part tant au plan sanitaire qu’économique.

En matière de santé, trois constats s’imposent. Le premier est que le continent reste jusqu’ici étrangement absent de la carte d’implantation du covid-19. Ce 15 mars, des statistiques officielles recensaient seulement 280 cas et 7 décès en Afrique, et une absence totale de contamination dans u majorité des 54 pays africains. Cette situation, pour une fois très favorable, parait incroyable alors que la Chine, où la maladie s’est déclarée, compte en Afrique un contingent significatif de nationaux en de nombreux pays et que beaucoup d’africains voyagent souvent en Chine pour des raisons commerciales : les passerelles de contamination sont donc multiples. Aucune explication scientifique n’a été jusqu’ici émise pour justifier que le climat, l’environnement ou la morphologie des habitants rendaient plus difficile l’action du coronavirus en Afrique que dans des pays aussi divers que l’Italie, la Corée ou les Etats-Unis. La raison la plus vraisemblable de ce maintien à l’écart est donc le moindre dépistage des personnes infectées qui peut résulter de plusieurs causes. La faiblesse généralisée des équipements sanitaires (seuls 24 pays disposeraient des moyens de dépistage selon l’OMS), la proximité des symptômes avec ceux de maladies courantes comme la grippe ou le paludisme, qui reste de loin la maladie la plus mortelle en Afrique, se conjuguent pour que le coronavirus passe encore en dessous de beaucoup de « radars ». Sa faible mortalité jusqu’à ce jour et le pourcentage nettement plus limité de populations dépassant 60 ans ont pu aussi contribuer à ce que la nouvelle maladie, si elle est déjà présente, n’attire guère l’attention. Le retard avec lequel les avertissements ont été donnés et les premières mesures de prévention lancées explique aussi ce décalage, Les seuls cas signalés sont d’ailleurs surtout ceux de personnes venues de France et immédiatement mises en quarantaine, comme si le virus avait fait ce détour avant de s’attaquer à l’Afrique.

Le second constat est que le continent semble dans l’immédiat mal équipé pour prendre en charge une proportion de la population identique aux taux de contamination qui apparaissent dans les pays les plus frappés comme la Corée et l’Italie, sans parler de la Chine. Les types de soins requis pour les personnes les plus gravement touchées – équipements lourds d’assistance respiratoire notamment – sont en effet très peu présents et conduiraient vite aux blocages actuellement craints dans les pays européens les plus avancés. Il n’est donc pas certain qu’une politique plus active de dépistage soit mieux adaptée pour une gestion efficace de l’épidémie et il pourrait être préférable de mettre surtout l’accent sur l’adoption de comportements et de « mesures barrières » freinant la propagation, et sur des désinfections massives, plus faciles à mettre en œuvre dès lors qu’une relative immobilisation du pays a pu être imposée.

Il faut en effet rappeler enfin que l’Afrique, malgré ses nombreuses faiblesses, a déjà su faire face à des épidémies particulièrement dangereuses. Ce fut par exemple le cas de la fièvre Ebola dans les années 2013/2015, notamment en Afrique de l’Ouest. Avec plus de 11 000 décès sur la période (mais près de 20000 selon certaines statistiques) sur quelque 30000 personnes contaminées, elle a représenté pour des pays déjà fragiles comme la Guinée, le Libéria, la Sierra-Léone, une menace terrifiante. Seules une politique de mise en quarantaine extrêmement sévère, le courage et la ténacité remarquables des équipes médicales de ces pays et l’aide, parfois trop tardive, de quelques grands partenaires sont venus à bout de ce fléau. Il n’est nul doute que l’Afrique se battrait vigoureusement avec ses maigres moyens si le coronavirus faisait une apparition massive dans cette population de plus de 1,2 milliards d’habitants. Elle devrait dans ce cas privilégier à nouveau, faute de mieux, les moyens soulignés ci-avant -strict cantonnement et désinfections systématiques-. Il importera dans ce cas que les gouvernements africains prennent le défi à bras le corps, avec une transparence, un engagement et une cohérence qui les rendront crédibles. Il faudra aussi qu’ils puissent bénéficier en complément de la solidarité internationale, dont la difficile mise en place actuelle va être « testée » dans d’autres régions du monde, en raison des moyens financiers, humains et techniques qui seront requis.

En matière d’économie, la question principale est de savoir si l’Afrique pourra comme en 2007 être relativement épargnée par les conséquences de la crise économique et financière qui accompagne depuis début mars le danger sanitaire actuel. S’il est encore trop tôt pour des conclusions générales sur ce point, plusieurs orientations semblent déjà engagées.

D’abord, la dépréciation brutale de plus de 30% des prix mondiaux du pétrole intervenue le 9 mars dernier, et encore aggravée depuis lors, impactera fortement l’Afrique. Cette baisse, issue d’un fort repli de la demande et d’un désaccord stratégique entre deux principaux exportateurs, l’Arabie Saoudite et la Russie, risque en effet d’être observée au moins quelques mois au vu des incertitudes actuelles de la situation économique mondiale. Elle produira deux effets inverses selon les pays. Les exportateurs d’or noir, déjà en phase de dépression depuis 2015, enregistreront une nouvelle baisse notable de leurs recettes budgétaires et de leurs exportations. Ainsi le Nigéria, qui avait basé son budget 2020 sur un prix international proche de 55 USD, doit-il revoir celui-ci pour tenir compte des nouveaux cours proches de 30 USD. L’Algérie engage le même processus. Il en est déjà résulté un sensible repli de la valeur du naira, et une chute de plus de 12% de la Bourse de Lagos. Pour l’Afrique Centrale francophone, la chute imprévue va rendre plus difficiles les réformes entreprises et compromettre les améliorations récemment constatées dans la croissance économique et les rééquilibrages budgétaires. Pour les pays importateurs de pétrole au contraire, la position favorable des dernières années va être maintenue. Elle sera un facteur particulièrement opportun de soutien de la croissance et des équilibres budgétaires dans la période difficile qui s’annonce.

En second lieu, plusieurs effets négatifs majeurs à l’échelle mondiale de l’épidémie devraient affecter inévitablement l’Afrique ou y être observés rapidement. La baisse générale d’activité va réduire à court terme la demande de matières premières minières, à l’exception possible de l’or dont les cours ont bondi de plus de 20% en 2019 et restent élevés, et donc toucher beaucoup de nations au moins en 2020. Les transports aériens, l’hôtellerie et le tourisme, qui étaient des secteurs en expansion et générateurs d’emplois, seront sinistrés cette année et pourraient souffrir durablement à l’avenir de modifications de comportements, notamment de la part des entreprises. Un possible confinement, au moins partiel, auquel risquent de se résigner beaucoup de nations africaines pour des raisons sanitaires, perturberait les productions nationales, où le télétravail ne peut être encore que marginal, tout autant que les échanges commerciaux internationaux ou régionaux : ces deux évènements auront un impact négatif sur le taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB). La destruction substantielle de la « richesse financière » globale provenant des effondrements boursiers et le climat général d’incertitude vont pour un temps ralentir fortement les flux d’Investissements Directs Etrangers (IDE), notamment privés, et donc la réalisation de nouveaux projets productifs.

Hormis ces tendances vraisemblables, la plupart des évolutions sur le continent demeurent jusqu’ici des hypothèses qui ne pourront être vérifiées que dans un délai minimal de quelques mois. La plupart sont défavorables et entraineraient à court terme l’Afrique dans une spirale dépressive. Emporté par le repli de secteurs importants rappelés ci-avant, le rythme de croissance du PIB en 2020 pourrait décliner bien en dessous des 3,9% prévus et même faire basculer des grands pays en récession, tel le Nigéria. Les premières prévisions émises en Europe apparaissent d’ailleurs catastrophiques avec des taux de repli du PIB atteignant 5% Il en résulterait dans ces cas le recul des recettes publiques et des difficultés accrues de financement des Etats concernés. Celles-ci ralentiraient les possibilités de réalisation d’infrastructures économiques et sociales pourtant prioritaires. Malgré ces sombres perspectives, il faut toutefois souligner que les pays africains, en raison de leurs structures économiques et de leur faible intégration aux échanges mondiaux, sont moins sensibles aux variations de la conjoncture internationale, comme observé en 2007/2008. Ils disposent en particulier de quelques secteurs solides -télécommunications et banques par exemple – ou soutenus par la forte croissance démographique – comme l’agriculture – ou faiblement liés aux circuits classiques -tels le secteur informel -. Enfin, il est aussi possible d’espérer que le grand chambardement provoqué par le Covid-19 pourrait donner aux nations africaines l’énergie nécessaire pour accroitre les actions de développement de leurs capacités de production agricoles et industrielles nationales et régionales. Cette stratégie aurait le double mérite de « booster » les PIB africains à un moment spécialement opportun et de réduire la dépendance des populations vis-à-vis de l’étranger. Il faudra pour cela un effort d’imagination et de volonté de la part des pays intéressés, mais aussi un soutien financier suffisant et vite mis en œuvre de la part des grands partenaires, qui témoignerait de la cohérence de leurs actes et de leurs discours en cette période difficile.

Même si elle n’en a pas encore conscience, l’Afrique risque de connaitre une crise sanitaire et économique issue de l’épidémie du coronavirus aussi redoutable que partout ailleurs dans le monde. Pour la traverser au mieux, elle doit montrer sa capacité à mener dans l’urgence toutes les actions, à combattre ses « démons » habituels et à mobiliser ses atouts. Le pire n’est jamais sûr, surtout si on se prépare bien à l’affronter.

Paul Derreumaux

Article publié le 20/03/2020

CFA : une pièce de théâtre en 5 actes ?

CFA : une pièce de théâtre en 5 actes ?

 

La question du CFA et de son évolution est restée longtemps un sujet tabou. Elle est devenue aujourd’hui une vedette de l’actualité. On pourrait sans doute la comparer à une pièce de théâtre, du genre tragédie grecque, dont les derniers actes sont d’ailleurs encore inconnus

L’acte I serait celui qui nous emmène de 1960 au milieu des années 1980. Il nous projetterait à reculons dans une période plutôt optimiste durant laquelle cette monnaie unique est un élément déterminant pour maintenir la cohésion dans toute la zone Franc et accompagne une croissance économique entrainée par des cours satisfaisants des matières premières. Elle laisse les pays concernés à l’abri des soubresauts de beaucoup de nations qui ont choisi une plus grande indépendance monétaire et dont les actions menées pour construire un appareil économique, parfois plus performant qu’en zone franc, sont au moins partiellement compromises par la difficulté de préserver la valeur internationale de leur monnaie et l’inflation qui en résulte.

L’acte II est plus sombre et va s’étendre jusqu’en 1994. L’Afrique entière, comme le monde, subit les conséquences du cycle baissier des matières premières et ses indicateurs de balance des paiements et d’équilibre budgétaire se dégradent inexorablement. A ce facteur exogène viennent s’ajouter partout des handicaps nés de la mauvaise gestion des finances publiques, des faiblesses structurelles des banques étatiques, de diverses erreurs de politique macroéconomique. En zone franc, où l’ajustement ne peut se faire par la glissade quotidienne du FCFA, il en résulte peu à peu une crise majeure de liquidité et de solvabilité des systèmes bancaires et des Etats. Ces derniers doivent donc accepter des plans d’ajustement structurel de réduction des charges, douloureux pour la population, ainsi qu’une dévaluation brutale de 50% de leur monnaie en janvier 1994, qui est le point d’orgue de cet acte II. Pour trouver un nouvel équilibre acceptable, il faudra encore compléter cette mesure décisive par des annulations de dette extérieure. Ainsi prend fin le dogme de l’immuabilité du FCFA.

L’acte III va couvrir la période 1994/2018. Après une période difficile d’ajustement et de reconstruction qui va s’étaler jusqu’à la fin des années 1990, les mesures de remise en ordre ont   produit leurs effets. L’endettement extérieur croit de manière globalement maîtrisée grâce aux annulations obtenues, l’accélération des investissements dans les infrastructures modifie positivement les environnements, le secteur privé gagne du terrain, l’inflation reste limitée. L’afro-optimisme va s’installer et bénéficiera à la plupart des pays, y compris ceux du FCFA. Durant cette longue période de 24 ans, durant laquelle les fluctuations respectives du dollar et de l’Euro ont été moins violentes que les précédentes, les données collectées annoncent que la compétitivité de la zone ne s’est que modestement dégradée. Certes, l’Afrique Centrale souffre beaucoup à partir de 2015, mais c’est surtout en raison de la forte baisse des prix du pétrole, de la lenteur de réalisation des mutations structurelles nécessaires et de la faible intégration régionale. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en revanche, qui ne connait pas ces handicaps, la croissance économique s’accélère et fait de l’Union une des régions les plus performantes en ce domaine en Afrique. Même si le FCFA montre ainsi qu’il n’est pas antinomique avec le développement, il perd la bataille de la communication. Durant les dernières années, les opposants à la monnaie commune sont de plus en plus bruyants, s’appuyant souvent sur des arguments politiques sans grande portée opérationnelle, mais importants pour la jeunesse africaine, et sur l’immobilisme du système monétaire.

L’acte IV s’est ouvert en juin 2019 et est en train d’être joué. En annonçant le 29 juin dernier la prochaine création d’une monnaie commune, la déclaration des Chefs d’Etat de la CEDEAO  prend tout le monde de court et laisse d’abord les détracteurs du FCFA sans réaction Quelques principes du futur ECO sont alors précisés : change flexible ; Banque Centrale  à caractère fédéral ; politique monétaire privilégiant  la stabilité monétaire plutôt que le rythme de croissance ; périmètre de mise en place pouvant évoluer en fonction de la situation des Etats membres. Mais la concrétisation de cet ambitieux projet impose encore des travaux considérables et la résolution de nombreuses questions. L’accélération obligatoire de la réalisation des critères de convergence des économies et des politiques publiques pour ceux qui seront les premiers à utiliser l’ECO, la mise en œuvre diligente des réformes structurelles demandées de longue date, le degré d’indépendance de la future Banque Centrale, la composition du panier de monnaies de référence, la mise au point des politiques et des instruments qui protègeront la stabilité d’une monnaie dépourvue de toute garantie extérieure sont quelques-uns de ces sujets en suspens. Rapidement, face à l’incertitude des délais, les pourfendeurs du FCFA reprennent l’offensive et leur activisme encombre le débat médiatique. En décembre dernier, l’UEMOA confirme les évolutions en cours et, en accord avec la France, le compte d’opérations tant décrié est supprimé. La fixité du lien du FCFA à l’Euro et sa totale convertibilité pour les opérations courantes sont cependant maintenues avec la garantie inchangée de la France. Mais les modalités de communication utilisées introduisent de nouvelles complications. L’évocation du changement immédiat de nom du FCFA, rebaptisé ECO, est sans doute trop hâtive et, malgré la mise au point rapide de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), gêne les relations avec les nations anglophones de la CEDEAO. L’enjeu est donc maintenant que le calme revienne et que les travaux préparatoires au projet de la CEDEO soient menés avec diligence pour aboutir au changement annoncé ou pour amender celui-ci au vu des contraintes pratiques que révèleront les analyses de terrain. L’exemple de l’Union Européenne pourrait apporter ici de nombreux enseignements.

Le reste de l’acte IV sera en conséquence animé. Il mettra aux prises ceux qui veulent avant tout un changement radical, de nature politique, qui sont soutenus par les légitimes contestations des nombreux laissés pour compte de la croissance actuelle, et les Autorités et les techniciens qui doivent encore démontrer leur volonté réelle de changement et de pertinence dans les propositions, et agir dans des délais supportables par les populations. L’efficacité et l’engagement des seconds seront déterminants pour éviter toute aventure que pourraient tolérer les premiers.

Il est malheureusement difficile d’imaginer quand et sur quel tableau s’achèvera cet acte IV. Sa conclusion est en effet dépendante de trois données complexes. La première est technique : elle a trait à tous les sujets toujours en discussion sur la manière dont sera définie et gérée la future monnaie et qui sont hélas les plus délicats, telles les modalités possibles de sa flexibilité. La deuxième est politique : elle est liée à la réalisation, par les nations qui constitueront le premier groupe d’adhérents à l’ECO, des transformations internes capables d’améliorer au maximum la convergence de leurs structures économiques. Les difficultés actuelles de faire passer dans chaque pays des décisions prises au niveau régional montrent que cette question de « bonne gouvernance » est la plus délicate. La troisième est stratégique et politique : trouver les meilleurs mécanismes de politique monétaire qui pourront protéger autant que possible la valeur de l’ECO de la méfiance internationale et des possibles faiblesses passagères de l’économie régionale, d’une part, et faire accepter par les Etats concernés un degré adéquat d’abandon de souveraineté monétaire, d’autre part.

L’acte V pourrait s’attacher au panorama monétaire de l’espace de la CEDEAO pendant les dix ou vingt années qui suivront cet acte IV. La seule hypothèse actuellement plausible sur son contenu est bien sûr qu’il dépendra étroitement de la fin de l’acte antérieur. Si celui-ci se prolonge trop sans changement effectif ou débouche sur des solutions insuffisamment solides, ce contexte futur risque d’être peu agréable. Dans le premier cas, les attaques contre un FCFA inchangé dans les faits reprendraient avec plus de force, perturbant la gestion technique de cette monnaie commune. Dans le second cas, toute la CEDEAO devrait affronter un environnement négatif qui ne soutiendrait sans doute pas son développement contrairement aux espoirs initiaux. Pour éviter ces deux perspectives, il faudra que les Autorités prennent les décisions courageuses qui prépareront au mieux l’avenir sans remettre en cause les meilleurs acquis de la période précédente. Il sera aussi indispensable que l’amélioration de la « bonne gouvernance » économique soit érigée en doctrine permanente par tous les Etats concernés par cette mutation monétaire : toute monnaie, quelles que soient ses qualités, est en effet insuffisante à elle-seule pour garantir le développement économique et social comme pour l’empêcher.

 

Paul Derreumaux

Perspectives 2020 en Afrique de l’Ouest

Perspectives 2020 en Afrique de l’Ouest:

Le politique devrait primer sur l’économie, mais préparera-t-il bien l’avenir ?

 

 

En ce début d’année, on aimerait avant tout souhaiter à l’Afrique de l’Ouest la poursuite d’une croissance économique soutenue et l’accélération de réformes structurelles propices à l’amélioration de la productivité, aux créations d’emplois et à la maîtrise des inégalités sociales. Les bonnes performances économiques des dernières années, surtout dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), semblaient être un bon point de départ pour rendre ces objectifs accessibles et faire de la zone un des territoires d’espérance en Afrique subsaharienne.

Pourtant, ces aspects risquent de passer au second plan en 2020 face à deux contraintes majeures de nature politique.

La première est le nombre élevé d’élections qui concerneront la région en 2020, et la difficulté attendue de leur déroulement pour certaines d’entre elles. De février à décembre prochain, six pays connaitront un scrutin présidentiel, parfois doublé d’un vote législatif. Dans cet ensemble, deux groupes de situations apparaissent d’ores et déjà. Dans quatre cas, le vote qui s’annonce n’a pas soulevé jusqu’ici de passions extrêmes, mais l’approche des élections devrait inévitablement renforcer rapidement les tensions. Au Togo, qui ouvrira la route en février, le Président Faure sera candidat à sa succession, en mettant en avant son bilan économique : il devrait affronter six autres candidats agréés par la Cour Constitutionnelle mais aussi de possibles contestations juridiques sur sa candidature. Au Burkina Faso, l’actuel Chef de l’Etat, briguera normalement un nouveau mandat en novembre prochain, et ses challengers devraient être pour la plupart les mêmes qu’en 2015. Les importantes difficultés sécuritaires subies par le pays depuis 2018 pourraient cependant rendre sa campagne plus difficile si le contexte ne n’est pas amélioré d’ici là. Au Niger, qui terminera la liste en décembre 2020, le Président Issoufou a affirmé sa volonté de ne pas se représenter et les candidatures comme les alliances ne sont pas encore définitivement arrêtées, laissant pour l’instant le jeu ouvert. Enfin, en dehors de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine, le Ghana votera en novembre et, quels que soient les candidats qui s’affronteront et la fièvre des débats, tous les observateurs escomptent que ce pays offrira le même visage de maturité démocratique que celui qu’il a montré depuis plusieurs élections. Dans les deux autres pays au contraire, où le scrutin présidentiel est programmé pour octobre 2020, l’inquiétude est palpable. En Guinée, malgré son bilan économique contesté et de mauvais résultats aux législatives de février 2019, le Président Condé a indiqué de longue date son souhait de postuler un troisième mandat, même si cela requérait une modification de la Constitution qui n’a pas encore été effectuée. Les principaux concurrents sont opposés à cette nouvelle candidature et l’affaire a déjà provoqué en 2019 d’importantes manifestations ayant entraîné plusieurs dizaines de morts selon les observateurs, sans que la question soit encore réglée. En Côte d’Ivoire enfin, les préoccupations des populations se font de plus en plus vives face à la fracture croissante entre les grands partis politiques, à l’incertitude maintenue jusqu’ici quant à l’identité des candidats qui les représenteront et à la tension manifeste que traduisent certaines mesures. L’espoir d’une élection apaisée, qui aurait permis d’effacer les souvenirs dramatiques du début de la décennie et de débattre des futurs économiques possibles du pays, s’est donc pour l’instant amenuisé.

Hors ces élections présidentielles, quelques pays auront aussi à gérer des scrutins législatifs, tels le Burkina Faso, le Ghana et le Mali. Dans ce dernier cas, la désignation des nouveaux députés, repoussée depuis près de deux ans et intervenant dans un contexte de fortes tensions sociales et de sécurité, constituera un enjeu décisif pour aider à résoudre la crise que traverse le Mali.

Qu’on les anticipe sereines ou délicates, ces joutes électorales devraient de toute façon peser négativement sur l’économie des nations concernées. Les investisseurs, étrangers mais aussi parfois nationaux, auront tendance à repousser la réalisation de leurs projets dans la période post-élections. L’activité économique quotidienne pourra être soutenue par des dépenses publiques accrues des Etats, affectées à des programmes d’urgence, mais surtout ralentie en raison de la prudence des acteurs privés. Les orthodoxies d’équilibre budgétaire ou d’endettement extérieur risquent d’être reléguées provisoirement au second plan. Les grands chantiers de réformes structurelles seront également plus difficilement engagés avant la désignation des futures équipes. En cas de troubles sociaux durant ces périodes électorales, ces risques pourraient être aggravés pour une durée inconnue.  Dans l’UEMOA notamment, le taux de croissance remarquable proche de 7% atteint en moyenne ces dernières années pourrait donc faiblir, en raison notamment du poids de la Cote d’Ivoire dans le total régional. Seul le Sénégal, où les élections se sont déroulées en 2019, a de bonnes chances de réussir de meilleures performances, grâce aux investissements d’infrastructures et de préparation de l’exploitation pétrolière, et de conforter ainsi sa place de deuxième puissance régionale.

La seconde contrainte est de nature sécuritaire. Sur ce plan, la forte dégradation de la situation en 2019 dans plusieurs pays du Sahel est bien connue. Au Burkina Faso et au Mali, les victimes, civiles comme militaires, des terroristes islamistes ont fortement augmenté, les populations déplacées se comptent en centaines de milliers et l’Etat a perdu le contrôle d’une bonne partie du territoire national. Au Niger, qui avait jusqu’ici mieux résisté, les derniers mois de 2019 ont été très meurtriers. Dans la partie Nord des pays côtiers, de la Cote d’Ivoire au Bénin, la menace terroriste se fait plus directement menaçante. Les troupes de Boko Haram continuent à sévir au Nigéria, mais aussi au Tchad et au Niger. Malgré les efforts de mutualisation menés au niveau régional, avec la Force du G5 Sahel, et les appuis militaires apportés par le France et quelques autres partenaires, le sentiment de recul et d’échec tend à croître face aux assauts terroristes, et les craintes d’une contagion internationale s’amplifient. Dans le même temps, l’environnement de guerre larvée génère, au moins dans le Sahel, deux graves conséquences. Les Etats, qui disposent de moyens déjà limités au regard de toutes les urgences qui leur incombent, doivent réaliser pour la sécurité nationale des efforts budgétaires de plus en plus lourds .Ces coûts pénalisent les autres dépenses de fonctionnement ou d’investissement, perturbent les équilibres macroéconomiques et peuvent parfois générer de nouveaux circuits de corruption. De plus, la conquête de certains territoires par les troupes terroristes, souvent alliées objectives d’un grand banditisme, empêche les actions de développement des zones concernées, désorganise les équilibres sociaux et favorise le détournement d’une partie de leur population vers les rangs extrémistes.

Les évènements les plus récents ont conduit à une prise de conscience plus aigüe des dangers encourus et de la nécessité d’une nouvelle stratégie de riposte. Ses grandes lignes sont maintenant connues : meilleure intégration des armées nationales et étrangères dans la bataille antiterroriste ; concentration des actions dans les zones les plus menacées ; amélioration des capacités humaines et matérielles des armées des pays du Sahel ; renforcement et diversification des appuis extérieurs ; plus grande rapidité de réaction face aux attaques ennemies ; concomitance de la reprise des programmes d’investissements productifs et sociaux dans les sites reconquis. Il s’agirait, par rapport à la période passée, d’un changement de nature et d’échelle des moyens mis en œuvre et des stratégies suivies, seul capable d’enrayer le pourrissement de la situation. Ceci entrainerait ipso facto des coûts nettement supérieurs et de possibles sacrifices supplémentaires dans les arbitrages de dépenses publiques au sein de la région.

Le bon déroulement de ces nombreuses élections et le redoublement des offensives contre les terroristes sont des priorités logiques, compte tenu des enjeux qu’ils recouvrent. Mais les résultats qui seront obtenus sur ces deux plans doivent être suffisamment probants pour qu’ils assurent ensuite le retour à un rythme optimal de développement économique et social. Ainsi, les scrutins, notamment présidentiels, seront surtout profitables aux populations et aux entreprises de chaque pays s’ils portent davantage sur des comparaisons de programmes entre candidats, permettant de juger de la crédibilité de chacun d’eux et de mieux imaginer l’avenir économique comme social à travers une vision stratégique précise et cohérente. De plus, l’exigence de bonne gouvernance, désormais considérée comme condition sine qua non d’un développement durable, supposera de la part des nouveaux dirigeants, une meilleure transparence de la chose publique et une disponibilité totale au service des besoins du pays pendant la durée des mandats. Au plan sécuritaire, beaucoup d’annonces ont été faites depuis plusieurs années, à l’intérieur comme à l’extérieur de la région, sur la dangerosité de la situation et sur le renforcement des moyens mobilisés contre les actions terroristes. Les promesses exprimées sont loin d’avoir été toutes tenues et les méthodes utilisées n’ont pas eu l’efficacité attendue. Il est donc essentiel que, cette fois, les nouveaux engagements pris soient rapidement mis en œuvre et suivis d’effets visibles à bref délai.

Les priorités politiques incontestées de l’heure auront donc à mettre en évidence une véritable rupture par rapport à la manière dont les mêmes questions ont été gérées précédemment. Faute de cela, les pays concernés, et sans doute la région toute entière, perdront de précieuses années. Il leur sera alors encore plus difficile de reprendre de manière plus affirmée leur marche vers le développement, et a fortiori de répondre aux défis de démographie, d’urbanisation ou de changement climatique qui se profilent à un horizon de plus en plus proche.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 28/01/2020

 

Hommage aux soldats de l’armée malienne et à ses morts

Hommage aux soldats de l’armée malienne et à ses morts

 

L’insécurité qui règne en de nombreux endroits du Nord et du Sud du Mali et la capacité de l’armée malienne à faire front aux terroristes qui menacent le pays sont avec juste raison dans les conversations d’un grand nombre de citoyens. On disserte à l’infini sur les moyens disponibles de l’appareil militaire, sur la place à laisser aux alliés étrangers, sur la stratégie à suivre pour corriger les faiblesses constatées et arriver à une victoire finale face à l’ennemi.

Curieusement cependant, cette armée reste pour beaucoup  « sans visage ». Je n’ai pas lu ou vu jusqu’ici de journalistes maliens retraçant par des reportages le quotidien des soldats, sous-officiers et officiers dans leurs garnisons sur le territoire ou dans leurs patrouilles face à un ennemi difficilement saisissable. Secret défense ? Les responsables militaires ont les moyens de veiller à ce que ces articles ou émissions ne divulguent pas des données à caractère stratégique. De plus, les attaques des terroristes semblent montrer qu’ils disposent de réseaux d’informations et d’infiltration suffisamment efficaces pour ne pas dépendre de ces analyses de non-professionnels de la guerre. Manque de moyens financiers des médias nationaux ? Sans doute, mais il est vraisemblable qu’ils trouveraient assez aisément des contributions financières, publiques ou privées, nationales ou étrangères, pour les aider si nécessaire dans ce travail alors que les plus hautes Autorités ont bien déclaré que le pays est en guerre et que l’Etat doit mettre en valeur ceux qui portent l’essentiel de son poids. Ces reportages seraient pourtant utiles à divers points de vue. Ils montreraient à nos militaires que le pays s’intéresse à leur destin et à leurs attentes, mais aussi aux difficultés et souffrances qu’ils doivent endurer, et contribueraient ainsi à renforcer leur moral. Ils donneraient à tous les citoyens une meilleure connaissance et compréhension de ce que vivent et pensent ceux qui sont au front, permettraient d’éviter les désinformations ou les scénarii complotistes sans fondement. Ils amèneraient ainsi à faire évoluer vers une meilleure communion les troupes qui risquent leur vie et le peuple qu’ils défendent. Difficultés pratiques ? Certes. Mais le Mali compte de bons journalistes. En outre, la multiplication de telles enquêtes conduirait à l’amélioration progressive de leur qualité. En ce domaine aussi d’ailleurs, la coopération internationale pourrait jouer un rôle d’accompagnement pour éviter que seuls les grands médias étrangers nous content la vie des Forces Armées Maliennes (FAMA) et l’âpreté de leurs combats.

Mais ce manque de personnalisation parait encore plus pesant et cruel vis-à-vis des soldats qui ont perdu leur vie.  2019 n’a pas été en effet une année comme les autres. Hors de Bamako, l’insécurité a explosé en de nombreux endroits, et les militaires maliens, plus encore que leurs alliés de la France ou de la Minusma, ont lourdement souffert en pertes de vies humaines durant cette période. Plusieurs drames collectifs, Mondoro, Boulkessi, Indélimane pour les plus récents, ont frappé au cœur la nation et ému le monde entier, et ont visé directement des camps militaires tandis que de nombreuses mines ont entrainé d’autres victimes. En lisant les commentaires, souvent trop lapidaires, relatant les horreurs constatées, quelques vers, terribles, de Victor Hugo racontant la campagne de Russie de l’armée napoléonienne remontent inévitablement en mémoire :

            « …Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !

            Ces fantômes prenaient leurs fusils, et sur eux

            Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,

            Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,

            D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.

            Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait. ».

Comment ne pas se sentir concernés par la vision de ces jeunes hommes et de leurs ainés confrontés à des assaillants sans doute plus aguerris, plus lourdement armés et plus déterminés à tuer, voire à massacrer ? Comment ne pas souhaiter en savoir davantage sur eux pour qu’ils ne soient pas des « fantômes ? Nous n’avons guère que de sombres statistiques égrenant le nombre de décès qui s’accroit à trop grande vitesse. Pas de reportage sur le terrain qui puisse nous aider à essayer de comprendre l’innommable et à mieux connaitre les disparus et partager le deuil de leurs familles. Qui étaient-ils finalement ? De quelle région et de quel village étaient-ils originaires ? Représentaient-ils bien à eux tous la mosaïque si harmonieuse des populations du Grand Mali -bambaras, sarakolés, peuls, sonrhai, et tous les autres-, unis dans le même combat de défense des valeurs de tolérance et de communauté ancestrale ? Comment ne pas s’intéresser en particulier aux plus jeunes, peut-être les moins expérimentés, mais peut-être aussi les plus vaillants et les plus enthousiastes, fauchés d’un coup par ces attaques ou ces attentats aveugles, enlevés à l’affection des leurs et à leur destin ?

Avec cette meilleure connaissance des soldats disparus et la force des relations sociales au Mali, il est certain qu’un très grand nombre de familles serait directement concerné par ces victimes, aidant les plus proches de celles-ci à mieux supporter leur peine, et que le pays tout entier renforcerait encore son appui et sa solidarité aux FAMA.

Ce surcroit de solidarité autour des forces nationales au combat pourrait enfin contribuer au sursaut national que tous appellent de leurs vœux face à l’impitoyable menace terroriste. Car la situation, quelque difficile qu’elle soit, ne peut conduire au découragement. L’Histoire ancienne a montré les grandes réalisations qu’ont su accomplir le Mali et quelques dirigeants légendaires, et les prouesses parfois réalisées dans les moments les plus sombres. C’est dans les périodes de grande adversité, comme celle connue aujourd’hui, que le génie d’un peuple doit puiser dans ses racines pour trouver les solutions aux problèmes qu’il affronte. Mais c’est dans le présent et non dans le passé que doivent être trouvées les nouveaux chemins à suivre face à ces nouveaux risques. Le contexte dépasse d’ailleurs le cas du Mali et s’étend aussi au Burkina et au Niger, eux aussi très durement soumis aux mêmes outrages. L’heure est donc à une riposte immédiate, multiforme, proportionnée aux attaques subies, et parfaitement coordonnée entre tous les Etats de la région et leurs alliés étrangers. Deux évènements devraient permettre d’initier sans tarder cette réponse.

Au Mali, la toute prochaine Fête de l’Armée pourrait être pour la nation entière une occasion de rendre un hommage exceptionnel à chacun des militaires maliens déjà morts au combat et de montrer à toutes les troupes mobilisées que les citoyens s’identifient à elles et sont prêts à s’associer au quotidien à leurs efforts et à leurs sacrifices. Pour l’ensemble de la région, tous les acteurs, locaux ou extérieurs, qui affichent leur volonté de lutter contre le terrorisme, ont à mettre au point d’urgence ensemble, à Pau ou ailleurs, de nouvelles façons d’opérer en commun, en transparence et sans égoïsme. Toute autre approche ne ferait que le jeu d’un adversaire sans état d’âme, résolu à précipiter le Sahel vers le drame.

Paul Derreumaux

Article publié le 13/01/2020

 

 

Ombres et lumières d’Afrique

Ombres et lumières d’Afrique

 

Chers lecteurs de « REGARD D’AFRIQUE »,

J’ai le plaisir de vous annoncer la sortie, fin octobre 2019, de mon nouvel ouvrage OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE -Tome II, publié aux Editions ivoiriennes NEI-CEDA.

Ce livre, honoré d’une Préface de M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier Ministre et excellent connaisseur de l’Afrique, a pour sous-titre « Chroniques de temps d’incertitude ». Ce choix m’a semblé bien approprié à la variété des situations et aux nombreux changements que vivent présentement la plupart des pays du continent.

Vous trouverez, ou découvrirez, ci-après un extrait de ce livre, qui explique plus en détail les raisons ayant fondé son intitulé et qui présente les lignes directrices suivies par cet ouvrage.

Ce travail se veut à la fois une description précise des réalités de terrain en Afrique subsaharienne pour les divers sujets abordés, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux, mais aussi une réflexion sur les causes et les conséquences de ces données concrètes pour l’avenir de l’Afrique. J’espère que cette double approche vous plaira.

Bonne lecture à tous.

 

 

« L’homme de cœur est celui qui se fie jusqu’au bout à l’espérance.

          Désespérer, c’est lâcheté »     Euripide

 

Il y a quelque trois ans, j’avais intitulé mon livre de chroniques, rassemblées progressivement sur la période 2013/2015, « Ombres et Lumières d’Afrique ». Ce qui m’avait en effet frappé était le mouvement de fond de l’« Afro-optimisme » qui s’était emparé du continent subsaharien. Il le faisait passer d’un vaste espace n’inspirant que tristesse, crainte ou découragement, selon que vous l’aimiez, le fuyiez ou le regardiez, à une région désormais mieux intégrée au globe et pouvant apporter une contribution positive à son avenir. Tout en accueillant encore les humanitaires et les Partenaires Techniques et Financiers (les « fameux » PTF), l’Afrique s’était mise à inspirer les politiques et les intellectuels et à séduire les économistes et les financiers. Les transformations dans les économies et les systèmes financiers étaient deux moteurs importants de cet espoir.

Trois ans plus tard, mon sentiment est plus mitigé. Les zones d’ombre se sont plutôt épaissies, en particulier dans trois directions. D’abord celle de la contrainte démographique. Inexorable et immédiate mais quasiment invisible au jour le jour, elle impose sournoisement ses effets négatifs alors que, sortant de l’horizon chronologique de vision des hommes politiques, elle n’est guère considérée comme une urgence absolue. La « transition démographique » n’est quasiment pas engagée et certains la considèrent encore comme inutile, voire nuisible. En second lieu, celle de la sérénité politique – bonne gouvernance et sécurité des personnes et des biens -. Certes, divers pays ont évolué vers une démocratie et un état de droit respectueux des possibilités d’alternance, des minorités et des libertés individuelles. Mais l’insécurité s’est étendue et aggravée dans de vastes zones, et notamment au Sahel, les constitutions sont trop souvent « révisées » en dehors de l’intérêt général, les responsabilités des Etats sont trop rarement assumées dans l’éducation la santé et la justice. Enfin, celle d’une croissance économique anémiée depuis 2016 sur l’ensemble de la zone subsaharienne. Elle entraine un recul du revenu par habitant, une diminution des moyens d’action déjà insuffisants des Etats, une plus grande difficulté de réformes structurelles et des retards accrus d’investissements indispensables, en particulier dans les infrastructures.

Mais le tableau d’ensemble n’est pas uniquement influencé par ces menaces. Pareilles à des rayons lumineux qui persistent, des raisons d’optimisme sont toujours présentes, et parfois se consolident. La première est celle de la résilience d’un secteur privé que la plupart des décideurs s’accordent maintenant à soutenir, souvent faute d’autre voie identifiée : son dynamisme, ses résultats plutôt positifs, l’adhésion de la jeunesse à ses valeurs, les innovations qu’il apporte sont en mesure de relancer la croissance économique, surtout si une approche moderne et structurée prend plus de place par rapport à l’approche traditionnelle et informelle. Une autre donnée positive est celle de la santé toujours bonne de quelques secteurs d’activité. Les sociétés de télécommunications poursuivent ainsi leur saga, fidélisant avec de nouveaux services leur clientèle toujours en hausse, et donnent à l’Afrique une position pionnière. Les banques sont engagées partout dans de profondes réformes, qui peuvent les perturber à court terme mais les conduiront à une solidité et à un niveau de qualité accrus, qui leur permettront de mieux assumer le rôle qui leur revient. Les assurances, les marchés financiers pourraient leur emboîter le pas s’ils dépassent leurs difficultés actuelles. Enfin, le troisième constat est que des pays et des régions réussissent à faire largement mieux que la moyenne générale, en politique et/ou en économie. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) continue ainsi à engranger un taux de hausse annuelle de son Produit Intérieur Brut (PIB) de plus de 6%. Au Rwanda ou en Ethiopie par exemple, les réformes économiques s’effectuent à marche forcée, conçues et mises en œuvre par un pouvoir politique fermement engagé dans ces combats, contrôlant les résultats obtenus et encourageant les acteurs qui vont dans la même direction : leurs croissances, qui atteignent maintenant 7% l’an, voire au-delà, sont élogieuses de la pertinence de ces efforts.

C’est peut-être ici que se situe l’une des principales originalités de cette nouvelle période triennale, celle de la diversité de plus en plus grande de l’Afrique subsaharienne. Ce constat est logique : dans un contexte international et local moins porteur, les différences de qualité des politiques suivies et d’intensité des transformations accomplies conduisent à des écarts plus tranchés. Il est aussi, d’une certaine manière, encourageant : le changement est possible. Il est en revanche élitiste. Une seule piste parviendrait sans doute à nuancer cette tendance : celle d’intégrations régionales plus accomplies, qui apporteraient mutualisation des efforts et renforcement des effets d’entrainement. En ce domaine, les progrès ont hélas été modestes sur les trois ans écoulés. Ils devraient constituer une source d’inspiration pour le futur.

Entre échecs majeurs et motifs d’espérance, les années récentes se sont donc emplies de grandes incertitudes. Cette période mitigée pourrait aussi nous conduire à deux leçons provisoires. D’abord la réflexion comme l’action demeurent toutes deux aussi nécessaires. L’Afrique subsaharienne souffre avant tout d’un déficit de réalisations d’investissements et de réformes par suite de nombreux obstacles : poids écrasant des traditions et des contraintes sociales, effets négatifs d’une corruption trop présente, excès de priorités de toutes sortes, faiblesse des ressources financières. Mais ces lenteurs résultent aussi d’un manque trop fréquent de vision à long terme, de réflexion sur les programmes les mieux adaptés, d’une réelle appropriation voire redéfinition de processus de développement venus de l’extérieur du continent. En second lieu, le sentiment d’urgence des changements à opérer, et donc la détermination qui l’accompagne, sont encore trop rares chez les dirigeants. Les peuples semblent plus impatients, et surtout les jeunesses si nombreuses dont le destin se joue aujourd’hui, très certainement parce qu’ils souffrent bien plus que ceux qui les gouvernent et qui restent accrochés au passé. « C’est notre lumière, pas notre ombre, qui nous effraie le plus » disait Marianne Williamson. Il est temps de ne plus avoir peur et d’être prêt aux plus grandes audaces.

 

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE-Tome II est actuellement disponible à Abidjan (à la FNAC-Cap Sud et à la Librairie de France), à Bamako (à la librairie du Grand Hotel), à Dakar ( à la librairie des Quatre Vents), à Ouagadougou ( à la librairie Jeunesse d’Afrique) et en France ou ailleurs ( sur le site de la vente en ligne de AFRICAVIVRE Laboutiqueafrique.com ). Il devrait être bientôt en librairie à Cotonou.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/11/2019

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

 

Ogossagou, Sobane Ba, Boulkessi, Indelimane au Mali ; Nassoumbou, Dibilou, Koutougou, Salmossi au Burkina Faso. Ces noms sonnent désormais comme autant de lamentations des familles des victimes de ces massacres, de cris d’angoisse de populations déboussolées et de signes d’impuissance face aux attaques terroristes dans ces deux pays. La même menace pèse aussi lourdement sur le Niger et le Tchad et fait de la large bande sahélienne un vaste champ de combat.

Les périodes de relative instabilité de l’extrémité Nord de ce territoire sont anciennes et ont été fréquentes. Mais l’ampleur, la permanence et l’extension de la dégradation sont récentes et ne semblent plus connaitre de moments de pause. Quatre principales séries de causes exogènes semblent être à l’origine de cette évolution. La première est la montée en puissance des groupes terroristes islamistes à partir du Moyen-Orient depuis le début des années 2000 et la destruction de plusieurs « verrous » qui permettaient de laisser les pays subsahariens relativement à l’écart de cette folie meurtrière, comme la fin de la guerre civile en Algérie en 2002 et le renversement de M. Kadhafi en 2011, qui ont laissé de nombreux combattants s’extraire par le Sud. Le deuxième facteur est la convergence au Sahel des objectifs de ces terroristes et des puissants intérêts du grand banditisme (trafics de cigarettes, drogue et armes ; enlèvements), de plus en plus présent dans cette zone très difficile à surveiller, ces deux groupes s’étant ainsi mutuellement renforcés. En troisième lieu, les évènements politiques survenus au Mali et au Burkina Faso depuis 2012 ont facilité les projets terroristes dans ces deux pays. Dans chacun d’eux, un coup d’Etat a généré une période d’instabilité puis l’installation de nouvelles Autorités élues mais qui n’ont pas été encore en mesure de faire face à des attaques renforcées. Au Mali, envahi pendant neuf mois sur près de 50% de son territoire, même l’important dispositif d’appui mis en place par l’armée française et les Nations-Unis n’a pu que réduire le danger sans l’éliminer. Le dernier élément est l’échec des principaux partenaires politiques du Sahel dans les actions entreprises pour éliminer ce danger. Les troupes onusiennes de la Minusma ont un mandat trop restrictif et géographiquement circonscrit à une partie du Mali qui limite leur efficacité, tout en les soumettant à des risques élevés. Le dispositif français Barkhane, à l’envergure régionale, reste numériquement insuffisant face à l’immensité du territoire. La Force du G5 Sahel, qui devrait être la meilleure voie de réponse aux attaques subies, manque de moyens financiers, d’expérience et d’organisation, et sans doute de soutien politique dans la zone visée. Mais des facteurs intérieurs sont venus aggraver la situation. Ainsi, la poussée démographique exceptionnellement forte a développé ses effets négatifs à travers les questions foncières et la création très insuffisante de nouveaux emplois. De plus, le manque de moyens des systèmes scolaires après les ajustements structurels a spécialement touché les campagnes et amené le salafisme à y prospérer à travers certaines écoles coraniques.

L’accumulation de ces facteurs conduit à une grave crise sécuritaire qui est encore susceptible de nouveaux développements. Au Mali, les forces terroristes, contraintes à la dispersion et à la défensive dans la zone septentrionale, se sont avancées vers le Centre et le Sud en mettant en œuvre une stratégie bien arrêtée et de plus en plus agressive : pose de bombes sur les routes, orchestration de mésententes communautaires aboutissant à d’imposantes tueries, attaques frontales contre des camps militaires et la Minusma. Dans ces territoires plus peuplés, les services régaliens de l’Etat sont, comme plus au Nord, désormais absents dans 2/3 des cas selon les informations les plus couramment citées et le système djihadiste impose maintenant sa loi et ses principes de vie en de nombreux endroits. Jusqu’ici, les réactions semblent davantage verbales, voire incantatoires, que concrètes : les contre-attaques de grande ampleur sont encore attendues et la progression des assaillants ne parait pas arrêtée. Si l’état de guerre est déclaré au plus haut niveau des Institutions, les contraintes qui devraient l’accompagner normalement ne sont guère visibles, au moins dans la capitale. A une intransigeance absolue, l’Etat semble encore prioriser la recherche d’une réconciliation, comme le montrent la grande patience acceptée dans l’application de l’Accord de Paix conclu à Alger en 2015 ou le lancement récent d’un Dialogue National Inclusif. Au Burkina Faso, la dégradation sécuritaire a connu une rapidité surprenante depuis 2018 et tend à rejoindre celle du Mali. Les assauts ont suivi une spirale de gravité fort semblable : attentats à Ouagadougou, meurtres collectifs visant la création d’une opposition entre collectivités religieuses jusqu’ici globalement en bonne entente, attaques contre des positions de l’armée. L’emprise permanente de terroristes en certaines parties du pays pourrait aussi rendre difficiles les élections présidentielles de 2021 qui risquent en même temps de réduire l’attention privilégiée donnée aux questions de sécurité. Les recensements concluent, au Burkina Faso et au Mali, à des centaines de morts et à des centaines de milliers de déplacés, principalement regroupés dans les capitales. Au Niger voisin, le non-règlement de la situation de la cité malienne de Kidal, accusée de servir de base de repli aux terroristes, aggrave les difficultés dans la partie Ouest du pays tandis que la menace de Boko-Haram se fait plus pressante au Sud -Est. Les élections présidentielles qui polariseront l’attention dès fin 2020 pourraient ici aussi fournir l’opportunité d’une intensification des assauts terroristes. Au Tchad, la solidité et l’expérience de l’armée nationale, qui est un pilier des troupes de la Minusma, ont été des atouts décisifs pour le pays, mais la contestation politique qui anime aujourd’hui certaines régions pourrait être rapidement un handicap. Les pays du Golfe de Guinée, qui jouxtent la zone sahélienne de l’Ouest, ont pu rester pour l’essentiel à l’écart de la zone d’action des terroristes islamistes, mais les incursions faites par exemple à Bassam en Côte d’Ivoire et plus récemment dans la Pendjari au Bénin montrent que le danger est permanent.

Cet environnement délétère produit des impacts négatifs croissants sur l’économie des pays sahéliens. Les investissements privés s’y sont fortement réduits, notamment pour ce qui concerne les acteurs étrangers. De grands programmes publics, en particulier d’infrastructures, sont irréalisables dans les zones insécures alors qu’ils y seraient particulièrement nécessaires. Ces décalages aggravent encore le retard de régions déjà défavorisées et constituent un terreau fertile pour les propagandes extrémistes et les contestations du pouvoir central. Même si la croissance globale du Produit Intérieur Brut (PIB) résiste pour l’instant, portée par quelques secteurs déjà bien présents, ce contexte négatif ne permettra ni l’accélération recherchée de l’accroissement du PIB ni la création massive d’emplois décents qu’impose la vive progression démographique. Les finances publiques des nations concernées sont soumises à la fois aux difficultés d’accroissement des recettes, à la croissance exponentielle des dépenses de sécurité et à l’énormité des besoins en investissements. L’absence de perspectives d’améliorations à   court terme favorise l’émigration et augmente les souffrances humaines qui y sont associées ainsi que la pression sur les pays accueillant les migrants.

Au plan international enfin, l’implantation accrue du terrorisme islamiste dans une bonne partie du Sahel aboutirait à la reconstruction d’une grande base arrière d’un Etat terroriste alors que celui-ci a dû fuir l’Afghanistan, puis l’ensemble Syrak-Syrie. Cette position augmenterait considérablement la capacité d’actions destructrices vers la proche Europe ou vers le reste du continent africain. Le poids de celui-ci dans la démographie mondiale contribuera encore à intensifier ce danger.

Les évènements les plus récents ont conduit à une prise de conscience mondiale de l’ampleur des risques encourus et à un accord généralisé sur les deux stratégies à mener simultanément : mettre à mal par tous les moyens l’agression terroriste ; initier au plus vite un développement économique et social profitable à tous dans les zones défavorisées pour rendre inopérantes les propagandes extrémistes. Toutefois, les faiblesses des Etats sahéliens, les frilosités, voire les incohérences, de leurs partenaires étrangers, la lenteur de tous les processus de décision freinent considérablement l’application de ces mots d’ordre. Au moins quatre changements semblent nécessaires sans délai pour faire renaitre l’espoir.

Le premier est la mise en cohérence du discours et de l’action pour ce qui concerne « l’entrée en guerre » contre les bandes terroristes. Si une réconciliation doit effectivement être recherchée avec les populations qui manifestent une contestation de plus en plus ferme aux pouvoirs centraux en raison des injustices ou du dénuement qui les frappent, cette approche consensuelle ne peut viser les terroristes dont le but est de détruire l’ordre existant par les moyens les plus violents, y compris l’assassinat délibéré de victimes civiles. Leur action relève du domaine militaire et exige une riposte du même type. Les trois composantes de cette contre-offensive devraient être la lutte armée, le recours maximal au renseignement pour des attaques préventives, la destruction des circuits d’approvisionnement de l’adversaire en ressources financières et humaines. En raison de la détermination, de l’expérience et de l’armement de ces ennemis, le combat est redoutable pour les armées nationales peu rompues aux caractéristiques de la guerre asymétrique et les risques de pertes humaines élevés. Mais l’enjeu est inédit et la responsabilité qui pèse sur les soldats sahéliens et leurs chefs, à tous les niveaux, peut justifier des sacrifices ultimes. En plus du renforcement de l’armée, la condition requise est que la nation entière puisse constater l’engagement sans faille de ses dirigeants à cette cause et qu’elle soit associée sous toutes les formes possibles à la lutte menée. L’état d’urgence doit imposer ses exigences sur les conditions de vie de chaque citoyen, même s’il se trouve loin des zones de combat, de façon que les plus touchés sachent que toute la population partage leur sort et que se resserre une solidarité indispensable en ces heures cruciales.

Même avec tous ces efforts, la lutte risque d’être déséquilibrée si les nations sahéliennes se battent sans un appui extérieur suffisant. Des alliances puissantes et sincères sont donc indispensables. Elles pourraient d’abord prendre une forme financière en raison des modestes ressources de ceux qui sont en ligne de front. Les soutiens effectifs à la Force du G5 Sahel sont par exemple encore loin des annonces faites, qui elles-mêmes apparaissent insuffisantes, alors que l’urgence est évidente. Ces apports financiers pourraient aussi ne plus être comptabilisés dans l’aide au développement pour desserrer les contraintes budgétaires des Etats sahéliens. Les sommes concernées restent en effet modestes par rapport aux enjeux visés ou à d’autres choix budgétaires des pays les plus riches ou des principales institutions internationales. De plus, l’exemple de l’Irak montre que le coût d’une reconquête de territoires tombés aux mains du terrorisme est incomparablement plus élevé que celui d’une protection efficace de ces zones face à l’assaut ennemi. Mais le soutien des grands partenaires et des instances régionales et continentales africaines pourrait inclure également leur présence renforcée sur le terrain aux côtés des forces nationales, dans un cadre multilatéral unique et agréé par tous. La Minusma, Barkhane, la Force du G5 Sahel, les armées nationales et d’autres composantes éventuelles appartiendraient toutes alors à un grand ensemble militaire intégré. Cette action commune permettrait de faire profiter les troupes africaines de l’expérience d’armées plus expérimentées dans cette nouvelle forme de guerre et, surtout, de lever certaines incompréhensions et réserves sur la présence actuelle d’appuis agissant de manière plus autonome qu’intégrée. Certes, cette approche suppose de dépasser de nombreux égos et égoïsmes, et de faire preuve d’audace, mais le défi semble justifier cet effort.

La guerre se gagnant dans la paix, la mise en œuvre immédiate d’actions ciblées de restauration de l’Etat et de développement économique au fur et à mesure que des territoires seraient sécurisés est une autre mutation nécessaire. La ré-installation de tous les représentants de l’Etat est bien sûr la priorité dès l’instant où elle s’effectue de manière constructive et au profit de tous. La présence de l’instituteur, du médecin, de la sage-femme, du juge, du gendarme et du préfet, tous dotés des moyens nécessaires au bon fonctionnement de leurs Services, sera le meilleur garant contre l’influence terroriste. La possibilité pour tous de circuler sans danger dans le pays sera le meilleur critère des progrès accomplis. La réalisation diligente de grandes infrastructures de base, notamment énergétiques et sanitaires, est un autre impératif pour ramener une base minimale de remise à niveau économique de régions laissées en déshérence. Enfin, un effort gigantesque d’implantations d’activités au niveau local, notamment de relance agricole ou de services, est une condition sine qua non pour terrasser l’extrémisme en offrant à la jeunesse des alternatives à l’enrôlement djihadiste, à l’exode rural et à l’exil. Les consultations locales du Dialogue National Inclusif au Mali montrent que les attentes des régions sont très souvent concrètes, réalistes et justifiées : l’emploi, le soutien efficace et multiforme à l’agriculture, la bonne gouvernance locale, le désenclavement sont les aspirations les plus fréquemment exprimées.

Pour que ces programmes ramènent l’espoir escompté, un dernier changement attendu concerne les modalités de concrétisation de ces investissements. Ces derniers doivent être d’abord définis en fonction des besoins réels des bénéficiaires et non décidés à partir de positions dogmatiques des bailleurs de fonds ou de l’Etat. Leur réalisation est à piloter à chaque étape par les acteurs locaux, pour qu’ils s’approprient ces activités et soient en mesure de corriger les éventuelles erreurs de conception, les partenaires ayant un rôle principal de formation et de coordination. La faiblesse des moyens financiers des budgets nationaux, même si de nombreuses économies de certains « train de vie » sont encore possibles, impose là encore l’intervention décisive des concours financiers étrangers, essentiellement publics, et une augmentation au moins provisoire de l’Aide Publique au Développement (APD) présentement en repli. Le souci de l’efficacité de cette aide requiert aussi qu’elle puisse être mise en place avec une diligence particulière et qu’elle soit directement accordée aux responsables locaux des investissements programmés. Il s’agirait ici encore d’un changement majeur des circuits de l’APD, mais les résultats mitigés des méthodes traditionnelles méritent de faire cet essai.

Ces transformations peuvent apparaitre audacieuses et risquées, mais elles sont avant tout le constat des résultats limités des solutions actuelles et de l’urgence d’actions plus agressives. L’hésitation, le refus ou le report de ces changements, de la part des Etats concernés comme des partenaires extérieurs, conduirait probablement à de nouvelles détériorations sécuritaires et peut-être à l’impossibilité du redressement de cette situation. Il n’est nul doute que ceux qui agiraient ainsi devraient alors en assumer un jour la responsabilité collective devant l‘Histoire.

 

Paul Derreumaux

FCFA : la fin du tabou ?

FCFA : la fin du tabou ?

Une étonnante campagne d’information a été lancée fin juin 2019 par la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à la suite de la tenue du Comité Ministériel « ad hoc » puis du sommet des Chefs d’Etat du 29 juin 2019, sur un possible aboutissement en 2020 d’une nouvelle monnaie commune pour les 15 pays qui la composent. Cette méthode tranche par rapport à la discrétion dont les Autorités monétaires se parent habituellement pour étudier et prendre des décisions sur de tels sujets. Ce comportement vise certainement à prendre de court les pourfendeurs du FCFA, spécialement offensifs dans la période récente, qui critiquaient un dangereux immobilisme, et cet effet de surprise a joué à plein. Les annonces faites sur les grandes avancées des travaux menés de longue date par les instances compétentes, notamment l’Agence Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (AMAO) et la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), n’ont en effet suscité que peu de réactions parmi les opposants à la monnaie unique de la zone franc.

L’analyse des commentaires officiels apporte toutefois des enseignements plus précis mais aussi plus nuancés sur les changements qui pourraient intervenir à court terme.

Trois questions semblent avoir brusquement progressé. Celle du nom de cette possible monnaie commune, qui serait baptisée ECO. Même si ce point n’était pas le plus complexe, il n’était pas non plus le plus aisé compte tenu des susceptibilités qu’il a fallu surmonter. Celle, plus difficile, du régime de change prévu, qui serait un régime de change flexible. Les informations évoquent aussi toutefois une politique monétaire ciblant avant tout l’inflation, comme le fait actuellement la BCEAO, ce qui laisse supposer un suivi rapproché et l’intervention possible des Autorités monétaires pour corriger, voire bloquer, les orientations naturelles du marché. Malgré tout, ce système est moins rigide que celui qui rattache le FCFA à l’Euro et répond donc aux reproches faits en la matière à la monnaie des Etats africains francophones. La troisième avancée concerne la nature de la Banque Centrale qui serait une banque à caractère fédéral pour les pays concernés, à l’image de la situation observée aux Etats-Unis ou dans l’Union Européenne, et non une banque centrale unique pour toute la zone couverte par la nouvelle monnaie. Ces choix montrent déjà un savant équilibre entre les éléments s’inspirant des pays anglophones de la CEDEAO -le nom reprenant le début du sigle en anglais de la zone, déjà popularisé par Ecobank ; le change flexible – et les pays francophones de celle-ci – banque centrale fédérale ; politique monétaire privilégiant la stabilité de la monnaie plutôt que le rythme de croissance -.

Outre ces décisions prises, les instances techniques et gouvernementales de la CEDEAO ont aussi souligné avec sagesse quelques points. Le plus important est le non-respect actuel, malgré une mise en place déjà ancienne, d’un grand nombre de critères de convergence des économies et des politiques publiques par la plupart des pays. Ainsi, à titre d’exemples, des critères majeurs comme ceux du déficit public ou du niveau minimum de réserves de change ne sont que très rarement atteints au sein de la CEDEAO. Le respect d’un plafond limité en termes d’inflation n’est lui-même quasiment respecté que par les pays de l’UEMOA. Les Chefs d’Etat ont donc approuvé les recommandations demandant une accélération de cette mise en conformité et n’ont pas exclu que la monnaie commune soit introduite par étapes, en privilégiant les Etats pour lesquels les indicateurs de convergence économique sont les mieux respectés. De même, la réunion de fin juin 2019 a insisté sur la nécessité d’une mise en œuvre plus rapide des réformes structurelles souhaitées de longue date et indispensables pour faciliter l’application de ces critères de convergence. Essentielles, ces deux contraintes stratégiques sont bien connues et considérées comme des préalables par la plupart des économistes. Leur application se heurte toutefois à de nombreuses urgences nationales toujours jugées prioritaires par les Etats et a insuffisamment progressé dans les dernières années. Il est à espérer que les dernières décisions donneront un coup d’accélérateur à ces actions structurelles.

Entre les questions tranchées et celles clairement considérées comme non encore respectées, beaucoup de points n’ont pas fait l’objet d’informations malgré leur caractère parfois décisif. Il n’est pas sûr que nombre de ces questions puissent être réglées en quelques mois. Il en est ainsi notamment du degré d’indépendance de la future Banque Centrale par rapport aux Etats : cette Autorité Monétaire aura-t-elle la responsabilité ultime sur les principales décisions relatives à cette monnaie unique, comme aux Etats-Unis ou au Maroc par exemple, ou ce pouvoir appartiendra-t-il toujours au collège des Chefs d’Etat de la CEDEAO ? C’est aussi le cas de la date de lancement effectif de la nouvelle monnaie : si celle-ci reste toujours officiellement fixée à janvier 2020, tous les discours et rapports récents soulignent les retards actuels sur de nombreux aspects et le risque en résultant d’un décalage de ce démarrage. C’est encore le fait de la composition du panier de monnaies de référence, non précisé dans ses détails, qui va imposer des réflexions théoriques et statistiques difficiles. Il en est de même du périmètre sur lequel sera initialement admis l’ECO : tous les membres de la Communauté utiliseront-ils simultanément et immédiatement cette nouvelle monnaie commune ou celle-ci sera-t-elle mise d’abord en circulation dans une partie seulement des nations de la Communauté puis étendue à d’autres ? Sur ce plan essentiel, même si les déclarations officielles se sont limitées à une prudence sémantique, tous les commentaires émis après ces réunions, y compris par des Chefs d’Etat comme ceux de Côte d’Ivoire et du Nigéria, ont clairement retenu l’hypothèse d’une mise en place d’abord limitée à quelques pays, et notamment ceux de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA).

L’option semble en effet la plus pertinente pour cette question cruciale. La longue expérience de gestion commune du FCFA, l’harmonisation déjà bien avancée des structures et des politiques économiques des pays de l’Union – Guinée Bissau peut-être mise à part- plaident déjà pour cette solution. L’exemple de l’Union Européenne montre aussi que la gestion d’une monnaie unique est plus aisée dans un espace plus retreint et plus homogène que dans un espace plus large et composé de pays plus différents : il devrait donc en être de même pour l’Afrique de l’Ouest où les écarts entre nations sont encore plus profonds et les instruments de connaissance, de contrôle et d’action nettement plus limités. Même si cette solution est moins ambitieuse, elle constituerait malgré tout une première étape suffisamment consistante. L’UEMOA rassemble en effet le 1/3 des habitants de la CEDEAO et pèse 20% de son Produit Intérieur Brut (PIB). Avec ses 120 millions d’individus et un PIB total de plus de 110 milliards de USD, cette zone francophone est plus importante que le Maroc ou s’approche de l’East African Community (EAC), et est de surcroit homogène par sa langue et ses structures économiques.  Elle dispose aussi, ou peut disposer rapidement, des ressources humaines compétentes et déjà expérimentées pour la gestion d’une monnaie commune en circulation dans plusieurs Etats. Malgré tout, ce lancement limité affronterait de nombreux challenges qui, hormis notamment la contrainte de mise en place rapide de nouveaux billets et pièces, auraient surtout trait à l’instauration d’une confiance suffisante dans la nouvelle monnaie. Celle-ci ne s’appuierait plus en effet sur une garantie extérieure comme c’est le cas du FCFA, mais sur ses propres mécanismes de sauvegarde : fixation de nouvelles règles de solidarité entre Etats en cas de difficultés de l’un d’eux ; définition de procédures de protection de l’ECO face à la spéculation ou à des difficultés économiques ; nouvelles normes éventuelles à respecter pour les agents financiers et économiques ; …. Le pari n’est pas impossible à tenir, mais il est fort difficile comme l’a montré l’exemple récent de la plus grande indépendance acquise par la monnaie marocaine. Ce risque est pourtant obligatoire : le taux de change de la nouvelle monnaie, même s’il était égal au FCFA à l’instant zéro de lancement de l’ECO et ne concernait que la zone UEMOA, sera immédiatement fonction de nombreux paramètres qui détermineront le sens et l’ampleur d’une possible variation de sa valeur. Il en fut ainsi par exemple pour l’EUR en 2001.

Enfin, deux sujets, pourtant importants, ne semblent avoir fait jusqu’ici l’objet de presque aucun commentaire. D’abord, la mise en place effective de l’ECO, surtout avec le périmètre restreint envisagé, entrainerait « de facto » la fin de la zone franc actuelle puisque l’Afrique Centrale francophone est en dehors de la CEDEAO et donc du nouveau système. Cette coupure de la zone Ouest et de la zone Centrale a déjà été suggérée par suite des difficultés actuelles de la Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEMAC) en termes de réserves de change et de déficit budgétaire, mais a été jusqu’ici écartée. Si les Chefs d’Etat de la CEMAC ont déjà évoqué la nécessité d’un « échange de vues » sur ce sujet en raison de l’annonce surprise de la CEDEAO, il n’est pas certain que tous auront la même idée sur les réorientations a à adopter. Surtout, la France, qui a pour l’instant laissé s’exprimer les dirigeants de la CEDEAO sans formuler d’observation ou de réserve spécifique, pourra difficilement accepter de les laisser faire et de constater la fracture de fait de la zone FCFA sans définir une nouvelle stratégie globale à l’égard des pays francophones tenant compte de ses propres objectifs géopolitiques. En la matière, les récentes réunions de la zone Franc d’octobre 2019, dernier évènement collectif avant la date prévue de lancement de l’ECO, ont bien évoqué ce dossier mais n’ont pas vraiment donné les lignes directrices de la conduite retenue, laissant planer le doute sur la proximité de l’échéance.

Le second sujet est celui des contraintes que pourrait générer le nouvel univers monétaire choisi par la CEDEAO pour les pays qui souhaiteraient adhérer à cet ensemble. C’est notamment le cas du Maroc dont la demande d’adhésion à la CEDEAO, formulée en 2017, avait rapidement été acceptée dans son principe mais n’a pas depuis lors franchi d’autres étapes concrètes malgré la forte pression des Autorités marocaines et des partisans subsahariens du projet. Diverses oppositions s’étaient en effet manifestées soulignant les déséquilibres que pourrait causer cette entrée dans la CEDEAO d’un Etat dont les structures économiques étaient plus avancées en nombre de domaines et qui pourrait donc contrecarrer les actions de développement de la plupart des pays déjà membres. Le Maroc trouvera-t-il autant d’attraits à cette adhésion si celle-ci l’amène à terme à abandonner le Dirham, pour lequel ce pays a investi beaucoup de temps et d’efforts pour en faire une monnaie presque totalement convertible et qui préserve maintenant depuis plus de dix ans sa valorisation par rapport à l’EUR ? Le Maroc pouvait être grand gagnant d’une entrée dans un vaste ensemble de libre-échange où la compétitivité et la modernité de son économie pouvaient faire merveille ; il perdrait beaucoup s’il était englué dans une zone monétaire dont la solidité reste à prouver. Cette même hésitation pourrait concerner d’autres pays, avant tout attirés par le dynamisme commercial de la CEDEAO mais soucieux de garder leur liberté monétaire.

Quoi qu’il en soit, la CEDEAO a cette fois confirmé des échéances et donné des orientations, ce qu’on lui reprochait de ne pas faire. Et l’UEMOA a annoncé sa pleine adhésion à celles-ci. Les deux zones géographiques ont certes marqué des points en termes de communication. Mais elles risquent gros.  Pour les pays de l’UEMOA, un grand retard dans le respect de ces échéances leur ferait perdre une occasion unique de prouver que, malgré ses faiblesses, le FCFA a pu être utilisé pour construire les bases de la monnaie unique d’un ensemble géographique plus vaste. Ce report donnerait aussi aux opposants au FCFA divers arguments pour relancer leurs attaques et créerait pour les Etats et les entreprises de l’Union les inconvénients qui y sont usuellement associés. En revanche, en cas de démarrage effectif mais insatisfaisant de l’ECO, les nations pionnières subiraient les effets d’une comparaison négative avec leur ancienne situation de zone « sécurisée », sans possibilité de retour en arrière. Il en serait de même pour toute la CEDEAO en cas de forte dévalorisation- ou même seulement d’instabilité- de l’ECO après son lancement. De plus, même si cette expérience-test pour la zone francophone de l’Ouest s’avérait positive, la difficulté de l’étendre rapidement aux autres pays de la Communauté serait aussi une forme d’échec. La CEDEAO, qui manque de grandes réalisations, montrerait ainsi le poids des obstacles l’empêchant de renforcer sa cohésion économique et politique, et être davantage qu’une zone de libre-échange et de concertation politique. La voie de la réussite, gage d’une crédibilité renforcée pour les deux zones géographiques, est donc étroite, même si elle est possible. Gageons que les Chefs d’Etat ont bien pesé ces arguments avant de faire leurs déclarations fin juin dernier. On dit que l’Histoire ne repasse pas deux fois les plats : une chance gâchée pourrait donc être irrémédiablement perdue.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/10/2019