La grande misère de l’habitat en Afrique de l’Ouest – Acte 1: le casse-tête foncier.

Afrique de l’Ouest : la grande misère du secteur de l’habitat.

I : Le casse-tête foncier

 

Le sujet revient régulièrement à chaque élection d’un nouveau Président ou dans les présentations de vœux de ceux-ci : l’Afrique de l’Ouest francophone souffre d’un grave déficit de logements décents et les choses doivent changer. Vite et fort.

Ce constat bien réel concerne, sous des formes différentes, aussi bien les espaces ruraux que les zones urbaines.  Mais le problème est crucial dans les grandes villes où l’exode rural vient ajouter ses effectifs à ceux qui découlent de l’augmentation naturelle de la population. L’origine du mal est lointaine. Depuis les indépendances, la financement du logement a été délaissé, voire combattu, par la plupart des institutions internationales d’appui au développement sous le prétexte qu’il était dangereux ou spéculatif. Face à l’immensité des besoins de tous ordres auxquels ils avaient à répondre, les Etats ont eu des réactions variées. Dans quelques pays, comme la Côte d’Ivoire et, surtout, le Sénégal, les Autorités ont su organiser pendant un temps des filières de construction de vastes programmes de logements, économiques ou non, articulées autour de l’intervention de sociétés d’Etat et appuyées sur des institutions de financement à long terme. Seul le Sénégal semble avoir réussi à assurer jusqu’ici la pérennité de cette stratégie. Ailleurs les Etats, faute de moyens financiers et/ou d’intérêt prioritaire pour ce secteur, sont restés à l’écart de celui-ci en le laissant aux forces du marché. Tout naturellement, les logements de standing (et de grand standing) ont alors été privilégiés. Pour le reste, les sociétés de promotion immobilière locales, aux moyens limités et souvent mal organisées, n’ont satisfait qu’une frange minime des  demandes. L’auto-construction a été le principal contributeur à la création de logements, mais a été elle-même très insuffisante par rapport aux besoins. Il en est résulté la multiplication d’ « habitats spontanés », souvent insalubres et surpeuplés. Dans la période récente, avec le changement d’approche des bailleurs de fonds pour le secteur et l’accélération de l’urbanisation, certains pays ont lancé des programmes importants de logements sociaux, largement subventionnés par l’Etat, tels les opérations « ATT-Bougou » au Mali dans les années 2000. Des dysfonctionnements freinent cependant la poursuite de ces programmes alors que la demande garde sa rapide expansion.

La Banque Mondiale évaluait récemment à 800000 le nombre des nouveaux logements qui seraient requis chaque année dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), la majorité d’entre eux dans les zones urbaines. Compte tenu de la dramatique lenteur du rythme annuel de constructions, le « gap » s’accroit donc chaque année. Il est estimé à plus de 500000 pour la seule Côte d’Ivoire. Au Mali par exemple, une simple évaluation de l’accroissement de la population urbaine conduit à chiffrer le besoin annuel à un minimum de 60000 logements, nombre incomparablement supérieur aux réalisations annuelles Au Niger, ce nombre pourrait rapidement dépasser 80000. Le décalage constaté doit être relié à trois principaux obstacles, dont les effets négatifs se combinent : le casse-tête foncier, la désorganisation du secteur, l’inadaptation des financements.  

Initialement, la question foncière était facile à résoudre. Certains Etats de l’Union ont longtemps  attribué aux entreprises à majorité de capital public, pour des sommes très modestes, des terrains urbains leur appartenant, pour la réalisation de projets immobiliers. La Sicogi en Côte d’Ivoire, la Sema au Mali, la Sicap au Sénégal, ont ainsi  mené  à bien de nombreuses opérations de plus ou moins grande envergure. Leur rôle s’est cependant souvent amoindri avec le temps sous l’effet de difficultés de gestion et /ou de rareté croissante des terrains étatiques disponibles, alors même que la demande de logements explosait. Ces pionniers se trouvent désormais en compétition avec des promoteurs privés, essentiellement nationaux ou libanais selon les pays, pour la réalisation de nouvelles opérations et la constitution de réserves foncières achetées sur le marché.

Or celui-ci est désormais fortement perturbé par plusieurs facteurs. Avant tout, les prix au m2 des terrains constructibles ont partout crû de manière exponentielle en raison d’une spéculation qui a joué à plein. Faute de contrôle efficace des Autorités, des terrains acquis de longue date par des privés, à des prix souvent dérisoires, parfois sous la seule forme de permis d’occuper, sont restés inexploités pendant des décennies et ont même pu être transformés en titres fonciers sans aucune mise en valeur malgré les textes en vigueur. Cette « thésaurisation » du foncier, jointe à la réduction des nouvelles surfaces disponibles et à la pression croissante de la demande, a provoqué une « bulle foncière » généralisée. Les prix au m2 dépassent maintenant le million de FCFA (1525 Eur) dans les centres-villes d’Abidjan et de Dakar et 400 000 FCFA (610 Eur) dans les quartiers centraux de Bamako. Ils atteignent 30000 FCFA (45 Eur) ou plus pour la périphérie immédiate de Bamako. En y ajoutant les coûts élevés d’une viabilisation rarement prise en charge par les Etats, les prix deviennent prohibitifs pour l’accès à la propriété de la plupart des ménages.

A ce point majeur s’ajoutent d’abord deux risques annexes, reflétant surtout une mauvaise gouvernance. D’abord, des Autorités locales procèdent à des ventes anarchiques, voire frauduleuses, de terrains à bâtir, qui génèrent contestations, doubles ventes possibles du même site et remises en cause périodiques par les Ministres en charge du foncier. Des anomalies analogues touchent des transactions privées et, ensemble, perturbent aussi le marché, en renforçant sa désorganisation et l’incertitude de nombre d’acquisitions foncières. Les affaires de ce type ont par exemple été nombreuses au Mali ces dernières années et les tentatives de remise en ordre ont toujours du mal à s’imposer face aux lobbyings politiques, partisans du statu quo et des passe-droits qu’il autorise. En outre, viennent parfois s’ajouter des tensions avec les occupants séculaires de terres ayant précédemment un statut rural et visées désormais par l’immobilier. En Côte d’Ivoire, ces conflits sont spécialement fréquents et tendus : des chefs  traditionnels ou des villageois bloquent ainsi, de Grand-Bassam à Angré ou ailleurs, par une occupation « musclée » et des actions en justice, des aménagements de terrains, même réalisés par les sociétés les plus crédibles de la place.  L’origine profonde de ces difficultés est double : absence d’un cadastre couvrant la totalité du territoire et précisant de manière incontestable les limites comme le propriétaire de chaque parcelle de celui-ci ; difficulté des Autorités à empêcher ou stopper ces revendications qui sont souvent du dilatoire et dont peuvent profiter des promoteurs peu scrupuleux.

Cette faiblesse des Etats se révèle encore à un autre niveau. Les quartiers centraux les plus anciens sont souvent mal viabilisés, parfois insalubres et emplis de logements de qualité médiocre. Le réaménagement ambitieux des centres-villes fournirait donc une excellente opportunité pour la réalisation de projets de grande ampleur, mêlant services et commerces modernes, sièges des grandes entreprises, administrations mais aussi immeubles de logements. Il serait ainsi possible de densifier l’utilisation de l’espace et de mieux rentabiliser les équipements publics de ces zones restructurées. Pourtant, ici encore, les blocages sont multiples. Les expropriations nécessaires se heurtent à de fortes résistances sociales, en partie liées aux difficultés d’indemnisation, ce qui gêle souvent de tels projets. Ceux qui sont réalisés, comme « Ouaga 2000 » au Burkina Faso, laissent peu de place aux habitations autres que celles de grand standing. Enfin, dans certains pays, la copropriété d’immeubles de logements ne s’inscrit pas encore dans les mœurs et conduit à la dégradation rapide des bâtiments concernés : au Mali par exemple, la loi sur la copropriété votée en  2001 n’a même encore jamais été appliquée. En conséquence, les villes s’étendent de manière démesurée, grevant les coûts de transport : à Bamako ou Cotonou, d’anciens faubourgs autonomes intègrent le périmètre de la ville-mère et deviennent des satellites-dortoirs où se développent commerces et services de proximité, tandis qu’Abidjan et Grand-Bassam se rejoignent peu à peu dans une vaste conurbation. Les projets de villes nouvelles, comme ceux de Diamniadio au Sénégal, pourraient être une alternative mais sont très longs à mettre en œuvre.

Enfin, le levier de la fiscalité foncière n’est guère utilisé pour corriger des dérives et encourager le secteur immobilier. Un premier handicap en la matière réside dans le caractère lacunaire des cadastres nationaux et les retards dans leur numérisation : une corrélation négative pourrait sans doute être vérifiée entre ces faiblesses et l’efficacité d’une politique nationale de l’habitat. Hors cet aspect, les droits à acquitter sont souvent peu incitatifs à la mise en valeur des terrains urbains. Au Mali, il n’existe ainsi aucune taxe foncière, aucune surtaxe pour les terrains inexploités et les droits de mutation sont particulièrement élevés, ce qui raréfie les transactions, favorise la hausse des prix et encourage les opérations frauduleuses. Dans toute la région, les taxes d’habitation sont minimes ou inexistantes et les loyers échappent souvent à l’impôt. En cédant ainsi au puissant lobby des propriétaires terriens, souvent proches du pouvoir, l’Etat se prive de ressources fiscales significatives mais aussi d’un instrument possible au service d’une stratégie de développement

Ainsi la question foncière, qui constitue le premier des trois piliers d’une politique de l’habitat, apparait-elle surtout semée d’embûches. Hausse effrénée des prix, mauvaise gestion des terrains publics, insécurité des transactions, lenteurs des immatriculations, politique fiscale erratique se cumulent pour faire de l’acquisition d’un site foncier ou d’une parcelle une opération coûteuse, dangereuse et lente, pour le promoteur comme pour l’acquéreur. Si ceux-ci passent cette étape, il leur restera à franchir celles, aussi délicates, d’une construction de qualité et du financement de celle-ci. (A SUIVRE)

Paul Derreumaux

Article publié le 03/11/2017

 

UEMOA : sale temps pour les banques ?

UEMOA : sale temps pour les banques ?

 

Les banques de l’Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ont vu quelques paramètres déterminants de leur activité  brutalement modifiés en ce début 2017.

Celles-ci étaient en effet devenues en quelques années des partenaires de premier plan dans le nouvel environnement mis en place pour le financement régional des besoins des Etats de l’Union en étant des souscripteurs essentiels dans les émissions d’emprunts obligataires publics. Au moins deux raisons expliquent cette situation. Ces titres publics offrent d’abord un rapport sécurité/rémunération de bon niveau : la signature des Etats garantit normalement l’absence de tout besoin de provision durant la vie de l’emprunt et donc de tout prélèvement sur la rentabilité ; les taux offerts, restés jusqu’ici entre 5,0% et 6,5%, sont en conséquence des taux nets et la défiscalisation de ces opérations conduit à un taux encore sensiblement supérieur en terme de contribution au bénéfice. La surveillance portée par les institutions du marché financier régional, tant dans l’émission de chaque emprunt que durant la vie de celui-ci, apporte un confort supplémentaire pour les détenteurs de ces actifs. En second lieu, la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) a décidé que les titres émis par les Etats et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) seraient tous éligibles au refinancement qu’elle peut apporter aux établissements bancaires, au même titre que les crédits bénéficiant d’un « accord de classement ». Or, ces accords de classement restent fort difficiles à obtenir, malgré quelques adoucissements apportés au fil du temps par l’Autorité monétaire : les critères comptables que doivent respecter les entreprises à qui sont attribués les concours sont en effet rigoureux au regard de l’environnement économique et des méthodes de fonctionnement de la quasi-totalité des entreprises de l’Union, et les accords de classement sont rares et peuvent aussi être brutalement supprimés au vu de mauvais résultats d’un exercice social.

Compte tenu de ces divers paramètres, les titres publics sont désormais pour les banques le support privilégié pour leurs éventuels refinancements mais aussi une composante croissante de leurs actifs. On note ainsi en 2016 que les titres publics représentent près de 30% des emplois bancaires et qu’ils croissent à un rythme nettement plus rapide que les concours à l’économie –respectivement 7,1% et 4,5% durant le premier semestre de l’année dernière-. Dans le même temps, les banques ont bénéficié de refinancements de la BCEAO pour un montant proche de leurs nouvelles souscriptions aux titres d’Etat. Les modalités de fonctionnement des deux guichets de refinancement ouverts par la BCEAO ont facilité cette évolution : le recours au guichet principal est certes resté réglementé et limité, mais la plus grande liberté de fonctionnement du guichet marginal et son coût modeste en ont fait un vecteur privilégié et les niveaux de son utilisation ont connu un grand développement. A fin juillet dernier, les refinancements basés sur ces titres dépassaient 3100 milliards de FCFA et donc la limite de 35% des recettes fiscales de l’UNION pour l’année 2014.

Deux décisions de la BCEAO de décembre 2016 ont brutalement remis en cause ces mécanismes : limitation des refinancements à 200% des fonds propres de l’établissement emprunteur, cette limite étant applicable dès fin juin 2017; relèvement significatif immédiat des taux pratiqués, surtout sur le guichet marginal, par ailleurs supprimé début avril 2017. Avec cette politique nouvelle, la Banque Centrale poursuit plusieurs  objectifs. Elle souhaite d’abord orienter davantage les banques vers les concours aux entreprises et ménages, en vue d’une contribution plus active au développement de l’économie régionale. Elle veut aussi encourager les banques à recourir  au marché interbancaire qui se développe insuffisamment à son gré et demeure surtout limité pour l’instant aux prêts à court ou très court terme, et entre établissements d’un même groupe.

Ces deux principales cibles ne sont pas aisées à atteindre. La confiance entre les banques est encore fragile et n’évoluera que lentement. La montée des risques de crédit freine par ailleurs les ardeurs des banques, notamment vis-à-vis de cibles difficiles comme les Petites et Moyennes entreprises (PME). En revanche, l’effet des mesures sur la participation des banques aux souscriptions de titres publics a été immédiat. Durant les quelques semaines qui ont suivi, les émissions de Bons et Obligations de quelques Trésors Publics n’ont pu être entièrement souscrites par des banques craignant pour leur liquidité. Les émissions suivantes ont en outre été marquées par des taux en hausse notable pour faciliter le placement des titres mis sur le marché. Pour rassurer les banques et lever les inquiétudes possibles de certains Etats quant au financement de leurs besoins de trésorerie, la BCEAO a pris rapidement deux autres mesures ; abaissement de 5% à 3% du coefficient de réserves obligatoires, libérant de la trésorerie à due concurrence ; augmentation massive du montant mis en adjudication de l’injection hebdomadaire de liquidités, de façon à réduire le recours au guichet de prêt marginal.

Il faudra sans doute quelque temps pour savoir si ces différentes dispositions permettent de retrouver un nouvel équilibre satisfaisant pour toutes les parties en jeu. Dans tous les cas, chaque acteur aura à réaliser de nouveaux efforts. Pour les Etats, le levier du marché régional obligataire, solution de plus en plus utilisée ces dernières années, sera sans doute moins aisé, ce qui imposera, pour ne pas retomber dans les excès d’endettement extérieur, des efforts accrus en matière d’impôts et de droits de douanes : les ratios « Recettes fiscales/ Produit Intérieur Brut » peinent en effet à atteindre le seuil souhaité de 20%, tant par suite de la structure présente des impôts que de l’efficacité de leurs recouvrements. Pour le secteur bancaire, actuellement déjà soumis dans la zone aux contraintes résultant du passage des normes de Bâle I à celles de Bâle III, il va s’agir de s’adapter aux nouvelles règles par l’identification de produits de substitution ou une augmentation supplémentaire des fonds propres. Il pourrait en résulter une baisse au moins provisoire de la rentabilité.

Alors, sale temps pour les banques ? Pas si sûr. Les réformes structurelles sont souvent indispensables pour ne pas tomber dans la facilité et pour fonder de nouveaux progrès. La fin des placements de trésorerie rémunérateurs offerts par la BCEAO dans les années 1990 n’a pas empêché, bien au contraire, les établissements bancaires de poursuivre leur expansion et de  gagner une santé florissante. Elle a en même temps fortement contribué à développer les crédits à l’économie et à renforcer le rôle des banques. Une nouvelle fenêtre d’opportunités peut ainsi déboucher des récents changements si certaines conditions sont réunies. La transformation des moyens de paiement devrait accroitre fortement les ressources drainées si les systèmes bancaires prennent bien leur part à la révolution digitale en cours. La multiplication tant souhaitée des PME et des crédits à l’habitat offre des possibilités immenses si les banques réussissent enfin à mettre au point des formules leur permettant une plus grande implication sans augmenter à l’excès les risques encourus. Une modération volontaire et provisoire des dividendes versés et un plus grand recours aux marchés financiers pour des augmentations de capital apporteraient les suppléments de ressources propres requis pour des investissements dans l’organisation, la modernisation, les gains en productivité permettant de mieux franchir de nouvelles étapes.

Comme dans l’art de la guerre, la meilleure défense des banques sera leur capacité de reprendre l’offensive. Elles en ont, ou peuvent trouver, les moyens financiers et peuvent s’appuyer sur une forte attente de leur clientèle et sur le soutien probable des Autorités politiques et administratives. Celles qui passeront le plus vite à l’acte dans ces mutations structurelles seront très certainement celles qui transformeront le mieux cette phase délicate en facteur de succès. 

Paul Derreumaux

Article publié le 28/04/2017

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

Rattrapage énergétique en Afrique : L’UEMOA en bonne position.

L’actualité a montré en 2016 un surcroît inhabituel d’investissements dans le secteur de l’énergie, notamment en Afrique de l’Ouest francophone. Le progrès varie cependant beaucoup selon les pays, surtout pour les énergies renouvelables, et les retards ne sont pas  comblés.

Le ton a été donné en mai 2016 en Zambie par une Assemblée de la Banque Africaine de Développement (BAD) ayant pour thème « Eclairer l’Afrique ». L’objectif était de mettre en évidence à la fois l’importance des efforts que l’institution panafricaine voulait consentir en faveur du secteur énergétique, mais aussi le bouillonnement des capacités d’innovations des initiatives privées sur le continent. Cette mobilisation de la BAD tombe au beau milieu d’annonces de création de nouvelles capacités énergétiques qui se sont multipliées depuis 2015 et sont une bonne nouvelle. L’énergie est en effet, dans toutes les régions d’Afrique subsaharienne, une des infrastructures qui a sans doute connu le moins de progrès dans les 10 dernières années, en comparaison avec les avancées notées dans les routes, les aéroports, les ports, les voiries urbaines et, surtout, les télécommunications. Seuls les adductions d’eau et les chemins de fer enregistrent des manques aussi criards et pénalisants. Au niveau global, quelques chiffres du début des années 2010 restent hélas d’actualité et  posent bien le débat : sur les quelque 95 milliards de USD d’investissements annuels en infrastructures requis pour la prochaine décennie, 44% concernent l’énergie et une majorité des 1,5 milliards d’individus non connectés à un réseau électrique habitent en Afrique.

Au moins trois raisons expliquent cette situation. D’abord, la correction des insuffisances énergétiques impose de traiter à la fois les problèmes de production, de distribution et de commercialisation : les blocages peuvent intervenir sur chaque plan et la mise à niveau est plus complexe à réaliser qu’en d’autres domaines. En second lieu, les choix à opérer sont plus variés que, par exemple, pour les infrastructures routières, et les décisions plus difficiles et donc plus longues à prendre. Enfin, l’impact négatif d’une énergie rare et chère a tardé à s’imposer comme une des explications possibles des difficultés du décollage économique.

Ce panorama d’ensemble vaut aussi pour l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Le pourcentage des personnes connectées dans la population totale s’échelonnait en 2010 de 60% en Côte d’Ivoire à 15% au Niger. Sans surprise, les grandes villes sont privilégiées tout comme les représentants des catégories socioprofessionnelles les plus favorisées et les ménages jeunes, mais, même pour ces groupes et ces zones, les retards sont très importants. Ailleurs, les manques sont souvent dramatiques. Face à ces graves lacunes, la période récente montre de réelles transformations dans l’Union.

Au sein de celle-ci, les annonces récentes d’investissements ont touché quasiment tous les pays de l’Union. Le Sénégal, longtemps frappé par de graves pénuries d’électricité, réalise de lourds investissements aussi bien en énergie thermique que dans le domaine solaire, et semble avoir tourné une page difficile: la Sénélec annonce ainsi un retour à l’équilibre financier et les tarifs d’électricité devraient être abaissés de 10% en 2017. Les nouvelles les plus significatives viennent cependant de la Côte d’Ivoire. Il est prévu que la capacité de production électrique du pays, de 2000 mégawatts (MW) en 2015, devrait passer à 4000 MW en 2020 et approcher les 6000 MW en 2030. Ce bond exceptionnel résultera d’investissements réalisés ici dans les différentes formes d’énergie : thermique, avec par exemple la centrale de Grand Bassam et une nouvelle extension de la Ciprel, des barrages hydroélectriques comme ceux de Soubré puis de Boutoubré, plusieurs unités de biomasse en projet dont celle d’Aboisso qui serait la plus importante d’Afrique. A côté de ces deux pays leaders, les investissements s’accélèrent aussi dans les autres pays. C’est le cas par exemple au Burkina Faso où sont lancées la construction d’importantes unités thermiques à l’Est de Ouagadougou et de plusieurs unités solaires à Kédougou, Kodeny et Pâ, dont certaines seront opérationnelles avant fin 2017 ; c’est également vrai  au Bénin où une centrale thermique de 400MWdevrait être édifiée en plusieurs tranches successives à Maria Gbéta.

Les centrales solaires apparaissent partout. C’est le cas notamment au Sénégal où plusieurs unités de moyenne importance – Bokhal, Malicounda – ont été lancées et seront opérationnelles avant fin 2018 : elles sont construites par des groupes différents et leurs performances pourront donc être comparées. Au Burkina Faso aussi, des investissements en cours pour près de 70 MW de production concernent l’énergie solaire. Même le Mali, malgré son environnement politico-économique difficile, a lancé une centrale solaire à Segou. Certes, la part relative de cette énergie reste très modeste et la région est très loin du Plan Energie du Maroc qui prévoit une part des énergies renouvelables, et notamment du solaire, à plus de 40% du total en 2020. Mais le mouvement est lancé et devrait s’amplifier.

Une autre nouveauté réside dans la diversification des modes de financement pour ces infrastructures énergétiques. Les prêts aux Etats sont toujours une modalité privilégiée et sont désormais accordés par un plus large éventail de bailleurs : institutions multilatérales et bilatérales des pays du Nord, mais aussi fonds arabes, BAD ou Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), Chine en particulier. On note cependant l’accroissement du nombre d’opérations financées sous forme de Partenariat Public Privé (PPP). L’urgence des projets, les marges de manœuvre réduites des Etats en termes de financement, la meilleure attractivité financière du continent sur les dix dernières années concourent à cette nouvelle approche. Les opérateurs prennent alors le risque financier de la construction et gèrent l’ouvrage sur une vingtaine d’années ou plus, de façon à récupérer leur mise, avant de restituer le barrage ou la centrale à l’Etat. Les nouvelles centrales solaires en exploitation ou le projet de Santrhiou-Mekhe au Sénégal, ou les trois grosses turbines à vapeur de Songon en Côte d’Ivoire ont par exemple suivi cette voie. Elle présente l’avantage de reporter la charge financière supportée par la puissance publique, mais suppose que l’investissement dégagera une bonne rentabilité financière et fiscale pour ne pas compromettre l’avenir.

On constate aussi que les investissements et initiatives prennent un plus large éventail de formes. L’approche centralisée, avec des investissements majeurs concernant tout un pays, reste dominante, avec les projets de plusieurs dizaines ou centaines de mégawatts qui changent brutalement la capacité de production nationale. Mais les projets décentralisés, visant une région, une ville, une industrie, progressent, encouragés par leur plus grande facilité de financement, de gestion et de mobilisation des populations cibles. De grands groupes internationaux s’y intéressent désormais, attirés par le meilleur impact des actions menées et la possibilité de reproduire ensuite ces opérations locales sur d’autres sites. Enfin, a l’autre bout de l’échelle, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) ou des « start-up » africaines ou étrangères profitent des nouvelles technologies pour révolutionner  l’environnement, comme dans le secteur de l’ « off-grid » qui fournit un accès à l’électricité aux ménages non raccordés à un réseau national. Ces nouvelles potentialités s’enrichissent d’ailleurs de modalités d’utilisation de plus en plus diversifiées, grâce à une coopération possible de ces start-up avec d’autres secteurs comme les banques ou les sociétés de télécommunications. La « start-up » sénégalaise Nadji-Bi s’engage résolument sur cette voie.

Une dernière originalité réside dans la place croissante des projets régionaux, associant plusieurs Etats, qui apparaissent à la fois dans la fourniture d’énergie comme dans sa distribution rationalisée. Le barrage de Manantali avait été précurseur en la matière, pour le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. Les interconnexions entre réseaux nationaux sont un autre exemple de ces investissements transfrontaliers, qui permettent des économies d’échelle et une meilleure utilisation des investissements réalisés. Grâce à ces investissements, la Cote d’Ivoire devrait ainsi être exportatrice nette d’électricité aussi bien au profit du Burkina Faso et du Mali que de pays côtiers allant du Libéria au Bénin.

Malgré leur importance, ces progrès sont encore notoirement insuffisants à plusieurs titres. Beaucoup d’installations sont anciennes, voire près de l’obsolescence, et souffrent d’un manque d’entretien : ceci explique les pannes ou arrêts fréquents, qui réduisent les capacités de production, et la réhabilitation totale de centrales longtemps arrêtées, comme celle du Cap des Biches au Sénégal, sont des évènements rares. En second lieu, les sociétés nationales assumant le développement et la gestion des réseaux d’électricité sont pour la plupart en mauvaise santé financière : leurs capacités d’investissement sont limitées ainsi que leur aptitude à servir au mieux la clientèle. De plus, les ressources financières publiques pour de nouvelles augmentations de capacité de production sont de plus en plus  insuffisantes ; les Etats doivent donc recourir à des financements de marché, qui sont chers et dont le coût variable entraîne de lourds risques sur le long terme. Enfin, les augmentations de l’offre d’énergie rencontrent maintenant une demande en forte progression sous l’effet simultané du fort accroissement démographique et de la croissance économique plus soutenue de la région.

L’effort doit donc être encore intensifié pour qu’il réponde aux besoins présents et d’un futur proche. Les énergies renouvelables, et surtout l’énergie solaire, pourraient permettre un bond en avant. En effet, l’Afrique est particulièrement bien placée sur ce plan, d’une part, et les coûts d’investissement correspondants ont beaucoup baissé ces dernières années, d’autre part. L’exemple du Chili montre que les progrès peuvent être rapides dès lors que les réglementations nationales sont ajustées pour réguler le marché d’une manière constructive: favoriser toutes les formes de production d’électricité, faciliter l’accès au marché des nouveaux producteurs, rationaliser la concurrence dans un sens favorable aux utilisateurs. Ce souci de l’efficacité et de la performance est souvent entravé sur le continent par la toute-puissance de la bureaucratie et la force de l’immobilisme. La transformation des mentalités et des approches sera donc aussi un moyen d’accélérer notre rattrapage énergétique.

Paul Derreumaux

Publié le 07/02/2017

L’intégration financière régionale en UEMOA : progrès et résistances

L’intégration financière régionale en UEMOA : progrès et résistances

L’intégration financière dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) a été d’abord impulsée par le secteur bancaire. Récemment, les évolutions ont été plus multiformes, moins linéaires et rencontrent diverses résistances. De nouvelles avancées sont possibles mais nécessiteront des mutations.

Une bonne intégration financière dans l’UEMOA peut servir trois principaux objectifs : assurer la meilleure homogénéité possible des systèmes financiers entre les pays de la zone ; faciliter l’application des politiques monétaires et financières régionales sur toute l’Union ; accroitre partout la croissance économique et son caractère inclusif pour tous les agents économiques. En la matière, la période 2000/2010 avait été surtout marquée par la montée en puissance et la transformation du secteur bancaire, redevenu dynamique et rentable après le séisme des années 1980, modernisé dans ses pratiques, plus imaginatif dans ses produits et services, appuyé sur des réseaux d’agences bien densifiés. De plus, ce secteur était profondément renouvelé dans ses acteurs : des groupes à capitaux privés régionaux, nés lors de cette crise systémique, avaient joué un rôle pionnier dans les mutations et progressivement tenu une place essentielle sur chaque place de l’Union. Face à ces deux données favorables, des faiblesses restaient encore recensées. En particulier, les composantes non bancaires du secteur financier demeuraient faibles, en dépit de premières améliorations, telles celles notées sur le marché financier régional. Enfin, l’environnement était toujours fragile en de nombreux domaines –taux débiteurs élevés, carences de la justice, fiscalités disparates, rareté des crédits interbancaires, formation des équipes à renforcer –,  générant autant de freinages.

Depuis 2010, de nouvelles tendances apparaissent, mettant en évidence quelques replis mais aussi de nouveaux moteurs d’intégration. Au niveau des acteurs, les mouvements dans le « tour de table » des principaux groupes depuis 2010 ont accentué la concentration du système bancaire régional mais ont surtout octroyé une place dominante aux banques à l’actionnariat majoritairement étranger à l’Union, inversant ainsi la tendance précédente. Ces groupes  détiennent maintenant à eux seuls plus de 50% des parts de marché de l’espace francophone de l’Ouest, situation inédite depuis longtemps. Ces changements ne sont pas sans effet. Des centres stratégiques importants sont ainsi redevenus extérieurs à l’UEMOA. Pour ces institutions, les liaisons « verticales », entre le siège et les filiales, priment désormais sur les liens « horizontaux » précédemment développés entre les établissements régionaux d’un même groupe, comme le montrent à la fois des montages de crédit ou des structures organisationnelles. Pour la Banque Centrale du Maroc (BCM), le poids des engagements subsahariens des trois principaux établissements marocains, qui représentent les deux tiers des bilans bancaires du pays, est en outre devenu un risque systémique : il entraine une surveillance rapprochée sur toute nouvelle décision d’extension géographique ou même de politique de crédit. Il en résulte pour les leaders du marché une  priorité donnée à la consolidation des structures en place, de préférence à des extensions, et une prise en compte privilégiée des contraintes fixées par les sociétés mères et leurs Autorités de contrôle. La poussée de l’intégration devient aujourd’hui le résultat essentiel des groupes bancaires « outsiders ». Suivant leurs devanciers, ceux-ci accélèrent la construction de leurs réseaux : trois groupes prennent place dans le club restreint de ceux qui rassemblent plus de 2% des actifs bancaires de l’Union et quelques autres suivent. Ainsi, la burkinabé Coris Bank, est présente désormais dans quatre pays et se demarque par sa capacité d’innovation. La remontée en puissance des institutions régionales reste donc envisageable à moyen terme. De nouvelles institutions comme le Fonds Financier Yeelen, impulsé par la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), pourraient servir de catalyseur à la mobilisation des moyens nécessaires.

La question  des moyens de paiement est sans doute le domaine où les transformations actuelles sont les plus profitables à l’intégration. A côté des circuits bancaires classiques, les sociétés de transfert rapide avaient été, malgré leur cherté, un premier vecteur d’inclusion financière pour les transferts internationaux de petit montant. La monétique a pris le relais : produit initialement élitiste monopolisé par les banques françaises, elle a été démocratisée sous l’impulsion des principales banques privées africaines, puis largement déployée dans l’espace régional, en particulier grâce au groupement GIM-UEMOA. Celui-ci a réduit les difficultés financières et techniques d’accès à ce service et, dix ans après sa création, englobe la quasi-totalité des banques de l’Union -108 sur 129 établissements agréés -, assure une grande interconnexion entre opérateurs et a fortement développé sa palette de produits. Avec l’apparition des cartes prépayées, les banques ont marqué un progrès supplémentaire en ouvrant les services monétiques aux personnes ne disposant pas de compte bancaire. L’introduction récente du « mobile banking »  se situe dans cette même lignée  d’innovations: Grâce à leur formidable expansion, les opérateurs de téléphonie mobile permettent à un large public encore exclu des systèmes bancaires d’effectuer des opérations de paiement basiques par la seule utilisation de leur téléphone. Le système, démarré en Côte d’Ivoire en 2009, est devenu en quelques années un produit courant aux multiples usages. Economique, sécurisé, facile d’accès, répondant à des  besoins prioritaires, il a été plébiscité. Selon la Commission Bancaire ; on compte en 2015 plus de 25 millions d’utilisateurs du paiement par mobile dans l’Union, pour près de 500 millions de transactions avoisinant 15% du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone. Devant l’importance de ce produit, la BCEAO a ajusté sa réglementation et ouvert la possibilité de création de sociétés spécialisées comme Emetteur  de Monnaie Electronique (EME). L’opérateur Orange a déjà utilisé cette possibilité mais il est vraisemblable que la même démarche sera suivie par d’autres sociétés de télécommunications. Le champ d’action de ces EME s’étend en permanence : des accords passés avec certaines banques permettent par exemple d’approvisionner directement le portemonnaie électronique à partir d’un compte bancaire tandis que les cartes prépayées des EME  autorisent leurs clients à sortir du numéraire d’un distributeur de banque. Ainsi se prépare sans doute une troisième génération de monnaie électronique qui sera caractérisée à la fois par une large interopérabilité entre les produits des divers acteurs, par une facilité accrue du passage d’une monnaie à l’autre et par un élargissement constant des secteurs utilisant cette nouvelle monnaie –assurances, crédit à la consommation, transferts internationaux -. Cette mutation profonde et rapide des moyens de paiement va renforcer considérablement l’inclusion financière, en haussant brutalement les taux de bancarisation.

Le troisième trait majeur de la période  est le développement significatif de quelques autres composantes du secteur financier : il constitue également un outil précieux pour l’intégration en apportant aux entreprises et aux ménages un éventail plus large de réponse à leurs besoins. Le plus marquant est celui du marché boursier. Sa progression, longtemps hésitante, s’est fortement accélérée depuis 2013. La hausse cumulée des capitalisations sur les trois exercices 2013-2015 a dépassé 70% et place la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) au 6ème rang des marchés financiers africains, tandis que 2016 voyait pour  la première fois l’entrée en bourse de quatre nouvelles sociétés. Six pays sont aujourd’hui présents sur la BRVM. Celle-ci a pris une nouvelle dimension, avec sa cotation quotidienne désormais en ligne, sa communication plus agressive, ses efforts de partenariat avec des places voisines, l’accroissement de ses transactions quotidiennes.. Une transformation majeure du même type pourrait s’opérer dans les assurances. Le secteur demeure jusqu’ici éparpillé entre de nombreuses compagnies, peu capitalisées et souvent à la limite de la rentabilité, et le poids financier du secteur reste infime – moins de 1% – au sein du PIB régional. La récente décision de l’organisme régional de contrôle, la CIMA, de multiplier par cinq le capital minimum des compagnies pour le porter à 5 milliards de FCFA devrait entrainer un profond renouveau et une grande revitalisation du secteur. La mise en œuvre de cette mesure, normalement génératrice de nombreuses concentrations, va cependant se heurter aux résistances à se regrouper des sociétés existantes et à l’étroitesse du marché actuel. Pour atteindre les objectifs visés, elle doit être accompagnée d’une meilleure adaptation aux besoins des produits offerts, et d’une transformation des canaux de distribution. Pour les autres composantes, les progrès sont plus lents à se concrétiser. En micro-finance, les acteurs grandissent et se multiplient mais manquent souvent de fonds propres et gardent un périmètre d’action purement national, voire local. Quelques groupes, tels Microcred, commencent cependant à construire un réseau pluri-national et pourraient suivre une approche plus intégrée, propice à l’harmonisation des environnements financiers. Pour les fonds d’investissement, la société Cauris, née en 1996, a longtemps été seule présente dans l’Union et ses participations ont avant tout concerné des sociétés de bonne importance. De nouvelles institutions de cette catégorie s’implantent pourtant peu à peu et diversifient leurs cibles. L’initiative la plus récente de  la société IPDEV2 vise même le créneau des micro-entreprises et la création en 10 ans de 50 nouvelles entreprises dans chacun de ses pays d’implantation.

Malgré les progrès réalisés, le chemin à parcourir reste long et nécessite une action conjuguée à au moins trois niveaux.

Le premier est celui des acteurs financiers eux-mêmes. Il s’agit d’abord de renforcer encore massivement la pénétration des institutions financières dans les économies de chaque pays. Les créations par les banques de points de vente supplémentaires produisent leurs effets, mais, en raison de la lourdeur des investissements requis, l’évolution est trop lente face aux retards et à la poussée démographique. La nouvelle concurrence de la monnaie électronique favorise l’accélération de cette bancarisation, sous une nouvelle forme, mais les possibilités ouvertes aux titulaires de ces comptes « virtuels » ne couvrent pas encore toute la palette des produits financiers. Les deux mouvements doivent donc se poursuivre simultanément et les passages possibles entre ces deux circuits se multiplier. Une deuxième obligation est que les banques s’engagent plus profondément dans la révolution de la digitalisation. Leur grande réticence jusqu’à une période récente explique en partie le succès du « mobile banking » et l’avance technique et commerciale prise par les opérateurs téléphoniques. Dans les dernières années, seule la Société Générale apparait avoir retenu cette approche comme un de ses axes stratégiques pour la clientèle de particuliers, tandis que les banques africaines sont restées plus attentistes, à l’opposé de leur politique des deux décennies précédentes. Il est donc impératif que toutes les institutions bancaires s’approprient d’urgence ces nouvelles technologies pour résister à la concurrence musclée des sociétés de télécommunications, et inventent la « banque africaine du XXIème siècle ». Celle-ci concernera aussi bien la réalisation des opérations que les points de contact avec la clientèle ou la politique commerciale : elle sera plus proche, plus facile à comprendre, moins coûteuse, mais aussi plus sûre. Une bonne intégration financière suppose aussi que les flux financiers interbancaires s’intensifient. Ceux-ci restent rares, hormis à l’intérieur d’un même groupe, illustrant la méfiance des institutions entre elles et l’étroitesse d’un marché monétaire manquant d’instruments et d’organisation. Une amélioration de ces divers aspects augmenterait les possibilités de mobilisation de ressources dans l’Union. Les acteurs portent aussi une quatrième responsabilité : celle d’accroître les concours à des secteurs encore délaissés, en imaginant les solutions répondant aux besoins comme aux capacités des bénéficiaires, et aux exigences légitimes de maîtrise des risques: les Petites et Moyennes Entreprises(PME) et l’habitat sont les exemples les plus connus de ces créneaux peu favorisés. Le dernier est aussi lourdement pénalisé par le maintien de taux d’intérêt élevés, spécialement pénalisants pour les crédits à long terme nécessaires à l’immobilier. Ici encore, la baisse des taux est engagée, mais encore insuffisante et inégale selon les pays, ce qui ralentit l’intégration.

Le deuxième niveau relève de la responsabilité des Autorités et s’observe sous plusieurs angles. Pour la fiscalité par exemple, il est remarquable que les décisions prises au plan régional et destinées à encourager l’épargne et les marchés de capitaux soient rendues applicables avec autant de retard, voire encore laissées en attente, dans les législations de certains membres de l’Union : l’adoucissement de la taxation sur l’épargne longue, les avantages accordés aux sociétés cotées, la loi nouvelle sur les établissements d’investissement à revenu fixe ou variable, les dispositions spécifiques aux relations entre « sociétés mère-fille » en sont quelques illustrations. Ces décalages freinent des avancées notables, comme si les Etats n’appréhendaient pas les impacts positifs en résultant pour la modernisation et le dynamisme de leur économie. Les politiques publiques pourraient aussi être utilisées pour stimuler la consolidation de champions financiers régionaux. Même si ceux-ci naissent avant tout des forces naturelles du marché, les politiques des Autorités sont déterminantes pour assurer leur pérennité. Ainsi, l’application à bref délai des normes de Bâle III et de ratios prudentiels plus contraignants jouerait un rôle crucial pour le renforcement des institutions bancaires et leur meilleure résistance face aux risques croissants. La mise au point effective de mécanismes de « résolution » offrant une protection plus efficace des déposants et une meilleure sécurité des opérations en cas de crise bancaire consoliderait aussi tout le système financier régional. De même, une plus grande utilisation par les Etats de la BRVM pour la privatisation d’entreprises publiques ou la cession de leurs participations dans des sociétés privées renforcerait le poids du marché financier régional et sa liquidité. Un troisième vecteur d’intégration réside dans la qualité, la continuité et la cohérence des politiques de convergence économique : plus celles-ci seront pertinentes et suivies avec détermination par chaque Etat, plus les institutions financières des pays de l’Union seront placées dans des contextes analogues qui les inciteront à des orientations stratégiques similaires. L’existence d’une politique monétaire commune a déjà montré les effets favorables d’une telle unicité. Des progrès dans la rapprochement des politiques budgétaires, sociales, environnementales auront les mêmes résultats, qui se renforceront progressivement les uns les autres. Enfin, les Autorités régionales et/ou nationales peuvent impulser elles-mêmes dans toute l’Union les secteurs qui leur paraissent prioritaires. La création, sous l’égide de la BOAD, de la Caisse Régionale de Refinancement Hypothécaire (CRRH) apporte ainsi aux banques des refinancements à long terme qui encouragent le financement de l’habitat. L’apparition dans plusieurs pays de Fonds de Garantie pour les PME apporte des fonds propres ou des cofinancements à cette composante essentielle du système économique régional.

L’évolution positive de l’environnement serait aussi un troisième facteur décisif d’intégration. L’accroissement généralisé de la place du secteur privé et son rôle décisif dans la croissance et l’innovation en sont la meilleure preuve. Toutefois, beaucoup reste à faire. Dans la facilité de création et de fonctionnement des sociétés, dans leur accès dans de bonnes conditions aux financements, dans les conditions d’attribution des marchés, dans les contraintes foncières, les indicateurs du « Doing Business » montrent la diversité des situations selon les Etats et la vitesse variable des progrès. Par ailleurs, alors que les innovations offrent de plus en plus de « sauts technologiques » permettant aux pays en retard de rattraper les pays plus avancés avec un coût limité, les appuis publics financiers ou de formation sont rarement disponibles alors que le dynamisme et la soif de réussite de la jeunesse africaine sont au rendez-vous. L’exemple type est celui de la « fracture numérique » : faute dans certains pays de matériels appropriés, de formateurs disponibles, et surtout de volonté politique, les nations de l’UEMOA, et leurs habitants, risquent d’être dans des positions inégales devant les progrès possibles nés de l’automatisation de certains travaux et du traitement de nombreuses opérations. Mais la remarque vaut aussi pour beaucoup d’autres aspects, allant de la recherche agronomique aux services de santé, où le défaut d’encouragement et de vulgarisation de l’innovation maintient des économies et des populations hors de la modernité. Sur un autre plan, l’obligation qui serait faite d’associer, même pour une part minime, les banques locales aux financements de grande envergure, pour des projets nationaux ou régionaux, aurait très certainement un effet bénéfique pour l’intégration financière et le renforcement de l’expérience des institutions bancaires locales.

Si le rôle moteur des banques dans l’intégration financière régionale tend à marquer une pause, les relais existent donc pour réaliser de nouveaux progrès. Ceux-ci devraient conduire en même temps à un renforcement du poids des crédits au secteur privé dans le PIB Régional : avec un taux moyen présentement inférieur à 30%, tout accroissement de ce pourcentage aurait un important effet induit potentiel sur le développement économique de l’Union. Il reste à ne pas oublier que les systèmes financiers puissants et de qualité sont une condition nécessaire de la croissance, mais pas une condition suffisante pour l’obtention de celle-ci.

Paul Derreumaux

Vive le FCFA?

Vive le FCFA ?

Comme chaque année, à l’approche des réunions de la zone Franc, les procès contre le FCFA fleurissent. Pourtant, cette monnaie commune plus que soixantenaire ne porte pas toutes les responsabilités négatives dont on l’accable. 

Il y a en réalité deux zones CFA –en mettant à part le cas particulier des Comores- et, dans chaque zone, de l’Ouest comme du Centre, la question globale en englobe trois sous-jacentes : celle de la fixité du lien entre le FCFA et l’Euro, celle de la liberté des changes à l’intérieur de la zone concernée, celle de la gestion du compte d’opérations de la zone. Les anti-CFA s’en prennent indifféremment à une ou plusieurs des caractéristiques de la zone en essayant de démontrer les inconvénients qui en résultent. Leur combat semble erroné à deux points de vue : d’abord, le FCFA n’a pas que les handicaps qu’on lui prête si exclusivement ; surtout, les variables monétaires ne sont pas le déterminant premier de la croissance économique.

Si certains inconvénients du FCFA sont réels, il ne faut pas en revanche imputer au système monétaire de la zone franc des pêchés qu’il ne mérite pas. Sur ce point, quatre exemples au moins méritent l’attention.

D’abord, la fixité de la parité avec l’Euro ne signifie pas son immuabilité comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, intervenue pour corriger une parité devenue intenable. Certes, le changement fut brutal, et hélas douloureux pour les populations les plus vulnérables et certaines entreprises importatrices, en raison d’une attente trop longue pour cet ajustement. Mais il a montré que le changement était possible, et utile, sans que soient remises en cause ni la fixité du lien monétaire avec l’Euro, ni l’intégration entre pays d’une même zone. Ce dernier aspect est en effet capital pour le développement futur de l’Afrique. L’approfondissement d’espaces régionaux solides est unanimement admis comme une condition sine qua non de l’émergence économique attendue. Il impose en revanche que les politiques adéquates soient menées pour protéger les secteurs d’activité naissants, pour empêcher les importations frauduleuses, pour éviter les obstacles intra-régionaux non tarifaires, pour faciliter les financements des entreprises innovantes. Ces conditions n’ont rien de monétaire et leur absence condamne la réussite de toute politique industrielle, parité fixe ou non.

La fixité n’est pas non plus nécessairement exclusive de modifications quant à la base de référence. Le rattachement du FCFA à un panier de devises pourrait ainsi avoir un effet stabilisateur en élargissant cette base de référence, même si la structure actuelle de nos échanges commerciaux donnerait une prépondérance de l’Euro dans cette nouvelle devise, qui ne l’éloignerait pour l’instant que modérément du FCFA actuel. Aucune disposition, heureusement, n’interdit aux chefs d’Etats africains de la zone Franc de préparer une telle alternative. Une monnaie commune « autonome » est d’ailleurs à l’étude depuis plus de vingt ans dans la Communauté Economique Des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sans progrès notables et avec une échéance de mise au point qui recule chaque année : la domination du Nigéria, et les craintes que cela implique, sont la cause majeure de ce qu’il faut bien appeler jusqu’ici un échec. La fixation des caractéristiques d’une monnaie pose en effet de nombreux et délicats problèmes qui rendent difficile sa création comme le montre aussi l’exemple de l’East African Community ( EAC): malgré le succès commercial de celle-ci et le bon niveau d’intégration des économies qui la composent, les progrès de la création d’une monnaie commune sont fort lents.

La liberté des changes à l’intérieur de la zone FCFA est également souvent présentée comme un avantage exorbitant des entreprises françaises pour leurs investissements et leurs opérations courantes dans les pays africains de la zone, d’un côté, et un encouragement à la fuite des capitaux africains et une incitation à ne pas investir localement dans les activités productives, de l’autre. Cette « liberté » est d’ailleurs loin d’être totale dans les faits. Les transferts directs entre les deux parties de la zone FCFA sont ainsi particulièrement difficiles et la plupart des transactions de ce type passent par la France qui fait la conversion entre les « Francs » de l’Ouest et ceux du Centre. En même temps, les transferts d’un pays africain vers la France font l’objet de nombreuses demandes de justificatifs par les Autorités monétaires, qui ralentissent les transactions, sont pénalisantes pour les entreprises et interpellent quant à la signification de la liberté de change.  Hors ces « restrictions », les risques soulignés sont certains mais non automatiques pour ce qui concerne le côté africain: leur concrétisation dépend avant tout de la volonté politique des dirigeants et des politiques suivies par les Etats concernés. La zone Franc n’empêche pas la Cote d’Ivoire de conduire actuellement des avancées importantes dans la transformation de ses matières premières agricoles et il n’est pas certain que l’absence du FCFA permettrait que le Mali en fasse autant pour retrouver son rôle de « grenier de l’Afrique ».

Dernière cible des critiques, le compte d’opérations où sont bloquées une partie des réserves en devises de la zone. Pour les détracteurs, le pourcentage immobilisé est considéré comme trop élevé et, contraintes de financement oblige, il est jugé que ces fonds devraient plutôt être mis à la disposition des Etats africains qui en feraient meilleur usage. Ici encore, les arguments sont au moins discutables. Outre qu’il est logique que la garantie de convertibilité s’appuie sur une contrepartie, il est à souligner que le pourcentage contesté n’est pas immuable et a d’ailleurs déjà été modifié. Encore faut-il, pour de nouveaux changements, que les demandeurs disposent d’un dossier solide et en débattent dans les instances compétentes. De plus, les chiffres concernés sont sans commune mesure avec les besoins effectifs des Etats : ainsi, pour la partie Ouest, 50% des réserves actuelles de la BCEAO ne représentent environ que l’endettement supplémentaire des Etats pour une seule année.

Quels que soient ses avantages et ses inconvénients, le FCFA ne peut de toute façon être considéré comme responsable d’une incapacité irrémédiable de la zone franc à atteindre un rythme de développement économique analogue à celui des pays subsahariens qui suivent un autre régime de changes.

Sur le long terme, aucun pays subsaharien n’a suivi une trajectoire de croissance montrant que son système monétaire est sans conteste meilleur que tous les autres. Les performances respectives sont en effet surtout variables selon les conjonctures internationales rencontrées et les politiques intérieures. Même dans la période qui a précédé la dévaluation du FCFA, les pays à taux de change variable ont été durement frappés par la détérioration des termes de l’échange et une baisse du Produit Intérieur Brut (PIB). Selon les périodes de comparaison retenues, les résultats sont d’ailleurs différents et mettent en évidence cette influence prédominante d’autres facteurs. Ainsi, sur les quinze dernières années, le Kenya n’a pris le pas sur la Cote d’Ivoire que pendant une courte période pour le PIB par tête, et l’Union Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) connait depuis trois ans une progression de son PIB supérieure à celle de la plupart des autres régions d’Afrique subsaharienne, particulièrement en 2016. Dans le même temps, et malgré ce même FCFA, l’Afrique Centrale francophone subit pleinement les effets négatifs combinés de la crise pétrolière, de structures économiques peu diversifiées et d’errances politiques, rejoignant ainsi le Nigéria qui est pourtant hors de la zone franc.

Les déterminants du développement économique peuvent être regroupés autour de  trois principales composantes connectées. La première réside dans les données naturelles du pays, allant de la position géographique aux dotations en richesses naturelles en passant par la vitalité démographique. La deuxième est la qualité des politiques économiques mettant au mieux en valeur ces données naturelles : ces politiques concernent aussi bien l’environnement juridique que, entre autres, les ressources humaines, la promotion du secteur privé ou la fiscalité, et elles sont toutes fonction de la qualité du leadership qui les définit et, surtout, les transforme en programmes d’actions adaptés à sa vision à long terme de l’espace national. La troisième est basée sur l’articulation optimale du pays avec le reste du monde, et donc sur sa capacité à faire de son environnement international un atout plutôt qu’un handicap. Le « jeu » consiste  à exploiter au mieux la première composante grâce à deux autres.

La monnaie peut être rangée dans la dernière catégorie au même titre que le degré d’isolement ou d’intégration du pays dans un ensemble régional. Elle est donc un facilitateur de croissance ou un élément de freinage parmi d’autres mais ne peut en aucun cas être à elle seule la cause d’un immobilisme de long terme. Ainsi les retards considérables en République Démocratique du Congo (RDC) ou au Zimbabwe ont bien d’autres causes que leurs dérives monétaires respectives et la correction de celles-ci par la « dollarisation » de leur économie n’a pas supprimé tous les autres maux. A contrario, la stabilité apportée par le FCFA était une base favorable mais pas une condition suffisante pour accélérer automatiquement dans chaque partie de la zone Franc la convergence des politiques économiques et fiscales et la création d’industries de substitution aux importations. La politique de réduction à tout-va des barrières douanières imposée par la banque Mondiale et les inerties des dirigeants ont sans doute davantage que le FCFA détruit les industries naissantes d’Afrique francophone.

Le FCFA n’est ainsi ni une panacée ni un repoussoir. En revanche, l’importance des chocs pouvant résulter de décisions prises sur les monnaies impose de traiter ces questions avec toute la prudence requise. En la matière, les exemples fourmillent des risques que peut générer l’arme monétaire, de l’Europe à l’Argentine en passant par la Chine, et doivent nous inciter à l’humilité. Les progrès dans le développement réalisés dans certaines parties de la zone franc sur les 15 dernières années peuvent conduire à des réflexions sur une amélioration du système en place. La réussite de tout changement d’ordre monétaire sera cependant subordonnée à la mise en œuvre de politiques « réelles » permettant d’exploiter au mieux le nouveau cadre qui serait adopté. Propositions de changement et mesures d’accompagnement sont avant tout de la responsabilité des Dirigeants africains. Hors la volonté de ceux-ci, l’immobilisme a de beaux jours devant lui.

Paul Derreumaux

Article publié le 10/10/2016

Systèmes bancaires africains : des signaux contradictoires ?

Systèmes bancaires africains : des signaux contradictoires ?

 

Dans les systèmes bancaires d’Afrique, quatre éléments dominaient les années 2014 et 2015 : coup de frein de l’expansion géographique des leaders ; vive poussée de quelques « outsiders » ; arrivée de nouveaux grands acteurs étrangers – Qatar National Bank (QNB) dans la holding d’Ecobank ; Banque Nationale du Canada (BNC) dans le groupe NSIA – ; renforcement de la réglementation et de la surveillance des Autorités monétaires.

En ce début 2016, les deux premières caractéristiques sont toujours d’actualité.

Les principaux groupes bancaires africains qui ont signé l’expansion des dernières décennies sont presqu’à l’arrêt dans l’évolution de leur périmètre: les nigérians avec la fragilité qu’ils connaissent par suite de la baisse considérable des prix du pétrole et du repli général des activités qui en résulte ; les marocains sous la pression qu’ils subissent de leur banque centrale en raison du poids systémique de leurs investissements subsahariens et des risques qu’ils entraînent. Il est probable que la situation restera inchangée pour ces banques tout au long de l’année en cours. Les cours du brut ne remontent que lentement et sont encore fort défavorables aux pays exportateurs tandis que les grandes incertitudes pesant sur l’économie mondiale laissent craindre, pour la première fois depuis longtemps, un ralentissement de la croissance africaine. Pour ces groupes dominants, le mot d’ordre reste donc avant tout pour 2016 celui d’une poursuite de la consolidation, qui permette à la fois un meilleure contrôle des filiales existantes et une hausse de la rentabilité, à l’image de 2015.

Derrière, les principaux concurrents gardent une allure conquérante. Pour les groupes africains, deux banques se détachent par leur dynamisme: BGFI Bank pour l’Afrique Centrale ; Coris Bank du Burkina Faso pour la partie Ouest. Cette dernière continue à étendre rapidement son réseau dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) : après la Côte d’Ivoire, le Togo et le Mali, c’est le Sénégal et le Bénin qui devraient accueillir une filiale de la banque burkinabé qui propose aussi depuis peu des produits financiers islamiques, rares dans cette zone. La première met de plus en plus l’accent sur l’Afrique de l’Ouest et ses 10 implantations couvrent désormais la plupart des pays subsahariens francophones, du Sénégal à Madagascar. Avec les années qui passent et un champ d’action qui grandit, les questions posées sur la solidité de ces deux groupes se sont estompées au profit du constat de leur développement et de leurs bons résultats. Il leur reste à donner toutes les preuves de leur capacité à accroitre leurs structures à plus long terme, quitte à nouer des alliances nécessaires avec de nouveaux partenaires. Pour les groupes étrangers, la Société Générale, devenue outsider en zone francophone, demeure une des plus offensives comme le montre sa prise de participation majoritaire fin 2015 dans une banque au Mozambique. Elle met aussi un accent accru sur l’innovation et la diversification de ses services, tant vis à vis des entreprises au sein de ses grandes implantations régionales, que pour les particuliers en lançant par exemple une application autonome de « mobile banking » dans l’UEMOA. Ces groupes en progression incontestable maintiennent une vive pression pour une prééminence future, et cette concurrence contribue à augmenter les actions menées au service du public.

L’entrée en Afrique subsaharienne de nouveaux grands acteurs étrangers, autre évolution majeure de l’année écoulée, apparait au contraire plus incertaine cette année. Les arguments favorables sont en effet sérieusement balancés par plusieurs inquiétudes. D’abord, les deux précédentes grandes opérations d’investissement extérieur n’ont pas encore démontré leur réussite. La QNB est entrée dans un groupe Ecobank chahuté par le fort ralentissement des activités et les nouvelles contraintes réglementaires du Nigéria, où le groupe concentre plus de 40% de son Produit Net Bancaire (PNB), mais aussi par une profonde crise interne de management qui n’a pu que compromettre la sérénité des équipes. La prise de participation de la sixième banque canadienne dans la holding de NSIA, toute récente, doit être testée au quotidien pendant une période minimale pour montrer si elle génère tout l’apport escompté, surtout dans la partie bancaire de ce groupe hybride. Ensuite, les perspectives de l’Afrique subsaharienne dans son ensemble sont, pour la première fois depuis quelques années, moins favorables à court terme : le ralentissement économique de la Chine, partenaire de premier plan de l’Afrique, la forte chute des prix des matières premières qui dominent encore l’économie du continent, la montée des incertitudes économiques, monétaires et politiques au plan mondial réduisent l’appétit des investisseurs. Face à ces difficultés, les secteurs bancaires africains restent en revanche fort rentables et donc attractifs, et nombre de pays gardent un trend de croissance élevé, notamment les pays importateurs de pétrole, à l’image de la Cote d’Ivoire qui entraîne avec elle toute l’UEMOA. Devant ces données variées, les grandes opérations d’investissement sont étudiées avec plus de circonspection. Le remplacement du fonds EMP comme actionnaire principal du groupe Orabank, la privatisation de quelques banques ivoiriennes, la cession de la banque CBC en Afrique Centrale risquent ainsi d’enregistrer des retards, ralentissant d’autant les restructurations capitalistiques concernées.

Surtout, l’annonce faite par Barclays d’un retrait de la zone subsaharienne arrive comme un séisme. Le groupe anglais avait pourtant mené depuis 2014 une profonde réorganisation de son dispositif africain, présentement un des réseaux les plus puissants et les plus performants du continent, qui ressemblait fort à la préparation d’une expansion de grande ampleur. Sa décision de repli total est sans doute partiellement provoquée par l’analyse comparative coût/rentabilité des implantations mondiales au vu des nouvelles règles prudentielles européennes, mais résulte surtout de causes extérieures à l’Afrique. Elle prend de toute façon le milieu bancaire africain à contrepied et n’est pas une bonne nouvelle pour le continent. L’annonce immédiate du leader du groupe Atlas Mara – ancien de Barclays – de susciter une reprise globale de ce réseau est également surprenante : si elle n’est pas un effet d’annonce, elle serait sans doute menée selon une approche plus financière qu’industrielle, qui caractérise ce jeune conglomérat, ce qui n’est probablement pas ce dont l’Afrique a le plus besoin. Mais d’autres marques d’intérêt se manifestent déjà et promettent une bataille de grande envergure.

Une autre interrogation pourrait concerner la position des Autorités monétaires et de supervision. Globalement, la tendance est claire et irréversible : le durcissement des conditions d’accès  à la profession bancaire et de  fonctionnement de celle-ci est la règle dans tous les pays, dans le sillage de ce qu’on observe dans le monde avec la généralisation progressive de « Bâle III ». Les modalités peuvent être diverses : forte augmentation du capital minimum des banques comme dans l’UEMOA ; ratios prudentiels plus rigoureux comme au Kenya. Le rythme des réformes varie aussi en fonction de la situation actuelle et des méthodes de management des Autorités. Mais le mouvement est unanime.

Pourtant, on note curieusement qu’apparaissent encore des établissements dont les caractéristiques surprennent. Dans l’UEMOA, on pourrait ainsi citer la Banque de Dakar qui s’est installée sur la place sénégalaise, la plus compétitive de toute l’Union, avec une ambition centrée sur les marchés financiers et les montages de grands projets, ou les deux dernières entités agréées au Bénin avec des visées apparemment voisines. Ces établissements récemment agréés présentent des actionnariats difficiles à cerner, voire inconnus du public. Leurs objectifs centrés sur la banque d’investissement paraissent peu réalistes en raison de leur non-intégration dans de puissants groupes financiers capables de jouer un rôle de catalyseur. Leur apport en matière de bancarisation du public semble très réduit alors que cette question est plus que jamais une priorité dans cette région francophone. Ailleurs sur le continent, quelques situations analogues se recensent également, comme en Afrique centrale francophone, où subsistent des entités à l’actionnariat parfois opaque, ou en Afrique de l’Est, où les efforts pour l’accroissement du capital minimal se heurtent à une forte résistance des nombreuses banques nationales privées. Il est vrai que le renouveau du système bancaire subsaharien dans les années 1990 est né de  banques privées locales dotées de faibles moyens qui sont parfois devenues des géants africains. Mais les temps ont changé et l’environnement n’autorise plus guère l’émergence des expériences isolées comme ce fut le cas il y a trois décennies. Une clarification de ces cas désormais exceptionnels s’effectuera nécessairement à terme, dans le sens de l’orientation la plus intransigeante, conformément aux transformations générales de la profession, et entraînera la disparition des banques qui ne respecteraient pas le cadre fixé. Mais du temps aura été perdu alors que l’urgence s’impose à ce secteur comme à tous les autres en Afrique.

L’année 2016 risque ainsi d’être plus hésitante que les précédentes quant au renforcement du système bancaire subsaharien. De bons résultats dégagés par la majorité des établissements sur 2015 et des tendances macroéconomiques de 2016 montrant la capacité de résilience d’une large partie des pays du continent devraient renforcer l’influence des facteurs positifs des dernières années et la consolidation de la profession. Dans ce cas contraire, un coup d’arrêt momentané à celle-ci pourrait être constaté.

Dans tous les cas, d’autres mouvements de fonds se poursuivent et préparent de futures disparités. L’un d’eux concerne la révolution des nouveaux moyens de paiement, qui s’accélère. Les initiatives des acteurs non-bancaires se multiplient et conquièrent de plus en plus d’indépendance, tandis que de nombreuses banques ne s’intéressent encore que marginalement à ces nouveautés : ces établissements risquent à terme un effritement important de ce pan de leurs activités et, indirectement, une autonomie réduite sur d’autres plans. Un second  a trait au financement des petites entreprises et des nouveaux secteurs en expansion : les banques sont jusqu’ici mal outillées pour répondre aux besoins de ces sociétés alors que celles-ci auront une place croissante avec les nouvelles technologies et l’attention prioritaire qui sera de plus en plus donnée à la question de l’emploi. Elles vont donc être soumises à une concurrence accrue de la part de compagnies de micro-finance ou de « crowdfunding ». Les années à venir promettent bien leurs champs de surprises et de progrès.

Paul Derreumaux

Article publié en mai 2016

UEMOA et CEMAC

UEMOA et CEMAC : Lointains cousins plutôt que frères jumeaux ?

 

Malgré un parallélisme dans la construction des deux blocs, les différences entre ceux-ci pourraient bientôt l’emporter sur leurs ressemblances.

On pourrait croire à première vue que les deux parties de la zone franc – Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), d’un côté, et Communauté Economique et Monétaire des Etats d’Afrique Centrale (CEMAC), de l’autre –  sont les composantes symétriques d’un même ensemble. Il est vrai que ces deux zones partagent au moins trois caractéristiques essentielles : la langue officielle, la valeur de leur monnaie et des structures d’intégration régionale d’apparence fort semblable. Pourtant, les aspects qui les différencient sont nombreux, et sans doute plus importants que leurs ressemblances.

Deux données naturelles les opposent d’abord. Au plan démographique, les 8 pays d’Afrique de l’Ouest francophone sont bien plus peuplés que les 6 d’Afrique Centrale – respectivement 102 et 45 millions d’habitants en 2013 – et, dans cette dernière, quatre pays comptent encore chacun à cette date moins de 5 millions d’habitants. Ce grand écart devrait d’ailleurs s’accentuer puisque l’Ouest progresse plus vite : les dernières prévisions conduisent à 266 et 112 millions de personnes pour chacun des deux blocs à l’horizon 2050. L’Afrique Centrale est en revanche nettement mieux lotie, jusqu’ici, en richesses minières, pétrolières, et forestières. Ces atouts l’ont avantagée dans les années 2000/2014 : la forte croissance africaine s’appuyait alors en bonne partie sur le développement rapide de la Chine et sur ses effets positifs sur la demande de matières premières, ce qui a généré un cycle long de hausse des prix des produits de base. Tous les pays de la CEMAC, mis à part la Centrafrique, en ont profité et ont obtenu sur cette période des taux de progression du Produit Intérieur Brut (PIB) élevés en moyenne. La petite Guinée Equatoriale a été un moment comparée à un Emirat pétrolier.

Une troisième différence majeure semble de plus en plus affirmée: celle de la gouvernance politico-économique, comme en témoignent deux indicateurs. Au plan politique, le fonctionnement des institutions et le renouvellement des dirigeants s’inscrivent progressivement en Afrique de l’Ouest dans le respect des règles fixées. Les soubresauts sont certes encore nombreux : ils ont touché la majorité des pays de la zone dans la dernière décennie, parfois avec violence -coups d’Etat ou même guerre civile-, à l’occasion envenimés par un terrorisme de plus en plus menaçant. Pourtant, les périodes « hors normes » durent de moins en moins longtemps et les élections présidentielles des six derniers mois se sont déroulées sans effusion de sang et, pour la plupart, de manière transparente. En Afrique Centrale au contraire, le mouvement est plus indécis et les constitutions solennellement adoptées sont encore trop facilement remises en question au risque de troubles graves. En matière économique, les intégrations régionales, en théorie parallèles dans les deux zones, recouvrent des réalités éloignées. A l’Ouest, les progrès sont sensibles même s’ils sont encore beaucoup trop lents, et les retours en arrière restent rares. Au Centre, les égos des dirigeants et les priorités nationales prennent le pas sur les actions communes et sur la volonté de constitution d’un espace régional suffisamment puissant et donc crédible. L’incapacité à empêcher la déflagration en Centrafrique avant l’arrivée des troupes internationales et le maintien jusqu’à ce jour de deux bourses mobilières dans la région, dont aucune n’est viable, figurent parmi les exemples les plus criards de ces « ratés ».

La longue période faste des cours des minerais et du pétrole, jointe à une venue en force des financements internationaux en Afrique, constituait sans doute une occasion unique pour les Etats d’Afrique Centrale de réaliser les transformations structurelles visant en particulier à accroître leur diversification sectorielle, et donc à réduire leur dépendance vis-à-vis de marchés internationaux qu’ils ne maîtrisent pas, La faible population des pays les plus favorisés facilitait en outre pendant ce temps la conduite de politiques vigoureuses d’inclusion économique et sociale. Ces objectifs n’ont pas reçu les priorités escomptées.  En conséquence, les structures économiques des pays de cette zone sont restées jusqu’ici particulièrement concentrées sur l’exploitation et l’exportation maximales de quelques produits de base, avec la fragilité associée à cette situation. Dans le même temps, moins favorisée en richesses minières, l’UEMOA a réussi à maintenir une croissance significative grâce aux investissements publics importants, à l’excellente santé des services, emmenés par les télécommunications et les banques, et à de bonnes récoltes agricoles. Certes cette avancée a été certaines années plus modérée que celle des membres de la CEMAC. Toutefois, en mettant à part le cas particulier de la Guinée Equatoriale, l’écart n’a pas été suffisamment consistant et permanent sur toute la période pour entrainer une différence notable dans le niveau de développement moyen des deux zones au milieu des années 2010

Depuis fin 2014, la chute brutale des prix des matières premières, et surtout des hydrocarbures, et les mouvements financiers qui y ont été associés ont inversé les privilégiés. L’UEMOA, forte importatrice de pétrole, a vu sa facture énergétique réduite. . En outre, les mutations engagées par la Côte d’Ivoire, que ce soit par exemple sous la forme d’investissements publics massifs ou de la construction d’une puissante industrie agro-alimentaire, donnent un exemple des possibilités d’accélération permises par une forte volonté politique assortie d’un programme de réalisation suffisamment dense. Représentant à elle seule plus de 35% du PIB de l’UEMOA, la Côte d’Ivoire, avec une croissance de près de 9% par an en moyenne sur 2012/2016, entraine dans son sillage une bomme progression de toute la zone. Celle-ci devient d’ailleurs actuellement une des régions les plus attractives du continent. Au contraire, enfoncée dans la crise qui touche tous les producteurs de pétrole, la CEMAC voit se dégrader ses indicateurs de finance publique, d’endettement extérieur et de balance commerciale. Sa croissance du PIB décélère vers une moyenne de 3% en 2016 tandis que celle de l’UEMOA est prévue au-delà des 7%, y compris pour les quelques années à venir.

Il n’est évidemment pas certain que le renversement du balancier engagé en 2014 se poursuive sur une décennie. Le relèvement des prix du brut est maintenant attendu pour 2017 et les nouvelles sur la Chine se font moins pessimistes. Si ces données se confirment, la situation de la CEMAC pourrait notoirement s’améliorer et un rééquilibrage s’effectuer quant aux perspectives économiques des deux blocs de l’espace CFA. Même si cette hypothèse se matérialise, il restera à l’Afrique Centrale à réaliser toutes les mutations économiques et politiques qui s’imposeront plus que jamais et pour lesquelles l’Afrique de l’Ouest prend une longueur d’avance.

Devant ce fossé qui se creuse entre les deux régions, on peut se demander si leur lien principal d’une monnaie à valeur commune doit être maintenu sans conditions. Les besoins des deux zones sont en effet naturellement différents : la relation qui les attache toutes deux à l’Euro suppose donc une sévère discipline commune et un minimum de convergence des stratégies économiques, pour ne pas conduire à des situations ingérables et globalement pénalisantes. Les difficultés de transfert d’une partie à l’autre de la zone Franc illustrent bien l’existence de cette hétérogénéité. Faut-il s’obstiner à réduire ces difficultés, au profit d’une unité de façade, ou privilégier le renforcement de la solidité de chaque bloc ?    

Paul Derreumaux

La résilience de la BRVM illustre celle de l’UEMOA

La résilience de la BRVM illustre celle de l’UEMOA

 

La Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) d’Abidjan s’est distinguée en 2015 avec une progression globale de sa capitalisation de l’ordre de 14%. Elle a non seulement eu les meilleures performances par rapport aux marchés financiers africains mais a aussi fait mieux que la plupart des bourses mondiales qui, après un début d’année euphorique, ont connu une fin d’année difficile. Cette évolution est d’autant plus remarquable qu’elle fait suite à des progressions soutenues et ininterrompues observées depuis 2012 : en 4 ans, l’indice « BRVM composite » aura plus que doublé. Alors que l’année 2016 démarre avec une forte chute des principales bourses, que peut-on attendre pour l’Afrique de l’Ouest ?

L’une des premières chances de la BRVM est qu’elle ne compte dans ses 39 sociétés cotées aucune société pétrolière ou minière, contrairement à ses principales concurrentes du Nigéria ou du Ghana. Elle a donc évité les forts impacts négatifs de la chute des prix du pétrole sur les valeurs de ces secteurs. Au contraire, ses compagnies « phares » sont des sociétés de télécommunications et des banques, de plusieurs pays de l’Union, qui pèsent ensemble près des 2/3 de la capitalisation du marché régional. Ces activités demeurent des moteurs essentiels de la croissance en Afrique : la progression continue et la bonne santé financière des entreprises concernées soutiennent donc leurs cours et permettent de bonnes distributions de dividendes, ce qui contribue à la poussée générale des indices. La détérioration sensible en 2015 des valorisations des entreprises agricoles –hévéa et palme-, seules influencées par les cours internationaux, justifie a contrario cette analyse

Une analyse plus fine montre cependant que, à la différence des exercices précédents, la hausse de l’année 2015 a davantage été portée par d’autres secteurs et par des sociétés parfois de moindre envergure. L’indice le plus large de la BRVM a cru en effet deux fois plus vite que celui de ses « Top 10 » : 18% contre 9%. Avec une hausse sectorielle de plus de 90%, les activités commerciales ont enregistré de loin les plus belles évolutions : certaines entreprises de vente de petits et gros équipements, implantées de longue date, tout comme des sociétés de distribution pétrolière ont notamment largement attiré les investisseurs. L’industrie a également été  attrayante et une entreprise textile a été de façon surprenante la favorite de la cote avec une progression annuelle d’environ 250%. La quasi-totalité de ces sociétés est ivoirienne : leurs performances bénéficient donc à la fois d’un effet de rattrapage après les années de crise qui ont particulièrement frappé ces secteurs et de la forte croissance de ce pays en 2015.

Depuis début 2016, la BRVM n’a pas totalement résisté au mouvement général de baisse qui a saisi tous les marchés. Le recul y reste cependant pour l’instant plutôt plus contenu qu’ailleurs. Les indices se sont en effet repliés à Abidjan de 5% depuis le 1er janvier dernier contre plus de 10% en France, 16% à Lagos, 8% à Nairobi. Accra, Casablanca et Maurice  ont toutefois par exemple fait mieux. Beaucoup de titres ont été à la base de cette baisse mais quelques grandes valeurs ont été spécialement touchées. La chute boursière des pays émergents a pu en effet amener certains investisseurs étrangers à se désengager de ces investissements jugés présentement trop exotiques. Les valeurs préférées de 2015, orientées vers les secteurs de l’équipement et de la consommation, continuent en revanche à être relativement préservées.

Ces quelques données sont porteuses de leçons plus générales. En Afrique, comme ailleurs, les marchés financiers reflètent au moins partiellement la structure des économies locales. En étant peu exposée aux risques actuels des secteurs pétroliers et miniers, en s’appuyant sur la Cote d’Ivoire dont le taux de croissance élevé et les bonnes perspectives à moyen terme peuvent entrainer les pays voisins, l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) dispose pour l’instant d’atouts solides et apparait comme une des régions prometteuses du continent. Il reste à la BRVM à en profiter au mieux en accroissant au plus vite le nombre de ses valeurs, en stimulant la densité des transactions et en élargissant au maximum son public d’investisseurs.

Paul Derreumaux

Banques françaises en Afrique : N’est-il jamais trop tard ?

Banques françaises en Afrique : N’est-il jamais trop tard ?

 

On finissait par ne plus y croire. La diminution du poids des banques françaises en Afrique, engagée dans les années 1990, s’était tellement accentuée, tandis que les systèmes bancaires africains connaissaient une révolution bénéfique pour tous, que le mouvement inverse paraissait de plus en plus incertain. Il y eut bien certaines annonces d’investissements ambitieux, telle celle de la BPCE qui lorgne sur l’Afrique depuis trente ans, mais rien de concret ne fut observé les années passées.

La Société Générale rompt bruyamment cet immobilisme avec ses projets d’entrée au Mozambique et au Togo, d’une part, et l’évocation de nouvelles méthodes d’action, d’autre part. La relance vers l’Afrique de la quatrième banque française ne surprend pas : elle est le seul groupe de l’hexagone à avoir gardé une claire « affectio Africanis » et avoir défendu le rôle de ses puissantes implantations dans quelques pays face à la montée en puissance des banques africaines. Ses nouvelles cibles sont pertinentes. Le Mozambique, notamment grâce aux importantes ressources de charbon et de gaz qui y ont été découvertes, est un des champions africains en termes de croissance et son système bancaire est à renforcer. Le Togo vient de passer sans incident une échéance électorale essentielle et investit discrètement mais massivement dans les infrastructures.

La « Générale » met aussi en avant des méthodes nouvelles qui sont parfaitement en ligne avec l’évolution : africanisation des cadres supérieurs, techniques de pointe pour les moyens de paiement, efforts d’attraction de la clientèle chinoise, politique intensive de création d’agences….

Avec cette première extension depuis le Ghana en 2004, la banque française deviendra la seule institution présente dans les quatre zones linguistiques au Sud du Sahara. Grâce à cette large empreinte géographique, à sa puissance financière et à ses vastes connexions internationales, la Société Générale est bien placée pour se hisser aux premiers rangs d’un système bancaire encore en pleine mutation. Avec sa nouvelle approche, la banque peut avoir un rôle de premier plan aussi bien pour les activités de « retail », qui se développeront fortement dans la décennie, que pour la participation aux dossiers de financement de grands projets, qui devraient aussi se multiplier.

Reste une différence importante. La banque n’aborde pas cette nouvelle étape dans la position qu’elle avait dans les années 1980. La filiale ivoirienne, largement première de toute l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), n’occuperait que la huitième place au Kenya, en étant deux fois plus petite et trois fois moins rentable que la Kenya Commercial Bank. Dans l’UEMOA elle-même, le Groupe français est maintenant talonné pour la place de leader qu’il occupe depuis les indépendances. Enfin, la Société Générale est encore totalement absente de l’East African Community (AEC), une des zones les plus dynamiques et prometteuses. Les trente années écoulées ont vu le système bancaire africain acquérir une vitalité inespérée. A partir d’initiatives privées locales et avec l’intervention ultérieure de banques originaires de pays africains plus avancés, des groupes puissants  se sont constitués, dont le professionnalisme n’a souvent rien à envier aux banques européennes. Leur prospérité financière engendre un appétit grandissant de banques étrangères qui aspirent aussi à servir au plus près les grands groupes industriels et commerciaux internationaux de plus en plus présents en Afrique. Celle-ci n’est donc plus la « chasse gardée » des banques françaises et anglaises qu’elle fut il y a trente ans.

La « Générale » devra en conséquence garder présente à l’esprit la force nouvelle de cette concurrence et aura l’obligation de composer ses offres de produits et son approche de la clientèle pour faire au moins aussi bien que ces confrères. Elle en a bien sûr la possibilité technique. Encore faut-il que les états-majors parisiens comprennent la nécessité des ajustements à opérer et des innovations requises par ce contexte africain. Si elle réussit ce challenge, la Société Générale pourrait redevenir un des moteurs du secteur et un bon exemple de ce que pourrait être la nouvelle relation France-Afrique que les gouvernements ont appelée de leurs vœux en décembre 2014.

Paul Derreumaux

Bourse Régionale de L’UEMOA : après la consolidation, le décollage ?

Bourse Régionale de l’UEMOA : après la consolidation, le décollage ?

Figurant dans la deuxième vague des créations de bourses mobilières africaines, la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) est maintenant montée en puissance et se situe, par sa capitalisation, au 6ème rang des 24 bourses existantes. Elle aspire désormais à une puissance nouvelle que l’évolution actuelle de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pourrait lui apporter.

La position encourageante de la BRVM doit beaucoup à trois principaux facteurs : l’existence d’une base de valeurs reprise de la Bourse d’Abidjan qui l’avait précédée ; le soutien très actif dont elle a bénéficié constamment des Autorités de l’Union et, surtout, de la Banque Centrale ; le caractère régional qui a élargi le cercle de ses émetteurs potentiel et de son public d’investisseurs.

Les dernières années ont été particulièrement prometteuses pour la BRVM. Certes le nombre d’actions cotées  a peu évolué par rapport à la création en 1998 et une forte rigidité continue à peser sur le fonctionnement de la bourse, ce qui en limite l’attractivité. Toutefois, la balance pèse nettement du côté des bonnes nouvelles depuis le début des années 2010, pour les investisseurs comme pour les émetteurs. Pour ces derniers, privés ou publics, le marché financier offre des possibilités accrues de trouver des ressources à moyen et long terme pour leur développement, soit sous forme d’emprunts, sur le marché obligataire, soit par des capitaux propres, sur le compartiment des actions. Même si les opérations enregistrées jusqu’ici ont été moins nombreuses qu’escompté, ceux qui sont venus sur le marché n’ont connu aucune déception puisque tous les appels au marché ont été sursouscrits, et souvent largement. Du côté privé, le Groupe Bank of Africa par exemple, en quinze ans et avec grand succès, a introduit à la cote 5 des 7 banques commerciales qu’il détient dans l’Union et celles-ci ont émis à plusieurs reprises des emprunts obligataires. De leur côté, les Etats ont fait un appel croissant au marché par des financements à moyen terme depuis les années 1996 et sont progressivement devenus l’acteur très dominant du marché obligataire. Pour les investisseurs, institutionnels ou individuels, la bourse constitue désormais une excellente opportunité de diversification des placements, notamment à moyen et long terme, et offre une rentabilité honorable, voire excellente pour certaines valeurs, en comparaison à celle des dépôts bancaires.

Les inconvénients souvent cités – cherté relative, faible liquidité des titres, poids excessif des obligations souveraines, nombre insuffisant de valeurs, modestie des organismes de placement collectif – sont réels et expliquent que le recours du secteur privé à la BRVM soit encore modéré. Toutefois, les réformes s’accomplissent progressivement : utilisation de la notation pour éviter l’apport d’une garantie pour les émissions obligataires ; cotation électronique en continu pour faciliter et multiplier les transactions ; organisation d’un calendrier régional pour les emprunts publics en vue d’éviter les télescopages de plusieurs opérations. L’évolution de 2014, qui a vu à la fois l’entrée en bourse de deux nouvelles sociétés au Sénégal, la réussite de nombreuses émissions d’Etat et une croissance d’environ 12% des indices globaux après la poussée de 38% notée en 2013, montrent que la confiance grandit et que les fondamentaux se confortent.

Comme partout, la solidité d’une bourse mobilière s’enracine en effet dans les potentialités de l’économie réelle de la zone dans laquelle elle fonctionne et dans la force des relations qui la lient à cette économie. En la matière, l’UEMOA est présentement une des régions d’Afrique les mieux placées. Les Autorités ont confirmé à plusieurs reprises l’atteinte d’un taux de croissance supérieur à 7% pour 2015, qui marque une nouvelle hausse par rapport aux rythmes croissants déjà obtenus depuis 2012. Les niveaux satisfaisants des dernières campagnes agricoles ; l’accroissement des investissements publics dans les infrastructures, en particulier routières et urbaines ; l’activité toujours soutenue des services, banques et entreprises de télécommunications en tête ; le maintien d’équilibres économiques acceptables sont les principaux éléments qui expliquent ces bons résultats globaux. Plus récemment, la chute des cours du pétrole et la hausse du dollar, monnaie de facturation des exportations agricoles et minières, ont amplifié cette embellie Même si ces deux dernières données sont provisoires, les autres composantes de l’évolution favorable devraient se poursuivre jusqu’à la fin de la décennie et permettre la pérennité de ce rythme sur cette période. Trois données joueront particulièrement en ce sens, en complément des points évoqués ci-avant: la bonne probabilité d’une stabilité politique ; le soutien des institutions internationales ; la continuité de la politique d’intégration régionale.

Pourtant, cette amélioration reste encore insuffisante par rapport aux ambitions d’émergence qui se font partout  plus présentes. Pour être réalistes, celles-ci doivent en effet retenir un taux d’accroissement  du PIB national plus élevé et sur une période plus longue, d’une part, et des transformations structurelles plus rapides et plus profondes, d’autre part. Ici encore, l’UEMOA dispose de quelques atouts importants, tels les trois exemples suivants. Le premier devrait être le moteur d’entrainement exercé par la Côte d’Ivoire sur toute la zone : l’économie ivoirienne parait en effet solidement engagée dans une spirale positive générant d’importants effets induits grâce à son poids dans l’économie régionale et à l’intensité de l’intégration économique et financière de l’Union. Le deuxième est la transformation rapide du système financier : les changements notables et positifs réalisés en quinze ans par les banques se trouveront probablement confrontés à la nouvelle donne des sociétés de télécommunications qui vont intervenir directement dans le domaine des moyens de paiement. Suite aux initiatives de quelques groupes comme Orange, l’Afrique de l’Ouest pourrait ici rejoindre des pionniers comme le Kenya et cette vraie révolution entrainera peut-être des turbulences. Elle peut toutefois être créatrice de nouveaux progrès en raison de l’accélération de la bancarisation qui va en résulter et de la possibilité pour les banques de mieux se consacrer à des activités de financement. La troisième s’observe dans les quelques projets  qui se concrétisent dans l’énergie, l’industrie ou la grande distribution, surtout en Cote d’Ivoire et au Sénégal, et pourraient en annoncer d’autres dans des secteurs qui sont restés les parents pauvres de la mutation de nos économies. Ces avancées pourraient faciliter d’autres transformations, indispensables pour l’émergence, et pour lesquelles notre Union est moins bien placée : le renforcement du secteur privé par rapport à un secteur public encore trop présent ; une meilleure prise en compte à tous les niveaux du mérite, grâce à une culture plus affirmée du résultat des actions menées ; une plus grande place à l’innovation et à la flexibilité dans les politiques suivies.

Dans cette stratégie, la BRVM peut jouer un rôle croissant en devenant un acteur de premier plan dans la mobilisation de ressources financières. Il faut pour cela que la profondeur du marché financier se développe et que l’animation de celui-ci change d’échelle. L’inventaire des sociétés cotées montre que près de la moitié des pays qui composent l’UEMOA – Mali, Niger, Togo et Guinée-Bissau- n’ont encore aucune société cotée et que, sur les 39 titres en bourse, une large majorité représente des sociétés ivoiriennes. En visant la cotation de 3 sociétés par pays –hors Guinée Bissau – sur les trois prochaines années, la BRVM densifierait fortement son actif et, avec 60 titres sur ce compartiment actions, approcherait les 66 sociétés présentes sur la bourse de Nairobi qui la précède en capitalisation. Peut-être ambitieux, cet objectif parait pourtant plausible si les Autorités nationales et régionales y apportent tout leur appui. L’élargissement des possibilités de mobilisation sur le marché des capitaux sera en outre d’autant mieux atteint que les instruments offerts au placement seront plus diversifiés. En la matière, une amélioration essentielle devrait être la multiplication des sociétés de gestion d’actifs qui réduisent le risque pour toutes les catégories de souscripteurs. Cette évolution, qui peut être encouragée à court terme, serait de nature à répondre à la forte approche patrimoniale qui marque le public francophone. Une autre piste serait la plus grande sophistication des types d’investissement offerts.  Sur ce dernier plan, la bourse de Nairobi est par exemple en cours d’implantation des opérations sur options et compte ainsi alimenter davantage le dynamisme qui caractérise son marché. L’adoption de telles initiatives dans l’Union pourrait ici densifier les transactions et accroitre l’intérêt pour les gains sur valorisation.

Dans tous les cas, une comparaison avec l’expérience chinoise fait apparaitre, toutes proportions gardées, les chances d’une amplification prochaine de la progression des cours si le développement économique se conforte. Dans l’Empire du Milieu, les nombreux investissements de « private equity » réalisés dans la décennie 1980 ont abouti, depuis le début des années 1990, à l’introduction en bourse de multiples sociétés pour faciliter la sortie des investisseurs initiaux et ont amené une croissance souvent exponentielle des cours. L’UEMOA, comme d’autres parties de l’Afrique subsaharienne, pourrait bientôt connaitre un tel point de basculement : l’afflux actuel des capitaux des fonds d’investissement appelle logiquement une forte augmentation des entrées en bourse des sociétés lors des phases ultérieures de reconfiguration des « tours de table ». Tous les acteurs auront à accomplir des efforts gigantesques d’innovation et de ténacité pour saisir au mieux cette opportunité exceptionnelle et attirer d’importants capitaux étrangers afin de compléter l’épargne locale, mais l’enjeu mérite ces efforts..

Ce résultat comporterait de nouveaux risques, notamment de plus grande volatilité des cours suivant les fluctuations de la conjoncture internationale. Mais c’est là une caractéristique des pays émergents et ce serait bien le signe qu’une nouvelle étape est franchie.

Paul Derreumaux