CFA : une pièce de théâtre en 5 actes ?

CFA : une pièce de théâtre en 5 actes ?

 

La question du CFA et de son évolution est restée longtemps un sujet tabou. Elle est devenue aujourd’hui une vedette de l’actualité. On pourrait sans doute la comparer à une pièce de théâtre, du genre tragédie grecque, dont les derniers actes sont d’ailleurs encore inconnus

L’acte I serait celui qui nous emmène de 1960 au milieu des années 1980. Il nous projetterait à reculons dans une période plutôt optimiste durant laquelle cette monnaie unique est un élément déterminant pour maintenir la cohésion dans toute la zone Franc et accompagne une croissance économique entrainée par des cours satisfaisants des matières premières. Elle laisse les pays concernés à l’abri des soubresauts de beaucoup de nations qui ont choisi une plus grande indépendance monétaire et dont les actions menées pour construire un appareil économique, parfois plus performant qu’en zone franc, sont au moins partiellement compromises par la difficulté de préserver la valeur internationale de leur monnaie et l’inflation qui en résulte.

L’acte II est plus sombre et va s’étendre jusqu’en 1994. L’Afrique entière, comme le monde, subit les conséquences du cycle baissier des matières premières et ses indicateurs de balance des paiements et d’équilibre budgétaire se dégradent inexorablement. A ce facteur exogène viennent s’ajouter partout des handicaps nés de la mauvaise gestion des finances publiques, des faiblesses structurelles des banques étatiques, de diverses erreurs de politique macroéconomique. En zone franc, où l’ajustement ne peut se faire par la glissade quotidienne du FCFA, il en résulte peu à peu une crise majeure de liquidité et de solvabilité des systèmes bancaires et des Etats. Ces derniers doivent donc accepter des plans d’ajustement structurel de réduction des charges, douloureux pour la population, ainsi qu’une dévaluation brutale de 50% de leur monnaie en janvier 1994, qui est le point d’orgue de cet acte II. Pour trouver un nouvel équilibre acceptable, il faudra encore compléter cette mesure décisive par des annulations de dette extérieure. Ainsi prend fin le dogme de l’immuabilité du FCFA.

L’acte III va couvrir la période 1994/2018. Après une période difficile d’ajustement et de reconstruction qui va s’étaler jusqu’à la fin des années 1990, les mesures de remise en ordre ont   produit leurs effets. L’endettement extérieur croit de manière globalement maîtrisée grâce aux annulations obtenues, l’accélération des investissements dans les infrastructures modifie positivement les environnements, le secteur privé gagne du terrain, l’inflation reste limitée. L’afro-optimisme va s’installer et bénéficiera à la plupart des pays, y compris ceux du FCFA. Durant cette longue période de 24 ans, durant laquelle les fluctuations respectives du dollar et de l’Euro ont été moins violentes que les précédentes, les données collectées annoncent que la compétitivité de la zone ne s’est que modestement dégradée. Certes, l’Afrique Centrale souffre beaucoup à partir de 2015, mais c’est surtout en raison de la forte baisse des prix du pétrole, de la lenteur de réalisation des mutations structurelles nécessaires et de la faible intégration régionale. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en revanche, qui ne connait pas ces handicaps, la croissance économique s’accélère et fait de l’Union une des régions les plus performantes en ce domaine en Afrique. Même si le FCFA montre ainsi qu’il n’est pas antinomique avec le développement, il perd la bataille de la communication. Durant les dernières années, les opposants à la monnaie commune sont de plus en plus bruyants, s’appuyant souvent sur des arguments politiques sans grande portée opérationnelle, mais importants pour la jeunesse africaine, et sur l’immobilisme du système monétaire.

L’acte IV s’est ouvert en juin 2019 et est en train d’être joué. En annonçant le 29 juin dernier la prochaine création d’une monnaie commune, la déclaration des Chefs d’Etat de la CEDEAO  prend tout le monde de court et laisse d’abord les détracteurs du FCFA sans réaction Quelques principes du futur ECO sont alors précisés : change flexible ; Banque Centrale  à caractère fédéral ; politique monétaire privilégiant  la stabilité monétaire plutôt que le rythme de croissance ; périmètre de mise en place pouvant évoluer en fonction de la situation des Etats membres. Mais la concrétisation de cet ambitieux projet impose encore des travaux considérables et la résolution de nombreuses questions. L’accélération obligatoire de la réalisation des critères de convergence des économies et des politiques publiques pour ceux qui seront les premiers à utiliser l’ECO, la mise en œuvre diligente des réformes structurelles demandées de longue date, le degré d’indépendance de la future Banque Centrale, la composition du panier de monnaies de référence, la mise au point des politiques et des instruments qui protègeront la stabilité d’une monnaie dépourvue de toute garantie extérieure sont quelques-uns de ces sujets en suspens. Rapidement, face à l’incertitude des délais, les pourfendeurs du FCFA reprennent l’offensive et leur activisme encombre le débat médiatique. En décembre dernier, l’UEMOA confirme les évolutions en cours et, en accord avec la France, le compte d’opérations tant décrié est supprimé. La fixité du lien du FCFA à l’Euro et sa totale convertibilité pour les opérations courantes sont cependant maintenues avec la garantie inchangée de la France. Mais les modalités de communication utilisées introduisent de nouvelles complications. L’évocation du changement immédiat de nom du FCFA, rebaptisé ECO, est sans doute trop hâtive et, malgré la mise au point rapide de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), gêne les relations avec les nations anglophones de la CEDEAO. L’enjeu est donc maintenant que le calme revienne et que les travaux préparatoires au projet de la CEDEO soient menés avec diligence pour aboutir au changement annoncé ou pour amender celui-ci au vu des contraintes pratiques que révèleront les analyses de terrain. L’exemple de l’Union Européenne pourrait apporter ici de nombreux enseignements.

Le reste de l’acte IV sera en conséquence animé. Il mettra aux prises ceux qui veulent avant tout un changement radical, de nature politique, qui sont soutenus par les légitimes contestations des nombreux laissés pour compte de la croissance actuelle, et les Autorités et les techniciens qui doivent encore démontrer leur volonté réelle de changement et de pertinence dans les propositions, et agir dans des délais supportables par les populations. L’efficacité et l’engagement des seconds seront déterminants pour éviter toute aventure que pourraient tolérer les premiers.

Il est malheureusement difficile d’imaginer quand et sur quel tableau s’achèvera cet acte IV. Sa conclusion est en effet dépendante de trois données complexes. La première est technique : elle a trait à tous les sujets toujours en discussion sur la manière dont sera définie et gérée la future monnaie et qui sont hélas les plus délicats, telles les modalités possibles de sa flexibilité. La deuxième est politique : elle est liée à la réalisation, par les nations qui constitueront le premier groupe d’adhérents à l’ECO, des transformations internes capables d’améliorer au maximum la convergence de leurs structures économiques. Les difficultés actuelles de faire passer dans chaque pays des décisions prises au niveau régional montrent que cette question de « bonne gouvernance » est la plus délicate. La troisième est stratégique et politique : trouver les meilleurs mécanismes de politique monétaire qui pourront protéger autant que possible la valeur de l’ECO de la méfiance internationale et des possibles faiblesses passagères de l’économie régionale, d’une part, et faire accepter par les Etats concernés un degré adéquat d’abandon de souveraineté monétaire, d’autre part.

L’acte V pourrait s’attacher au panorama monétaire de l’espace de la CEDEAO pendant les dix ou vingt années qui suivront cet acte IV. La seule hypothèse actuellement plausible sur son contenu est bien sûr qu’il dépendra étroitement de la fin de l’acte antérieur. Si celui-ci se prolonge trop sans changement effectif ou débouche sur des solutions insuffisamment solides, ce contexte futur risque d’être peu agréable. Dans le premier cas, les attaques contre un FCFA inchangé dans les faits reprendraient avec plus de force, perturbant la gestion technique de cette monnaie commune. Dans le second cas, toute la CEDEAO devrait affronter un environnement négatif qui ne soutiendrait sans doute pas son développement contrairement aux espoirs initiaux. Pour éviter ces deux perspectives, il faudra que les Autorités prennent les décisions courageuses qui prépareront au mieux l’avenir sans remettre en cause les meilleurs acquis de la période précédente. Il sera aussi indispensable que l’amélioration de la « bonne gouvernance » économique soit érigée en doctrine permanente par tous les Etats concernés par cette mutation monétaire : toute monnaie, quelles que soient ses qualités, est en effet insuffisante à elle-seule pour garantir le développement économique et social comme pour l’empêcher.

 

Paul Derreumaux

Banques de l’UEMOA : Quelques tendances lourdes pour le futur

Banques de l’UEMOA : Quelques tendances lourdes pour le futur

 

Depuis 2017, les banques des huit pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) ont accumulé les défis à relever : durcissement et diversification continues de la concurrence, finalisation requise du doublement du capital social minimum, profonde modification des règles de gouvernance, challenges réglementaires multiformes, modification du Plan Comptable Bancaire. Le rapport de la Commission Bancaire pour l’année 2018 et l’observation du panorama bancaire fin 2019 donnent une première appréciation sur les capacités et modalités d’ajustement des systèmes bancaires dans les délais fixés face à la multiplicité et à la coïncidence de ces transformations. Trois points pourraient en particulier être retenus.

Le premier est que le nombre de banques en activité a encore augmenté de 3 entités en 2018, pour atteindre 128 établissements. Les exigences supplémentaires n’ont donc pas atténué l’appétit des investisseurs pour le secteur bancaire dans l’Union, ni entrainé une concentration majeure du secteur. Sur la décennie 2008/2018, on constate un triple mouvement. D’abord celui d’une augmentation régulière du nombre global (+32 entités soit environ+35% par rapport à 2008), notamment entrainée par les principaux groupes présents – banques marocaines d’abord, puis banques régionales – qui ont continué à compléter leur implantation en vue d’une présence dans la plupart des Etats de la zone. En second lieu, celui d’un faible regroupement des principaux acteurs : au contraire, le nombre des groupes présents dans l’Union a continument augmenté. Les réseaux qui possèdent chacun plus de 2% des actifs globaux de l’espace bancaire régional sont passés de 8 à 12, les groupes régionaux comme Coris Bank, NSIA et Orabank par exemple rejoignant depuis 2010 les banques françaises et marocaines déjà en place. Dans les trois dernières années, le poids de ces leaders est reste stable aux environs de 76% en termes d’actifs, mais il a crû de plus de 10 points pour les bénéfices, qui atteignaient   quelque 93% du total en 2018. Derrière eux, enfin, on enregistre dans les dernières années un accroissement continu de groupes plus modestes, comptant un petit nombre de filiales et provenant d’horizons géographiques fort variés, et de banques isolées, ce qui traduit le sentiment des investisseurs qu’un espace viable reste disponible. La rentabilité de ces nouveaux établissements, actuellement limitée par leur jeunesse, sera cependant sûrement handicapée par les nouvelles contraintes de fonctionnement du secteur, gourmandes en investissements technologiques et en ressources humaines. Quoi qu’il en soit, le grand mouvement de regroupement attendu n’a guère encore été engagé, contrairement aux orientations de pays comme le Kenya (Commercial Bank of Africa et NIC Bank) ou le Nigeria (Access Bank et Diamond Bank) où des groupes de premier plan ont fusionné. La force des égos a été jusqu’ici préférée à l’union des forces pour répondre aux évolutions requises de la profession.

Le deuxième constat est que le système bancaire régional a réalisé d’importants efforts pour se conformer aux nouvelles exigences réglementaires. Il en a été ainsi notamment pour la modification des règles de gouvernance, visant surtout le fonctionnement des Conseils d’Administration, et pour le financement des titres d’Etat, où l’essentiel a été fait. Il en est de même pour le respect des nombreux nouveaux ratios instaurés en 2018. Ici, le résultat n’est certes pas parfait, mais le poids relatif des banques ayant satisfait aux nouvelles limites au terme de la première année d’application peut être considéré comme satisfaisant. Pour les indicateurs de fonds propres, de levier ou de couverture des emplois à moyen terme par des ressources stables, ce poids dépasse 80% pour le nombre d’assujettis -banques et établissements financiers réunis- et est proche de 90% pour les actifs totaux du système. Le pourcentage approche même les 100 % pour le niveau du capital minimum, dont la date butoir de mise en place était fixée au 30 juin 2017, et pour les limites à respecter en termes de participations mobilières. Le résultat le moins performant concerne le coefficient de division des risques, qui n’est respecté à fin 2018 que par 70% des établissements : l’importance des concours déjà en place et l’étroitesse de certaines places par rapport aux besoins des grandes entreprises nationales expliquent au moins partiellement ce retard.  Ces données globales sont toutefois à nuancer dans une analyse par pays. Le rapport précité montre en effet que, hormis la Guinée-Bissau qui cumule beaucoup de handicaps, le Benin et le Togo semblent être les pays le plus à la traine en termes de ratios. Enfin, la portée du caractère satisfaisant de ce premier test doit être modérée de deux manières. D’abord, face à l’urgence de cet ajustement réglementaire et de la priorité qui devait lui être donnée, une méthode fréquemment utilisée par les banques, au moins dans une phase provisoire, a été celle d’une progression plus limitée de leurs concours et d’une réorientation de ceux-ci vers les dossiers les moins risqués. Le renforcement des fonds propres, contrairement à ce qui était souhaité, n’a donc pas encore permis une plus forte expansion des crédits à l’économie. Il a aussi probablement pénalisé dans l’immédiat les dossiers les plus difficiles comme ceux des Petites et Moyennes Entreprises bénéficiant de faibles garanties. Le ralentissement de la progression des crédits à la clientèle en 2018 par rapport à 2017 tend à confirmer ces hypothèses. En second lieu, 2018 n’a été que la première étape du durcissement des contraintes de fonds propres et de liquidité à respecter. Celles-ci vont augmenter progressivement d’au moins 30% jusqu’à fin 2022, date à laquelle le ratio de fonds propres effectifs s’élèvera au minimum à 11,5%. Les banques auront à réaliser encore des efforts considérables pour atteindre cet objectif, tout en rattrapant si nécessaire les retards enregistrés sur le chemin. Ceci pourra imposer à la fois l’arrivée de nouveaux actionnaires, des paiements de dividendes moins généreux, des recherches d’économies, mais aussi une évolution modérée des actifs risqués. La rigueur de ces nouvelles donnes risque également de provoquer des « accidents de parcours », comme il en a déjà été observé ailleurs ou comme l’a subi un groupe sénégalais en 2019, qui pourraient générer l’arrêt d’activité ou la fusion de certaines banques. La solidité de l’actionnariat, le suivi rapproché des risques et la qualité de la gestion seront donc décisifs dans les quelques prochaines années pour permettre aux établissements de crédit de respecter le dispositif prudentiel tout en poursuivant leurs ambitions commerciales. Il devrait en résulter une plus grande sélection naturelle au sein du système bancaire régional.

Un troisième fait majeur est celui de la poursuite de la montée en puissance des sociétés spécialistes du « mobile banking ». Elles fonctionnent depuis 2008 avec l’agrément d’Emetteurs de Monnaie Electronique (EME) et sont, fin 2018, 8 entités en activité dans 5 pays de l’Union. Elles sont dominées par les grands acteurs des télécommunications, et notamment par le groupe Orange qui compte 4 filiales. Le panorama de ce secteur met en valeur plusieurs faits remarquables. D’abord, leur réussite exemplaire en termes de public : ces EME recensent 37 millions de comptes, dont plus de 50% sont actifs. Comparée aux 12 millions de comptes des banques à la même date, cette statistique témoigne de l’apport inégalé du nouveau secteur pour l’inclusion financière des populations à faible revenu. La facilité d’utilisation par tous et sur tout le territoire national de ce mode de paiement, la modestie de son coût qui l’adapte parfaitement aux petites sommes, justifient ce succès qui devrait se poursuivre. Le déploiement considérable du réseau de distribution, évalué à près de 300000 points de vente, très éloigné des 3600 agences bancaires, facilite aussi par son envergure exceptionnelle l’accès à ce circuit monétaire spécifique et la sortie de celui-ci. On note par ailleurs en 2018 une augmentation de plus de 20% du stock de monnaie électronique, de quelque 30% du nombre de transactions et de 40% de la valeur de celles-ci, des taux bien supérieurs aux rythmes de progression des indicateurs des banques. Ces trois chiffres montrent non seulement que le nombre d’usagers augmente, mais que l’intensité d’utilisation du « mobile banking » croit encore plus vite. Car les usages se diversifient : d’abord destinée à recharger son crédit téléphonique et à réaliser des virements intra-nationaux, la monnaie électronique sert aussi pour les transferts régionaux, et même depuis la France, pour les paiements marchands et les règlements de factures. Les EME sont aussi bien placés pour diversifier rapidement ces canaux d’action grâce à la puissance financière des groupes de télécommunications et à l’agilité de leurs systèmes d’information qui font une large place à la digitalisation. La concurrence de ces nouveaux acteurs reste toutefois modeste jusqu’ici : la masse des unités de valeur en circulation n’était à fin 2018 « que » d’environ 330 milliards de FCFA, soit quelque 1% des dépôts du système bancaire de la zone. Les EME sont aussi confrontés à toutes les exigences liées à la conformité en matière de connaissance du client (le « KYC) ou de lutte contre le blanchiment, qui sont désormais une priorité pour les Autorités monétaires qui les contrôlent. En la matière, leur expérience encore brève et le nombre très élevé de leurs clients les handicape face aux banques et peut freiner leur expansion. Le duel ne fait donc que commencer et reste ouvert.

Devant ces orientations récentes, deux tendances pourraient être souhaitées pour l’avenir dans l’intérêt du public. La première est une évolution plus rapide vers la concentration du secteur bancaire afin que se construisent les groupes les plus capables de qualité, de diversité et de modernité de services, mais aussi de conformité à une réglementation qui se rapprochera constamment des standards internationaux. C’est à ces conditions que sera facilitée l’intégration de nos banques dans un système financier mondial de plus en plus exigeant et méfiant. La seconde est la simultanéité du développement rapide des EME mais aussi de la digitalisation accélérée des banques, qui concourraient toutes deux à l’inclusion financière recherchée. En la matière, les défis sont suffisamment nombreux pour qu’une coopération de ces deux branches les plus dynamiques du système financier soit profitable à tous.

 

Paul Derreumaux

Publié le 13/02/2020 à l’occasion des journées annuelles du Club des dirigeants de Banques et établissements de crédit d’Afrique

Ombres et lumières d’Afrique

Ombres et lumières d’Afrique

 

Chers lecteurs de « REGARD D’AFRIQUE »,

J’ai le plaisir de vous annoncer la sortie, fin octobre 2019, de mon nouvel ouvrage OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE -Tome II, publié aux Editions ivoiriennes NEI-CEDA.

Ce livre, honoré d’une Préface de M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier Ministre et excellent connaisseur de l’Afrique, a pour sous-titre « Chroniques de temps d’incertitude ». Ce choix m’a semblé bien approprié à la variété des situations et aux nombreux changements que vivent présentement la plupart des pays du continent.

Vous trouverez, ou découvrirez, ci-après un extrait de ce livre, qui explique plus en détail les raisons ayant fondé son intitulé et qui présente les lignes directrices suivies par cet ouvrage.

Ce travail se veut à la fois une description précise des réalités de terrain en Afrique subsaharienne pour les divers sujets abordés, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux, mais aussi une réflexion sur les causes et les conséquences de ces données concrètes pour l’avenir de l’Afrique. J’espère que cette double approche vous plaira.

Bonne lecture à tous.

 

 

« L’homme de cœur est celui qui se fie jusqu’au bout à l’espérance.

          Désespérer, c’est lâcheté »     Euripide

 

Il y a quelque trois ans, j’avais intitulé mon livre de chroniques, rassemblées progressivement sur la période 2013/2015, « Ombres et Lumières d’Afrique ». Ce qui m’avait en effet frappé était le mouvement de fond de l’« Afro-optimisme » qui s’était emparé du continent subsaharien. Il le faisait passer d’un vaste espace n’inspirant que tristesse, crainte ou découragement, selon que vous l’aimiez, le fuyiez ou le regardiez, à une région désormais mieux intégrée au globe et pouvant apporter une contribution positive à son avenir. Tout en accueillant encore les humanitaires et les Partenaires Techniques et Financiers (les « fameux » PTF), l’Afrique s’était mise à inspirer les politiques et les intellectuels et à séduire les économistes et les financiers. Les transformations dans les économies et les systèmes financiers étaient deux moteurs importants de cet espoir.

Trois ans plus tard, mon sentiment est plus mitigé. Les zones d’ombre se sont plutôt épaissies, en particulier dans trois directions. D’abord celle de la contrainte démographique. Inexorable et immédiate mais quasiment invisible au jour le jour, elle impose sournoisement ses effets négatifs alors que, sortant de l’horizon chronologique de vision des hommes politiques, elle n’est guère considérée comme une urgence absolue. La « transition démographique » n’est quasiment pas engagée et certains la considèrent encore comme inutile, voire nuisible. En second lieu, celle de la sérénité politique – bonne gouvernance et sécurité des personnes et des biens -. Certes, divers pays ont évolué vers une démocratie et un état de droit respectueux des possibilités d’alternance, des minorités et des libertés individuelles. Mais l’insécurité s’est étendue et aggravée dans de vastes zones, et notamment au Sahel, les constitutions sont trop souvent « révisées » en dehors de l’intérêt général, les responsabilités des Etats sont trop rarement assumées dans l’éducation la santé et la justice. Enfin, celle d’une croissance économique anémiée depuis 2016 sur l’ensemble de la zone subsaharienne. Elle entraine un recul du revenu par habitant, une diminution des moyens d’action déjà insuffisants des Etats, une plus grande difficulté de réformes structurelles et des retards accrus d’investissements indispensables, en particulier dans les infrastructures.

Mais le tableau d’ensemble n’est pas uniquement influencé par ces menaces. Pareilles à des rayons lumineux qui persistent, des raisons d’optimisme sont toujours présentes, et parfois se consolident. La première est celle de la résilience d’un secteur privé que la plupart des décideurs s’accordent maintenant à soutenir, souvent faute d’autre voie identifiée : son dynamisme, ses résultats plutôt positifs, l’adhésion de la jeunesse à ses valeurs, les innovations qu’il apporte sont en mesure de relancer la croissance économique, surtout si une approche moderne et structurée prend plus de place par rapport à l’approche traditionnelle et informelle. Une autre donnée positive est celle de la santé toujours bonne de quelques secteurs d’activité. Les sociétés de télécommunications poursuivent ainsi leur saga, fidélisant avec de nouveaux services leur clientèle toujours en hausse, et donnent à l’Afrique une position pionnière. Les banques sont engagées partout dans de profondes réformes, qui peuvent les perturber à court terme mais les conduiront à une solidité et à un niveau de qualité accrus, qui leur permettront de mieux assumer le rôle qui leur revient. Les assurances, les marchés financiers pourraient leur emboîter le pas s’ils dépassent leurs difficultés actuelles. Enfin, le troisième constat est que des pays et des régions réussissent à faire largement mieux que la moyenne générale, en politique et/ou en économie. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) continue ainsi à engranger un taux de hausse annuelle de son Produit Intérieur Brut (PIB) de plus de 6%. Au Rwanda ou en Ethiopie par exemple, les réformes économiques s’effectuent à marche forcée, conçues et mises en œuvre par un pouvoir politique fermement engagé dans ces combats, contrôlant les résultats obtenus et encourageant les acteurs qui vont dans la même direction : leurs croissances, qui atteignent maintenant 7% l’an, voire au-delà, sont élogieuses de la pertinence de ces efforts.

C’est peut-être ici que se situe l’une des principales originalités de cette nouvelle période triennale, celle de la diversité de plus en plus grande de l’Afrique subsaharienne. Ce constat est logique : dans un contexte international et local moins porteur, les différences de qualité des politiques suivies et d’intensité des transformations accomplies conduisent à des écarts plus tranchés. Il est aussi, d’une certaine manière, encourageant : le changement est possible. Il est en revanche élitiste. Une seule piste parviendrait sans doute à nuancer cette tendance : celle d’intégrations régionales plus accomplies, qui apporteraient mutualisation des efforts et renforcement des effets d’entrainement. En ce domaine, les progrès ont hélas été modestes sur les trois ans écoulés. Ils devraient constituer une source d’inspiration pour le futur.

Entre échecs majeurs et motifs d’espérance, les années récentes se sont donc emplies de grandes incertitudes. Cette période mitigée pourrait aussi nous conduire à deux leçons provisoires. D’abord la réflexion comme l’action demeurent toutes deux aussi nécessaires. L’Afrique subsaharienne souffre avant tout d’un déficit de réalisations d’investissements et de réformes par suite de nombreux obstacles : poids écrasant des traditions et des contraintes sociales, effets négatifs d’une corruption trop présente, excès de priorités de toutes sortes, faiblesse des ressources financières. Mais ces lenteurs résultent aussi d’un manque trop fréquent de vision à long terme, de réflexion sur les programmes les mieux adaptés, d’une réelle appropriation voire redéfinition de processus de développement venus de l’extérieur du continent. En second lieu, le sentiment d’urgence des changements à opérer, et donc la détermination qui l’accompagne, sont encore trop rares chez les dirigeants. Les peuples semblent plus impatients, et surtout les jeunesses si nombreuses dont le destin se joue aujourd’hui, très certainement parce qu’ils souffrent bien plus que ceux qui les gouvernent et qui restent accrochés au passé. « C’est notre lumière, pas notre ombre, qui nous effraie le plus » disait Marianne Williamson. Il est temps de ne plus avoir peur et d’être prêt aux plus grandes audaces.

 

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE-Tome II est actuellement disponible à Abidjan (à la FNAC-Cap Sud et à la Librairie de France), à Bamako (à la librairie du Grand Hotel), à Dakar ( à la librairie des Quatre Vents), à Ouagadougou ( à la librairie Jeunesse d’Afrique) et en France ou ailleurs ( sur le site de la vente en ligne de AFRICAVIVRE Laboutiqueafrique.com ). Il devrait être bientôt en librairie à Cotonou.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/11/2019

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

 

Ogossagou, Sobane Ba, Boulkessi, Indelimane au Mali ; Nassoumbou, Dibilou, Koutougou, Salmossi au Burkina Faso. Ces noms sonnent désormais comme autant de lamentations des familles des victimes de ces massacres, de cris d’angoisse de populations déboussolées et de signes d’impuissance face aux attaques terroristes dans ces deux pays. La même menace pèse aussi lourdement sur le Niger et le Tchad et fait de la large bande sahélienne un vaste champ de combat.

Les périodes de relative instabilité de l’extrémité Nord de ce territoire sont anciennes et ont été fréquentes. Mais l’ampleur, la permanence et l’extension de la dégradation sont récentes et ne semblent plus connaitre de moments de pause. Quatre principales séries de causes exogènes semblent être à l’origine de cette évolution. La première est la montée en puissance des groupes terroristes islamistes à partir du Moyen-Orient depuis le début des années 2000 et la destruction de plusieurs « verrous » qui permettaient de laisser les pays subsahariens relativement à l’écart de cette folie meurtrière, comme la fin de la guerre civile en Algérie en 2002 et le renversement de M. Kadhafi en 2011, qui ont laissé de nombreux combattants s’extraire par le Sud. Le deuxième facteur est la convergence au Sahel des objectifs de ces terroristes et des puissants intérêts du grand banditisme (trafics de cigarettes, drogue et armes ; enlèvements), de plus en plus présent dans cette zone très difficile à surveiller, ces deux groupes s’étant ainsi mutuellement renforcés. En troisième lieu, les évènements politiques survenus au Mali et au Burkina Faso depuis 2012 ont facilité les projets terroristes dans ces deux pays. Dans chacun d’eux, un coup d’Etat a généré une période d’instabilité puis l’installation de nouvelles Autorités élues mais qui n’ont pas été encore en mesure de faire face à des attaques renforcées. Au Mali, envahi pendant neuf mois sur près de 50% de son territoire, même l’important dispositif d’appui mis en place par l’armée française et les Nations-Unis n’a pu que réduire le danger sans l’éliminer. Le dernier élément est l’échec des principaux partenaires politiques du Sahel dans les actions entreprises pour éliminer ce danger. Les troupes onusiennes de la Minusma ont un mandat trop restrictif et géographiquement circonscrit à une partie du Mali qui limite leur efficacité, tout en les soumettant à des risques élevés. Le dispositif français Barkhane, à l’envergure régionale, reste numériquement insuffisant face à l’immensité du territoire. La Force du G5 Sahel, qui devrait être la meilleure voie de réponse aux attaques subies, manque de moyens financiers, d’expérience et d’organisation, et sans doute de soutien politique dans la zone visée. Mais des facteurs intérieurs sont venus aggraver la situation. Ainsi, la poussée démographique exceptionnellement forte a développé ses effets négatifs à travers les questions foncières et la création très insuffisante de nouveaux emplois. De plus, le manque de moyens des systèmes scolaires après les ajustements structurels a spécialement touché les campagnes et amené le salafisme à y prospérer à travers certaines écoles coraniques.

L’accumulation de ces facteurs conduit à une grave crise sécuritaire qui est encore susceptible de nouveaux développements. Au Mali, les forces terroristes, contraintes à la dispersion et à la défensive dans la zone septentrionale, se sont avancées vers le Centre et le Sud en mettant en œuvre une stratégie bien arrêtée et de plus en plus agressive : pose de bombes sur les routes, orchestration de mésententes communautaires aboutissant à d’imposantes tueries, attaques frontales contre des camps militaires et la Minusma. Dans ces territoires plus peuplés, les services régaliens de l’Etat sont, comme plus au Nord, désormais absents dans 2/3 des cas selon les informations les plus couramment citées et le système djihadiste impose maintenant sa loi et ses principes de vie en de nombreux endroits. Jusqu’ici, les réactions semblent davantage verbales, voire incantatoires, que concrètes : les contre-attaques de grande ampleur sont encore attendues et la progression des assaillants ne parait pas arrêtée. Si l’état de guerre est déclaré au plus haut niveau des Institutions, les contraintes qui devraient l’accompagner normalement ne sont guère visibles, au moins dans la capitale. A une intransigeance absolue, l’Etat semble encore prioriser la recherche d’une réconciliation, comme le montrent la grande patience acceptée dans l’application de l’Accord de Paix conclu à Alger en 2015 ou le lancement récent d’un Dialogue National Inclusif. Au Burkina Faso, la dégradation sécuritaire a connu une rapidité surprenante depuis 2018 et tend à rejoindre celle du Mali. Les assauts ont suivi une spirale de gravité fort semblable : attentats à Ouagadougou, meurtres collectifs visant la création d’une opposition entre collectivités religieuses jusqu’ici globalement en bonne entente, attaques contre des positions de l’armée. L’emprise permanente de terroristes en certaines parties du pays pourrait aussi rendre difficiles les élections présidentielles de 2021 qui risquent en même temps de réduire l’attention privilégiée donnée aux questions de sécurité. Les recensements concluent, au Burkina Faso et au Mali, à des centaines de morts et à des centaines de milliers de déplacés, principalement regroupés dans les capitales. Au Niger voisin, le non-règlement de la situation de la cité malienne de Kidal, accusée de servir de base de repli aux terroristes, aggrave les difficultés dans la partie Ouest du pays tandis que la menace de Boko-Haram se fait plus pressante au Sud -Est. Les élections présidentielles qui polariseront l’attention dès fin 2020 pourraient ici aussi fournir l’opportunité d’une intensification des assauts terroristes. Au Tchad, la solidité et l’expérience de l’armée nationale, qui est un pilier des troupes de la Minusma, ont été des atouts décisifs pour le pays, mais la contestation politique qui anime aujourd’hui certaines régions pourrait être rapidement un handicap. Les pays du Golfe de Guinée, qui jouxtent la zone sahélienne de l’Ouest, ont pu rester pour l’essentiel à l’écart de la zone d’action des terroristes islamistes, mais les incursions faites par exemple à Bassam en Côte d’Ivoire et plus récemment dans la Pendjari au Bénin montrent que le danger est permanent.

Cet environnement délétère produit des impacts négatifs croissants sur l’économie des pays sahéliens. Les investissements privés s’y sont fortement réduits, notamment pour ce qui concerne les acteurs étrangers. De grands programmes publics, en particulier d’infrastructures, sont irréalisables dans les zones insécures alors qu’ils y seraient particulièrement nécessaires. Ces décalages aggravent encore le retard de régions déjà défavorisées et constituent un terreau fertile pour les propagandes extrémistes et les contestations du pouvoir central. Même si la croissance globale du Produit Intérieur Brut (PIB) résiste pour l’instant, portée par quelques secteurs déjà bien présents, ce contexte négatif ne permettra ni l’accélération recherchée de l’accroissement du PIB ni la création massive d’emplois décents qu’impose la vive progression démographique. Les finances publiques des nations concernées sont soumises à la fois aux difficultés d’accroissement des recettes, à la croissance exponentielle des dépenses de sécurité et à l’énormité des besoins en investissements. L’absence de perspectives d’améliorations à   court terme favorise l’émigration et augmente les souffrances humaines qui y sont associées ainsi que la pression sur les pays accueillant les migrants.

Au plan international enfin, l’implantation accrue du terrorisme islamiste dans une bonne partie du Sahel aboutirait à la reconstruction d’une grande base arrière d’un Etat terroriste alors que celui-ci a dû fuir l’Afghanistan, puis l’ensemble Syrak-Syrie. Cette position augmenterait considérablement la capacité d’actions destructrices vers la proche Europe ou vers le reste du continent africain. Le poids de celui-ci dans la démographie mondiale contribuera encore à intensifier ce danger.

Les évènements les plus récents ont conduit à une prise de conscience mondiale de l’ampleur des risques encourus et à un accord généralisé sur les deux stratégies à mener simultanément : mettre à mal par tous les moyens l’agression terroriste ; initier au plus vite un développement économique et social profitable à tous dans les zones défavorisées pour rendre inopérantes les propagandes extrémistes. Toutefois, les faiblesses des Etats sahéliens, les frilosités, voire les incohérences, de leurs partenaires étrangers, la lenteur de tous les processus de décision freinent considérablement l’application de ces mots d’ordre. Au moins quatre changements semblent nécessaires sans délai pour faire renaitre l’espoir.

Le premier est la mise en cohérence du discours et de l’action pour ce qui concerne « l’entrée en guerre » contre les bandes terroristes. Si une réconciliation doit effectivement être recherchée avec les populations qui manifestent une contestation de plus en plus ferme aux pouvoirs centraux en raison des injustices ou du dénuement qui les frappent, cette approche consensuelle ne peut viser les terroristes dont le but est de détruire l’ordre existant par les moyens les plus violents, y compris l’assassinat délibéré de victimes civiles. Leur action relève du domaine militaire et exige une riposte du même type. Les trois composantes de cette contre-offensive devraient être la lutte armée, le recours maximal au renseignement pour des attaques préventives, la destruction des circuits d’approvisionnement de l’adversaire en ressources financières et humaines. En raison de la détermination, de l’expérience et de l’armement de ces ennemis, le combat est redoutable pour les armées nationales peu rompues aux caractéristiques de la guerre asymétrique et les risques de pertes humaines élevés. Mais l’enjeu est inédit et la responsabilité qui pèse sur les soldats sahéliens et leurs chefs, à tous les niveaux, peut justifier des sacrifices ultimes. En plus du renforcement de l’armée, la condition requise est que la nation entière puisse constater l’engagement sans faille de ses dirigeants à cette cause et qu’elle soit associée sous toutes les formes possibles à la lutte menée. L’état d’urgence doit imposer ses exigences sur les conditions de vie de chaque citoyen, même s’il se trouve loin des zones de combat, de façon que les plus touchés sachent que toute la population partage leur sort et que se resserre une solidarité indispensable en ces heures cruciales.

Même avec tous ces efforts, la lutte risque d’être déséquilibrée si les nations sahéliennes se battent sans un appui extérieur suffisant. Des alliances puissantes et sincères sont donc indispensables. Elles pourraient d’abord prendre une forme financière en raison des modestes ressources de ceux qui sont en ligne de front. Les soutiens effectifs à la Force du G5 Sahel sont par exemple encore loin des annonces faites, qui elles-mêmes apparaissent insuffisantes, alors que l’urgence est évidente. Ces apports financiers pourraient aussi ne plus être comptabilisés dans l’aide au développement pour desserrer les contraintes budgétaires des Etats sahéliens. Les sommes concernées restent en effet modestes par rapport aux enjeux visés ou à d’autres choix budgétaires des pays les plus riches ou des principales institutions internationales. De plus, l’exemple de l’Irak montre que le coût d’une reconquête de territoires tombés aux mains du terrorisme est incomparablement plus élevé que celui d’une protection efficace de ces zones face à l’assaut ennemi. Mais le soutien des grands partenaires et des instances régionales et continentales africaines pourrait inclure également leur présence renforcée sur le terrain aux côtés des forces nationales, dans un cadre multilatéral unique et agréé par tous. La Minusma, Barkhane, la Force du G5 Sahel, les armées nationales et d’autres composantes éventuelles appartiendraient toutes alors à un grand ensemble militaire intégré. Cette action commune permettrait de faire profiter les troupes africaines de l’expérience d’armées plus expérimentées dans cette nouvelle forme de guerre et, surtout, de lever certaines incompréhensions et réserves sur la présence actuelle d’appuis agissant de manière plus autonome qu’intégrée. Certes, cette approche suppose de dépasser de nombreux égos et égoïsmes, et de faire preuve d’audace, mais le défi semble justifier cet effort.

La guerre se gagnant dans la paix, la mise en œuvre immédiate d’actions ciblées de restauration de l’Etat et de développement économique au fur et à mesure que des territoires seraient sécurisés est une autre mutation nécessaire. La ré-installation de tous les représentants de l’Etat est bien sûr la priorité dès l’instant où elle s’effectue de manière constructive et au profit de tous. La présence de l’instituteur, du médecin, de la sage-femme, du juge, du gendarme et du préfet, tous dotés des moyens nécessaires au bon fonctionnement de leurs Services, sera le meilleur garant contre l’influence terroriste. La possibilité pour tous de circuler sans danger dans le pays sera le meilleur critère des progrès accomplis. La réalisation diligente de grandes infrastructures de base, notamment énergétiques et sanitaires, est un autre impératif pour ramener une base minimale de remise à niveau économique de régions laissées en déshérence. Enfin, un effort gigantesque d’implantations d’activités au niveau local, notamment de relance agricole ou de services, est une condition sine qua non pour terrasser l’extrémisme en offrant à la jeunesse des alternatives à l’enrôlement djihadiste, à l’exode rural et à l’exil. Les consultations locales du Dialogue National Inclusif au Mali montrent que les attentes des régions sont très souvent concrètes, réalistes et justifiées : l’emploi, le soutien efficace et multiforme à l’agriculture, la bonne gouvernance locale, le désenclavement sont les aspirations les plus fréquemment exprimées.

Pour que ces programmes ramènent l’espoir escompté, un dernier changement attendu concerne les modalités de concrétisation de ces investissements. Ces derniers doivent être d’abord définis en fonction des besoins réels des bénéficiaires et non décidés à partir de positions dogmatiques des bailleurs de fonds ou de l’Etat. Leur réalisation est à piloter à chaque étape par les acteurs locaux, pour qu’ils s’approprient ces activités et soient en mesure de corriger les éventuelles erreurs de conception, les partenaires ayant un rôle principal de formation et de coordination. La faiblesse des moyens financiers des budgets nationaux, même si de nombreuses économies de certains « train de vie » sont encore possibles, impose là encore l’intervention décisive des concours financiers étrangers, essentiellement publics, et une augmentation au moins provisoire de l’Aide Publique au Développement (APD) présentement en repli. Le souci de l’efficacité de cette aide requiert aussi qu’elle puisse être mise en place avec une diligence particulière et qu’elle soit directement accordée aux responsables locaux des investissements programmés. Il s’agirait ici encore d’un changement majeur des circuits de l’APD, mais les résultats mitigés des méthodes traditionnelles méritent de faire cet essai.

Ces transformations peuvent apparaitre audacieuses et risquées, mais elles sont avant tout le constat des résultats limités des solutions actuelles et de l’urgence d’actions plus agressives. L’hésitation, le refus ou le report de ces changements, de la part des Etats concernés comme des partenaires extérieurs, conduirait probablement à de nouvelles détériorations sécuritaires et peut-être à l’impossibilité du redressement de cette situation. Il n’est nul doute que ceux qui agiraient ainsi devraient alors en assumer un jour la responsabilité collective devant l‘Histoire.

 

Paul Derreumaux

FCFA : la fin du tabou ?

FCFA : la fin du tabou ?

Une étonnante campagne d’information a été lancée fin juin 2019 par la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à la suite de la tenue du Comité Ministériel « ad hoc » puis du sommet des Chefs d’Etat du 29 juin 2019, sur un possible aboutissement en 2020 d’une nouvelle monnaie commune pour les 15 pays qui la composent. Cette méthode tranche par rapport à la discrétion dont les Autorités monétaires se parent habituellement pour étudier et prendre des décisions sur de tels sujets. Ce comportement vise certainement à prendre de court les pourfendeurs du FCFA, spécialement offensifs dans la période récente, qui critiquaient un dangereux immobilisme, et cet effet de surprise a joué à plein. Les annonces faites sur les grandes avancées des travaux menés de longue date par les instances compétentes, notamment l’Agence Monétaire de l’Afrique de l’Ouest (AMAO) et la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), n’ont en effet suscité que peu de réactions parmi les opposants à la monnaie unique de la zone franc.

L’analyse des commentaires officiels apporte toutefois des enseignements plus précis mais aussi plus nuancés sur les changements qui pourraient intervenir à court terme.

Trois questions semblent avoir brusquement progressé. Celle du nom de cette possible monnaie commune, qui serait baptisée ECO. Même si ce point n’était pas le plus complexe, il n’était pas non plus le plus aisé compte tenu des susceptibilités qu’il a fallu surmonter. Celle, plus difficile, du régime de change prévu, qui serait un régime de change flexible. Les informations évoquent aussi toutefois une politique monétaire ciblant avant tout l’inflation, comme le fait actuellement la BCEAO, ce qui laisse supposer un suivi rapproché et l’intervention possible des Autorités monétaires pour corriger, voire bloquer, les orientations naturelles du marché. Malgré tout, ce système est moins rigide que celui qui rattache le FCFA à l’Euro et répond donc aux reproches faits en la matière à la monnaie des Etats africains francophones. La troisième avancée concerne la nature de la Banque Centrale qui serait une banque à caractère fédéral pour les pays concernés, à l’image de la situation observée aux Etats-Unis ou dans l’Union Européenne, et non une banque centrale unique pour toute la zone couverte par la nouvelle monnaie. Ces choix montrent déjà un savant équilibre entre les éléments s’inspirant des pays anglophones de la CEDEAO -le nom reprenant le début du sigle en anglais de la zone, déjà popularisé par Ecobank ; le change flexible – et les pays francophones de celle-ci – banque centrale fédérale ; politique monétaire privilégiant la stabilité de la monnaie plutôt que le rythme de croissance -.

Outre ces décisions prises, les instances techniques et gouvernementales de la CEDEAO ont aussi souligné avec sagesse quelques points. Le plus important est le non-respect actuel, malgré une mise en place déjà ancienne, d’un grand nombre de critères de convergence des économies et des politiques publiques par la plupart des pays. Ainsi, à titre d’exemples, des critères majeurs comme ceux du déficit public ou du niveau minimum de réserves de change ne sont que très rarement atteints au sein de la CEDEAO. Le respect d’un plafond limité en termes d’inflation n’est lui-même quasiment respecté que par les pays de l’UEMOA. Les Chefs d’Etat ont donc approuvé les recommandations demandant une accélération de cette mise en conformité et n’ont pas exclu que la monnaie commune soit introduite par étapes, en privilégiant les Etats pour lesquels les indicateurs de convergence économique sont les mieux respectés. De même, la réunion de fin juin 2019 a insisté sur la nécessité d’une mise en œuvre plus rapide des réformes structurelles souhaitées de longue date et indispensables pour faciliter l’application de ces critères de convergence. Essentielles, ces deux contraintes stratégiques sont bien connues et considérées comme des préalables par la plupart des économistes. Leur application se heurte toutefois à de nombreuses urgences nationales toujours jugées prioritaires par les Etats et a insuffisamment progressé dans les dernières années. Il est à espérer que les dernières décisions donneront un coup d’accélérateur à ces actions structurelles.

Entre les questions tranchées et celles clairement considérées comme non encore respectées, beaucoup de points n’ont pas fait l’objet d’informations malgré leur caractère parfois décisif. Il n’est pas sûr que nombre de ces questions puissent être réglées en quelques mois. Il en est ainsi notamment du degré d’indépendance de la future Banque Centrale par rapport aux Etats : cette Autorité Monétaire aura-t-elle la responsabilité ultime sur les principales décisions relatives à cette monnaie unique, comme aux Etats-Unis ou au Maroc par exemple, ou ce pouvoir appartiendra-t-il toujours au collège des Chefs d’Etat de la CEDEAO ? C’est aussi le cas de la date de lancement effectif de la nouvelle monnaie : si celle-ci reste toujours officiellement fixée à janvier 2020, tous les discours et rapports récents soulignent les retards actuels sur de nombreux aspects et le risque en résultant d’un décalage de ce démarrage. C’est encore le fait de la composition du panier de monnaies de référence, non précisé dans ses détails, qui va imposer des réflexions théoriques et statistiques difficiles. Il en est de même du périmètre sur lequel sera initialement admis l’ECO : tous les membres de la Communauté utiliseront-ils simultanément et immédiatement cette nouvelle monnaie commune ou celle-ci sera-t-elle mise d’abord en circulation dans une partie seulement des nations de la Communauté puis étendue à d’autres ? Sur ce plan essentiel, même si les déclarations officielles se sont limitées à une prudence sémantique, tous les commentaires émis après ces réunions, y compris par des Chefs d’Etat comme ceux de Côte d’Ivoire et du Nigéria, ont clairement retenu l’hypothèse d’une mise en place d’abord limitée à quelques pays, et notamment ceux de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA).

L’option semble en effet la plus pertinente pour cette question cruciale. La longue expérience de gestion commune du FCFA, l’harmonisation déjà bien avancée des structures et des politiques économiques des pays de l’Union – Guinée Bissau peut-être mise à part- plaident déjà pour cette solution. L’exemple de l’Union Européenne montre aussi que la gestion d’une monnaie unique est plus aisée dans un espace plus retreint et plus homogène que dans un espace plus large et composé de pays plus différents : il devrait donc en être de même pour l’Afrique de l’Ouest où les écarts entre nations sont encore plus profonds et les instruments de connaissance, de contrôle et d’action nettement plus limités. Même si cette solution est moins ambitieuse, elle constituerait malgré tout une première étape suffisamment consistante. L’UEMOA rassemble en effet le 1/3 des habitants de la CEDEAO et pèse 20% de son Produit Intérieur Brut (PIB). Avec ses 120 millions d’individus et un PIB total de plus de 110 milliards de USD, cette zone francophone est plus importante que le Maroc ou s’approche de l’East African Community (EAC), et est de surcroit homogène par sa langue et ses structures économiques.  Elle dispose aussi, ou peut disposer rapidement, des ressources humaines compétentes et déjà expérimentées pour la gestion d’une monnaie commune en circulation dans plusieurs Etats. Malgré tout, ce lancement limité affronterait de nombreux challenges qui, hormis notamment la contrainte de mise en place rapide de nouveaux billets et pièces, auraient surtout trait à l’instauration d’une confiance suffisante dans la nouvelle monnaie. Celle-ci ne s’appuierait plus en effet sur une garantie extérieure comme c’est le cas du FCFA, mais sur ses propres mécanismes de sauvegarde : fixation de nouvelles règles de solidarité entre Etats en cas de difficultés de l’un d’eux ; définition de procédures de protection de l’ECO face à la spéculation ou à des difficultés économiques ; nouvelles normes éventuelles à respecter pour les agents financiers et économiques ; …. Le pari n’est pas impossible à tenir, mais il est fort difficile comme l’a montré l’exemple récent de la plus grande indépendance acquise par la monnaie marocaine. Ce risque est pourtant obligatoire : le taux de change de la nouvelle monnaie, même s’il était égal au FCFA à l’instant zéro de lancement de l’ECO et ne concernait que la zone UEMOA, sera immédiatement fonction de nombreux paramètres qui détermineront le sens et l’ampleur d’une possible variation de sa valeur. Il en fut ainsi par exemple pour l’EUR en 2001.

Enfin, deux sujets, pourtant importants, ne semblent avoir fait jusqu’ici l’objet de presque aucun commentaire. D’abord, la mise en place effective de l’ECO, surtout avec le périmètre restreint envisagé, entrainerait « de facto » la fin de la zone franc actuelle puisque l’Afrique Centrale francophone est en dehors de la CEDEAO et donc du nouveau système. Cette coupure de la zone Ouest et de la zone Centrale a déjà été suggérée par suite des difficultés actuelles de la Communauté des Etats de l’Afrique Centrale (CEMAC) en termes de réserves de change et de déficit budgétaire, mais a été jusqu’ici écartée. Si les Chefs d’Etat de la CEMAC ont déjà évoqué la nécessité d’un « échange de vues » sur ce sujet en raison de l’annonce surprise de la CEDEAO, il n’est pas certain que tous auront la même idée sur les réorientations a à adopter. Surtout, la France, qui a pour l’instant laissé s’exprimer les dirigeants de la CEDEAO sans formuler d’observation ou de réserve spécifique, pourra difficilement accepter de les laisser faire et de constater la fracture de fait de la zone FCFA sans définir une nouvelle stratégie globale à l’égard des pays francophones tenant compte de ses propres objectifs géopolitiques. En la matière, les récentes réunions de la zone Franc d’octobre 2019, dernier évènement collectif avant la date prévue de lancement de l’ECO, ont bien évoqué ce dossier mais n’ont pas vraiment donné les lignes directrices de la conduite retenue, laissant planer le doute sur la proximité de l’échéance.

Le second sujet est celui des contraintes que pourrait générer le nouvel univers monétaire choisi par la CEDEAO pour les pays qui souhaiteraient adhérer à cet ensemble. C’est notamment le cas du Maroc dont la demande d’adhésion à la CEDEAO, formulée en 2017, avait rapidement été acceptée dans son principe mais n’a pas depuis lors franchi d’autres étapes concrètes malgré la forte pression des Autorités marocaines et des partisans subsahariens du projet. Diverses oppositions s’étaient en effet manifestées soulignant les déséquilibres que pourrait causer cette entrée dans la CEDEAO d’un Etat dont les structures économiques étaient plus avancées en nombre de domaines et qui pourrait donc contrecarrer les actions de développement de la plupart des pays déjà membres. Le Maroc trouvera-t-il autant d’attraits à cette adhésion si celle-ci l’amène à terme à abandonner le Dirham, pour lequel ce pays a investi beaucoup de temps et d’efforts pour en faire une monnaie presque totalement convertible et qui préserve maintenant depuis plus de dix ans sa valorisation par rapport à l’EUR ? Le Maroc pouvait être grand gagnant d’une entrée dans un vaste ensemble de libre-échange où la compétitivité et la modernité de son économie pouvaient faire merveille ; il perdrait beaucoup s’il était englué dans une zone monétaire dont la solidité reste à prouver. Cette même hésitation pourrait concerner d’autres pays, avant tout attirés par le dynamisme commercial de la CEDEAO mais soucieux de garder leur liberté monétaire.

Quoi qu’il en soit, la CEDEAO a cette fois confirmé des échéances et donné des orientations, ce qu’on lui reprochait de ne pas faire. Et l’UEMOA a annoncé sa pleine adhésion à celles-ci. Les deux zones géographiques ont certes marqué des points en termes de communication. Mais elles risquent gros.  Pour les pays de l’UEMOA, un grand retard dans le respect de ces échéances leur ferait perdre une occasion unique de prouver que, malgré ses faiblesses, le FCFA a pu être utilisé pour construire les bases de la monnaie unique d’un ensemble géographique plus vaste. Ce report donnerait aussi aux opposants au FCFA divers arguments pour relancer leurs attaques et créerait pour les Etats et les entreprises de l’Union les inconvénients qui y sont usuellement associés. En revanche, en cas de démarrage effectif mais insatisfaisant de l’ECO, les nations pionnières subiraient les effets d’une comparaison négative avec leur ancienne situation de zone « sécurisée », sans possibilité de retour en arrière. Il en serait de même pour toute la CEDEAO en cas de forte dévalorisation- ou même seulement d’instabilité- de l’ECO après son lancement. De plus, même si cette expérience-test pour la zone francophone de l’Ouest s’avérait positive, la difficulté de l’étendre rapidement aux autres pays de la Communauté serait aussi une forme d’échec. La CEDEAO, qui manque de grandes réalisations, montrerait ainsi le poids des obstacles l’empêchant de renforcer sa cohésion économique et politique, et être davantage qu’une zone de libre-échange et de concertation politique. La voie de la réussite, gage d’une crédibilité renforcée pour les deux zones géographiques, est donc étroite, même si elle est possible. Gageons que les Chefs d’Etat ont bien pesé ces arguments avant de faire leurs déclarations fin juin dernier. On dit que l’Histoire ne repasse pas deux fois les plats : une chance gâchée pourrait donc être irrémédiablement perdue.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/10/2019

Hôtellerie : La « nouvelle frontière » africaine

Hôtellerie : La « nouvelle frontière » africaine

 

Après une longue pause, qui coïncidait largement à la période d’«afro-pessimisme», le flux d’investissements du secteur hôtelier en Afrique subsaharienne a bondi depuis 2010 et explique la croissance attendue de l’hôtellerie et du tourisme dans les économies du continent.

Les chiffres de progression impressionnent en effet. Le stock de chambres aux standards internationaux aurait ainsi doublé en 7 ans, pour dépasser les 72 000 en 2017. Les chaines de taille mondiale présentes en Afrique multiplient les annonces de projets : 100 nouveaux hôtels, soit +66%, pour Accor d’ici 2025 ; 5000 chambres supplémentaires, soit +28%, pour Rezidor (Radisson) d’ici 2022. Des groupes plus récents s’implantent dans un nombre croissant de pays : ils sont européens, comme Onomo, et africains, comme Sun International ou Azalaï.

L’emballement a plusieurs causes. D’abord l’état actuel du parc hôtelier répondant aux normes en zone subsaharienne est d’une grande insuffisance quantitative – moins de 100 chambres par million d’habitants contre, à l’autre extrême, 15000 aux Etats-Unis- et qualitative, par suite du nombre important de réceptifs dégradés. Mais on note aussi du côté de la demande d’importants facteurs positifs. Les besoins de l’hôtellerie d’affaires, qui domine toujours le marché -plus de 70% du total au niveau continental-, ont fortement cru depuis le début des années 2000 grâce aux bonnes années de la croissance africaine. Le nombre de touristes étrangers augmente désormais au rythme annuel d’au moins 5%, même s’il est encore concentré sur un nombre limité de pays. Celui des touristes africains progresse encore plus vite, ce qui donne des perspectives de croissance considérables au vu de la poussée démographique, de l’avancée de l’urbanisation et de la progression attendue de la classe moyenne qui caractérisent l’Afrique.

Ce renouveau de l’investissement hôtelier devrait donc être durable et s’accompagner de plusieurs transformations importantes.

La première est le renforcement et la diversification de la concurrence dans le secteur structuré. Sept leaders internationaux intègrent désormais l’Afrique dans leur programme. Accor, qui compte 150 hôtels après le récent rachat de Mövenpick, Mariott et Hilton restent les mastodontes du sous-continent mais, derrière eux, les lignes bougent. En particulier, Rezidor et Louvre Hotels intensifient leurs investissements, confortés par les moyens financiers considérables d’un actionnaire de référence maintenant identique, le chinois Jin Jiang, désormais deuxième hôtelier mondial. Les américains Hyatt et Intercontinental et l’espagnol Melia résistent tandis que le français Onomo contre-attaque, grâce à une augmentation de ses fonds propres de plus de 100 millions d’EUR, et concentre ses nouvelles opérations sur le Maroc, l’Afrique du Sud et l’Afrique Centrale. Au niveau africain, les pionniers ont été des groupes mauriciens – tels Lux ou Constance- et sud-africains -comme Sun International ou City Lodge- qui sont surtout localisés dans leur espace régional d’origine grâce à des marchés porteurs. Ailleurs, la seule exception est longtemps restée le groupe francophone Azalai. Né au Mali en 1993 dans un environnement très difficile, ce réseau a tissé sa toile avec patience mais ténacité d’abord dans le Sahel puis dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Comptant fin 2018 9 hôtels qu’il gère entièrement dans six capitales, il dispose à ce jour d’une offre structurée d’hôtels 2, 3 et 4 étoiles, d’un management expérimenté et d’une force de résilience remarquable aux chocs exogènes, et constitue en 2019 une référence internationalement reconnue en Afrique de l’Ouest. Plus récemment, le groupe africain Teyliom s’est engagé en 2012 dans le secteur avec un programme particulièrement ambitieux : fort de la qualité et de la réussite de l’hôtel 5 étoiles détenu à Dakar et dont le management a été confié à Rezidor, il vise à construire « ex nihilo » en 10 ans un réseau d’une dizaine hôtels de 3 et 4 étoiles en Afrique de l’Ouest et Centrale, et à assurer la gestion autonome de ces réceptifs par la société de management Mangalis contrôlée à 100%. Avec les cinq établissements qui seront ouverts à mi 2020, ce pari incroyable a des chances d’être gagné. L’Afrique subsaharienne aura ainsi montré, comme dans la banque ou l’assurance, qu’elle peut recenser quelques champions capables de montrer les capacités d’indépendance du continent et de rivaliser avec les acteurs étrangers.

Dans cette concurrence qui s’intensifie, tous les compétiteurs devront aussi affronter le challenge de la nécessaire transformation du parc hôtelier africain. Le nombre total d’hôtels aux standards internationaux compte en effet dans le monde plus de 60% de réceptifs de classe économique ou « middle scale » alors que ce pourcentage est inférieur à 25% en Afrique qui est pourtant le continent le plus pauvre. Cette situation est à la fois l’expression des choix des investissements passés, de la préférence naturelle des grandes chaînes pour les établissements de haut de gamme, générateurs de revenus de management supérieurs, et de l’intérêt des Etats hôtes pour les hôtels de prestige. Mais les limites de cette répartition sont de plus en plus perçues par tous les acteurs : la chasse généralisée des entreprises aux coûts de fonctionnement, l’intégration plus aisée de services de qualité dans les hôtels économiques et, surtout, la probable progression remarquable de la clientèle africaine pour les affaires comme pour le tourisme imposent une restructuration de l’offre. Accor avait ouvert la voie avec sa gamme variée de produits et le succès en Afrique de ses Ibis. La réussite d’Onomo, qui fut sans doute le premier à baser son activité et son développement sur des hôtels de 2 et 3 étoiles, a aussi fait école. Mariott a ainsi récemment lancé sa filiale AC Hotels en Afrique de Sud et devrait la déployer dans d’autres pays. Les groupes africains sont déjà entrés dans ce secteur de l’hôtellerie économique, évitant tout retard par rapport à leurs confrères étrangers : Mangalis veut ainsi faire de sa marque 2 étoiles Yaas un des piliers de son développement tandis qu’Azalai a ouvert son premier Dounia Hotel au Burkina-Faso. Il est probable que la physionomie du parc africain se rapprochera sensiblement de celle du parc mondial dans les dix prochaines années.

Dans ce double enjeu d’expansion et de recomposition de l’offre, de nouvelles donnes sont apparues sur deux points majeurs depuis les années 2000.

La première concerne l’amélioration globale des possibilités de financement. Les investissements hôteliers sont lourds en capital – une chambre de 4 étoiles a un coût de revient total d’environ 175 000 EUR -et supposent un maximum de ressources à long terme pour que la rentabilité soit atteinte dans un délai raisonnable. En la matière, les groupes internationaux matures sont mieux placés en termes de fonds propres et ont été initialement plus attractifs pour les grandes institutions de financement (DFI) en raison de l’expérience accumulée des réseaux gestionnaires. La Société Financière Internationale (SFI), Proparco et d’autres ont ainsi joué un rôle notable dans les nouvelles implantations d’Accor ou de Marriott. Mais ces structures ont aussi plus récemment appuyé les groupes africains en capital ou en prêts à long terme, telle la SFI pour la holding Azalai ou Proparco et la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) pour plusieurs hôtels de Mangalis. De plus, des fonds d’investissement ou de grands actionnaires privés se sont également tournés vers ce secteur comme Améthis pour le groupe mauricien VLH, l’anglaise CDC pour Onomo ou Cauris Croissance pour Azalai. Enfin, plusieurs banques sont devenues plus actives et ont allongé leurs durées de prêts dans les années récentes, facilitant le « bouclage » de la construction de nombreux réceptifs. Si les contraintes de financement se sont ainsi allégées, elles restent vives pour les réseaux africains en termes de fonds propres et de forte dépendance à des concours bancaires locaux encore trop courts.

La seconde modification concerne les modalités de l’investissement. Alors que celui-ci avait longtemps visé à la fois l’achat du terrain, la construction des bâtiments et l’exploitation de l’hôtel, la responsabilité des deux premiers éléments a été souvent abandonnée à des promoteurs nationaux par les chaînes internationales qui se sont limitées à intervenir sous forme de contrats de management. Il en est résulté pour elles une diminution considérable des besoins de financement et une réduction correspondante des risques encourus. Rezidor a ainsi procédé pour ses récents établissements de Dakar, de Bamako, d’Abidjan ou du Niger comme Accor et d’autres l’avaient fait pour d’autres villes. Faute de posséder les nombreuses références qui rassureraient les investisseurs locaux et les prêteurs potentiels, les groupes africains peuvent rarement procéder de la sorte. Ils bénéficient certes souvent de la part des Etats d’actifs fonciers à des conditions très avantageuses pour l’implantation de leurs réceptifs, mais la construction de ceux-ci exige malgré tout des ressources adaptées difficiles à réunir. En dépit des avantages de leur stratégie, les groupes leaders semblent récemment changer d’approche en reprenant le contrôle des investissements fonciers et immobiliers à travers la création de fonds d’investissement dans lesquels ils sont associés à de puissants partenaires financiers. C’est le cas par exemple d’Accor qui a mis en place avec les qatari de Katara Hospitality un fonds prévu pour mobiliser à cette fin jusqu’à un milliard de USD. Cette nouvelle politique permet d’éviter le cas fréquent des investisseurs locaux ayant choisi des localisations non optimales ou accumulant des retards dans la construction des hôtels faute de moyens financiers, tout en mutualisant les charges d’investissement. Cette voie plus sécurisante devrait être suivie par beaucoup d’acteurs mais elle risque, comme pour les financements, d’être plus difficile pour les groupes les plus modestes et d’être ainsi une cause d’aggravation des inégalités.

Beaucoup reste donc à faire et ces contraintes expliquent à la fois les très longs retards constatés dans les délais de construction -souvent plusieurs années- et la valeur souvent illusoire des annonces faites en termes d’ouverture de nouveaux établissements. Pourtant, le secteur est déjà sur divers plans un poids lourd des économies subsahariennes. Représentant en effet globalement plus de 7% du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone, il est surtout très apprécié des Etats pour plusieurs raisons. Il est d’abord un grand pourvoyeur d’emplois, notamment urbains. On estime en effet qu’une chambre génère en moyenne deux emplois directs, et une fois et demie plus d’emplois indirects. Le secteur serait déjà, aux côtés du bâtiment et des travaux publics, un des plus gros employeurs du secteur privé formel, en particulier dans les grands pays touristiques de l’Afrique de l’Est et Australe, et sa place devrait grandir au vu de l’expansion programmée. Une part notable des embauches concerne aussi des personnes peu qualifiées, ce qui est rare, mais l’expérience est une base essentielle des promotions et beaucoup de chaines prennent aussi en charge la formation interne de leur personnel. Les équipes comprennent souvent une forte minorité de femmes et concourent donc à l’égalité des genres, devenue un combat essentiel. L’hôtellerie est en second lieu un contributeur important et régulier de recettes fiscales et douanières -TVA, droits à l’importation, taxes sur salaires,…-, malgré les généreuses exonérations souvent accordées pour les investissements, et de devises, grâce à la clientèle étrangère. Le secteur est encore un des fers de lance des politiques de Responsabilité Environnementale et Sociale (RSE), sous l’aiguillon des principaux prêteurs internationaux, et a en la matière un rôle de modèle auprès d’autres grandes entreprises ou des populations : ainsi, les « programmes verts » des hôtels réduisent les déperditions d’énergie et les consommations d’eau, et intensifient l’utilisation des produits locaux dont ils appuient la progression. Un dispositif hôtelier de qualité et bien géré est enfin une vitrine recherchée car elle renforce l’attraction des investisseurs étrangers et, indirectement, peut faciliter la croissance de l’ensemble de l’économie.

Cette importance traduit bien les enjeux multiformes des évolutions en cours et les responsabilités interconnectées des divers acteurs qui les mettent en œuvre. Toutes les entreprises hôtelières déjà présentes auront à innover davantage, aux plans technique comme financier, pour résoudre les difficultés qu’elles affrontent aujourd’hui et introduire les améliorations indispensables sur divers points : la qualité du service, la connectivité, le degré de digitalisation,… .Elles devront aussi investir plus massivement dans la formation des équipes, à tous les niveaux, pour être capables de s’ajuster aux standards internationaux du secteur. Il leur faudra enfin s’attendre à recevoir peut-être de nouveaux concurrents agressifs, tel le jeune groupe indien Oyo qui semble bouleverser la hiérarchie mondiale des leaders du secteur. Les groupes africains auront pour leur part à tenir bon dans cet environnement compétitif en choisissant les bons créneaux et si nécessaire en unissant leurs forces. Aux Etats africains, enfin, il incombe de tirer parti au mieux de ce renouveau hôtelier pour faciliter l’atteinte d’objectifs stratégiques comme la création maximale d’emplois. C’est à ces conditions que l’embellie du secteur pourrait conduire à ce qu’il soit une « nouvelle frontière » de l’économie subsaharienne.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 07/10/2019

 

BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

BANK OF AFRICA : une tradition pionnière

 

Depuis près de 40 ans, la BANK OF AFRICA a été à plusieurs reprises un des pionniers des évolutions vécues par les systèmes bancaires subsahariens.

Sa naissance au Mali en 1982 en a été la première illustration. C’est en effet à Bamako, un 20 décembre, que plusieurs centaines de maliens de tous horizons géographiques et professionnels, quasiment sans appui extérieur et sous l’œil méfiant, voire incrédule, de tous les observateurs, créaient une des premières banques à capitaux privés africains en zone francophone. Ce moment exceptionnel fut d’abord la conséquence d’une nécessité. Tous les systèmes bancaires de l’époque en zone francophone, constitués uniquement de banques étrangères et de banques d’Etat, étaient alors mis à mal, principalement par la crise économique frappant alors l’Afrique pour les premières et par leur mauvaise gestion pour les secondes. La brutale disparition de nombreuses banques et l’affaiblissement généralisé de celles qui résistaient créaient un vide dont plusieurs initiatives privées africaines vont se saisir dans divers pays pour s’implanter dans ce secteur mythique de la banque, considéré jusque-là presque comme inaccessible aux investisseurs africains. Mais cette naissance fut aussi le fruit du hasard : l’adhésion fusionnelle de la dynamique classe des grands commerçants maliens à l’un de ces projets de banque qui lui était alors présenté, ce qui a permis la constitution puis l’ouverture de la BANK OF AFRICA-MALI en un temps record. Certes cette première expérience portait en son sein les inévitables imperfections d’un premier essai dans un univers bancaire en pleine mutation. Pourtant la détermination des dirigeants, l’engagement d’un personnel jeune et motivé, les efforts d’innovation en termes d’opérations et de clientèle visées ont permis à la nouvelle banque de s’implanter solidement et durablement dans le paysage bancaire du pays.

L’expérience BANK OF AFRICA prit un nouvel essor dès 1988 avec le lancement d’une expansion géographique qui fut aussi la voie suivie par plusieurs groupes concurrents. Cette expansion s’est d’abord appuyée sur la création d’une holding qui entreprit de concevoir progressivement les principes et l’organisation de ce développement. Sur cette base s’est ensuite construit pendant plus de vingt ans un réseau régional, puis continental, de banques commerciales sur la base de deux règles majeures. La première fut de bâtir chaque fois que possible les futures entités sur un actionnariat tripartite : des actionnaires privés nationaux diversifiés, des institutions d’appui au développement et la holding du groupe, en maintenant entre chaque composante un équilibre satisfaisant. La seconde fut de mettre en place une structure d’assistance technique capable d’apporter les appuis de formation et d’encadrement nécessaires dans les filiales. Celle-ci prenait en charge des sujets de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le Groupe se complexifiait, tout en restant légère et peu coûteuse. L’existence d’une holding de tête et d’une structure centrale d’assistance technique sont maintenant retrouvées chez la plupart des groupes subsahariens des secteurs de la banque ou de l’assurance. La structure de l’actionnariat et l’importance donnée aux actionnaires locaux sont demeurées une spécificité de la BANK OF AFRICA, et une de ses grandes forces. Ainsi organisé, le réseau BANK OF AFRICA a réussi une extension méthodique, fondée à la fois sur des rachats de banques existantes ou sur des créations « ex nihilo », qui l’a conduite à une présence dans 14 pays africains en 2010. Cette implantation s’est étirée du Sénégal à Madagascar et a touché des pays francophones comme anglophones. Parmi ces filiales, certaines ont vite conquis la première place dans leur pays comme au Bénin ou à Madagascar. L’attention portée au maintien d’un équilibre satisfaisant entre les différents actionnaires et au respect mutuel entre chacun d’eux a vraisemblablement été déterminante pour que cette importante extension s’effectue sans crise majeure.

A la fin des années 2000, le réseau BANK OF AFRICA fut aussi le premier à accepter un changement majeur de son actionnariat, comme d’autres groupes subsahariens le firent ensuite. Pour mieux assurer la pérennité du réseau et lui donner les moyens de poursuivre son développement, les dirigeants ont alors accepté l’entrée au capital d’une banque de taille internationale. En plusieurs étapes, le partenaire retenu, la Banque Marocaine du Commerce Extérieur (BMCE), a ainsi acquis une large majorité du capital de la holding, à l’occasion d’augmentations de capital de celle-ci, et de chacune des filiales locales du réseau. L’équilibre capitalistique longtemps maintenu s’est ainsi rompu aux dépens des investisseurs privés subsahariens. Cette évolution était logique de la part d’un actionnaire stratégique cherchant avant tout à sécuriser et rentabiliser son investissement, et poussé également par sa banque centrale à agir en ce sens. Les effets de cette évolution du « tour de table » sur le fonctionnement des banques du réseau ne pourront être appréciés que dans le temps. Compte tenu du fort ancrage des BANK OF AFRICA dans leur espace national et des avantages qui étaient habituellement retirés de cette spécificité, il semble souhaitable que cet impact reste limité. Le caractère africain de l’actionnaire de référence et l’engagement des dirigeants de la BMCE à maintenir l’esprit et l’approche traditionnellement appliqués par BANK OF AFRICA devraient jouer un rôle positif sur ce point. Une autre conséquence a en revanche déjà produit ses effets. Les nouveaux dirigeants du Groupe ont été en effet contraints de privilégier la maîtrise du réseau existant et l’éventuel ajustement de ses structures et méthodes à leurs propres règles, par rapport à la poursuite du développement géographique antérieur. Les autres conquérants marocains arrivés en zone subsaharienne ont d’ailleurs fait de même dans les années 2010. C’est pourquoi, face à la faible évolution du périmètre de ces banques dominantes, les groupes outsiders, plus agiles dans cette conquête de nouveaux territoires, sont montés en puissance dans la période récente.

Les années 2019/2020 devraient marquer le début d’une nouvelle phase dans l’histoire des banques subsahariennes suite à l’amplification de plusieurs contraintes. Le durcissement généralisé des règles de la profession, notamment en matière de capitaux propres requis et de gestion des risques opérationnels et de crédit, oblige tous les groupes bancaires à de lourds investissements et à une phase au moins transitoire de réduction de distribution de dividendes. Par ailleurs, la compétition s’intensifie, non seulement entre établissements bancaires mais avec d’autres acteurs « technologiques », comme les sociétés de télécommunications, aux immenses moyens financiers, qui s’installent sur le territoire traditionnel des banques et révolutionnent les méthodes commerciales et de gestion avec la digitalisation. Enfin, le mouvement d’intégration devrait connaitre une nouvelle relance avec la création de la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECA) et les regroupements régionaux qui y seront sans doute associés : cette tendance pourrait constituer une puissante émulation des principaux réseaux à étendre leur empreinte géographique. Ces trois facteurs conduisent à attendre une accélération des opérations de rapprochement de banques ou de recherche d’alliances. En Afrique de l’Est, le mouvement est déjà initié avec la fusion annoncée de la Kenya Commercial Bank (KCB) et de la National Bank of Kenya (NBK) ou le partenariat renforcé da Safaricom avec Equity Bank pour le développement de la « banque numérique » de cette dernière. A l’Ouest, les changements récents dans l’actionnariat de la holding d’Ecobank ouvrent la porte à de telles évolutions. Pour BANK OF AFRICA, l’entrée de la Commonwealth Development Corporation (CDC) au capital de la BMCE est explicitement dédiée par ce fonds d’investissement au soutien de l’expansion du groupe en Afrique subsaharienne. Elle pourrait être le premier pas vers d’autres partenariats capitalistiques permettant à BANK OF AFRICA de garder son rang dans les réseaux subsahariens tout en consolidant ses structures.

Le réseau BANK OF AFRICA conserve donc toutes ses chances de garder sa position de pionnier des mutations engagées dans les systèmes bancaires subsahariens. Elle dispose d’ailleurs de deux actifs symboliques qui pourraient l’aider. Son nom d’abord : alors qu’on pouvait craindre il y a quelques années qu’elle disparaisse, cette appellation prémonitoire reprend toute sa force avec la décision annoncée par la BMCE de l’adopter elle-même pour la maison mère. Nul doute que ce sera un atout utile pour montrer la symbiose du groupe tout entier et sa bonne adéquation aux évolutions du continent. Son mot d’ordre ensuite, inventé dès les années 2000 : « La force d’un Groupe, la proximité d’un Partenaire » symbolise bien tout ce que les clients, quels qu’ils soient, attendent de leur banque : une écoute attentive et la compréhension de leurs attentes quotidiennes, et une capacité de traiter leurs dossiers, petits ou grands, locaux ou internationaux, confirmant qu’ils sont bien intégrés dans le monde. Il reste à utiliser au mieux ces actifs déjà anciens.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 18/07/2019

 

 

Sénégal : en avant, toute !

Sénégal : en avant, toute !

Quatre jours de confusion et de tension ont quelque peu semé le trouble et la déception après une campagne et un vote que tous les observateurs s’accordaient à reconnaitre satisfaisants. Les résultats officiels provisoires devraient cependant calmer le jeu, replacer les éventuelles contestations sur le seul plan juridique dans le cadre des règles de la démocratie et permettre de regarder l’avenir.

Même si la confirmation de la Cour Constitutionnelle est encore attendue, le Président Macky Sall peut donc maintenant déclarer sa victoire, acquise dès le premier tour de l’élection présidentielle du 24 février après une participation record de 66% des électeurs à ce vote. Ce suffrage présentait deux originalités par rapport à ceux qui sont classiquement rencontrés en Afrique subsaharienne. D’abord l’exigence d’un nombre élevé de parrainages pour l’agrément des dossiers de candidats, qui semble plus logique et efficace que la condition d’un cautionnement important. En second lieu et par conséquence, une nette diminution des candidats en lice pour le vote, ce qui facilite les choix et évite la dispersion des voix. Certes, deux candidats majeurs se sont retrouvés exclus pour des raisons extérieures à ces parrainages, mais personne ne saura jamais si leur présence aurait changé le résultat final.

Le candidat victorieux a bâti sa stratégie de campagne sur la qualité de son bilan et il pouvait en effet aligner divers succès. Le visage de la capitale Dakar s’est transformé au fil des ans : routes modernes et échangeurs ont amélioré la fluidité de la circulation dans la ville, et la disparition apparemment complète des coupures d’électricité exerce une influence majeure sur le moral des populations de la capitale. La montée en puissance de la ville nouvelle de Diamniadio s’intensifie. Le nouvel aéroport international  a acquis sa vitesse de croisière ; les constructions de logements, de bâtiments administratifs d’hôtels et d’infrastructures sportives ou évènementielles donnent désormais à ce gigantesque projet une consistance tangible ; l’autoroute vers Dakar semble tenir ses promesses ; le futur Train Express Régional (TER) rapprochera encore Dakar de Diamniadio, et donnera à cette dernière plus d’attractivité pour équilibrer la capitale Dakar, très encombrée. Même s’il est juste de rappeler que certaines de ces réalisations ont été conçues et parfois lancées par le Président Wade, il faut reconnaitre au Président Sall de les avoir menées à bien dans des délais satisfaisants et d’avoir eu la sagesse de ne pas remettre en cause systématiquement ces idées retenues par son prédécesseur.

Au plan économique, la conjoncture est aussi favorable au Président sortant. Le Sénégal n’avait pas disposé jusqu’ici d’atouts de premier plan comme une riche agriculture d’exportation et un appareil industriel déjà diversifié, à la différence de la Côte d’Ivoire. Un tourisme bien développé, une diaspora nombreuse et dynamique, génératrice d’importants rapatriements de devises et d’investissements significatifs au pays, le secteur de la pêche étaient les principales forces d’une économie où la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) demeure proche de la moyenne régionale. Les importants gisements de pétrole et, surtout, de gaz récemment découverts et qui devraient être exploités à partir de 2022 changeront la donne. Ils apporteront en effet un plus grand dynamisme économique et des capacités de diversification sectorielle au pays, et des ressources budgétaires fortement accrues à l’Etat.

Au plan social et sociétal, le pays a d’abord réussi jusqu’ici à rester en dehors des attaques terroristes au contraire de la grande majorité de ses voisins. Il continue aussi à éviter les antagonismes religieux et ethniques prononcés, grâce à une politique de tolérance qui lui est reconnue. Il est également caractérisé de longue date par une stabilité politique rarement menacée et toujours sauvegardée, qui rassure les investisseurs comme la population. Il bénéficie enfin d’un système éducatif dont la qualité est appréciée et d’une bonne capacité à mêler l’ouverture à la modernité et le respect des traditions

Réélu pour cinq ans, Macky Sall dispose ainsi d’un « momentum » favorable fondé sur cet ensemble composite de données anciennes et nouvelles.  Au vu des quelques jours écoulés, son premier devoir, et non le plus facile, sera d’obtenir une accalmie des relations avec ses principaux opposants. C’est aussi son intérêt primordial s’il veut rétablir dans le pays la confiance et l’adhésion sans lesquelles rien ne sera possible. Il lui faudra aussi progresser dans les dossiers encore en suspens, tels un total apaisement en Casamance, une normalisation des relations avec la Gambie, la remise en route du chemin de fer Dakar/Bamako et le renforcement des liens commerciaux avec le Mali.  La diversité de ces défis montre que le chemin n’est pas sans embuches.

Il conviendra par ailleurs de surveiller l’endettement public, désormais  au-delà des 60% du PIB, pour éviter de perdre la crédibilité internationale que le pays a regagnée comme le prouvent ses récentes émissions d’emprunts internationaux. La meilleure protection contre ce risque sera d’élever le taux de croissance du PIB en exploitant avec la plus grande rigueur la nouvelle manne pétrolière et gazière et en accélérant en même temps l’élargissement de la base de l’appareil économique pour éviter le « syndrome hollandais ». Les questions de la poussée démographique et de l’importante émigration sont aussi d’actualité. Leur solution au moins partielle réside dans un accroissement massif de la création d’emplois, de préférence formels, et une hausse rapide du revenu moyen par tête, eux aussi dépendants de la croissance obtenue. Pour ce faire, les succès médiatisés du Sénégal en matière de start-ups et de nouvelles technologies ne suffiront pas, au moins à court terme. Les activités agricoles, industrielles, touristiques, de services divers devront toutes connaitre un important développement pour offrir des embauches en quantité et en qualité suffisante, et rendre crédible une « Emergence » qu’on espère voir poindre  à l’horizon.

Le challenge est redoutable. Le Président élu aura à confirmer sa capacité de conception à long terme de l’avenir possible du Sénégal et à tenir bon le gouvernail afin de réaliser les programmes d’actions nécessaires, mais souvent difficiles, pour atteindre l’objectif qu’il promet au peuple sénégalais. Il lui faudra lutter contre les inévitables inerties à l’intérieur, restreindre autant que possible la corruption toujours aux aguets et ses effets néfastes, combattre tous ceux que gênerait une telle transformation du pays et faire preuve d’une ténacité à toute épreuve. Il devra convaincre et rassembler pour mobiliser la nation dans cette course au progrès. Il a cependant la chance que le pays dispose de marges de manoeuvre nouvelles d’une ampleur inespérée, qui viennent compléter des points forts déjà connus. Il lui revient donc d’exploiter au mieux et au plus vite ce contexte positif.

L’enjeu de la réussite du Sénégal dépasse d’ailleurs les frontières du pays. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), recordman continental de la croissance économique depuis quelques années mais aussi sujette à de nombreux risques politico-sécuritaires, a besoin d’exemples encourageants. Un aboutissement sans heurts de l’élection sénégalaise et le bon déroulement de ce nouveau mandat pourraient jouer ce rôle. La région a surtout connu jusqu’ici une « locomotive » économique principale, celle de la Cote d’Ivoire. Cet entrainement pourrait toutefois être perturbé, au moins momentanément, si les récentes incertitudes nées sur le déroulement de l’échéance politique de 2020 à Abidjan se confirment. Le Sénégal pourrait alors utilement constituer un deuxième pôle de développement régional. Une saine compétition entre deux importants acteurs au sein d’un groupe n’est-elle pas le meilleur moyen d’obliger chacun d’eux à se surpasser au profit de tous ?

Paul Derreumaux

Article publié le 02/03/2019

Hommage à Seydou Badian Kouyate

Hommage à Seydou Badian Kouyate

 

Le Mali est en deuil. Et l’Afrique francophone sans doute également.

Seydou Badian Kouyate nous a dit au revoir dans la nuit du 28 décembre dernier, s’endormant paisiblement pour l’éternité. La douceur de son décès tranche avec le fracas de sa disparition, à Bamako comme ailleurs en Afrique.

Son départ met en effet en pleine lumière l’intensité de sa vie et de ses œuvres éclectiques. Politique avant tout, jusqu’au fond de son esprit et dans tout son être, mais aussi écrivain, poète, penseur, homme d’action, grand voyageur, conseiller de quelques chefs d’Etat africains, ne redoutant pas la polémique si celle-ci était justifiée à ses yeux, il savait utiliser tous les talents insufflés en lui.

Il fut bien sûr avant tout un des piliers du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) et, au sein de celui-ci, un de ceux qui, aux côtés du Président Modibo Keita, menèrent le pays à l’indépendance. Le Mali eut alors la chance de compter quelques hommes charismatiques, dont le souvenir plane encore sur le pays. Bien plus tard, j’ai eu la chance d’en connaitre quelques-uns. Certains sont illustres, tels Me Demba Diallo, avocat de talent et activiste de génie, clamant son « S’en fout la mort » en tête des manifestations de 1991, ou Mamadou Amadou Aw, brillant ingénieur des ponts et chaussées, analyste remarquable des situations et des hommes, à la voix si posée mais à la détermination si forte. D’autres ont fini dans l’ombre, mais dans la dignité qui semblait les caractériser. Seydou Badian, comme on l’appelle affectueusement, était en 1960 un des plus jeunes de cette troupe d’audacieux mais, du haut de ses 32 ans et fort de son enthousiasme, il se trouva vite dans les premiers rangs. Il était alors déjà un écrivain célèbre avec son premier roman « Sous l’orage », mais la passion de la politique fut plus forte que tout. Quel pouvait être en effet plus grand dessein que sortir un pays et un peuple de la colonisation ? N’était-ce pas transcrire dans la réalité le roman le plus palpitant qu’on puisse imaginer ? Lancé dans tous les combats pour cette cause, ses qualités de débatteur, d’organisateur, de théoricien, mais aussi son charisme et son goût du concret ont été des atouts précieux en ces heures cruciales de la naissance du Mali. Tout le monde retient bien sûr qu’il écrivit l’hymne national du Mali, même s’il aimait à dire lui-même que ce fut une œuvre collective. Mais sa personnalité le conduisit surtout à des responsabilités ministérielles, à l’Economie Rurale, puis au Développement. Encore son amour de la réalité des faits, eux qui ne mentent pas. Ses études universitaires de médecine à Montpellier le servirent alors sans doute pour mener avec méthode l’immensité des chantiers économiques que devait affronter la jeune République. Il fallait en effet concevoir et organiser, puis convaincre sur le terrain, ne craindre ni les nouveautés ni ceux qui s’y opposent par principe. L’alliance de ses capacités visionnaires et de son goût pour les réalisations concrètes trouvait là un moyen idéal de s’exprimer et le conduisait à donner le meilleur de lui-même au service de tous. Les obstacles dressés face à la jeune équipe étaient pourtant aussi gigantesques que leur ardeur à se battre. Les difficultés des relations avec l’ancienne puissance coloniale, la complexité des liens avec l’URSS, allié indispensable mais encombrant du nouveau régime isolé, la méfiance de la puissante classe des commerçants, délestés de leurs activités par les nouvelles entreprises étatiques, creusèrent beaucoup de chausse-trappes qui ont finalement eu raison des ambitions de développement à orientation socialiste des dirigeants de l’époque. Au moins les principaux membres de l’équipe en place restèrent-ils fidèles jusqu’au bout à leurs idéaux de l’indépendance et cette loyauté conduisit beaucoup d’entre eux dans les geôles de Moussa Traore à Kidal en 1968. Il n’avait que 40 ans.

Seydou Badian en sortit en 1975. Après s’être installé au Sénégal, il effectuera plusieurs séjours au Maroc où il eut de très bonnes relations avec le roi Mohamed V. Nul doute que son intelligence, sa capacité visionnaire, sa force d’explication ont  pu séduire un roi qui cherchait alors à faire entrer son pays dans la modernité. Mais le mal du pays était trop fort.

De retour au Mali, Seydou Badian Kouyate va continuer à alterner, ou plutôt à mêler,  l’action et la réflexion, dans son pays comme à l’étranger. A Bamako, il continue d’abord avec succès son travail d’écriture mais ses romans et ses essais restent imprégnés des thèmes qui le hantent : le rejet de la colonisation, le combat pour l’égalité. Il devient aussi peu à peu un ancien, écouté avec respect des puissants, mais surtout admiré par la jeunesse dont il partage toujours la fougue.. Lorsque des étudiants l’interrogent et lui demandent des conseils, se plaignant d’une dégradation morale du pays, il leur répond que les solutions ne peuvent venir que d’eux-mêmes et qu’ils doivent prendre leurs responsabilités. Il sait très bien ce dont  il parle. A l’étranger, ses anciennes responsabilités lui ont donné une foule de relations et ses qualités de stratège politique, de visionnaire réaliste sont intactes. Il devient donc un conseiller de premier plan de plusieurs Chefs d’Etat, notamment en Afrique Centrale. Respectée par tous, y compris par ceux qui n’épousent pas ses idées, sa personnalité séduit autant qu’elle dérange : peu lui importe, son objectif n’est pas de plaire, mais de convaincre et de faire progresser l’Afrique. Jusqu’à ces tout derniers temps, il aura ainsi ce rôle de « lanceur d’idées » que si peu de gens ont la capacité de tenir.

Homme public aussi prestigieux qu’il était discret, voire secret, Seydou Badian était aussi un homme privé particulièrement attachant. Accueillant, souriant, toujours ouvert aux débats amicaux où sa culture et son expérience stimulaient les échanges, tous ses visiteurs se sentaient rehaussés par l’intérêt qu’il savait leur porter. En sa villa modeste dans le quartier de l’Hippodrome, il goûte profondément sa vie de famille avec son épouse Henriette et leurs fils. Ses voyages sont si nombreux, ses occupations si multiples : son obsession est d’utiliser au mieux ce temps qui lui est si rare. Il aura la chance de fêter ses soixante ans de mariage avec Henriette avant que celle-ci s’éteigne. Depuis, une part de lui-même semblait être ailleurs, déjà près d’elle. Il l’a rejointe deux ans jour pour jour après son départ. Il est des choses étranges que la raison ne peut saisir mais qui ne peuvent être le fait du hasard.

Paul Derreumaux

Article publié le 11/02/2019

Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Systèmes bancaires d’Afrique de l’ouest francophone : Inquiétudes et perspectives

Trois chocs réglementaires successifs sont venus secouer les systèmes bancaires d’Afrique de l’Ouest francophone depuis début 2017 : la limitation stricte du financement des titres publics suite à la modification des règles fixées en la matière par la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) ; la mise en place de nouvelles normes prudentielles nettement plus contraignantes, notamment pour les ratios de solvabilité et de liquidité ; l’imposition de règles de gouvernance faisant une large place à des administrateurs « indépendants » et multipliant les Comités spécialisés auprès des Conseils d’Administration. Même si  toutes ces dispositions n’ont pas été introduites à ce jour dans la zone de la CEMAC, il est probable qu’elles le seront à bref délai en raison du grand parallélisme de la réglementation monétaire et bancaire des deux composantes de la zone franc.

Ces importantes modifications ont un double objectif qui doit être salué: consolider le système financier régional, au plan financier comme à celui de sa gestion, et accroitre ses financements à l’économie. Les effets de ces mesures restent cependant encore à démontrer.

La fixation aux banques agréées d’un plafond de 200% de leurs capitaux propres pour la détention d’obligations publiques et le relèvement brutal du taux fixé par  la BCEAO pour le refinancement de ces titres par les banques commerciales a d’abord marqué début 2017 un coup d’arrêt brutal des souscriptions par les banques commerciales à ces titres d’Etat. Mais des ajustements ont été rapidement réalisés par divers canaux. Face aux difficultés rencontrées pour le placement de leurs émissions à la suite de ce changement, les Etats ont du accepter une hausse des taux d’intérêt de ces emprunts obligataires pour obtenir les ressources dont ils avaient besoin et, pour ceux qui le pouvaient comme la Cote d’Ivoire et le Sénégal, se tourner à nouveau vers le marché international des capitaux. Les manques de liquidités rencontrés par certaines banques en raison des difficultés de refinancement ont été résorbés par une augmentation des crédits interbancaires. Ceux-ci restent cependant surtout pratiqués entre établissements du même Groupe et n’ont pas encore connu le développement et la généralisation souhaités. Un adoucissement a été progressivement consenti par la BCEAO sur certaines des conditions précédemment durcies. Finalement, la croissance des concours à l’économie n’a pas jusqu’ici enregistré l’embellie attendue : celle-ci dépend en effet avant tout de la qualité de l’environnement économique national, des capacités d’analyse des risques de la part des établissements et de l’impact de tels concours sur les ratios réglementaires.

Or ceux-ci sont profondément modifiés depuis le 1er janvier 2018 avec l’entrée en vigueur des principales normes de Bâle II et III dans la zone. Les banques ont pris connaissance avec une certaine méfiance de ce grand « chambardement » qui va s’étaler sur cinq ans et tous ses contours ne sont pas encore perçus. Le relèvement des exigences de fonds propres en pourcentage des actifs totaux pondérés, les règles plus dures de comptabilisation des risques par type de contrepartie, la nouvelle exigence de déclassements automatiques des créances dès que certaines conditions sont remplies, l’apparition de contraintes sévères en termes de liquidité conduisent au moins à deux certitudes : des capitaux propres supplémentaires devraient être nécessaires à court terme ; les nouvelles décisions de crédit seront désormais prises en intégrant leur impact automatique sur les fonds propres qu’ils requièrent. L’année qui s’achève, première période d’application de ces nouvelles règles, permettra de mieux apprécier tous les impacts sur le système bancaire de la zone, mais deux conclusions devraient vite apparaitre. D’abord, la différentiation va s’accroitre entre les banques qui ont déjà accompli dans la période passée des efforts importants pour relever leur capital et leurs réserves et celles qui ne l’ont pas fait. Ces dernières, et notamment les quelques-unes qui n’ont pas encore atteint le nouveau capital minimum exigé, devraient connaitre très vite le « gap » qu’elles auront à combler au vu de leurs résultats de fin 2018 : elles seront alors contraintes de revoir à la baisse leurs prévisions de croissance si elles ne sont pas en mesure de disposer très vite de fonds propres supplémentaires. Par ailleurs, pour la grande majorité des banques, une stratégie de prudence conduira sans doute à réduire par rapport aux années antérieures les taux de dividendes distribués même s’il n’est pas besoin immédiat de recapitalisation. Ces deux scenarii de réduction généralisée de la rémunération immédiate des actionnaires et de distorsion croissante entre les banques les plus solides et les autres devraient favoriser la concentration du secteur. En termes opérationnels, certains publics tels que les Petites et Moyennes Entreprises (PME), les particuliers et l’immobilier, paraissent avantagés par les dispositions actuelles pour la distribution du crédit. Il est probable que toutes les banques auront cependant pour priorité de maîtriser les nouvelles méthodes de fonctionnement qui s’imposent à elles avant de s’engager plus massivement dans ces créneaux dont certains, comme les PME, gardent une très grande fragilité.

Enfin, l’application depuis juillet dernier des circulaires de janvier 2017 sur la gouvernance bancaire exige à la fois une profonde recomposition de la quasi-totalité des Conseils d’Administration des banques commerciales, avec la présence obligatoire d’Administrateurs indépendants pour 1/3 des membres du Conseil, et une inflation des Comités Spécialisés au sein de celui-ci. Ces aménagements sont fortement inspirés des réglementations anglo-saxonnes, qui dominent désormais la scène internationale. Ils ne peuvent bien sûr qu’être soutenus dans leur principe et leurs objectifs. Ils n’empêchent toutefois pas les « accidents de gouvernance » comme le montrent quelques exemples d’actualité au sein de très grands groupes. Dans la plupart des pays de la zone, il sera aussi difficile d’allier compétence professionnelle de premier plan, excellente connaissance du terrain et véritable indépendance par rapport aux banques concernées. Quoi qu’il en soit, cette exigence supplémentaire engendrera un formalisme accru, parfois salutaire, mais qui n’impliquera pas une plus grande agressivité des banques dans le financement de l’économie.

Outre ces changements réglementaires multiples, le système bancaire de la zone affronte deux autres contraintes. L’une est la montée en puissance continue des paiements par téléphone mobile. Le groupe Orange dispose désormais de filiales avec une licence d’Emetteur de Monnaie Electronique (EME) en Cote d’Ivoire, au Mali et au Sénégal. La croissance de leur public est remarquable et chacune compte dans chaque pays plus de clients actifs qu’il n’y existe de comptes bancaires. Leur périmètre s’étend aussi, notamment vers le micro-crédit, grâce à une coopération avec des sociétés financières décentralisées. Dans le même temps, d’autres sociétés de télécommunications comme MTN ou Maroc Télécom se font plus visibles dans ce créneau du « mobile banking » et Orange envisage la création d’une banque de plein exercice dans la zone. Si cette évolution contribue avant tout à progresser à grands pas vers l’objectif d’un meilleur accès du public au système financier, elle marque aussi une pénétration croissante des grands groupes de télécommunications sur le terrain réservé des banques. La puissance financière, technique et d’organisation de ces entreprises en fait des concurrents redoutables. Le second élément, lié au premier, est le retard confirmé de la plupart des banques en matière de digitalisation des opérations, qui les empêche de rivaliser avec ces opérateurs téléphoniques en matière de relations avec la clientèle et de réalisation des micro-opérations. Pour certains établissements, la difficulté est sans doute d’ordre financier en raison des investissements demandés. Pour d’autres, plus importants, la complication est surtout technique par suite des besoins de transformation des systèmes informatiques existants ou de liaison performante de ceux-ci avec les nouveaux applicatifs liés à ces méthodes de travail différentes. Manquant d’agilité, les banques disposent pourtant aussi d’atouts non négligeables. L’aide possible des « fintechs » qui se multiplient, la bonne maîtrise des actions à mener en termes de conformité et de lutte anti-blanchiment – la gestion du fameux « Know Your Customer (KYC) -, préoccupation désormais essentielle des Autorités monétaires, ou la capacité d’appréciation des risques de crédit, si difficile et longue à acquérir, sont quelques exemples de ces points forts. La concurrence demeure donc très ouverte et les positions à conquérir ou à garder feront l’objet d’âpres batailles

La simultanéité de l’élévation soudaine et de grande ampleur des règles prudentielles et d’une concurrence  d’une intensité plus redoutable que jamais avec des acteurs « du troisième type » créent cependant une situation disruptive. Elle pourrait rappeler celle de la fin des années 1980 qui a vu à la fois l’apparition « ex nihilo » et la rapide croissance des jeunes banques privées africaines et la naissance des Commissions bancaires régionales : malgré sa nouveauté et les inquiétudes qu’elle a suscitées, cet écosystème a rapidement montré sa viabilité et a conduit à un système bancaire moderne, solide et rentable, qui est l’un des secteurs d’activité les plus transformés de ces trente dernières années en zone franc. Il reste à espérer que la « révolution » en cours conduira à des conséquences aussi positives, qui pourraient être cette fois l’inclusion financière pour le plus grand nombre, une large diffusion des techniques les plus modernes de paiement et un nouveau renforcement à grande échelle du secteur financier. Une nouvelle fois, celui-ci ouvrirait ainsi la voie du progrès dans une Afrique trop souvent marquée par l’immobilisme.

Paul Derreumaux

Article publié le 27/12/2018