Actualité bancaire africaine

Brèves réflexions sur l’actualité bancaire africaine.

En septembre dernier, quelques pronostics paraissaient vraisemblables quant aux possibles évènements marquants du système bancaire d’Afrique subsaharienne sur la période 2013/2014 (1). Quatre mois après, certaines pistes d’évolution annoncées se précisent tandis que d’autres aspects importants pourraient apparaitre.

Une première hypothèse émise concernait le ralentissement probable, à court terme, des spectaculaires opérations de rapprochement/expansion qui avaient marqué les cinq dernières années. Cette orientation semble pour l’instant confirmée et la seule transaction d’envergure présentement sur le devant de la scène vise, comme prévu, la privatisation au Nigéria de trois banques restructurées. Encore ce processus risque-t-il, malgré la pression des prochaines échéances électorales dans le pays, de dépasser les délais attendus en raison de la taille des dossiers et du nombre probablement élevé des candidats acheteurs.

Face à cette temporisation, des groupes ambitieux mais de moindre taille occupent le terrain et continuent à tisser leur toile. La banque camerounaise Afriland First Bank, fort éclectique dans la localisation de ses implantations, vient d’être autorisée à acquérir Access Bank en Côte d’Ivoire et négocie en vue de l’installation d’une filiale au Bénin. Elle retrouvera à Abidjan la banque burkinabé Coris Bank, tout récemment opérationnelle: celle-ci, maintenant numéro deux dans son pays, confirme par cette création « ex nihilo » sa volonté d’expansion régionale, après sa tentative avortée au Niger. Même la Banque de Développement du Mali (BDM), leader jusqu’ici peu remuant du système bancaire malien, affiche sa future expansion au Burkina et en Côte d’Ivoire. L’ivoirienne Bridge Bank, maintenant bénéficiaire, vient d’acheter au Sénégal la Banque Nationale de Développement Economique (BNDE).

A ces mouvements s’ajoute, dans nombre de pays, surtout anglophones, la poursuite de l’arrivée de petites banques privées. L’augmentation du nombre d’établissements bancaires qui en résulte s’observe dans presque chaque système national : le seuil des 20 banques est souvent franchi – 24 en Côte d’Ivoire, 26 au Ghana, 36 en Tanzanie – et la présence d’une bonne quarantaine de banques au Kenya surprend moins qu’auparavant. La concurrence s’intensifie à due proportion et contribue à une progression continue de la bancarisation des populations. Toutefois, les lourds investissements requis par l’activité bancaire et les contraintes croissantes de « compliance » apparaissent difficilement compatibles avec l’augmentation du nombre d’établissements et la survivance d’acteurs de tailles trop diverses faisant tous le même métier.

L’exemple des pays du Nord ou, en Afrique, des pays majeurs comme le Nigéria ou l’Afrique du Sud est à cet égard illustratif des tendances les plus prévisibles à moyen terme. Au plan opérationnel, une différentiation croissante de la profession est probable avec, d’un côté, la diminution du nombre total de banques généralistes et l’augmentation du poids relatif des plus importantes de celles-ci et, face à cette concentration renforcée, la multiplication d’institutions spécialisées : « banques de niche » tournées vers les particuliers haut de gamme, sociétés de crédit à la consommation, sociétés de crédit-bail… Au plan capitalistique, au contraire, le nombre d’acteurs devrait continuer à se réduire, les principales institutions étant souvent appelées à devenir les sociétés mères des sociétés spécialisées.

Cette orientation logique, bien engagée dans les cinq dernières années, pourrait cependant être  plus lente que prévu à se concrétiser. Les principaux groupes africains, moteurs des grandes opérations récentes, doivent consolider leurs implantations et leur organisation centrale, et rechercher des ressources ou des alliés pour étendre la construction de leurs réseaux sans en perdre le contrôle. C’est ce contrôle que cherchent sans doute les puissants acteurs bancaires moyen-orientaux ou asiatiques : ceux-ci disposent en effet des moyens financiers requis, mais leur expertise n’est guère adaptée ni aux économies africaines petites et peu diversifiées, ni aux challenges que leurs équipes devraient obligatoirement relever en cas d’implantation directe de leur part. Les groupes français et anglais restent toujours essentiellement réduits à Barclays et la Société Générale : celles-ci ont cependant visiblement l’une et l’autre la volonté de défendre vigoureusement leurs positions encore solides. La Société Générale, en particulier, annonce un plan ambitieux d’ouverture de 70 agences sur le continent en 2014 et s’efforce de prendre de l’avance sur le « mobile-banking ».

A côté des banques, la seule composante des systèmes financiers qui pourrait enregistrer un renforcement à bref délai est probablement celle des marchés boursiers. Ceux-ci sont maintenant nombreux sur le continent, mais restent dans l’ensemble étroits et peu animés. Ici encore, l’espace francophone se distingue par un retard sensible : dans les dix dernières années, la bourse y a été bien davantage utilisée par les Etats pour le financement de leurs besoins, en remplacement du recours à la Banque Centrale, que par les nouvelles cotations ou les émissions d’actions supplémentaires des grandes sociétés privées.

L’environnement pourrait évoluer favorablement à bref délai. Les Autorités de la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) par exemple, encouragées par quelques institutions internationales, ont adopté ou préparent des mesures pouvant conduire à une dynamisation du marché : remplacement possible des garanties exigées par une notation pour les emprunts obligataires, mise au point d’un calendrier annuel des émissions de titres des Etats, institution d’un mécanisme de protection pour les emprunts publics, annonce en Côte d’Ivoire du recours au marché pour de nouvelles privatisations. Pourtant, les changements doivent être menés plus rapidement et à plus large échelle. Dans tous les pays, la profondeur du gisement d’épargne locale est en effet certaine : toutes les émissions d’actions ou d’obligations, même les plus risquées, sont jusqu’ici entièrement souscrites, souvent très largement. Beaucoup d’investisseurs individuels ou institutionnels, et notamment les compagnies d’assurance, sont en particulier friands d’actions, aussi bien pour la bonne progression récente des cours que pour des raisons réglementaires et d’étroitesse des autres choix possibles. Pour exploiter ces potentialités, il conviendrait d’avancer dans trois directions : créer un marché financier fiable dans les zones où les structures sont absentes ou peu opérationnelles malgré les opportunités existantes, comme en Afrique Centrale francophone ; approfondir et faciliter dans de nombreuses bourses l’accès aux marchés et leur attractivité par des actions simultanées sur les coûts, la diversité des instruments, la souplesse des réglementations ; renforcer partout où nécessaire la liquidité des titres en agissant à la fois sur les comportements des investisseurs et sur les modalités de fonctionnement des bourse.

Pour d’autres aspects, les tendances prévues sont au rendez-vous. La question des risques encourus, qu’ils soient relatifs aux contreparties ou aux opérations, devient de plus en plus centrale : la pression des Autorités s’ajoute aux préoccupations des Groupes eux-mêmes au vu de l’évolution de leurs bilans  et explique que des actions de fond soient entreprises sur ce thème par diverses banques. La baisse des taux d’intérêt se poursuit à un rythme ralenti : malgré le manque d’enthousiasme des acteurs du secteur, elle semble à la fois inéluctable et souhaitable, essentiellement pour que se réalisent le renforcement des investissements des entreprises nationales et l’essor du secteur immobilier. Au plan des activités enfin, la concurrence entre les banques continue à s’intensifier comme prévu : les résultats dans l’ensemble très satisfaisants qui seront atteints en 2013 confortent en effet les établissements sur la pertinence de leur stratégie et sur les bonnes perspectives de profit que peut générer une politique très active dans la densification des réseaux d’agences et de la gamme des produits.

En ce dernier domaine, un terrain encore largement vierge est celui du rapatriement de l’épargne des diasporas africaines. Malgré les crises économiques dans les pays du Nord depuis 2008, ces flux ont continué à  prospérer et représentent pour certains pays subsahariens – Comores, Kenya, Mali, Sénégal par exemple – des montants remarquablement élevés à l’échelle des Etats intéressés. Les banques n’y jouent encore qu’un rôle marginal face à d’autres circuits, parfois totalement informels, alors qu’elles sont logiquement les mieux placées pour résoudre un problème crucial posé par ces mouvements financiers : leur utilisation efficace vis-à-vis des besoins permanents considérables des pays africains pour le financement de leur développement. Une percée des banques africaines sur ce créneau exige de leur part une politique de proximité maximale auprès d’une clientèle très éparse et difficile d’accès. Elle suppose donc une accélération dans la construction des réseaux locaux, une plus grande audace dans les implantations hors d’Afrique et une politique plus accommodante des Autorités des pays où s’est installée cette diaspora vis-à-vis des flux financiers concernés. De fortes avancées sont possibles, mais le temps presse car les sociétés de télécommunications s’installent avec fore et compétitivité sur ce secteur.

Ces observations sont finalement rassurantes sur la cohérence des évolutions constatées. Certes, les concentrations majeures, qui semblent toujours inévitables, n’apparaitront sans doute pas dans les toutes prochaines périodes. Cependant, la vitalité du secteur est confirmée, ainsi que son renforcement en cours et l’importance des nouveaux champs d’activité possibles. Le cap positif est bien maintenu, seule la vitesse d’avancement n’est pas assurée.

(1) Cf. « Quoi de neuf dans les banques subsahariennes pour la rentrée » in African Banker (octobre 2013), repris dans le présent blog en novembre 2013.

Paul Derreumaux

 

L’Afrique de l’Ouest francophone

L’Afrique de l’Ouest francophone en pole position ?

Dans une Afrique subsaharienne qui semble désormais bien ancrée dans le développement économique, la partie francophone de l’Ouest apparait souvent comme moins dynamique et moins bien lotie en termes de résultats. Pourtant, ses atouts actuels pourraient la placer rapidement en position plus avantageuse, surtout si elle parvient à réaliser quelques réformes majeures.

Pour l’Afrique subsaharienne, la globalisation des données économiques a une valeur limitée en raison de la mosaïque qui résulte de l’existence des quelque 50 nations qui la composent.  Certes, l’embellie constatée depuis le début des années 2000, et maintenant ressassée à longueur de conférences, touche plus ou moins tous les pays et rassure donc sur une réelle tendance de fond. Toutefois, pour les économistes comme pour les voyageurs, les réalités sont multiples. Deux d’entre elles ont fortement marqué les dernières années passées : l’Afrique de l’Est anglophone apparait plus ouverte aux réformes et plus performante ; dans l’Afrique francophone, la zone Centrale a davantage d’atouts naturels pour alimenter sa croissance

La position moins privilégiée de l’Afrique de l’Ouest francophone au plan économique a été aggravée par les évènements politiques qui ont frappé ces dernières années plusieurs de ses membres: coup d’Etat au Niger ; guerre civile meurtrière en Côte d’Ivoire ; coup d’Etat et guerre au Mali. De 2009 à 2012, le Kenya a ainsi vu son Produit Intérieur Brut (PIB) croitre de 15% de plus que celui de la Côte d’Ivoire, leader de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), et son PIB par habitant, calculé en termes de Parité de Pouvoir d’Achat (PPA), est passé devant celui du citoyen ivoirien.

Pourtant, quatre facteurs devraient notamment être plus favorables à l’UEMOA sur la période qui s’ouvre.

Le premier est une meilleure stabilité politique, condition permissive essentielle d’un développement durable et inclusif. Aucune élection majeure n’interviendra dans la zone avant fin 2015 et il est probable que les dispositifs constitutionnels actuels seront partout sauvegardés. Dans plusieurs cas, de nouveaux dirigeants, ayant une vision claire et volontariste du destin possible de leur nation et de leur peuple, sont en place et ont une chance raisonnable d’être réélus. Les différents évènements dramatiques récents ont conduit à une présence de longue durée de forces militaires régionales et internationales : celles-ci pourraient empêcher plus efficacement le retour à de graves turbulences, et surtout une résurgence forte du terrorisme, ennemi déclaré du développement.

Le second est la multiplication récente d’importantes nouvelles découvertes minières et pétrolières dans l’Union: or au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire et au Mali; charbon au Niger; pétrole au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Niger; uranium au Niger et sans doute au Mali ; zinc au Burkina Faso, zircon au Sénégal,…. Le niveau élevé des cours mondiaux et la vigueur de la demande font que, à la différence de situations passées, ces gisements devraient être mis en exploitation rapidement, ce qui contribuera à une vive poussée des investissements puis des recettes publiques et des exportations. En même temps, attentives aux effets négatifs du syndrome hollandais déjà observé ailleurs, les Autorités nationales tendent à veiller davantage à un meilleur impact de ces investissements sur l’essor d’autres secteurs ou des entreprises nationales, et sur le niveau et l’affectation des recettes publiques.

Le troisième réside dans la priorité accrue donnée à la construction d’infrastructures. Le secteur des télécommunications a montré la voie grâce à quelques grands groupes privés qui ont amené l’Union aux standards moyens du continent. Dans les infrastructures routières et urbaines, les chantiers se sont intensifiés. On circule désormais par route bitumée de Dakar à Maradi et de Cotonou à Agadez. Abidjan construit son troisième pont, Niamey ferait bientôt de même, Bamako pense au quatrième. La future Boucle Ferroviaire régionale, initiée par le Niger mais intéressant quatre Etats voisins, sera un puissant catalyseur de croissance économique et d’aménagement du territoire. Outre leur forte contribution au PIB, ces projets changent la physionomie des capitales, réduisent l’enclavement de nombreuses régions, favorisent la croissance de la production et des échanges. Le secteur énergétique, souvent défaillant, pourrait réduire son retard si les ouvrages en cours ou projetés sont mis en production dans les délais : barrages hydroélectriques en Côte d’Ivoire, au Mali et au Niger, centrales thermiques au Sénégal et au Niger, grande unité de biomasse en Cote d’Ivoire.

Enfin, la solidité des institutions et du fonctionnement de l’UEMOA, l’avancée dans l’intégration des Etats, de leurs économies et de leurs politiques économiques, l’existence d’un espace financier unifié et d’une monnaie commune, la résilience de l’Union face aux crises nationales soutiennent la croissance dans la région. Prises ensemble, elles introduisent un cadre global cohérent et contraignant qui oblige chaque Etat membre à améliorer sa gouvernance, et constituent pour les entreprises une puissante incitation à l’expansion des affaires, et donc des investissements.  Certes, les insuffisances sont encore nombreuses et les progrès pourraient être plus rapides. Mais aucun retour en arrière ne semble constaté et l’UEMOA sert plutôt de référence sur le continent.

Ces éléments expliquent  pour une bonne part le fait que la progression du PIB de la zone, supérieure à 6% en 2012 et, sans doute, en 2013, atteindrait selon diverses estimations 7% en 2014, avec une inflation toujours maîtrisée. Pour les raisons évoquées ci-avant, ce rythme pourrait également s’afficher au moins en 2015. Pourtant, en raison de la forte poussée démographique qui va se prolonger, il faut aller au-delà. Pour gagner chaque année les 1 à 2% qui feront la différence à moyen terme, au moins trois mutations semblent indispensables.

La transformation la plus urgente et la plus pertinente est celle qui contrera la faible efficacité, voire la défaillance, croissante des appareils d’Etat et des secteurs publics. Leur poids et leur influence, nettement plus lourds en zone francophone, rendent ici cet aspect spécialement névralgique. Les actions parfois menées au plus haut niveau en termes de planification et d’assainissement sont largement perturbées par l’inertie destructrice d’une partie de l’administration, la voracité d’une corruption étendue et la mauvaise adaptation fréquente des lois et règlements aux données locales, qui multiplie les occasions de passe-droit. Les seules solutions seront une moindre présence du secteur public dans la sphère productive, l’amélioration rapide et multiforme du climat des affaires, le renforcement de la transparence et de la diligence dans les décisions administratives et judiciaires, l’inculcation d’une culture du mérite dans la fonction publique. L’Etat doit être fort mais juste, rigoureux mais non prédateur, incitatif plutôt que répressif.

Une deuxième priorité est celle d’un secteur primaire plus moderne et plus productif, dans les cultures de rente autant que dans l’agriculture vivrière et dans l’élevage : sa consolidation aurait des conséquences très positives sur la régularité du taux de croissance comme sur l’amélioration de la sécurité alimentaire des populations. Les transformations exigées sont cependant à la fois techniques, organisationnelles et mentales, et demandent donc temps et persévérance : les engagements pris en la matière après la crise alimentaire de début 2008 n’ont pas été respectés. Des actions prometteuses sont entreprises comme l’« Initiative 3N » au Niger, qui vise surtout les productions vivrières et s’illustre par le caractère transversal de sa démarche, ou les « Pôles de croissance intégrés » au Burkina-Faso, qui ciblent le développement équilibré de vastes périmètres, basé sur l’agriculture. Elles sont à multiplier. On peut aussi imaginer que l’Union elle-même promeuve un grand projet régional, telle l’exploitation maximale de l’immense delta de l’Office du Niger, qui rentabiliserait les importantes installations existantes et provoquerait une poussée de la production agricole au niveau communautaire. Le secteur primaire jouerait alors un rôle moteur du développement global, comme il l’a fait sous d’autres cieux ou précédemment en Côte d’Ivoire.

La troisième doit concerner le binôme éducation-formation. Les statistiques encourageantes sur l’accroissement du taux de scolarisation sont en partie virtuelles en raison de la faible qualité moyenne des enseignements de base et secondaire dans beaucoup d’établissements, publics comme privés. Dans les pays où un langage vernaculaire est dominant, l’usage du français, langue officielle, tend même parfois à diminuer, même au niveau professionnel, ce qui pénalise notamment l’introduction des nouvelles technologies. En termes de formation, le paysage est partout caractérisé à la fois par le fort excédent de diplômés insuffisamment qualifiés dans certaines formations tertiaires et le grave manque de techniciens spécialisés dans des secteurs comme l’industrie, le bâtiment ou l’informatique par exemple. Cette situation peut favoriser le retour de jeunes diplômés de la diaspora mais handicape définitivement ceux qui n’ont pu étudier à l’extérieur du pays. Des changements profonds et rapides sur ces terrains sont donc indispensables tant pour assoir la croissance économique sur un socle plus diversifié et inclusif que pour éviter l’explosion sociale pouvant  résulter de la montée massive du chômage..

Des coups de pouce  pourraient favoriser la réalisation de ces préalables, tel celui de l’Initiative pour le Sahel que viennent de lancer conjointement les plus puissantes institutions internationales. Le projet prévoit en effet la mobilisation de plus de 8 milliards de dollars US pour des investissements structurants, centrés en particulier sur les infrastructures, l’énergie et la formation, dans six pays du Sahel : l’UEMOA en serait un bénéficiaire majeur. Celle-ci doit donc saisir sa chance en jouant simultanément de ses points forts et de sa solidarité : même si les pays avancent à leur rythme propre et s’il existe des « locomotives », il est essentiel que l’Union tout entière arrive à destination.

Paul Derreumaux

Relation entre la France et l’Afrique

Quelques prérequis d’une nouvelle relation entre la France et l’Afrique

Le partenariat France/Afrique fait encore rêver. Pourtant sa réalité et son intérêt se réduisent au fur et à mesure que le temps passe et que l’Afrique se développe et multiplie ses alliances. Pour qu’elle puisse encore être privilégiée, il faudrait  que cette relation soit reconstruite sans délai sur d’autres objectifs et de nouveaux chantiers.  

Même si la « France/Afrique » a mauvaise presse, la relation entre la France et l’Afrique, particulièrement dans sa partie francophone, possède une consistance encore multiforme. C’est à partir de ce socle que la France cherche à construire un nouveau partenariat vigoureux et privilégié avec l’ensemble du continent africain, dont le Sommet tenu à Paris en ce début décembre voudrait être l’étape fondatrice.

Un tel objectif est particulièrement ambitieux car l’environnement a changé. En croissance soutenue et unanimement reconnue depuis plus d’une décade, l’Afrique est désormais devenue fréquentable et a fortement diversifié les pays et institutions avec lesquels elle commerce et qui investissent sur son sol. Elle est même courtisée par les grandes nations émergentes, qui voient dans les pays africains des cibles idéales pour la collecte de leurs matières premières, les marchés de leurs grandes entreprises et l’écoulement de leurs produits. Parallèlement, un nombre croissant d’Etats du continent, et notamment ceux qui progressent le plus, ont la volonté de définir eux-mêmes le contenu et les modalités de réalisation du développement économique et social qu’ils recherchent : c’est donc en fonction de la capacité de leurs interlocuteurs à répondre à leurs attentes et à admettre des rapports plus égalitaires qu’auparavant qu’ils seront prêts à poursuivre ou renforcer des relations spécifiques avec un partenaire. Cette diversification des relations et cet égocentrisme des choix sont des acquis auxquels l’Afrique ne renoncera plus. Si ce postulat est admis, tout est toujours possible. En Afrique, surtout francophone, l’attachement à la France reste profond, fondé à la fois sur la langue, l’histoire et la culture, et est à même de justifier une coopération particulière mutuellement profitable. Celle-ci peut et doit concerner les Etats, les peuples, les administrations, les entreprises des deux parties. Elle semble en outre être une chance pour chacun, en un temps où la France peine à retrouver le chemin de la croissance et où l’Afrique souhaite redoubler d’allure pour rattraper ses retards en nombre de domaines.

Pour exploiter cette opportunité, deux voies prioritaires sont à suivre par la France.

L’une, permanente, est de soutenir toutes les actions menées par les pays africains pour un développement accéléré, durable, harmonieux et inclusif. La France possède ici beaucoup d’atouts pour apporter une valeur ajoutée significative : l’expertise éprouvée de ses grandes entreprises en de  nombreux secteurs actuellement jugés prioritaires, leur taille internationale, leur expérience du continent dans certains cas sont des avantages déterminants pour tenir un rôle décisif dans les grands investissements structurants auxquels on porte actuellement une attention particulière. Il en est ainsi pour les infrastructures majeures attendues pour demain : énergie solaire, barrages hydroélectriques, traitement de l’eau, chemins de fer par exemple. C’est vrai également pour l’agriculture dont la modernisation et la montée en puissance sont des exigences premières face à une population en forte croissance : pour les cultures de rente comme pour les cultures vivrières, les sociétés françaises de l’agroalimentaire peuvent renforcer leur position, parfois déjà importante, et aider à l’évolution des pratiques culturales, la constitution de filières performantes, la formation des agriculteurs locaux, l’amélioration de toutes les composantes de l’environnement de la production. La pérennité du développement de l’Afrique est aussi liée à la multiplication de petites entreprises viables et bien équipées. Pour ce point fondamental, et spécialement difficile, les grandes sociétés françaises sont ici encore en mesure de jouer un rôle moteur tant à travers les actions de Responsabilité Environnementale et Sociale (RSE) que certaines mènent déjà à grande échelle, qu’en favorisant une sous-traitance bien professionnalisée du cœur de leur activité. Enfin, dans tous les secteurs productifs, le partenariat envisagé devrait contribuer à une meilleure diffusion sur le continent des technologies nouvelles par suite du bon positionnement de la France sur ce point pour nombre de créneaux. 

La plupart de ces actions relèvent avant tout de la responsabilité des entreprises, grandes ou petites: pour celles-ci, le continent africain n’est qu’un terrain parmi d’autres sur lesquels elles sont amenées à affronter chaque jour leurs concurrents issus du monde entier. Elles sont capables d’y réussir pleinement, comme  certaines l’ont prouvé depuis longtemps,  dès lors qu’elles accomplissent les efforts, les adaptations et les investissements  qui  montrent que leur offre est meilleure que celle des autres. En la matière, l’Etat français doit surtout jouer le rôle de facilitateur en apportant les appuis, notamment financiers, bien adaptés aux besoins des acteurs économiques français, aux exigences justifiées des pays hôtes des projets, à la concurrence vécue sur le terrain et à la nature des opérations concernées.

La seconde voie, peut-être plus conjoncturelle, mais particulièrement pressante, repose davantage sur la responsabilité étatique. Elle vise la réalisation d’actions répondant aux urgences de l’heure qui bouleversent l’ordre des priorités dans les Etats africains et qui risquent de remettre en cause les actions de développement déjà entreprises. Pour certains aspects, la France est certes pionnière. Ainsi, pour les risques sécuritaires, elle est probablement le pays qui a la conscience la plus concrète de la situation et peut, par ses initiatives et son exemple, faciliter la prise en considération de cette contrainte par les autres pays engagés dans le développement de l’Afrique. De même, dans la lutte, qu’elle soutient activement, contre le réchauffement climatique, la France pourrait être particulièrement utile pour aider une Afrique très faiblement armée dans ce combat, techniquement comme financièrement, alors qu’elle est une des zones les plus menacées. Pour l’intégration régionale également, qui est une des clés  de l’amélioration  de la sécurité et de la réalisation des grands investissements stimulant la croissance économique, la position actuelle privilégiée de la France dans de nombreuses instances peut servir de catalyseur.

En d’autres domaines en revanche, beaucoup reste à inventer comme le montrent les quelques exemples suivants. En termes d’emplois, le continent manque cruellement d’une main d’œuvre qualifiée pour des secteurs stratégiques comme les mines, l’informatique ou les nouvelles technologies. Face à ces besoins, la demande de travail, de plus en plus composée de jeunes, va progresser de façon très rapide pendant au moins les trente prochaines années sous l’effet de la poussée démographique. Pour arriver à équilibrer ces deux tendances opposées et éviter une possible crise sociale, une éducation de base et une formation professionnelle quantitativement et qualitativement acceptables sont une exigence fondamentale : la France pourrait y apporter une contribution à la hauteur de la réputation internationale de son enseignement. Toujours sur le plan humain, la France abrite une vaste diaspora, issue de nombreux pays africains, mais n’a pas trouvé jusqu’ici une politique globale permettant de gérer  et d’intégrer au mieux cette population immigrée. Comme l’ont montré les discussions du Sommet, une initiative amenant sur ce point des progrès substantiels est fortement attendue. Une meilleure liberté effective de circulation des acteurs économiques et des étudiants, des mécanismes efficaces d’incitation de retour au pays pour les émigrés en situation régulière grâce à des projets de co-développement, et la facilitation des conditions d’insertion dans l’hexagone des émigrés de la seconde génération seraient symboliques d’une nouvelle approche. Au plan juridique, après l’introduction globalement réussie de l’OHADA, les dysfonctionnements de la justice africaine restent nombreux et sont largement dus à la formation insuffisante des magistrats dans les affaires commerciales. Ici encore, la France possède les compétences qui pourraient fonder un partenariat visant la diffusion rapide de nouvelles structures mieux appropriées et une formation pratique intense des magistrats attachés aux dossiers économiques. En ces domaines spécifiques, un renforcement marqué des relations existantes entre France et Afrique est plus difficile : il impose innovation, capacité d’écoute, engagement dans la durée, esprit de dialogue, rapidité de décision et de mise en œuvre qui sont loin des canons actuels de fonctionnement de l’administration française. Il faut donc, en amont, inventer en France de nouveaux moyens d’action qui aillent au-delà de la volonté politique clairement affichée, faute de quoi l’ambition annoncée au Sommet risque de ne rester qu’une incantation..

Malgré ces difficultés, un grand partenariat France/Afrique basé sur ces deux piliers serait très certainement conforme aux aspirations actuelles des gouvernements et des peuples africains, mais serait aussi gagnant pour la France : l’émergence de l’Afrique ne peut en effet qu’être bénéfique à ceux qui auront su comprendre les besoins réels du continent et aider à les satisfaire. C’est donc bien par une telle approche que la France doit impulser cette nouvelle relation. Il est sans doute déjà tard, mais c’est encore possible.

Paul Derreumaux

 

Espoir au Sahel? A quelles conditions?

Espoir au Sahel? A quelles conditions?

Les promesses d’aide financière au Sahel se sont multipliées ces derniers mois. Ces soutiens financiers peuvent aider la région à rattraper quelques importants retards, à faciliter son développement et à faire face à de nouveaux risques majeurs. Plusieurs conditions  doivent cependant être remplies pour réussir cette ambition.

En novembre 2013, la Banque Mondiale et l’Union Européenne ont décidé, en accord avec les Nations Unies, de lancer une « Initiative pour le Sahel ». Celle-ci prévoit le financement conjoint de grands projets structurants dans six pays de cette zone qui figurent tous au rang des Pays les Moins Avancés (PMA) et que les actuelles difficultés sécuritaires fragilisent encore plus : Sénégal, Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad. Lors d’une mission commune dans ces pays, les dirigeants des trois institutions ont annoncé un volume total d’investissements supérieur à 8 milliards de dollars et l’affectation de ces montants à des secteurs actuellement en retard et que tous  considèrent comme prioritaires : énergie, infrastructures et éducation notamment. La Banque Africaine de Développement (BAD) devrait s’associer à cette Initiative. Celle-ci s’ajoutera, pour le Mali, à l’effort financier considérable de quelque 3 milliards d’Euros annoncé par la Conférence des Bailleurs de Fonds de mai dernier, destiné à aider la reconstruction du pays après la guerre de début 2013. L’intervention pourrait aussi être doublée d’un « Partenariat Réel pour l’Afrique » que vient de lancer le Koweit à la suite d’une réunion avec les Etats africains.

Dans chaque cas, les ambitions sont identiques et classiques. Elles visent d’abord à accélérer et intensifier au maximum des investissements dont la réalisation est perçue comme élément permissif essentiel d’une croissance économique plus solide et plus inclusive. C’est aussi une réponse par l’action à des périls qui s’intensifient comme celui du terrorisme, déstabilisateur de toutes actions de développement, ou du chômage, que l’intense poussée démographique risque de rendre rapidement insupportable. En revanche, la méthode proposée d’une intervention combinée de ces institutions financières dominantes, et l’ampleur des sommes en jeu sont nouvelles. Elles témoignent sans doute d’une prise de conscience – opportune – par ces acteurs internationaux que seul un effort collectif exceptionnel peut traiter efficacement l’urgence majeure que le Sahel doit affronter. Elles sont en tout cas une bonne nouvelle pour les pays bénéficiaires : cette manne financière devrait les aider à mener à bien de multiples investissements de taille suffisamment critique pour modifier rapidement les équilibres passés, lever de fortes inerties et exercer un effet d’entrainement de grande ampleur.

Pour  réussir, ces Initiatives majeures auront bien sûr à affronter tous les risques, locaux ou internationaux, politiques ou techniques, financiers ou humains, inhérents à tous les investissements effectués dans ces environnements. Trois difficultés supplémentaires auront cependant ici une acuité particulière.

La première est celle de la réalité et des modalités de l’aide envisagée. La manie du gigantisme et la contrainte de « l’effet d’image » poussent à la multiplication d’annonces pour les bonnes causes, mais les faits ne suivent pas toujours les paroles. De plus, en cas de plans d’action regroupant plusieurs donateurs de grande envergure, de nombreuses expériences passées ont montré que les exigences propres à chaque bailleur et les egos de ceux-ci rendent très délicate la coordination optimale des actions prévues et ralentissent souvent leur concrétisation. Enfin, l’absence fréquente de bilan d’exécution des plans proposés entrave l’analyse critique et la mise en œuvre de corrections. Or, dans le cas présent du Sahel, la multiplicité des urgences exige que tous les financements annoncés soient confirmés. En même temps, la grande variété des projets nécessaires et des populations visées ainsi que la diversité des procédures des bailleurs rendent la qualité de leur concertation déterminante pour le succès des initiatives prévues.

La seconde difficulté réside dans la capacité des pays bénéficiaires à mobiliser les financements proposés. De façon déjà habituelle, beaucoup d’administrations africaines peinent à satisfaire aux conditions qui leur sont posées pour les programmes décidés, et les décaissements accumulent souvent d’importants retards. L’augmentation massive des montants en jeu va accroitre à due proportion ces risques d’une utilisation ralentie des financements disponibles : la Banque Mondiale vient de le souligner au Mali, où l’ampleur des besoins n’a pas empêché un ralentissement du taux de décaissement des concours, tombé aux environs de 30%. Une telle situation peut décourager certaines institutions extérieures et, surtout, provoquer l’incompréhension, la déception, voire la révolte des populations africaines qui ne verraient qu’au compte-gouttes la concrétisation des projets annoncés. Ces grandes initiatives n’auraient alors qu’un impact réduit, au profit des pays les plus efficaces et organisés, et passeraient pour un leurre dans les autres. Un tel décalage annulerait l’aspect global recherché, qui est une caractéristique fondamentale du projet.

La troisième difficulté consistera dans la pertinence des programmes retenus pour ces investissements censés répondre à des situations critiques et à y apporter des réponses adéquates. Il conviendra en particulier de privilégier les investissements ayant des retombées rapides et profitant au plus grand nombre, d’un côté, quelques grands chantiers ayant un impact multiforme, de l’autre, et la relance des projets en panne pour des pays en sortie de crise, enfin. Les secteurs de la formation professionnelle, des petits projets agricoles, des infrastructures locales devraient aussi figurer dans les dossiers privilégiés. L’effort des institutions prêteuses pour ne pas multiplier à l’excès les interventions de bureaux d’études, dont les choix n’ont pas toujours l’objectivité désirée, sera aussi un bon signe d’une claire volonté, de part et d’autre, de préférer l’action à la parole.

Ne faisons pas la fine bouche. Malgré ces risques, les projets actuels d’aide globale au Sahel sont une chance immense pour cette partie fragile de l’Afrique, tant par leur importance financière que par la probable prise de conscience qu’ils traduisent de l’enjeu. Il reste seulement à espérer que toutes les parties prenantes sauront se saisir de cette opportunité et faire en sorte que cet espoir ne soit pas seulement virtuel.  

Paul Derreumaux

Afrique Subsaharienne : Quoi de neuf dans les banques pour la rentrée ?

Afrique Subsaharienne : Quoi de neuf dans les banques pour la rentrée ?

Après une année 2012/2013 fertile en nouvelles, le secteur bancaire subsaharien a fait peu parler de lui pendant l’été qui s’achève. La vigueur du taux de croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) de l’ensemble de cette zone ne s’est pas démentie et atteindrait, selon le Fonds Monétaire International (FMI), 5,4% sur toute l’année en cours. Cette poussée, qui prolonge celle de 2011/2012, devrait soutenir une nouvelle progression des bilans, des activités et des résultats de la profession bancaire durant cet exercice. Le maintien de la bonne santé globale du secteur est donc la première caractéristique probable de celui-ci pour l’année 2013 et le début de 2014. Hors cette bonne nouvelle en continuité avec les années précédentes, plusieurs grandes tendances peuvent être attendues pour la période qui s’engage..

Pour l’expansion des réseaux existants, la nouvelle saison devrait être plus calme que les années précédentes. Les groupes africains actuellement dominants et les plus dynamiques ont d’abord à gérer et, parfois, à consolider ou restructurer les nombreuses entités achetées ou créées ces dernières années, et souvent à renforcer leurs fonds propres, pour préparer l’avenir. Barclays l’a clairement annoncé en réorganisant ses implantations directes et celles de sa filiale sud-africaine ABSA, mais d’autres sont engagés aussi dans cette voie prioritaire, même si c’est de manière plus discrète. De plus, la constitution de nouveaux établissements s’avère de plus en plus couteuse et difficile au fur et à mesure que le capital minimum requis est plus élevé et la compétition plus rigoureuse. Malgré cette probable pause relative, quelques opérations importantes seront sans doute finalisées en 2014 : privatisation au Nigéria par la structure AMCON de trois banques assainies  et vente par le Fonds d’Investissement ECP de sa part dans la banque ivoirienne BIAO par exemple. La taille de ces cibles pourrait  donner l’occasion à de nouveaux groupes, européens ou moyen-orientaux, de renforcer leur position en Afrique subsaharienne ou d’y pénétrer, même si les groupes africains tentent également de se saisir  de ces opportunités rares

Tandis que se calme la frénésie expansionniste, la compétition commerciale entre établissements  devrait s’intensifier dans chaque pays, tous les grands groupes s’efforçant de développer leurs activités, voire leur position locale. Cette concurrence continuera à s’exercer notamment à travers la poursuite de la couverture des territoires nationaux par des réseaux d’agences toujours plus denses, d’une part, et par une diversification des produits servis pour l’équipement de ces réseaux, d’autre part. Les gisements de progression restent en effet nombreux pour cette politique qui vise avant tout la conquête du marché des ménages: perspectives économiques ambiantes généralement positives, marges importantes d’augmentation possible du taux de bancarisation, urbanisation croissante des populations, encouragements des Autorités monétaires et administratives, progrès techniques permettant l’introduction de nouveaux services, en particulier monétiques. En la matière, l’avancée la plus vive pourrait être observée dans les pays francophones, dans lesquels les taux de bancarisation sont encore les plus faibles

Une autre accélération  sera normalement l’expansion attendue du « mobile banking » dans l’éventail des moyens de paiement. Les succès rencontrés au Kenya – compte M’Pesa mais aussi, plus récemment, compte M-Swari qui a des ambitions plus larges – font des émules. L’offensive est souvent menée par les sociétés de télécommunications : Orange mise ainsi activement sur son produit Orange Money dans ses pays d’implantation, notamment au Mali où elle est leader, et commence à traiter des opérations internationales, mais beaucoup de ses concurrents sont sur les mêmes voies. Cette poussée s’appuie sur des considérations techniques, telle l’avance importante du taux de pénétration du téléphone mobile sur celui des comptes bancaires. Elle conjugue aussi l’intérêt des deux parties prenantes : les compagnies téléphoniques fidélisent leurs publics et maintiennent un taux de progression élevé de leurs chiffres d’affaires alors que leur marché initial approche doucement de sa saturation ; les banques accroissent leurs revenus, ont accès à de nouvelles couches de particuliers et soignent leur image de modernité. A moyen terme, cependant, des interrogations importantes émergent : certains acteurs bancaires resteront-ils en dehors de ce mouvement de fond ? Les banques, à l’image des tentatives actuelles de la Société Générale, sauront-elles prendre leur indépendance technique à l’égard des entreprises de communications, qui mènent présentement le jeu ? Le « mobile banking » se laissera-t-il dépasser par les nombreuses autres recherches en cours pour de nouveaux moyens de paiements utilisant d’autres approches, et notamment le « paiement sans contact » ? En forte progression, ce domaine est loin d’être stabilisé.

A côté de ces aspects commerciaux porteurs, les systèmes bancaires subsahariens sont confrontés à une montée en puissance des risques qui pourrait freiner l’élan qui les caractérise depuis près d’une décennie. L’extension des réseaux et des clientèles, la diversification continue  des systèmes de fraude augmentent d’abord les risques opérationnels pour des équipes qui ne sont pas toujours suffisamment aguerries face à ces dangers. L’agence de notation Moodys, tout en reconnaissant la forte croissance et le renforcement des banques africaines, a aussi récemment souligné les contreparties de cette progression, liées en particulier à une persistante faiblesse relative des ressources propres, aux fluctuations rapides des cours des matières premières et à la forte imprégnation de la corruption. Toutefois, la principale difficulté a sans doute trait à la diminution de la qualité des portefeuilles de crédits et à l’accroissement sensible des Créances Douteuses et Litigieuses (CDL) dans bon nombre de réseaux. Cette croissance des CDL n’est pas illogique par suite de l’expansion remarquable des concours à la clientèle les années passées et des conséquences diffuses de la crise économique mondiale. Elle interpelle cependant par sa généralité et illustre à la fois une certaine faiblesse des dispositifs de gestion des risques de contrepartie dans certains groupes et la nécessité  d’y remédier sans délai pour ne pas compromettre les acquis de la période récente. Encore ce niveau déclaré des CDL dépend-il de la transparence de la gestion des banques ainsi que de la rigueur de la réglementation et du suivi des banques centrales : divers exemples montrent que les présentations officielles ne reflètent pas toujours une réalité exhaustive et que des ajustements brutaux sont parfois imposés par les Autorités de contrôle. Le Nigéria a illustré cette situation à plusieurs reprises et, comme en d’autres domaines, l’Afrique de l’Ouest apparait moins performante que l’Afrique de l’Est.

Enfin, l’une des questions qui devrait utilement faire débat est celle des taux débiteurs qui restent en général fort élevés pour les particuliers comme pour les entreprises petites et moyennes. Les banques centrales accentuent les incitations à une baisse de ces intérêts en réduisant elles-mêmes leurs taux directeurs, comme vient de le faire encore la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, mais les banques commerciales sont peu enclines à réduire leur bonne rentabilité actuelle et arguent notamment du coût élevé du risque de crédit. Celui-ci reste effectivement obéré par la fragilité de nombre d’entreprises, par les fréquents soubresauts de la conjoncture et, surtout, par l’efficacité insuffisante et la grande lenteur des tribunaux, dénoncées de longue date mais toujours présentes.  Ces handicaps sont réels mais la meilleure maîtrise de l’inflation dans nombre de pays rend le loyer de l’argent parfois prohibitif en termes réels. Il est donc nécessaire d’aller au-delà des progrès déjà réalisés : les efforts réels et importants récemment consentis par les banques dans l’allongement de la durée des crédits à long terme n’auront par exemple leur pleine réussite que si les taux baissent, faute de quoi les charges d’intérêt correspondantes rendront insupportable le coût imposé aux emprunteurs. Contrairement à de nombreux domaines, la zone francophone pourrait être ici mieux placée que les autres parties du continent grâce à la stabilité monétaire qu’apporte la zone franc, si les Etats réalisent les ajustements nécessaires de l’environnement bancaire

La saison 2013/2014 pourrait donc voir une inflexion dans les priorités des banques subsahariennes. L’actualité des années récentes était dominée par la croissance des principaux groupes, ponctuée fréquemment par des mouvements capitalistiques de grande ampleur. Une nouvelle donne devrait s’imposer : elle privilégiera d’un côté la croissance interne des entités existantes, grâce au renforcement des canaux commerciaux déjà connus et le développement de nouveaux moyens de paiement ; elle mettra l’accent, de l’autre, sur le renforcement des aspects les plus fragiles des systèmes actuels. Cette période de consolidation permettra sans doute la reprise ultérieure des mouvements de concentration du cycle précédent. Dans tous les cas, la profession a encore de beaux jours devant elle, grâce au tonus actuel de la croissance économique africaine.

Paul Derreumaux

Développement financier et intégration régionale

Développement financier et intégration régionale: quelques interactions en zone Franc

Un secteur bancaire dynamique a été l’un des importants soutiens de la bonne croissance économique en zone Franc depuis le début des années 2000. Quelques facteurs semblent avoir joué un rôle déterminant dans cette mutation positive. D’importants progrès restent cependant à faire  pour compléter le dispositif existant et renforcer les synergies favorables.

Le séisme qui a frappé les banques en zone Franc dans les années 1980 commence à s’estomper de la mémoire collective : les jeunes générations de cadres économiques et politiques ne l’ont pas vécu et observent en revanche une expansion remarquable du système bancaire dans les trente dernières années. Celle-ci a été impulsée par des acteurs presqu’entièrement renouvelés et en intense compétition : ces changements d’identité et de comportement sont très certainement une cause majeure des améliorations observées. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, sur les onze principaux groupes que recense la Commission Bancaire fin 2012, neuf  n’existaient pas il y a 35 ans ou sont passés entre les mains de nouveaux actionnaires sur la période. Seuls deux groupes français figurent encore dans ce peloton de tête. Les nouveaux venus, qui représentent une large majorité des bilans bancaires de la zone, sont tous africains : leur croissance sur le continent constitue donc leur objectif prioritaire, voire unique, et la profitabilité des opérations correspondantes le point d’appui de leur rentabilité globale. La montée en puissance des implantations subsahariennes dans le résultat des banques marocaines Atijari et BMCE en donne la preuve éclatante et devrait se poursuivre. Cette situation entraine d’ailleurs les banques françaises encore en place à s’engager fermement dans cette concurrence aiguisée, et la transformation de leur dispositif africain a sans doute été plus intense durant les vingt dernières années que dans les vingt précédentes.

Trois principales conséquences résultent de cette transformation. D’abord, le nombre d’entités bancaires a fortement progressé dans chaque pays, porté par l’émergence de nombreux établissements privés à partir des années 1990 et, surtout, par la volonté des principaux acteurs de se constituer en réseaux couvrant toute l’Union pour mieux servir leurs grands clients : l’effectif a ainsi franchi en 2010 le seuil des 100 unités pour les huit pays. En second lieu, ces banques ont pour la plupart mené une politique offensive d’installation d’agences sur l’ensemble du territoire de leur Etat d’implantation, d’une part, et d’ouverture du nombre maximal de comptes bancaires, d’autre part, pour préserver ou consolider leur part de marché et multiplier leurs opportunités d’opérations : le nombre de guichets bancaires avoisine 2000 fin 2012, en hausse de 16% sur les deux dernières années, tandis que le nombre de comptes bancaires a progressé de 42% sur la même période pour approcher l’effectif de 8 millions. Le principal effet en est la sensible augmentation récente du taux de bancarisation des populations, qui est malgré tout encore en deçà du seuil des 10% et nettement en retard par rapport aux autres parties de l’Afrique. Enfin, tous les intervenants, et principalement les grands acteurs, ont intensément œuvré pour une densification des services et produits mis à la disposition de leur clientèle élargie. Le public des particuliers a été spécialement visé dans cette politique de conquête de la clientèle de masse, grâce notamment à une extension rapide des produits de monétique, à une forte augmentation des prêts personnels et à un allongement de la durée des prêts. Ce dernier point autorise notamment un début de satisfaction des besoins  importants en financement de l’habitat. Les entreprises ont toutefois été également bénéficiaires : la réalité d’un espace monétaire et financier unifié dans l’UEMOA et la consolidation à l’intérieur de celle-ci des réseaux de banques commerciales ont permis un bon soutien  financier, y compris par des financements consortiaux d’investissements, de l’expansion régionale des grandes entreprises, qui contribuait elle-même à la consolidation de l’intégration et de la croissance de la zone.

Pour la Communauté Economique et Monétaire des Etats d‘Afrique Centrale (CEMAC), quelques décalages pourraient être notés sur plusieurs des aspects soulignés pour l’UEMOA. Toutefois les tendances sont analogues : primauté nouvelle des groupes africains, durcissement de la concurrence générant d’importants progrès au profit des clientèles, forte modernisation des produits et services bancaires, approche régionale intégrée appliquée par les acteurs financiers même si le dispositif institutionnel est légèrement moins avancé.

Ce renforcement mutuel progressif du développement financier et de l’intégration économique régionale rencontre cependant encore divers freins qui pourraient être levés.

A l’intérieur des systèmes financiers, quatre faiblesses apparaissent essentielles. La première est la quasi-absence d’établissements financiers non bancaires. A côté de la puissante consolidation du système bancaire, toutes les autres institutions financières restent encore embryonnaires, pour des raisons à la fois réglementaires et fiscales, d’un côté, et par suite de la faiblesse du secteur formel des Petites et Moyennes Entreprises (PME), de l’autre. Les choix de modes de financements, sont donc réduits et le poids des concours à l’économie dans le Produit Intérieur Brut (PIB), qui avoisine 30%, demeure anormalement faible. La deuxième est la cherté persistante des crédits. Certes des efforts importants ont été consentis dans les dernières années par les banques, surtout au profit des grandes entreprises, qui ont su faire jouer à  plein la concurrence entre prêteurs, et sur les places où la compétition bancaire est la plus rude, comme au Sénégal. Dans la plupart des pays et vis-à-vis des autres catégories de clients comme les PME et les particuliers cependant, les taux d’intérêt nominaux restent élevés et l’inflation maîtrisée conduit à des taux réels peu attractifs. Ceci est particulièrement vrai pour les crédits à long terme, que les banques acceptent désormais plus facilement de financer, mais qui ne peuvent se développer à ces conditions peu compétitives. Le prix de collecte des ressources drainées et le coût du risque apparaissent comme les deux principales causes de cette situation et devraient donc être revus. Le troisième est la rareté relative des refinancements interbancaires, dont l’accroissement permettrait d’optimiser l’affectation des ressources entre établissements et entre pays. Même si les dispositifs prudentiels autorisent tous les concours de ce type, ceux-ci restent encore surtout limités aux refinancements, principalement à court terme, entre banques du même groupe ou de la même place. Une généralisation de ces échanges financiers serait de nature à accroitre les moyens d’action des banques dans un cadre régional et à soutenir l’intégration. Enfin, le renforcement de la formation des équipes bancaires devrait être une forte priorité. Face à des métiers qui se sont profondément diversifiés et modernisés, les agents ne sont pas toujours armés pour gérer au mieux des risques opérationnels en forte progression et pour étudier et suivre des concours à des structures informelles qui restent majoritaires. Les développements récents ou souhaités des activités bancaires se heurtent donc à cette contrainte, qui peut provoquer des coûts élevés pénalisant les banques les plus actives.

Pour l’environnement, diverses améliorations sont très souhaitables voire indispensables, qui favoriseraient à la fois développement financier et intégration régionale. La première est d’ordre réglementaire : le dispositif prudentiel reste moins incitatif qu’en d’autres régions du continent pour faciliter la création d’institutions solides et bien adaptées à leur contexte. Certes le ratio relatif à la facilité de transformation des ressources pour une meilleure adéquation à la durée des emplois a été par exemple revu début 2013. Mais d’autres insuffisances et rigidités persistent : ainsi le capital minimum requis pour les banques demeure trop faible par rapport aux normes désormais couramment admises ; dans le même temps, les fonds propres exigés  pour les établissements financiers sont inutilement dissuasifs et expliquent le grand manque de telles institutions dans la zone. Le fonctionnement peu performant de la justice dans la plupart des pays constitue un autre blocage important : cette difficulté était exprimée de longue date par tous les acteurs financiers et de nombreux partenaires étrangers, et l’institution de l’OHADA, il y a déjà vingt ans, avait généré beaucoup d’espoirs en ce domaine. La pratique montre cependant que les changements s’effectuent très lentement et que de nombreuses anomalies subsistent dans les jugements énoncés tandis que la lenteur des décisions est toujours problématique. Par suite, le coût du risque reste lourd et ralentit fortement la baisse souhaitable des taux d’intérêt. Sur un autre plan, des politiques d’intégration plus efficaces et une harmonisation plus poussée des réglementations donneraient aux systèmes bancaires des différents pays davantage de possibilités pour porter leur champ d’action à tout l’espace régional. Les politiques visant une meilleure convergence des économies de chaque pays de la zone Franc peinent jusqu’ici a dégager des résultats probants et ne facilitent pas la mobilisation des institutions financières au profit de l’atteinte d’objectifs communs de développement. En matière d’impôts par ailleurs, les progrès dans l’unification de la fiscalité sur l’épargne, les crédits ou les valeurs mobilières sont récents et encore imparfaits alors qu’ils sont des conditions sine qua non pour l’utilisation optimale par les agents économiques d’un espace monétaire et financier régional unifié. Enfin, la gestion d’une large majorité des entreprises reste d’une qualité insuffisante, tant pour le fonctionnement courant que pour les investissements d’expansion, ce qui rend difficile le partenariat avec les institutions financières. Le renforcement par tous moyens des   PME formelles et de leur poids relatif dans les appareils économiques appuiera donc le développement des systèmes financiers et de ses capacités d’action.

Paul Derreumaux

La tentation de la « Banque Globale »

La tentation de la « Banque Globale »

 

Comme chacun le sait maintenant, les banques subsahariennes grandissent vite et plutôt bien. Les lignes d’expansion qu’elles exploitent depuis près de deux décennies sont connues  et unanimement appliquées: élargissement rapide des réseaux d’agences visant notamment la conquête de la clientèle des particuliers non ou mal bancarisés ; modernisation tous azimuts permettant augmentation sensible de la productivité et bonne profitabilité. Cette évolution s’effectue sur un fond d’intense concurrence entre quelques groupes qui étendent leur emprise sur une ou plusieurs régions d’Afrique et acquièrent parfois une influence continentale. Il en résulte des avantages économiques collatéraux notables: la contribution directe et indirecte de l’activité bancaire à la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB),  l’amélioration de l’accès à l’espace monétaire et au crédit pour les parties les plus vulnérables de la population, la réduction régulière du retard par rapport aux pays avancés en matière de technologie bancaire.

On pouvait penser que ces orientations majeures requièrent encore suffisamment de développements et promettent assez  de rentabilité pour qu’elles mobilisent les énergies des leaders de la profession. Pourtant, ceux-ci semblent maintenant attirés par une autre voie : celle de la création de départements ou de filiales axés sur les activités de banques d’affaires -fusions-acquisitions, conseil, syndications, marchés de capitaux,…- qui, ajoutés à leur champ d’action actuel, les ferait devenir des « banques globales »

Comme souvent, les institutions anglophones ont initié le mouvement. Les quatre grands établissements sud-africains et les principales banques nigérianes –First Bank of Nigeria, Ecobank, UBA,… par exemple –  sont présents, parfois de longue date, sur les places de Londres ou de New-York, voire de Paris. Ils y exercent, outre le « correspondant banking » pour des institutions africaines, des activités relevant des interventions classiques des grandes banques d’affaires internationales : opérations sur devises et produits, financements structurés, montages financiers variés,… Dans tous les cas, les résultats concrets de ces initiatives ont été moins mis en avant que les démarches elles-mêmes et il est peu probable que ces activités aient constitué l’essentiel des évolutions positives observées pour les systèmes bancaires africains. Malgré cette discrétion, le goût de la « haute finance » tend à gagner de nouveaux adeptes. Les banques marocaines renforcent leurs installations en Europe et annoncent l’accroissement de leurs capacités à gérer des opérations de haut de bilan ou des montages financiers sophistiqués pour des clients relevant de leurs nouveaux territoires subsahariens ; certaines des principales banques d’Afrique du Centre ou de l’Est semblent prêtes à suivre le mouvement.

Ce nouveau cap est-il une priorité pour l’Afrique subsaharienne et ses grands acteurs bancaires ? La réponse doit sans doute être nuancée.

La présence croissante des banques africaines dans des rôles jusqu’ici réservés aux plus grandes banques internationales parait justifiée avec la nouvelle image de l’Afrique devenue en 15 ans un continent porteur d’avenir, où les opportunités d’investissement se multiplient et les besoins se diversifient. La montée en puissance des groupes originaires du continent, qui dominent maintenant leurs marchés territoriaux, leur donne le droit de ne plus être exclus des  montages financiers de grande envergure restés jusqu’ici la chasse gardée des banques européennes, américaines et, depuis peu, asiatiques. L’expertise des institutions africaines les plus importantes s’est d’ailleurs renforcée pour les financements de projets ou les négoces internationaux de matières premières grâce aux « tickets » pris dans les contrats de ce type menés sous la conduite d’acteurs plus puissants et plus expérimentés. L’expansion progressive des marchés financiers, ouverts dans un nombre grandissant de pays subsahariens, apporte une autre piste de croissance dans les domaines de la bourse et de la gestion d’actifs. Légitime dans son principe, cette focalisation sur des activités plus financières que bancaires mérite cependant d’être testée avec prudence.

En matière de grands financements internationaux, aucun groupe africain, hormis les ténors sud-africains, ne possède jusqu’ici un bilan qui lui permette de rivaliser avec les mastodontes bancaires des pays développés ou de Chine. Ces activités sont toutes volatiles et reliées assez étroitement à la conjoncture internationale qui demeure fragile, sans doute encore pour quelques années. Certaines d’entre elles comportent des risques de pertes élevées, comme l’ont montré la disparition fracassante de Lehmann-Brothers en 2008 ou les difficultés des banques nigérianes à la fin des années 2000. L’entrée dans ces nouveaux métiers doit donc être avant tout menée sous la forme d’un apprentissage graduel, pour éviter les situations qui pourraient broyer les fonds propres des nouveaux venus : en la matière, les pouvoirs publics des pays africains pourraient jouer un rôle de catalyseur en obtenant que les investissements étrangers incluent plus systématiquement les groupes bancaires présents localement dans les pools constitués pour le financement de grands projets, dès qu’ils en ont les fonds propres nécessaires. Certes, le montage financier et le conseil sont souvent fort rémunérateurs, mais  les composantes essentielles de ces activités sont l’identification de projets fiables et rentables, d’une part, et la mobilisation effective de fonds pour leurs financements, d’autre part, qui peuvent toutes deux être réalisées pour l’essentiel par les filiales locales des groupes grâce à leur action sur le terrain. Ceux-ci pourraient en conséquence négocier une part respectable des commissions versées pour les autres aspects des « deals » auxquels ils participent. Le développement de partenariats entre les champions africains et les grands intervenants internationaux sur ces sujets devrait donc pouvoir être intensifié  à partir des structures actuelles avant  de passer à  la création d’instruments indépendants.

Du côté des marchés financiers locaux, ceux-ci sont encore souvent embryonnaires, avec un petit nombre de valeurs et une médiocre liquidité. Même si leur devenir recèle de grands potentiels, ceux-ci prendront du temps avant d’éclore et l’évolution se fera surtout par un constant et patient approfondissement de l’existant. Ceci semble devoir être surtout atteint par « le bas », c’est-à-dire en obtenant des Etats qu’ils n’assèchent pas l’importante épargne disponible, des entreprises qu’elles fassent davantage appel aux bourses mobilières et des investisseurs qu’ils donnent plus d’importance à ces placements financiers dans leurs portefeuilles d’actifs.

Face à ces perspectives nouvelles, les fondamentaux sur lesquels s’est appuyé l’essor récent des systèmes bancaires paraissent plus que jamais d’actualité. La bancarisation a connu partout des progrès significatifs, mais se maintient encore loin des objectifs possibles. L’accroissement démographique rapide et la poussée encore plus vive de la population urbaine rendent le défi encore plus pressant. La diversification accélérée des services offerts est indispensable pour répondre aux attentes d’une clientèle de plus en plus avertie et dont les besoins croissent avec l’élévation des niveaux de vie et le renforcement des appareils économiques : en particulier, le financement de l’habitat et, surtout, celui des petites et moyennes entreprises n’en sont encore qu’à leurs balbutiements bien qu’ils soient décisifs pour un développement durable des économies africaines. L’élargissement des publics, la pression de la concurrence, les lacunes subsistantes dans les organisations et les procédures ont aussi conduit à une fréquente dégradation de la qualité des portefeuilles qui suppose à court terme des mesures correctrices de première ampleur. La compétition pour la domination des moyens de paiement  désormais ouverte avec de nouveaux acteurs, parmi lesquels les sociétés de télécommunication sont les plus agressives, va mobiliser une énergie et de lourds investissements sur la prochaine décennie. Les exigences croissantes des Régulateurs pour les fonds propres et les normes à respecter apporteront enfin d’autres fortes contraintes.

Au-delà des effets d’annonce, la priorité apparait donc claire. La poursuite des améliorations et des mutations des systèmes bancaires nationaux  est fondamentale  pour la durabilité  de la croissance économique actuellement observée en Afrique. Les banques ont tiré de la première phase de ces transformations de nombreux avantages en termes de puissance et de prospérité : elles devraient donc assumer avec entrain la responsabilité de continuer, même si les obligations correspondantes sont moins séduisantes que celles de la banque d’affaires. Ce choix leur donnera aussi, à condition de maîtriser les nombreuses difficultés qui vont encore jalonner leur parcours, des moyens accrus pour peser ensuite davantage dans les opérations qu’elles commencent à convoiter. Une telle approche par étapes permettrait sans doute d’éviter qu’une ambition justifiée conduise au « syndrome de la grenouille », celle qui voulait se faire plus grosse que le bœuf…

Paul Derreumaux

Afrique Subsaharienne, l’eldorado perdu des banques Françaises.

L’eldorado perdu des banques Françaises

 

Il y a quelque trente ans, des banques françaises détenaient en Afrique francophone une position très dominante et sans véritable concurrence. La crise des systèmes bancaires de cette zone dans la décennie 1970/1980 leur a coûté fort cher en termes de provisions et de recapitalisation. Le traumatisme né de cette charge financière, aggravé par les perspectives alors fort médiocres de l’économie du continent et les alléchantes promesses d’autres  marchés, a décidé les états-majors des institutions concernées à renoncer aux mutations requises dans des filiales trop gérées « à l’ancienne » et à placer l’Afrique dans les périmètres à « alléger ».

Le panorama bancaire actuel au Sud du Sahara montre combien ces choix ont constitué une erreur stratégique notable. La gravité de la crise bancaire d’Afrique francophone rendait indispensable la reconstruction rapide de nouveaux systèmes financiers. Celle-ci a été jugée prioritaire dans les mesures d’ajustement structurel qui ont marqué cette difficile période. Les banques françaises disposaient alors d’une base suffisamment solide pour jouer un rôle majeur dans cette reconstitution d’un appareil bancaire performant : implantations anciennes et souvent puissantes, moyens financiers de premier plan, bonne connaissance des agents économiques locaux et de leurs besoins. Certes, l’évolution de l’environnement et les ambitions d’investisseurs privés régionaux allaient inévitablement amener de nouveaux intervenants dans ce secteur auparavant réservé aux capitaux étrangers et aux Etats. Une réelle politique d’innovation et de conquête des clientèles nationales, à l’image de celle appliquée alors dans les pays du Nord, aurait cependant permis aux banques françaises de garder encore longtemps une place prépondérante.

Ce choix a été écarté. Les banques françaises ont préféré faire profil bas, supportant les coûts du nécessaire assainissement de leurs filiales existantes, mais sans modifier profondément les méthodes et les objectifs de celles-ci, et renonçant de facto à toute politique expansionniste de leur présence. Deux autres évènements ont accentué ce repli relatif : la disparition imprévue et rapide, en fin des années 1980, de l’emblématique BIAO; la fusion Crédit Agricole-Crédit Lyonnais et l’érosion progressive du réseau africain de cet ensemble. Seules deux des « trois vieilles » -la BNP et la Société Générale – restent ancrées au Sud du Sahara, sans avoir véritablement élargi leur assise  historique.

Pendant ces trois décades, le système bancaire africain va vivre plusieurs révolutions. Des banques à capitaux privés nationaux naissent ex nihilo, dans les années 1970 ou 1980 selon les pays. Tournées par nécessité vers des clientèles auparavant négligées, elles démontrent leur viabilité sur ces bases nouvelles et grandissent partout.. En Afrique francophone, les plus ambitieuses engagent la construction de réseaux régionaux, à l’intérieur des unions monétaires en place, exploitant au maximum au profit de leurs clients les synergies possibles entre entités. A compter des années 2004.2005, le cloisonnement du continent entre zones nationales ou régionales quasiment étanches s’efface sous la pression conjointe de quelques groupes subsahariens ambitieux, de banques nigérianes puissamment recapitalisées et de banques marocaines à l’étroit dans leur pays. Entre ces acteurs s’exacerbe une concurrence qui s’exerce notamment par le renforcement accéléré des réseaux d’agences et par la forte diversification et la modernisation de produits offerts. Un cercle vertueux s’instaure entre le développement de ces systèmes bancaires dynamiques, dominés désormais par des acteurs africains et redevenus rentables, et une croissance économique plus soutenue, qui se nourrissent l’une de l’autre.

Face à cette nouvelle donne, quelques banques françaises lorgnent à nouveau vers l’Afrique, mais leurs annonces ne sont pas encore suivies d’effet. La poursuite attendue de la croissance du continent permet de croire que certaines places pourraient encore être prises : elles seront de toute façon de plus en plus rares et chères, et pourront difficilement conduire aux positions dominantes d’autrefois. La chance passe rarement deux fois…..

Paul Derreumaux

L’évolution démographique mondiale

Quelques brefs constats de l’évolution démographique mondiale

 

J’aime la démographie. Elle apporte un éclairage original à quelques tendances économiques et politiques majeures de notre monde. Elle montre bien que certaines situations ne peuvent être éternelles, que les explosions qui seraient à craindre pour le futur ne sont peut-être pas celles auxquelles on pense aujourd’hui, et que l’orientation normale des évolutions  n’est pas souvent la  ligne droite.

Le mensuel russe Infografika a diffusé récemment une infographie sur l’évolution de la population mondiale de 1900 à 2012, qui témoigne de la richesse potentielle des enseignements pouvant être retirés des données démographiques. De cette seule série de chiffres, reprise en août 2013 par le magazine Courrier International, on peut ainsi dégager quelques conclusions qui, selon les cas, expliquent mieux ou amendent les constats communément admis sur plusieurs évènements marquants de notre histoire récente.

Pour les 164 pays étudiés, qui laissent de côté certaines nations à population très modeste, le nombre d’habitants a été multiplié par 4,5 entre 1900 et 2012, passant entre ces deux dates de 1554 millions à 7024 millions de personnes. Cette croissance est la plus rapide qui ait jamais été enregistrée dans l’histoire de l’humanité. Elle explique à elle seule, toutes mutations économiques mises à part, l’importance des enjeux et des batailles que se livrent les groupes commerciaux, financiers et industriels de tous les pays pour la conquête des marchés issus de cette augmentation considérable des populations, mais aussi une bonne part des interrogations actuelles sur les changements climatiques pouvant provenir des actions humaines menées pour répondre à ces besoins.

Cet accroissement brutal ne s’est pas réalisé de manière homothétique sur tous les continents. Deux blocs se sont taillés la part du lion : l’Asie-Océanie, qui a représenté plus de 55% de cette progression d’ensemble et reste de loin la partie du globe la plus peuplée avec, à ce jour, environ 56 % de la population mondiale ; l’Afrique, encore plus, dont la population a été multipliée par 10,6 pendant ces 112 ans et a franchi le seuil du milliard d’habitants :  avec ses 15% du total en 2012, elle est devenue la seconde zone la plus importante en termes de peuplement. Deux autres régions ont vu leur position relative régresser : les Amériques, malgré une multiplication par 6,9 de leurs habitants sous la poussée notamment du Brésil et du Mexique ; l’Europe, dont la population a « seulement » doublé sur cette période pour  atteindre 871 millions en fin d’année dernière. Le Moyen-Orient, malgré une forte augmentation concentrée sur quelques pays, reste un ilot de peuplement mineur avec quelque 3,1% de la population mondiale. Ces variations sont à rapprocher des principaux enjeux économiques et des considérations géopolitiques qui marquent notre actualité mondiale. Sans épouser totalement ceux-ci, ces changements démographiques sont en harmonie avec certains d’entre eux et en fournissent aussi des causes déterminantes. La montée en puissance rapide et inexorable de l’Asie y trouve en particulier un fondement essentiel face à l’Europe et aux Etats-Unis dont la puissance s’estompe avec leur poids dans le monde. La vive progression des Amériques est le fait de ses grandes composantes d’Amérique du Sud qui figurent aussi dans les nouveaux pays émergents. L’explosion de la démographie africaine est un des faits sur lesquels repose sa forte croissance actuelle et, surtout, s’appuient les attentes de sa place future dans l’économie mondiale.

Sur chaque continent,  un nombre croissant de pays s’élève au-dessus du niveau symbolique de 100 millions d’habitants. En 1900, seules la Chine et l’Inde, qui comptaient respectivement 360 et 285 millions d’habitants, figuraient dans cette catégorie. Ils sont 11 à y accéder fin 2012 dont 6 en Asie – aux deux premiers, qui recensent désormais chacun plus d’un milliard d’habitants, se sont ajoutés l’Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh et le Japon -, 3 en Amérique – Etats-Unis, Brésil et Mexique -, la Russie et le Nigéria. En abaissant à 50 millions d’habitants le plancher des pays pouvant être considérés comme des « poids lourds » dans le monde, la répartition se modifie  et un meilleur équilibre semble se rétablir partiellement : l’Asie compte alors en effet 9 représentants, l’Europe 6, l’Afrique 5 ; les Amériques restent au contraire à 3 pays et le Moyen-Orient apparait dans ce classement grâce à l’Iran. Ici encore, ces données démographiques nouvelles sont connectées avec des indicateurs économiques en pleine mutation. On retrouve en effet dans ces deux inventaires les cinq grands pays émergents – groupés usuellement sous l’acronyme BRICS, l’Afrique du Sud apparaissant uniquement dans les pays de plus de 50 millions d’habitants – ainsi que certaines des nations qui évoluent le plus vite économiquement et sont souvent considérées comme devant rejoindre rapidement ce premier groupe. Seules manquent à ce titre quelques exceptions comme par exemple la Corée du Sud, qui est proche de ce seuil de population, le Chili ou la Malaisie, qui en sont plus éloignés. En revanche, certains de ces mastodontes démographiques sont encore caractérisés par un revenu par habitant parmi les plus faibles du monde et leur poids démographique pourrait à terme ne plus être un atout mais un handicap si leur situation économique ne s’améliore pas rapidement : le Bengladesh et la République Démographique du Congo sont sans doute des illustrations possibles de ce risque. En outre, ces statistiques confirment que les changements démographiques, même s’ils sont de long terme, s’effectuent, pour la plupart des pays, plus vite que les améliorations économiques, laissant perdurer des inégalités considérables en termes de pouvoirs d’achat entre pays économiquement développés et pays en développement : la conjonction de ces deux éléments ne saurait être sans effet sur les grands mouvements migratoires internationaux des périodes à venir.

Enfin, un quatrième enseignement de base est le fait que sur chaque continent, y compris en Asie, quelques pays concentrent un pourcentage élevé de la population totale tandis qu’un grand nombre gardent une population relativement modeste. Cette donnée générale est cependant plus ou moins affirmée selon les régions du monde. En considérant les trois pays les plus peuplés de chaque zone, Moyen Orient exclus, l’Asie se place largement en tête sur ce critère, suivie des Amériques ; l’Europe et, encore davantage, l’Afrique, apparaissent chacune avoir un peuplement mieux réparti, ce qui pourrait être un avantage pour leurs équilibres économico-politiques dans l’avenir. Les autres critères utilisables pour cette observation de la concentration conduisent à des classements analogues. A l’autre bout de l’éventail, de 35% à 65% des pays de chaque continent comptent moins de 10 millions d’habitants. De ce constat, on déduit aisément le rôle positif que peuvent jouer sous toutes les latitudes les efforts de coopération et d’intégration régionale pour la mutualisation des actions et des investissements, la concertation efficace des politiques globales et sectorielles et le renforcement de la paix et de la sécurité.

Bien évidemment, ces informations démographiques n’expliquent pas tout et laissent même de côté quelques questions cruciales comme celles de l’urbanisation généralisée.. Elles constituent cependant d’utiles rappels à la réalité, face à des indicateurs trop souvent axés sur les richesses naturelles de chaque nation, les taux de croissance de la production, les entreprises géantes qui marquent leur emprise internationale. Elles nous obligent en effet à nous souvenir que les variables démographiques sont en effet des contraintes essentielles, qui devraient être mieux prises en compte au quotidien pour les moyens d’action et pour les objectifs retenus par les dirigeants politiques de chaque pays.

Elles permettent aussi de relativiser des points en vue et des affirmations trop rapidement émis. La richesse insolente du Qatar est ainsi celle d’un pays d’1,7 million d’habitants. Même si on fait abstraction de l’inégalité avec laquelle elle est probablement répartie dans le pays ou de l’écrasant écart qui la sépare de celle de la Guinée-Bissau, au même nombre d’habitants, on déduit de ces quelques chiffres que ce pétro-Etat ne pourra jamais avoir, malgré tous ses atouts naturels, qu’une place limitée dans la hiérarchie des nations. C’est un indice d’équité plutôt rassurant que, on peut l’espérer, les responsables de ce pays méditent souvent. Une telle réflexion ne peut que les inciter à une grande sagesse dans leurs décisions.

Paul Derreumaux

Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

 

Face à la crise qu’ils traversent, les pays européens adoptent des mesures qui rappellent les « ajustements structurels » subis par beaucoup de pays africains dans les années 1980. L’examen des caractéristiques de cette expérience africaine apporte d’utiles enseignements sur les contenus et les approches nécessaires des politiques à suivre aujourd’hui.    

Il y a environ 30 ans, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont été plongés d’autorité dans l’ « ajustement structurel », bel euphémisme spécialement inventé pour eux par la Banque Mondiale. Il s’agissait « simplement » d’imposer aux nombreux Etats alors plongés dans une grave crise systémique de leurs finances publiques des politiques brutales de rééquilibrage budgétaire : forte « déflation » de la fonction publique, large ouverture des frontières aux  importations, liquidation de nombreuses entreprises publiques,… Ces réajustements drastiques étaient certes indispensables, mais ils entraînaient de lourdes conséquences sociales, non encore totalement effacées à ce jour, sur des populations déjà très démunies. Contrainte et forcée, l’Afrique a accepté et mené cet ajustement.

La crise financière et économique qui traumatise aujourd’hui le monde entier est bien sûr d’une ampleur incomparable et illustre des dysfonctionnements d’origine souvent différents, même si, curieusement, elle fait suite, comme dans l’Afrique des années 1980, à une profonde crise bancaire. Elle présente cependant le même caractère structurel et global, et l’expérience africaine des années 1990 pourrait nous apporter trois utiles leçons.

D’abord, la résolution de la crise traversée par l’Afrique à cette époque exigeait effectivement des changements draconiens – de politiques publiques, de structures économico sociales, de comportements des agents économiques, ..- assurant un arrêt rapide d’errements passés. Le redressement de la situation  s’est aussi réalisé grâce à d’importants allégements de dettes consentis, après de longues négociations, par les créanciers privés mais aussi par les institutions bilatérales puis multilatérales d’appui au développement.

Le retour à la normale des finances et de l’économie mondiales ne sera durable que si les mêmes conditions de base sont remplies. Il s’agit d’abord de transformer le mode de fonctionnement des Etats et de leurs démembrements pour ramener ceux-ci à un équilibre budgétaire tendanciel et, en conséquence, stopper l’aggravation devenue invivable d’une dette publique finançant aujourd’hui des dépenses courantes.  Il apparait déjà que ceux – Etats ou entreprises – qui ont accepté le rythme le plus élevé de ces transformations sont aussi ceux où la remise en ordre s’effectue le plus vite. De plus, le poids de cet ajustement doit être réparti entre débiteurs et créanciers.. Les débiteurs  sont bien sûr les premiers responsables des engagements qu’ils ont contractés, souvent à la légère, et la réalité tangible des réformes apportées est le gage du maintien de leur crédibilité pour le financement de leurs actions futures. Les créanciers et les garants, quels qu’ils soient, doivent cependant aussi supporter une part du coût de la restructuration: les situations résultent en effet, selon les cas, du défaut de pertinence de leurs analyses ou de leur cupidité. Ils  ne peuvent donc être exemptés ni d’une partie des pertes totales, ni de profondes mesures correctrices.

En second lieu, l’ajustement structurel des années 1980  touchait inévitablement et souvent douloureusement une large partie de la population. Soumis aux fourches caudines du Fonds Monétaire International (FMI), les dirigeants africains ont souvent rejeté sur ces grandes institutions tutrices de leurs pays la responsabilité des mutations appliquées, en se dispensant de longues explications : il fallait seulement subir, une fois de plus…Malgré quelques soubresauts localisés, les populations ont stoïquement supporté pertes d’emplois, baisse des pouvoirs d’achat et même le cataclysme de la dévaluation du FCFA.

Des mesures au moins aussi difficiles et impopulaires s’imposent aujourd’hui en beaucoup de pays du Nord face à l’endettement public excessif et à la perte de productivité des économies. Dans nos nations riches et démocratiques,  de telles actions demandent cependant des Autorités une capacité d’explication, de transparence et, si nécessaire, d’imposition sans commune mesure avec celles qui furent appliquées en Afrique. Il est symptomatique à cet égard qu’on ose ainsi à peine parler en France de récession et encore moins d’austérité, alors que nous sommes dans la première et que la seconde est bien réelle pour de larges couches de la population.  La  renonciation, inévitable, à certains droits acquis suppose d’autant plus de courage politique que le tempérament national supporte moins les remises en question. C’est pourquoi il est essentiel que les sacrifices demandés soient définis avec une attention extrême de leur efficacité économique mais aussi de leur justice sociale. C’est aussi pourquoi des mesures symboliques –lutte contre l’évasion fiscale, plafonnement des rémunération les plus élevées,..- sont utiles pour empêcher et corriger l’accroissement de certaines inégalités, qui constitue un risque majeur dans ces périodes de crise.

Enfin, l’ajustement structurel, même réussi, était insuffisant pour conduire au retour de la croissance économique de l’Afrique. Divers évènements sont intervenus –vive poussée des pays émergents, relance massive des infrastructures, renforcement des coopérations régionales,-pour placer l’Afrique, après une longue attente, sur le sentier d’une croissance soutenue qu’elle suit depuis plus d’une décade.

Comme alors, l’arrêt d’abus antérieurs, le retour à de grands équilibres et la réforme de diverses pratiques ou institutions sont aujourd’hui nécessaires mais  non suffisants. De nouveaux caps majeurs sont aussi à définir pour le moyen et le long terme : la réduction massive du chômage, la meilleure intégration de tous dans chaque communauté nationale, la disparition de la pauvreté extrême et la mise en place de systèmes internationaux de sécurité collective plus efficaces devraient logiquement en faire partie. Les chemins pour les atteindre sont pour la plupart encore à inventer et requièrent à la fois des délais, une forte volonté et l’acceptation d’une plus grande solidarité : ces exigences s’accordent mal avec les agendas des dirigeants, les souhaits des lobbys les plus puissants et la pression croissante du résultat immédiat. L’urgence de ces nouveaux repères est cependant d’autant plus grande que les dossiers à régler sont plus complexes et interdépendants,  et que les risques de dérapage se multiplient. Faute de mener ces réflexions, et de s’en tenir ensuite aux objectifs retenus, le pilotage à vue risque de conduire à l’imprévisible ou à la catastrophe.

Rigueur, justice et imagination semblent donc être trois ingrédients majeurs pour sortir de cette crise qui frappe surtout, pour l’instant, les pays les plus développés. Il n’est pas certain que ces caractéristiques soient jusqu’ici utilisées avec l’intensité souhaitée et selon le bon dosage. La sortie de crise, que tous réclament, risque en conséquence de ne pas être proche, contrairement aux annonces qui se multiplient.

Paul Derreumaux