La Côte d’Ivoire est-elle assez « en forme » pour entraîner l’UEMOA.

La Côte d’Ivoire est-elle assez « en forme » pour entraîner l’UEMOA.

L’éléphant d’Afrique s’est remis à barrir au bord de la lagune Ebrié. Croissance soutenue et premières réformes structurelles sont en effet au rendez-vous en Côte d’Ivoire. Si ce mouvement dure et s’étoffe assez pour triompher des nombreux obstacles existants, le pays pourrait être un moteur essentiel pour faire de l’Afrique de l’Ouest une aire privilégiée de développement.

Le Président Alassane Ouattara voulait que le « 3ème Pont » d’Abidjan soit une des réalisations exemplaires de son quinquennat. La réussite de ce pari semble bien engagée. Mené à bien en 25 mois, terminé à la date prévue, réalisé sous la forme moderne d’un Partenariat Public Privé (PPP), cet investissement de 126 milliards de FCFA – près de 200 millions d’Euros – allie impact économique, visibilité politique et mobilisation citoyenne. Son inauguration en grandes pompes a donné aux Autorités une occasion exceptionnelle de communication sur tous ces plans. Il reste maintenant à vérifier que le trafic attendu répondra aux attentes et que le montage financier était pertinent, mais le « coup de fouet » psychologique de cette réalisation et l’impact d’autres projets en cours devraient faciliter cette issue positive.

En cette fin 2014, la Côte d’Ivoire termine donc trois années de rebond spectaculaire. Après dix années d’incertitudes et la guerre de début 2011, le pays a renoué avec une croissance économique très soutenue : le Produit Intérieur Brut (PIB) a ainsi progressé de 9,8% en 2012, 10% en 2013 et sans doute au moins 8,5% en 2014. Cette performance s’est bien sûr appuyée sur le rattrapage des années de crise et, comme en nombre de pays, sur le lancement par l’Etat d’importants chantiers d’infrastructures et sur quelques secteurs dynamiques comme les télécommunications et la finance. Toutefois, la Côte d’Ivoire a l’avantage de compter aussi deux atouts majeurs.

Le premier est celui de sa structure économique, sans doute l’une des mieux équilibrées de l’Afrique de l’Ouest. Le pays est d’abord et entend rester une grande puissance agricole. L’agriculture représente en effet près de 30% du PIB national et est une large pourvoyeuse de devises grâce à ses exportations. Premier pays au monde dans la production de cacao, avec environ 40% de la récolte totale de cette denrée, la Côte d’Ivoire figure aussi parmi les ténors internationaux pour l’hévéa, l’huile de palme, le cajou et, à un degré moindre, le café et  le coton. Ce qui constituait la principale substance du « miracle ivoirien » conçu par le Président Félix Houphouet Boigny reste donc toujours en place. Les réformes en cours des principales filières et les investissements des plus grands groupes internationaux concernés, en particulier dans la transformation du cacao, accroissent encore les perspectives. L’industrie est un second pilier : le pays possède l’appareil industriel le plus puissant et le mieux organisé de l’Afrique francophone. Centré sur les industries de transformation, sa compétitivité s’est certes dégradée, faute d’investissements, durant la longue période de ralentissement puis de crise. Mais la base reste présente et sans véritable concurrence régionale, et  les fondamentaux sont prometteurs à court terme. Le fort accroissement démographique, l’intensification de l’urbanisation, la reprise d’une hausse des pouvoirs d’achat, tant dans le pays que dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), ouvrent des perspectives jamais observées, notamment pour l’agro-alimentaire. De premiers investissements internationaux devraient confirmer rapidement cette nouvelle attractivité. Le secteur minier et énergétique, moins développé, connait lui-même une embellie : nouvelles mines d’or, importantes centrales à gaz par exemple, mais aussi exploration pétrolière et production d’autres métaux -.

Le second point fort est celui d’indicateurs macroéconomiques essentiels. Le montant de la dette publique extérieure, un des points noirs majeurs des deux dernières décennies, a été ramené depuis 2012 en deçà de 30% du PIB grâce à l’annulation de près de 80% de l’encours antérieur. Réduisant fortement la charge correspondante sur le budget de l’Etat, cette évolution autorise aussi le Gouvernement à être plus actif dans la recherche de ressources pour les investissements de relance. La Côte d’Ivoire a ainsi pu se présenter sur le marché international des capitaux en 2014 et y lever un emprunt à moyen terme de 750 millions de dollars US, signe de la confiance revenue des marchés vis-à-vis du pays. Le solde budgétaire primaire, redevenu à l’équilibre,  témoigne de l’évolution favorable des recettes fiscales et facilite ce recours accru à l’endettement. Enfin, la Côte d’Ivoire est le seul pays de l’Union à avoir de longue date une balance commerciale structurellement positive, grâce notamment à ses exportations agricoles, ce qui lui permet de faire face plus aisément au surcroit d’importations liées aux investissements.

Ces données ne doivent pas occulter toutes les difficultés restant à résoudre. Malgré l’impulsion donnée par l’Etat, le taux global d’investissement, qui atteint maintenant 18%  du PIB, reste sensiblement en dessous de la moyenne subsaharienne et est insuffisant pour maintenir à long terme le taux de croissance actuel du PIB. Le secteur privé n’est en effet pas encore au rendez-vous autant qu’il l’est annoncé et les retards sont nombreux, tant dans le démarrage des projets prévus que dans leur rythme de réalisation. Ces lenteurs résultent au moins partiellement des dysfonctionnements de l’administration, d’autant plus remarqués que celle-ci est plus sollicitée par une activité économique en hausse, et des graves faiblesses de la  sécurité foncière. Les difficultés de gouvernance ont d’ailleurs été soulignées par les Partenaires financiers et risquent d’entraver de plus en plus le mouvement que veulent imprimer les plus hautes Autorités de l’Etat. L’endettement intérieur public a fortement augmenté dans les dernières années, tant vis-à-vis des entreprises que du marché financier, et le règlement à bonne date des échéances est parfois difficile ou exige des reconductions d’emprunt, illustration de la persistance des contraintes budgétaires de trésorerie. Malgré les efforts signalés ci-avant, le poids des recettes fiscales dans le PIB demeure modeste, en particulier face à des besoins de ressources qui croissent rapidement avec les ambitions économiques du pays. Malgré les améliorations récentes, le PIB par tête remonte à peine à celui des années 2000. Il est donc fondamental pour l’Etat de corriger dans les meilleurs délais ces différentes faiblesses et d’accélérer les réformes institutionnelles. Celles-ci devront viser tout spécialement le retour à une administration plus performante, l’encouragement du secteur privé formel, la facilitation des investissements de compétitivité, l’obtention d’une croissance plus inclusive. Ces défis exigent du temps pour être relevés : il sera donc important que la prochaine élection présidentielle ne brise pas la volonté actuelle de les mener à bien. Alors seulement, les progrès actuels seront pérennisés et la Côte d’Ivoire pourra être un véritable pôle de développement en Afrique.

Car les enjeux dépassent effectivement le pays. Malgré  un réel effritement, la Côte d’Ivoire, avec quelque 35% du PIB de l’Union, en reste la principale composante. Le retour en cours de la Banque Africaine de Développement (BAD) à son siège d’Abidjan, autre réussite symbolique de l’équipe en place, contribue aussi à rehausser la notoriété du pays. Il en est de même du rôle clé que la Côte d’Ivoire a tenu ces dernières années dans diverses institutions régionales. Ce leadership psychologique se double de fondements économiques: croissance la plus vive des pays de la région depuis trois ans, appareil économique le plus diversifié, fort engagement des Autorités dans l’atteinte des objectifs économiques. Ces atouts font que la Côte d’Ivoire peut d’abord largement tirer profit de la carte régionale, comme le montrent quelques exemples. L’industrie ivoirienne est la mieux placée pour répondre aux besoins croissants de consommation des populations des pays voisins. Grâce aux progrès dans l’interconnexion des réseaux, la production nationale d’électricité, qui dépasse les besoins immédiats, peut être exportée et atténuer les gaps cruciaux de quelques pays voisins. L’avance actuelle dans certains secteurs, comme celui de la grande distribution, attire des investissements étrangers qui, en cas de réussite, pourront être reproduits ailleurs dans l’Union.

Mais le poids régional de la Côte d’Ivoire fait aussi que celle-ci peut servir de courroie d’entrainement pour les autres nations de l’UEMOA, par les références qu’elle apporte comme par les opportunités qu’elle offre. Le pays est ainsi à ce jour l’un des seuls de l’Union où la « transition démographique » semble esquissée alors que cette question de la population est cruciale pour l’UEMOA qui devrait dépasser les 220 millions d’habitants en 2050. Il peut aussi, dans l’Union, offrir des débouchés accrus aux productions agricoles de certains membres, augmenter les opportunités d’emplois de services qualifiés pour d’autres. Il peut encore être l’animateur de grands projets régionaux d’infrastructures.

Après une décennie de croissance généralisée en Afrique due à l’immensité des retards à combler, la période à venir devrait être marquée par une plus grande différentiation des futurs progrès selon les pays ou les régions économiques, en fonction de la qualité de leur vision à moyen terme pour l’exploitation optimale des richesses locales, et de l’intensité des réformes pour lever tous les handicaps existants. Dans cette phase, l’Afrique de l’Ouest francophone pourrait être une des zones favorisées dès lors que deux conditions sont remplies. D’abord, en Côte d’Ivoire, la consolidation des points forts du pays, d’une part, et l’élimination à marche forcée des  obstacles à la libération des énergies nécessaires à un développement accessible à tous, d’autre part. Ensuite, dans l’UEMOA, une accélération et une multiplication des mesures et une mobilisation plus marquée de tous les Responsables, en vue d’une intégration forte, juste et solidaire. Alors le dynamisme de chacun profitera à tous et le bien-être de la communauté régionale pourra dépasser celle de chacun des Etats qui la composent.

Paul Derreumaux

Démographie : tendances mondiales, contrastes africains

Démographie : tendances mondiales, contrastes africains

La population mondiale augmente toujours à vive allure, mais sa répartition géographique poursuit également de profondes transformations. Dans ces changements globaux, l’Afrique tient une place croissante. Pourtant, les données démographiques du continent traduisent autant de défis que d’atouts.

La démographie est une des rares sciences sociales où il est possible de prévoir l’avenir, même à l’horizon de 30 ans, avec de bonnes chances d’être proche de la vérité future. Les mouvements démographiques sont en effet difficiles à modifier et leur réorientation ne peut souvent s’observer qu’à l’horizon minimal d’une ou deux générations, ce qui est du véritable long terme au plan économique. Les statistiques que le « Population Reference Bureau » (PRB) a récemment publiées sur la population mondiale en 2013 et sur les estimations d’évolution jusqu’en 2050 confirment cet état de fait. Elles s’inscrivent en effet dans les prévisions précédemment parues tout en mettant à jour diverses nouvelles inflexions.

Au plan global, la poursuite d’une forte croissance, la profonde modification de l’équilibre entre continents et l’urbanisation croissante restent les trois évolutions majeures, mais de nouvelles tendances apparaissent. La population mondiale devrait croître de 40% sur la période, passant de 7,1 milliards d’individus en 2013 à 8,1 milliards en 2015 et 9,7 milliards en 2050. Cette évolution est supérieure aux prévisions antérieures et l’humanité ne plafonnera donc normalement pas aux quelque 9 milliards de personnes un moment annoncées. Toutefois, l’inflexion à la baisse de la courbe de croissance s’observe dès 2025 et devrait s’accentuer après 2050. L’indice synthétique de fécondité est désormais inférieur 2,2 sur tous les continents, à l’exception de l’Afrique où il s’élève encore à 4,4. Cet indice, principal indicateur de la capacité de renouvellement des générations, a même plongé en deçà de 2 en beaucoup d’endroits et enregistre notamment ses minimaux, voisins de 1,5, en Europe, en Chine et au Japon. Ces fortes variations expliquent que le mouvement de répartition de la population entre continents, entamé de longue date, s’accentue encore. Sur les 35 prochaines années, la population européenne restera stable, mais celles de toute l’Europe de l’Est, d’Espagne et de Grèce devraient reculer de 10%. Dans le même temps, l’Asie, toujours largement dominante, verrait son poids relatif se réduire de 60% à 54% : la stabilisation de la Chine aux environs de 1,35 milliard de personnes et le repli de 20% de la population japonaise pèsent lourdement sur cette évolution. La forte croissance de l’Inde, qui serait en 2050 la nation la plus peuplée avec 1,65 milliard d’habitants, est la principale cause de la prééminence que garderait le continent asiatique.

Comme prévu, l’urbanisation va s’intensifier sur la période à venir. La part de la population urbaine, qui atteint déjà 52% du total, en représentera sans doute dans une génération plus de 55%. Cette tendance ne connait d’exception en aucune partie du monde : elle est seulement plus marquée dans les pays du Sud sous le double impact de la pression démographique et d’un exode rural plus intense. En 2011, 30 villes comptaient déjà plus de 9 millions d’habitants et, en 60 ans, les mégalopoles des pays industrialisés sont devenues minoritaires face à celles des pays du Sud. L’Inde est à ce jour la seule nation à avoir deux cités de plus de 20 millions d’habitants

Dans ce monde en évolution, l’Afrique reste une exception à bien des égards. Dépassant toutes les estimations précédentes, l’accroissement désormais annoncé serait de 33% jusqu’en 2025 puis de 66% ensuite, soit une augmentation totale de 120% portant la population à 2,4 milliards au milieu de ce siècle, soit 24,9% de la population mondiale contre 15,4% aujourd’hui. Pour la seule Afrique subsaharienne, la population serait multipliée par 2,4 et approcherait les 2,2 milliards d’habitants. Cette progression est en bonne part le résultat du maintien d’un indice de fécondité très élevé et désormais très éloigné de ceux des autres parties du monde : 4,8 pour le continent ; 5,2 pour sa seule région subsaharienne. Les dix pays où cet indice est supérieur à 6, sont désormais tous africains et le Niger, qui détient présentement le record avec un taux de 7,6, connait même une accélération de sa croissance démographique. Sur le continent, seuls les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique Australe ont réalisé ou largement entamé leur transition démographique. Ailleurs, la population augmentera d’environ 150% d’ici à 2050. Sous cette poussée, le Nigéria – avec 440 millions de personnes -, la République démocratique du Congo (RDC) et l’Ethiopie deviendront respectivement la 3ème, la 9ième et la 10ème nation du monde par leur population avant le milieu de ce siècle, tandis que trois autres pays du continent pèseraient à cette date plus de 100 millions d’habitants. Deux grands blocs confirmeront leur puissance démographique à cet horizon : l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) avec près de 270 millions d’habitants et, surtout, l’East African Community (EAC) dont les 5 pays approcheraient un total de 400 millions d’individus.

Une autre particularité africaine est celle d’une urbanisation en retard par rapport aux autres continents. Avec un taux de 40% en 2012 -37% pour la seule partie subsaharienne -, l’Afrique demeure loin derrière l’Asie, où ce taux est de 46%, tandis qu’en Amérique et en Europe plus de sept personnes sur dix habitent les villes. Même si l’augmentation de ce ratio est indéniable, il n’est pas certain que le seuil des 50% sera atteint par les urbains avant 2050. Le poids démographique de la zone Est, où ce taux d’urbanisation ne dépasse pas encore les 25%, freinera en effet l’évolution d’ensemble. La place des mégalopoles confirme cette occupation différente de l’espace : face aux 16 villes de plus de 9 millions d’habitants en Asie à ce jour, l’Afrique ne compte que Lagos et Le Caire à franchir ce nombre.

Cette population africaine est la plus jeune du monde. Il est en effet estimé qu’en moyenne les moins de 15 ans sont actuellement quelque 41% du total – contre 26% sur la planète – et dix fois plus nombreux que les plus de 65 ans, qui rassemblent seulement 4% de l’ensemble. Une telle structure par âges va permettre à la population active du continent de poursuivre sur les trente prochaines années une croissance de son poids relatif, situation qui va disparaitre ailleurs. Ces spécificités apportent à l’Afrique des atouts mais aussi des challenges : à court terme, de lourds besoins en investissements en matière d’éducation mais aussi de grandes potentialités pour une forte croissance de la production ; à moyen et long terme, d’immenses marchés de consommateurs mais la nécessité  de créer des emplois à la dimension d’une offre de main d’œuvre en progression vive et prolongée.

Plusieurs indicateurs socio-démographiques illustrent par ailleurs la gravité du retard économique et social de l’Afrique. Le taux de mortalité infantile dépasse encore de près de 75% la moyenne mondiale : respectivement 68‰ et 40‰, l’Afrique francophone se démarquant par les chiffres les plus défavorables. L’espérance de vie, en progrès, s’élève maintenant à 59 ans, et 56 pour l’Afrique subsaharienne, alors qu’elle atteint désormais 70 ans pour la moyenne mondiale et même 83 ans au Japon. L’accès à l’assainissement dépasse à peine 54% et se limite à 42% dans les pays subsahariens, contre 79% en moyenne mondiale, pour ce qui concerne les parties urbaines. Il plonge respectivement à 31% et 24% dans les zones rurales, où le taux mondial avoisine les 46%. Par rapport aux pays du Nord, le VIH-Sida touche une proportion de la population 7 fois plus importante sur le continent, et plus de 10 fois pour la seule Afrique subsaharienne, où il apparait en forte croissance, spécialement en Afrique Australe. L’analyse par revenu met enfin en évidence de fortes inégalités puisque les 10% les plus pauvres de la population possèdent quelque 6% du revenu national alors que les 10% les plus riches en détiennent 48% : moins accentués qu’aux Etats-Unis, ces écarts le sont davantage qu’en Europe et illustrent une des lacunes de la croissance africaine. Le croisement de certains indicateurs montre d’ailleurs une aggravation de ces tendances générales : dans de nombreux pays, un important écart existe par exemple pour l’indice de fertilité, déjà exceptionnellement élevé, entre les groupes les plus aisés et ceux dont le revenu est le plus faible. Au plan géographique, seuls les pays de la zone Australe, emmenés par l’Afrique du Sud, apparaissent en avance notable sur divers indicateurs, grâce à leur développement économique plus marqué, mais les inégalités y sont aussi nettement plus fortes.

La puissance démographique croissante de l’Afrique et les données qui la caractérisent ou en découlent peuvent donc être aussi perçues comme le reflet immédiat des faiblesses du combat pour le développement. Les  statistiques collectées mettent notamment en évidence la forte interaction entre démographie, culture et économie. Les progrès de la médecine se propagent plus vite que ne le font les changements de mentalités. La rationalité économique qui expliquait les grandes familles n’a pas été relayée jusqu’ici par une nouvelle rationalité qui justifierait la réduction significative du nombre d’enfants pas ménage. La poussée de l’urbanisation semble résulter davantage de l’espoir d’un meilleur accès aux services sociaux de base que de l’attente d’un hypothétique emploi stable. Les caractéristiques présentes de la croissance économique en Afrique subsaharienne, telles  qu’elles sont observées aujourd’hui, s’accommodent, voire favorisent, une accentuation des inégalités financières et sociales qui pénalisent elles-mêmes l’introduction d’un développement plus performant en termes de création d’emplois et l’amélioration des indicateurs sociaux. Divers cercles vicieux viennent ainsi freiner la propagation des effets positifs d’une croissance soutenue mais qui ne touche encore que quelques secteurs. Pour briser ces cercles, il faut agir vite, avec courage, lucidité et solidarité. Autant de qualités qu’il est difficile de rassembler, en Afrique comme ailleurs.

Paul Derreumaux

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Banques Subsahariennes : reconfigurations inattendues

Le terme vient du langage informatique mais, en l’occurrence, pourrait s’appliquer à deux transformations récentes du système bancaire subsaharien. La plus importante, à court terme, est sans doute celle du réseau Ecobank touché en septembre 2014 par deux changements capitalistiques majeurs : l’entrée en force de la Banque Nationale du Qatar (BNQ) dans la holding du Groupe ; le passage de la banque sud-africaine Nedbank du statut de prêteur à celui d’actionnaire.

Pour les observateurs du système bancaire subsaharien, la venue de la BNQ n’est surprenante que par la discrétion et les modalités avec lesquelles s’est effectuée cette opération. La banque qatarie s’est en effet investie massivement en Egypte dès 2012, par le rachat majoritaire de la filiale locale de la Société Générale, et visait récemment une acquisition possible au Maroc. Dès cette période, l’Afrique subsaharienne était donc logiquement sa cible prochaine. La taille relativement modeste des banques africaines et une méconnaissance des caractéristiques de fonctionnement des banques dans ce périmètre conduisaient sans doute la QNB à préférer l’achat d’un groupe déjà présent lui-même dans cette zone plutôt qu’une entrée directe dans celle-ci. Les difficultés d’une opération marocaine et l’opportunité offerte par les soubresauts actuels d’Ecobank ont amené la QNB à franchir le pas et à réaliser cet investissement qui la fait détenir 23,5% du capital de la holding du Groupe, ETI, pour un montant quatre fois inférieur à celui de l’opération égyptienne.

La décision de Nedbank est moins surprenante : la conversion possible en actions du prêt consenti à ETI était prévue dès la mise en place du concours et était le schéma le plus couramment envisagé. Il aurait signifié une substitution vraisemblable du leadership des intérêts sud-africains à ceux du Nigéria au sein de ce groupe panafrician. L’arrivée de la BNQ pouvait laisser penser que Nedbank ne réaliserait pas cette conversion. Au contraire, cette dernière a annoncé avant la date butoir qui lui était imposée sa souscription effective à 20% du capital de ETI et l’a fait de belle manière, en payant ses actions en numéraire et en encaissant le remboursement de son prêt par ailleurs.

Les deux géants disposent donc ensemble d’environ 40% du capital social – QNB a indiqué qu’elle laisserait redescendre sa part à 20% – et, compte tenu de l’actionnariat « flottant » sont théoriquement en mesure d’imposer la politique qu’ils définiraient en commun. Le jeu n’est peut-être pas aussi simple. L’ « alliance stratégique » Nedbank/Ecobank conclue en 2008 a conduit les deux réseaux à une première connaissance réciproque tandis que la banque sud-africaine peut être tentée de s’appuyer sur le fonds de pension de même nationalité Public Investment Corporation (PIC), qui détient 19% de ETI, pour prendre une position dominante dans la gestion d’Ecobank. BNQ pourrait chercher à tenir un rôle plus directif en raison de sa puissance financière et de l’appui qu’elle pourrait apporter au réseau subsaharien, en particulier grâce à ses connexions internationales et à sa forte présence dans le financement  des infrastructures. Les actionnaires nigérians, largement majoritaires depuis l’origine, souhaitent vraisemblablement maintenir leur primauté d’influence et récolter les fruits de l’expansion du Groupe. Grâce à la grande diversité de l’actionnariat et à l’absence de bloc homogène dominant, le management lui-même a été habitué jusqu’ici à une forte indépendance : elle a été utilisée pour imprimer au Groupe une expansion géographique remarquable et une présence progressive sur tous les aspects de la banque commerciale. Dans ce jeu à plusieurs personnages clés, l’équilibre reste à trouver, des aménagements institutionnels seront sans doute nécessaires et beaucoup d’alliances sont a priori envisageables. Il faut espérer que celle qui se dégagera sera stable et acceptée par tous, pour que le Groupe puisse exploiter au mieux tous les atouts que lui donnent sa large implantation, ses moyens financiers désormais consolidés, et l’expérience de ses équipes et de ses actionnaires banquiers.

Tandis que cette rude partie s’engage à l’Ouest du continent, une autre apparait dans la zone australe autour du groupe African Banking Corporation (ABC). Celui-ci, implanté dans 5 pays, est certes plus de 10 fois plus petit que Ecobank et n’affiche pas les mêmes performances. Il vient cependant de connaitre lui aussi une reconfiguration capitalistique qui pourrait le propulser sur l’avant-scène, suite à la reprise de la totalité du capital de sa société mère par la holding Atlas Mara. Cette dernière, créée fin 2013, a mobilisé en un temps record d’importants capitaux sur le marché londonien, qu’elle ambitionne d’investir en Afrique et surtout dans le secteur financier. L’acquisition du Groupe ABC a été sa première opération, menée avec une certaine discrétion. Elle s‘est accompagnée d’une prise de participation minoritaire dans une banque nigériane et dans un établissement rwandais.

Atlas Mara reste pour l’instant peu explicite sur l’orientation commerciale et l’organisation qu’elle veut donner aux cibles ainsi conquises. Elle semble afficher en revanche une grande ambition de principe : celle de construire un groupe panafricain décentralisé, structuré autour de « hubs » régionaux qui couvriraient chacun une des grandes parties du continent, s’érigeant ainsi en rival des réseaux actuellement les plus étendus. Si l’idée semble séduisante, son application soulève encore plusieurs inconnues majeures au niveau d’Atlas Mara: l’importance des fonds que cette société pourra concrètement mobiliser pour l’atteinte de son objectif, la compatibilité du schéma proposé avec les contraintes réglementaires de certaines Autorités monétaires des pays visés, le contenu précis du projet industriel. Le Groupe ABC, principal point de départ de la construction envisagée,  dispose d’indicateurs qui demandent à être sérieusement renforcés, compte tenu des multiples changements qui ont marqué sa gestion et son actionnariat passés. Il doit aussi confirmer la profitabilité de son nouveau « business model » de banques « tous publics », dans lequel il est entré depuis quelques années, et reprendre rapidement son expansion géographique. Il a besoin pour cela de ressources financières et humaines importantes et d’un actionnaire recherchant un développement à long terme et non des plus-values financières rapides. Les prochaines années permettront de tester le nouveau réseau sur ce plan et de voir si son actionnaire principal peut répondre à toutes les exigences du défi lancé.

Pendant que ces deux Groupes vont devoir régler dans les meilleurs délais ces incertitudes, tout en se défiant sans doute à distance pour jouer les premiers rôles,  d’autres  transformations s’enclenchent, notamment en Afrique de l’Ouest. La Banque Centrale Populaire (BCP), dernière venue des banques marocaines à la suite de son rachat de 50% de Banque Atlantique, annonce sa prochaine montée à 65% du capital de la holding de ce réseau et la création d’une filiale de micro-finance. La plus puissante des banques du royaume chérifien vise ainsi à rattraper ses devancières et à élargir l’éventail de ses activités. A une échelle plus modeste, l’établissement burkinabé Coris Bank poursuit son expansion à marche forcée – créations « ex nihilo » au Mali et au Togo – et innove en étant la première banque de la région à ouvrir un Département islamique au sein de son activité de banque commerciale « classique ».

Après une période plutôt calme en mouvements capitalistiques et en ouverture de nouvelles banques, l’année 2015 sera donc normalement plus agitée. Elle montrera que la physionomie du système bancaire subsaharien est toujours en construction et susceptible de nouvelles importantes mutations, qui ne viendront pas nécessairement des entités les plus importantes. Il apparait déjà qu’en Afrique subsaharienne, particulièrement francophone, l’actionnariat  régional continue globalement son repli au profit d’actionnaires extérieurs : ce mouvement, à contresens de celui des années 1990, semble difficile à inverser, en dehors d’un cataclysme bancaire comme celui qui s’était abattu dans les années 1980. Il conviendra maintenant de voir si les aménagements purement capitalistes conduisent bien à un renforcement des systèmes bancaires de la zone, autour de projets industriels solides, et dans une optique conforme aux besoins de développement des pays concernés. Les changements positifs intervenus depuis deux décennies ont en effet donné aux banques subsahariennes une croissance et une rentabilité enviables et une responsabilité accrue dans le financement des économies locales. Ces avancées ont été un des catalyseurs de la croissance africaine et doivent être poursuivies, pour une meilleure bancarisation des populations comme pour la facilitation du financement des entreprises et des Etats. Elles génèrent de plus leur inévitable contrepartie de solutions nouvelles à rechercher, notamment vis-à-vis de la montée et de la diversification des risques opérationnels, ou de l’élévation du coût du risque. C’est davantage à leur efficacité face à ces défis, plutôt qu’à l’identité de leurs actionnaires, que les établissements bancaires subsahariens seront jugés par leur public et par les Autorités.

Paul Derreumaux