Afrique Francophone : Le Maroc à l’offensive

Afrique Francophone : Le Maroc à l’offensive

Les premiers responsables des principales entreprises marocaines ont ressemblé ces jours-ci à une armée en ordre de bataille, en pleine conquête des  territoires d’Afrique francophone, et leur général était un Roi. Il sera cependant essentiel de vérifier quelles seront les retombées à moyen terme de cette grande mission marocaine et à qui elles bénéficieront.

La tournée que Mohamed VI a effectuée en Afrique de l’Ouest et Centrale du 18 février au 8 mars 2014, successivement au Mali, en Côte d’Ivoire, en Guinée et au Gabon, a une allure, une ampleur et un contenu totalement nouveaux. Elle avait certes sans doute des objectifs politiques importants : renforcement en Afrique subsaharienne de l’influence globale du Maroc, seul rescapé à ce jour d’une Afrique du Nord affaiblie et pour l’instant repliée sur le règlement de ses problèmes internes ; utilisation par le monarque de cette audience accrue pour régler plus facilement les problèmes économiques et politiques du pays ; recherche d’un rôle plus déterminant dans le règlement de questions sensibles pour les deux parties, comme celui du Nord Mali. Mais la composante économique de cette mission est peut-être plus essentielle et, dans tous les cas, plus impressionnante.

 La délégation marocaine n’a pas compté moins d’une vingtaine des chefs d’entreprises les plus emblématiques du pays, qui étaient épaulés des principaux Ministres à responsabilité économique et de conseillers du Cabinet royal. Les trois grandes banques marocaines, le secteur des assurances, la société nationale de télécommunications, la compagnie aérienne, les principales sociétés de construction et de promotion immobilière, l’industrie du ciment, l’Office Chérifien des ¨Phosphates (OCP), constituaient l’ossature de la représentation des secteurs économiques. Ce n’est pas un hasard.  Royal Air Maroc avait agi en pionnier et, depuis plus d’une décade, emplit pour une part non négligeable ses avions à destination de l’Europe et des Etats-Unis grâce aux passagers africains qu’il vient chercher par ses nombreuses dessertes africaines. Les trois banques marocaines sont devenues sur les cinq dernières années les premiers acteurs des systèmes bancaires de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) en prenant le contrôle de réseaux régionaux existants ou en rachetant in extenso les filiales d’une banque française, selon la stratégie choisie par les intervenants. Une percée de moindre ampleur a eu lieu en Afrique Centrale francophone mais devrait s’intensifier à l’avenir. En rachetant l’un des plus importants groupes régionaux d’assurances, une compagnie marocaine est devenue d’un coup incontournable en zone francophone. Maroc Télécom s’est implantée progressivement au Gabon, au Burkina Faso, en Mauritanie et au Mali et est maintenant un acteur qui compte dans la région. De manière plus diffuse, certains produits de l’agriculture marocaine se déversent de plus en plus fréquemment sur quelques pays du Sahel. D’autres secteurs sont impatients de suivre cette voie de croissance externe. Les quelques grands de la construction, qui ont réussi avec brio dans le domaine du logement, et de l’habitat social en particulier, voient dans la forte croissance de la population et des villes africaines sur les trente prochaines années une chance unique de développement d’activités actuellement moins allantes au Maroc. De puissantes industries liées à ce secteur, comme les cimenteries, sont aux aguets de telles opportunités pour les même raisons. L’OCP, géant parmi les géants au Maroc, se sent un appétit nouveau mais gigantesque pour approvisionner toute l’Afrique subsaharienne en engrais.

Toutes ces entreprises ont été représentées dans la mission royale par leurs plus hauts dirigeants, de façon que des décisions effectives de coopération puissent être ratifiées sans délai. Elles ont été rejointes à quelques endroits clés de ce voyage, comme Abidjan et Libreville, par un nombre  beaucoup plus élevé de chefs d’entreprises marocaines, ce qui a permis de tenir dans ces villes un grand forum économique. Fort de cet accompagnement solide, Mohamed VI  s’est efforcé avec succès d’être très concret. Passant de quatre à cinq jours dans chaque pays, il a littéralement labouré tous les domaines qui pouvaient répondre aux visées expansionnistes des capitaines d’industrie de son pays et s’est efforcé de  repartir à chaque fois avec des résultats tangibles. La moisson a été riche : 18 accords de partenariat et de coopération signés au Mali, 26 conclus en Côte d’Ivoire par exemple. Les domaines concernés ont été nombreux et souvent analogues. Certaines conventions sont globales et prévoient des avantages réciproques : pour l’encouragement des investissements, l’appui aux exportations, la coopération touristique, les zones industrielles, la pêche et les activités portuaires dans certains pays côtiers. Certaines couvrent des aspects sociaux ou culturels, allant d’accords-cadres pour l’enseignement supérieur et la recherche en Côte d’Ivoire à la formation des imams au Mali. Mais l’essentiel concerne des projets d’implantations d’entreprises ou d’octrois de financements : ceux-ci sont d’ailleurs souvent conclus directement entre les Etats subsahariens intéressés et les sociétés marocaines leaders des secteurs visés, sous le patronage très rapproché du roi du Maroc. Les actions surtout  mises en valeur de part et d’autre ont été celles des banques et des sociétés de promotion immobilière. Les dernières ont annoncé la construction dans chacun des quatre pays de milliers de logements sociaux, économiques et de standing – jusqu’à 10000 en Cote d’Ivoire -, mais aussi de plusieurs complexes hôteliers. Les Présidents de chacune des trois banques présentes, pour leur part, se sont relayés pour signer une pleiade de conventions de financement de grande envergure, dont une bonne part était, directement ou non, au bénéfice des Etats visités.

Stratégiquement comme tactiquement, ce voyage est donc une réussite éclatante pour le Maroc et pour son souverain. Ceux-ci ont tous deux occupé totalement l’espace médiatique des quatre pays visités durant ces vingt jours. En choisissant à chaque fois ce séjour prolongé, Mohamed VI a en effet délibérément adopté une approche différente des visites éclairs que les Présidents des premières nations du monde, France comprise, effectuent toujours en Afrique. Pour les Africains, pour lesquels le temps n’est pas une denrée rare, ce choix est très apprécié et le message est clair : à la différence de beaucoup, le Maroc ne voit pas l’Afrique comme une destination parmi d’autres mais comme une vraie priorité, De plus, l’organisation, méticuleusement préparée selon les souhaits marocains, a été spécialement efficace. Le nombre élevé des conventions signées, le large spectre et le caractère stratégique des activités choisies pour ces accords, l’importance des engagements financiers pris par les principales compagnies du royaume ont donné une impression de puissance des acteurs marocains et de confiance de leur part en l’Afrique. Ces deux aspects s’accordent parfaitement aux souhaits des Autorités des pays hôtes, avides d’investissements étrangers, pour alimenter leur croissance économique, et de considération internationale, pour rehausser leur crédibilité auprès de leur propre opinion publique. En fin stratège qu’il est, le souverain chérifien a donc bien atteint tous ses objectifs économiques et, au moins dans son pays, politiques comme semblent le montrer les commentaires émis à la suite de sa mission. La balle est maintenant dans le camp de ses grandes entreprises, auxquelles il a donné un « coup de pouce » de premier plan et qui seront ainsi très logiquement ses obligées

En Afrique subsaharienne le bilan ne peut encore être totalement tiré. A court terme, celui-ci est incontestablement positif. L’attention accordée par le Maroc – deuxième investisseur du continent dans les pays d’Afrique subsaharienne après l’Afrique du Sud – flatte les pays visités et ouvre pour ceux-ci des perspectives séduisantes d’implantation de nouvelles entreprises et de réalisation de divers investissements, et donc de soutien au développement annoncé aux populations. Celles-ci ont par ailleurs, avec leur placidité habituelle, globalement accepté la place omniprésente laissée au Maroc dans leur pays pendant près d’une semaine. A moyen terme, l’appréciation dépendra d’abord de la capacité des entreprises marocaines et de leurs filiales subsahariennes à passer des effets d’annonce à des réalités vérifiables sur le terrain et capables de produire dans des délais raisonnables tous les effets annoncés. En la matière, les « tycoons » marocains, comme bien d’autres, sont susceptibles de mettre plus de temps que prévu à concrétiser leurs projets alors que la rapidité d’exécution est décisive pour les pays d’Afrique de l’Ouest et Centrale. La déception serait alors à la hauteur de l’espoir initial suscité par cette visite en fanfare. De plus, si tous les projets prennent corps, il serait laissé peu d’espace aux entreprises subsahariennes pour conquérir une place de choix dans leurs propres pays au sein des secteurs les plus prometteurs et les plus importants, alors que la réciprocité affichée des conventions signées, qui ouvre la porte à des investissements subsahariens au Maroc, risque de rester essentiellement virtuelle.

Les accords conclus doivent donc être observés avec attention pour apprécier leur application réelle et leurs aspects positifs. Il serait toutefois injuste de faire la fine bouche. Par cette  visite inédite, le Maroc apporte un appui de premier plan à l’Afrique au moment où les besoins et les ambitions de celle-ci se multiplient grâce au retour durable de sa croissance. Cette arrivée en force d’un nouvel acteur va également permettre de faire jouer la concurrence, toujours utile pour améliorer les prestations reçues. Il appartient donc aux Autorités africaines de profiter au mieux de l’aubaine pour accélérer et renforcer le développement de leurs pays respectifs, et d’utiliser cette étape pour faire éclore sur leurs territoires de nouveaux talents et de nouvelles opportunités. Alors, ce partenariat avec le Maroc sera bien gagnant-gagnant comme annoncé.

Paul Derreumaux

Actualité bancaire africaine

Brèves réflexions sur l’actualité bancaire africaine.

En septembre dernier, quelques pronostics paraissaient vraisemblables quant aux possibles évènements marquants du système bancaire d’Afrique subsaharienne sur la période 2013/2014 (1). Quatre mois après, certaines pistes d’évolution annoncées se précisent tandis que d’autres aspects importants pourraient apparaitre.

Une première hypothèse émise concernait le ralentissement probable, à court terme, des spectaculaires opérations de rapprochement/expansion qui avaient marqué les cinq dernières années. Cette orientation semble pour l’instant confirmée et la seule transaction d’envergure présentement sur le devant de la scène vise, comme prévu, la privatisation au Nigéria de trois banques restructurées. Encore ce processus risque-t-il, malgré la pression des prochaines échéances électorales dans le pays, de dépasser les délais attendus en raison de la taille des dossiers et du nombre probablement élevé des candidats acheteurs.

Face à cette temporisation, des groupes ambitieux mais de moindre taille occupent le terrain et continuent à tisser leur toile. La banque camerounaise Afriland First Bank, fort éclectique dans la localisation de ses implantations, vient d’être autorisée à acquérir Access Bank en Côte d’Ivoire et négocie en vue de l’installation d’une filiale au Bénin. Elle retrouvera à Abidjan la banque burkinabé Coris Bank, tout récemment opérationnelle: celle-ci, maintenant numéro deux dans son pays, confirme par cette création « ex nihilo » sa volonté d’expansion régionale, après sa tentative avortée au Niger. Même la Banque de Développement du Mali (BDM), leader jusqu’ici peu remuant du système bancaire malien, affiche sa future expansion au Burkina et en Côte d’Ivoire. L’ivoirienne Bridge Bank, maintenant bénéficiaire, vient d’acheter au Sénégal la Banque Nationale de Développement Economique (BNDE).

A ces mouvements s’ajoute, dans nombre de pays, surtout anglophones, la poursuite de l’arrivée de petites banques privées. L’augmentation du nombre d’établissements bancaires qui en résulte s’observe dans presque chaque système national : le seuil des 20 banques est souvent franchi – 24 en Côte d’Ivoire, 26 au Ghana, 36 en Tanzanie – et la présence d’une bonne quarantaine de banques au Kenya surprend moins qu’auparavant. La concurrence s’intensifie à due proportion et contribue à une progression continue de la bancarisation des populations. Toutefois, les lourds investissements requis par l’activité bancaire et les contraintes croissantes de « compliance » apparaissent difficilement compatibles avec l’augmentation du nombre d’établissements et la survivance d’acteurs de tailles trop diverses faisant tous le même métier.

L’exemple des pays du Nord ou, en Afrique, des pays majeurs comme le Nigéria ou l’Afrique du Sud est à cet égard illustratif des tendances les plus prévisibles à moyen terme. Au plan opérationnel, une différentiation croissante de la profession est probable avec, d’un côté, la diminution du nombre total de banques généralistes et l’augmentation du poids relatif des plus importantes de celles-ci et, face à cette concentration renforcée, la multiplication d’institutions spécialisées : « banques de niche » tournées vers les particuliers haut de gamme, sociétés de crédit à la consommation, sociétés de crédit-bail… Au plan capitalistique, au contraire, le nombre d’acteurs devrait continuer à se réduire, les principales institutions étant souvent appelées à devenir les sociétés mères des sociétés spécialisées.

Cette orientation logique, bien engagée dans les cinq dernières années, pourrait cependant être  plus lente que prévu à se concrétiser. Les principaux groupes africains, moteurs des grandes opérations récentes, doivent consolider leurs implantations et leur organisation centrale, et rechercher des ressources ou des alliés pour étendre la construction de leurs réseaux sans en perdre le contrôle. C’est ce contrôle que cherchent sans doute les puissants acteurs bancaires moyen-orientaux ou asiatiques : ceux-ci disposent en effet des moyens financiers requis, mais leur expertise n’est guère adaptée ni aux économies africaines petites et peu diversifiées, ni aux challenges que leurs équipes devraient obligatoirement relever en cas d’implantation directe de leur part. Les groupes français et anglais restent toujours essentiellement réduits à Barclays et la Société Générale : celles-ci ont cependant visiblement l’une et l’autre la volonté de défendre vigoureusement leurs positions encore solides. La Société Générale, en particulier, annonce un plan ambitieux d’ouverture de 70 agences sur le continent en 2014 et s’efforce de prendre de l’avance sur le « mobile-banking ».

A côté des banques, la seule composante des systèmes financiers qui pourrait enregistrer un renforcement à bref délai est probablement celle des marchés boursiers. Ceux-ci sont maintenant nombreux sur le continent, mais restent dans l’ensemble étroits et peu animés. Ici encore, l’espace francophone se distingue par un retard sensible : dans les dix dernières années, la bourse y a été bien davantage utilisée par les Etats pour le financement de leurs besoins, en remplacement du recours à la Banque Centrale, que par les nouvelles cotations ou les émissions d’actions supplémentaires des grandes sociétés privées.

L’environnement pourrait évoluer favorablement à bref délai. Les Autorités de la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM) par exemple, encouragées par quelques institutions internationales, ont adopté ou préparent des mesures pouvant conduire à une dynamisation du marché : remplacement possible des garanties exigées par une notation pour les emprunts obligataires, mise au point d’un calendrier annuel des émissions de titres des Etats, institution d’un mécanisme de protection pour les emprunts publics, annonce en Côte d’Ivoire du recours au marché pour de nouvelles privatisations. Pourtant, les changements doivent être menés plus rapidement et à plus large échelle. Dans tous les pays, la profondeur du gisement d’épargne locale est en effet certaine : toutes les émissions d’actions ou d’obligations, même les plus risquées, sont jusqu’ici entièrement souscrites, souvent très largement. Beaucoup d’investisseurs individuels ou institutionnels, et notamment les compagnies d’assurance, sont en particulier friands d’actions, aussi bien pour la bonne progression récente des cours que pour des raisons réglementaires et d’étroitesse des autres choix possibles. Pour exploiter ces potentialités, il conviendrait d’avancer dans trois directions : créer un marché financier fiable dans les zones où les structures sont absentes ou peu opérationnelles malgré les opportunités existantes, comme en Afrique Centrale francophone ; approfondir et faciliter dans de nombreuses bourses l’accès aux marchés et leur attractivité par des actions simultanées sur les coûts, la diversité des instruments, la souplesse des réglementations ; renforcer partout où nécessaire la liquidité des titres en agissant à la fois sur les comportements des investisseurs et sur les modalités de fonctionnement des bourse.

Pour d’autres aspects, les tendances prévues sont au rendez-vous. La question des risques encourus, qu’ils soient relatifs aux contreparties ou aux opérations, devient de plus en plus centrale : la pression des Autorités s’ajoute aux préoccupations des Groupes eux-mêmes au vu de l’évolution de leurs bilans  et explique que des actions de fond soient entreprises sur ce thème par diverses banques. La baisse des taux d’intérêt se poursuit à un rythme ralenti : malgré le manque d’enthousiasme des acteurs du secteur, elle semble à la fois inéluctable et souhaitable, essentiellement pour que se réalisent le renforcement des investissements des entreprises nationales et l’essor du secteur immobilier. Au plan des activités enfin, la concurrence entre les banques continue à s’intensifier comme prévu : les résultats dans l’ensemble très satisfaisants qui seront atteints en 2013 confortent en effet les établissements sur la pertinence de leur stratégie et sur les bonnes perspectives de profit que peut générer une politique très active dans la densification des réseaux d’agences et de la gamme des produits.

En ce dernier domaine, un terrain encore largement vierge est celui du rapatriement de l’épargne des diasporas africaines. Malgré les crises économiques dans les pays du Nord depuis 2008, ces flux ont continué à  prospérer et représentent pour certains pays subsahariens – Comores, Kenya, Mali, Sénégal par exemple – des montants remarquablement élevés à l’échelle des Etats intéressés. Les banques n’y jouent encore qu’un rôle marginal face à d’autres circuits, parfois totalement informels, alors qu’elles sont logiquement les mieux placées pour résoudre un problème crucial posé par ces mouvements financiers : leur utilisation efficace vis-à-vis des besoins permanents considérables des pays africains pour le financement de leur développement. Une percée des banques africaines sur ce créneau exige de leur part une politique de proximité maximale auprès d’une clientèle très éparse et difficile d’accès. Elle suppose donc une accélération dans la construction des réseaux locaux, une plus grande audace dans les implantations hors d’Afrique et une politique plus accommodante des Autorités des pays où s’est installée cette diaspora vis-à-vis des flux financiers concernés. De fortes avancées sont possibles, mais le temps presse car les sociétés de télécommunications s’installent avec fore et compétitivité sur ce secteur.

Ces observations sont finalement rassurantes sur la cohérence des évolutions constatées. Certes, les concentrations majeures, qui semblent toujours inévitables, n’apparaitront sans doute pas dans les toutes prochaines périodes. Cependant, la vitalité du secteur est confirmée, ainsi que son renforcement en cours et l’importance des nouveaux champs d’activité possibles. Le cap positif est bien maintenu, seule la vitesse d’avancement n’est pas assurée.

(1) Cf. « Quoi de neuf dans les banques subsahariennes pour la rentrée » in African Banker (octobre 2013), repris dans le présent blog en novembre 2013.

Paul Derreumaux

 

Développement financier et intégration régionale

Développement financier et intégration régionale: quelques interactions en zone Franc

Un secteur bancaire dynamique a été l’un des importants soutiens de la bonne croissance économique en zone Franc depuis le début des années 2000. Quelques facteurs semblent avoir joué un rôle déterminant dans cette mutation positive. D’importants progrès restent cependant à faire  pour compléter le dispositif existant et renforcer les synergies favorables.

Le séisme qui a frappé les banques en zone Franc dans les années 1980 commence à s’estomper de la mémoire collective : les jeunes générations de cadres économiques et politiques ne l’ont pas vécu et observent en revanche une expansion remarquable du système bancaire dans les trente dernières années. Celle-ci a été impulsée par des acteurs presqu’entièrement renouvelés et en intense compétition : ces changements d’identité et de comportement sont très certainement une cause majeure des améliorations observées. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, sur les onze principaux groupes que recense la Commission Bancaire fin 2012, neuf  n’existaient pas il y a 35 ans ou sont passés entre les mains de nouveaux actionnaires sur la période. Seuls deux groupes français figurent encore dans ce peloton de tête. Les nouveaux venus, qui représentent une large majorité des bilans bancaires de la zone, sont tous africains : leur croissance sur le continent constitue donc leur objectif prioritaire, voire unique, et la profitabilité des opérations correspondantes le point d’appui de leur rentabilité globale. La montée en puissance des implantations subsahariennes dans le résultat des banques marocaines Atijari et BMCE en donne la preuve éclatante et devrait se poursuivre. Cette situation entraine d’ailleurs les banques françaises encore en place à s’engager fermement dans cette concurrence aiguisée, et la transformation de leur dispositif africain a sans doute été plus intense durant les vingt dernières années que dans les vingt précédentes.

Trois principales conséquences résultent de cette transformation. D’abord, le nombre d’entités bancaires a fortement progressé dans chaque pays, porté par l’émergence de nombreux établissements privés à partir des années 1990 et, surtout, par la volonté des principaux acteurs de se constituer en réseaux couvrant toute l’Union pour mieux servir leurs grands clients : l’effectif a ainsi franchi en 2010 le seuil des 100 unités pour les huit pays. En second lieu, ces banques ont pour la plupart mené une politique offensive d’installation d’agences sur l’ensemble du territoire de leur Etat d’implantation, d’une part, et d’ouverture du nombre maximal de comptes bancaires, d’autre part, pour préserver ou consolider leur part de marché et multiplier leurs opportunités d’opérations : le nombre de guichets bancaires avoisine 2000 fin 2012, en hausse de 16% sur les deux dernières années, tandis que le nombre de comptes bancaires a progressé de 42% sur la même période pour approcher l’effectif de 8 millions. Le principal effet en est la sensible augmentation récente du taux de bancarisation des populations, qui est malgré tout encore en deçà du seuil des 10% et nettement en retard par rapport aux autres parties de l’Afrique. Enfin, tous les intervenants, et principalement les grands acteurs, ont intensément œuvré pour une densification des services et produits mis à la disposition de leur clientèle élargie. Le public des particuliers a été spécialement visé dans cette politique de conquête de la clientèle de masse, grâce notamment à une extension rapide des produits de monétique, à une forte augmentation des prêts personnels et à un allongement de la durée des prêts. Ce dernier point autorise notamment un début de satisfaction des besoins  importants en financement de l’habitat. Les entreprises ont toutefois été également bénéficiaires : la réalité d’un espace monétaire et financier unifié dans l’UEMOA et la consolidation à l’intérieur de celle-ci des réseaux de banques commerciales ont permis un bon soutien  financier, y compris par des financements consortiaux d’investissements, de l’expansion régionale des grandes entreprises, qui contribuait elle-même à la consolidation de l’intégration et de la croissance de la zone.

Pour la Communauté Economique et Monétaire des Etats d‘Afrique Centrale (CEMAC), quelques décalages pourraient être notés sur plusieurs des aspects soulignés pour l’UEMOA. Toutefois les tendances sont analogues : primauté nouvelle des groupes africains, durcissement de la concurrence générant d’importants progrès au profit des clientèles, forte modernisation des produits et services bancaires, approche régionale intégrée appliquée par les acteurs financiers même si le dispositif institutionnel est légèrement moins avancé.

Ce renforcement mutuel progressif du développement financier et de l’intégration économique régionale rencontre cependant encore divers freins qui pourraient être levés.

A l’intérieur des systèmes financiers, quatre faiblesses apparaissent essentielles. La première est la quasi-absence d’établissements financiers non bancaires. A côté de la puissante consolidation du système bancaire, toutes les autres institutions financières restent encore embryonnaires, pour des raisons à la fois réglementaires et fiscales, d’un côté, et par suite de la faiblesse du secteur formel des Petites et Moyennes Entreprises (PME), de l’autre. Les choix de modes de financements, sont donc réduits et le poids des concours à l’économie dans le Produit Intérieur Brut (PIB), qui avoisine 30%, demeure anormalement faible. La deuxième est la cherté persistante des crédits. Certes des efforts importants ont été consentis dans les dernières années par les banques, surtout au profit des grandes entreprises, qui ont su faire jouer à  plein la concurrence entre prêteurs, et sur les places où la compétition bancaire est la plus rude, comme au Sénégal. Dans la plupart des pays et vis-à-vis des autres catégories de clients comme les PME et les particuliers cependant, les taux d’intérêt nominaux restent élevés et l’inflation maîtrisée conduit à des taux réels peu attractifs. Ceci est particulièrement vrai pour les crédits à long terme, que les banques acceptent désormais plus facilement de financer, mais qui ne peuvent se développer à ces conditions peu compétitives. Le prix de collecte des ressources drainées et le coût du risque apparaissent comme les deux principales causes de cette situation et devraient donc être revus. Le troisième est la rareté relative des refinancements interbancaires, dont l’accroissement permettrait d’optimiser l’affectation des ressources entre établissements et entre pays. Même si les dispositifs prudentiels autorisent tous les concours de ce type, ceux-ci restent encore surtout limités aux refinancements, principalement à court terme, entre banques du même groupe ou de la même place. Une généralisation de ces échanges financiers serait de nature à accroitre les moyens d’action des banques dans un cadre régional et à soutenir l’intégration. Enfin, le renforcement de la formation des équipes bancaires devrait être une forte priorité. Face à des métiers qui se sont profondément diversifiés et modernisés, les agents ne sont pas toujours armés pour gérer au mieux des risques opérationnels en forte progression et pour étudier et suivre des concours à des structures informelles qui restent majoritaires. Les développements récents ou souhaités des activités bancaires se heurtent donc à cette contrainte, qui peut provoquer des coûts élevés pénalisant les banques les plus actives.

Pour l’environnement, diverses améliorations sont très souhaitables voire indispensables, qui favoriseraient à la fois développement financier et intégration régionale. La première est d’ordre réglementaire : le dispositif prudentiel reste moins incitatif qu’en d’autres régions du continent pour faciliter la création d’institutions solides et bien adaptées à leur contexte. Certes le ratio relatif à la facilité de transformation des ressources pour une meilleure adéquation à la durée des emplois a été par exemple revu début 2013. Mais d’autres insuffisances et rigidités persistent : ainsi le capital minimum requis pour les banques demeure trop faible par rapport aux normes désormais couramment admises ; dans le même temps, les fonds propres exigés  pour les établissements financiers sont inutilement dissuasifs et expliquent le grand manque de telles institutions dans la zone. Le fonctionnement peu performant de la justice dans la plupart des pays constitue un autre blocage important : cette difficulté était exprimée de longue date par tous les acteurs financiers et de nombreux partenaires étrangers, et l’institution de l’OHADA, il y a déjà vingt ans, avait généré beaucoup d’espoirs en ce domaine. La pratique montre cependant que les changements s’effectuent très lentement et que de nombreuses anomalies subsistent dans les jugements énoncés tandis que la lenteur des décisions est toujours problématique. Par suite, le coût du risque reste lourd et ralentit fortement la baisse souhaitable des taux d’intérêt. Sur un autre plan, des politiques d’intégration plus efficaces et une harmonisation plus poussée des réglementations donneraient aux systèmes bancaires des différents pays davantage de possibilités pour porter leur champ d’action à tout l’espace régional. Les politiques visant une meilleure convergence des économies de chaque pays de la zone Franc peinent jusqu’ici a dégager des résultats probants et ne facilitent pas la mobilisation des institutions financières au profit de l’atteinte d’objectifs communs de développement. En matière d’impôts par ailleurs, les progrès dans l’unification de la fiscalité sur l’épargne, les crédits ou les valeurs mobilières sont récents et encore imparfaits alors qu’ils sont des conditions sine qua non pour l’utilisation optimale par les agents économiques d’un espace monétaire et financier régional unifié. Enfin, la gestion d’une large majorité des entreprises reste d’une qualité insuffisante, tant pour le fonctionnement courant que pour les investissements d’expansion, ce qui rend difficile le partenariat avec les institutions financières. Le renforcement par tous moyens des   PME formelles et de leur poids relatif dans les appareils économiques appuiera donc le développement des systèmes financiers et de ses capacités d’action.

Paul Derreumaux

Afrique Subsaharienne, l’eldorado perdu des banques Françaises.

L’eldorado perdu des banques Françaises

 

Il y a quelque trente ans, des banques françaises détenaient en Afrique francophone une position très dominante et sans véritable concurrence. La crise des systèmes bancaires de cette zone dans la décennie 1970/1980 leur a coûté fort cher en termes de provisions et de recapitalisation. Le traumatisme né de cette charge financière, aggravé par les perspectives alors fort médiocres de l’économie du continent et les alléchantes promesses d’autres  marchés, a décidé les états-majors des institutions concernées à renoncer aux mutations requises dans des filiales trop gérées « à l’ancienne » et à placer l’Afrique dans les périmètres à « alléger ».

Le panorama bancaire actuel au Sud du Sahara montre combien ces choix ont constitué une erreur stratégique notable. La gravité de la crise bancaire d’Afrique francophone rendait indispensable la reconstruction rapide de nouveaux systèmes financiers. Celle-ci a été jugée prioritaire dans les mesures d’ajustement structurel qui ont marqué cette difficile période. Les banques françaises disposaient alors d’une base suffisamment solide pour jouer un rôle majeur dans cette reconstitution d’un appareil bancaire performant : implantations anciennes et souvent puissantes, moyens financiers de premier plan, bonne connaissance des agents économiques locaux et de leurs besoins. Certes, l’évolution de l’environnement et les ambitions d’investisseurs privés régionaux allaient inévitablement amener de nouveaux intervenants dans ce secteur auparavant réservé aux capitaux étrangers et aux Etats. Une réelle politique d’innovation et de conquête des clientèles nationales, à l’image de celle appliquée alors dans les pays du Nord, aurait cependant permis aux banques françaises de garder encore longtemps une place prépondérante.

Ce choix a été écarté. Les banques françaises ont préféré faire profil bas, supportant les coûts du nécessaire assainissement de leurs filiales existantes, mais sans modifier profondément les méthodes et les objectifs de celles-ci, et renonçant de facto à toute politique expansionniste de leur présence. Deux autres évènements ont accentué ce repli relatif : la disparition imprévue et rapide, en fin des années 1980, de l’emblématique BIAO; la fusion Crédit Agricole-Crédit Lyonnais et l’érosion progressive du réseau africain de cet ensemble. Seules deux des « trois vieilles » -la BNP et la Société Générale – restent ancrées au Sud du Sahara, sans avoir véritablement élargi leur assise  historique.

Pendant ces trois décades, le système bancaire africain va vivre plusieurs révolutions. Des banques à capitaux privés nationaux naissent ex nihilo, dans les années 1970 ou 1980 selon les pays. Tournées par nécessité vers des clientèles auparavant négligées, elles démontrent leur viabilité sur ces bases nouvelles et grandissent partout.. En Afrique francophone, les plus ambitieuses engagent la construction de réseaux régionaux, à l’intérieur des unions monétaires en place, exploitant au maximum au profit de leurs clients les synergies possibles entre entités. A compter des années 2004.2005, le cloisonnement du continent entre zones nationales ou régionales quasiment étanches s’efface sous la pression conjointe de quelques groupes subsahariens ambitieux, de banques nigérianes puissamment recapitalisées et de banques marocaines à l’étroit dans leur pays. Entre ces acteurs s’exacerbe une concurrence qui s’exerce notamment par le renforcement accéléré des réseaux d’agences et par la forte diversification et la modernisation de produits offerts. Un cercle vertueux s’instaure entre le développement de ces systèmes bancaires dynamiques, dominés désormais par des acteurs africains et redevenus rentables, et une croissance économique plus soutenue, qui se nourrissent l’une de l’autre.

Face à cette nouvelle donne, quelques banques françaises lorgnent à nouveau vers l’Afrique, mais leurs annonces ne sont pas encore suivies d’effet. La poursuite attendue de la croissance du continent permet de croire que certaines places pourraient encore être prises : elles seront de toute façon de plus en plus rares et chères, et pourront difficilement conduire aux positions dominantes d’autrefois. La chance passe rarement deux fois…..

Paul Derreumaux