Afrique subsaharienne : Début de retour en grâce de l’endettement extérieur ?

En quelques mois, le discours dominant d’un endettement public excessif des pays subsahariens s’est fait plus discret, tandis que se précisent des marques d’intérêt de prêteurs, publics comme privés, pour ces financements. Ces deux situations ne sont cependant pas forcément contradictoires : de nouveaux concours de ce type peuvent faciliter ou accélérer le développement économique, mais les limites de leur usage restent nombreuses.

Une bonne illustration de la nouvelle donne est l’émission en janvier 2024 par la Côte d’Ivoire d’un Eurobond en Dollars US (USD), le premier depuis 2021. Ce lancement a surpris, mais son succès sur le marché international a étonné encore davantage. D’un montant total de 2,6 milliards de USD, l’opération a attiré plusieurs centaines de grands investisseurs et a été sursouscrite plus de 3 fois, à un taux moyen de 6,6% et sur une durée de 9 ou 13 ans selon ses deux composantes. Cet endettement supplémentaire apparait pertinent a un double titre : il devrait servir en bonne partie à racheter et/ou restructurer des emprunts internationaux antérieurs dont les coûts étaient plus onéreux ou les échéances plus proches, améliorant ainsi le profil de la dette extérieure ; il financera aussi une fraction de l’important programme d’investissements inscrit dans le Plan de Développement du pays. Il s’inscrit ainsi dans le prolongement du programme financier de 3,5 milliards de USD conclu en 2023 entre les Autorités d’Abidjan et le Fonds Monétaire International (FMI) pour la poursuite des réformes structurelles du pays.

Cette attractivité renouée de la Côte d’Ivoire auprès des grands bailleurs internationaux inspire d’autres nations. Le Kenya vient de réussir en février la levée d’un Eurobond de 1,5 milliard de USD, lui aussi notamment destiné à rembourser des échéances extérieures proches et, grâce aux nouveaux taux obtenus, réduire le taux moyen de ses emprunts étrangers.  Le Nigéria estime être en mesure de renégocier prochainement sa dette actuelle et de revenir en 2025 sur les marchés privés étrangers grâce aux réformes menées depuis la nouvelle présidence de Bola Tinubu. Comme souvent, les plus grandes institutions d’appui au développement ont été à la base de ce changement d’approche. Au Ghana par exemple, où la crise financière et l’hyperinflation de 2022 avaient gelé tous concours extérieurs tandis que le pays devait effectuer de douloureuses réformés, le FMI accélère le déblocage de son aide financière et la Banque Mondiale pourrait reprendre ses financements, ouvrant la voie à d’autres intervenants. De même, la Guinée escompte pouvoir obtenir un financement de cette même institution pour la réalisation de plusieurs projets d’infrastructures.

Le retour de prêteurs internationaux ne remet cependant nulle part en cause le recours à la dette intérieure. Dans la plupart des pays, les émissions locales de bons et d’obligations sont devenues des ressources budgétaires de plus en plus courantes. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), où cet instrument a moins de 30 ans, l’encours global des titres émis -par adjudication et par appel public à l’épargne – a crû rapidement et approche 25000 milliards de FCFA pour l’ensemble des 8 pays fin 2023. Pour les seules adjudications, et malgré la hausse récente des taux qui renchérit ces ressources, les émissions attendues pour 2024 pour la zone pourraient atteindre 9500 milliards de FCFA, soit plus de 15 milliards de USD.

Trois raisons principales expliquent ces changements. D’abord, les taux de croissance et les perspectives de développement de la zone subsaharienne se redressent : +3,8% en 2024 et +4,1% en 2025 du Produit Intérieur Brut (PIB) de la zone selon les nouvelles prévisions du FMI, plus optimistes.  L’amélioration escomptée s’appuie sur une relance possible des économies après plusieurs crises majeures -Covid 19, Ukraine, forte inflation, hausse brusque des taux d’intérêt-, et surtout l’annonce de nombreux investissements- infrastructures, énergie, certaines matières premières, investissements « verts ». Accélération de la croissance et transformations structurelles se combinent pour amoindrir les craintes sur le niveau élevé de la dette publique. Les grands Partenaires Techniques et Financiers (PTF), aux ressources parfois récemment confortées, sont donc plus ouverts à s’engager à nouveau sur les créneaux porteurs et, par leur taille et leur rôle, entrainent avec eux des institutions privées toujours à l’affut de bonnes opérations. La Commission Européenne (UE) et la Banque Africaine de Développement (BAD) viennent ainsi de conclure un accord-cadre  pour « stimuler » des investissements dans de grands projets d’infrastructure. En second lieu, les montants considérables de capitaux internationaux en recherche permanente d’emplois rémunérateurs voient se réduire les alternatives dont ils disposent : l’Europe attend pour 2024 une croissance économique atone et une possible baisse des taux d’intérêt ; en Chine, le plongeon des cours boursiers, les difficultés de certains secteurs, le ralentissement de la croissance incitent beaucoup d’investisseurs à chercher des relais au moins provisoires ; beaucoup de pays émergents voient leurs monnaies s’affaiblir. Avec ses prévisions relevées de croissance économique, l’immensité des besoins en investissements de toutes sortes et un soutien retrouvé des PTF, certains pays subsahariens redeviennent attractifs.  Le troisième aspect est en effet une différentiation de plus en plus nette entre nations, dans la prééminence donnée aux questions économiques et au rythme des réformes qu’elles requièrent. Certaines apparaissent désormais installées plus solidement et durablement sur des trends de croissance parmi les plus élevés au monde -au moins 6% : des Etats membres de l’UEMOA et de l’East African Community (EAC) et quelques autres, tel le Botswana, reviennent le plus souvent dans ces statistiques. Ces pays se caractérisent moins par le montant de leur PIB que par leurs économies plus diversifiées, donc moins vulnérables, et par leur vision à moyen terme, donc souvent plus pertinente.

Pourtant, ces atouts sont à évaluer avec prudence. En premier lieu, l’accès aux financements internationaux privés reste réservé à une petite minorité d’Etats subsahariens. Pour la majorité au contraire, seuls interviennent les PTF ou des Etats amis ou intéressés surtout par des investissements qui servent aussi leurs propres objectifs. Les Investissements Directs Extérieurs (IDE) se sont globalement réduits et sont toujours limités à quelques secteurs : matières premières essentiellement, infrastructures parfois. Les avertissements sur un surendettement public de la zone restent nombreux, confirmés par les défauts de paiement déjà enregistrés vis-à-vis de prêteurs extérieurs : à la Zambie et au Ghana vient de s’ajouter en décembre dernier l’Ethiopie, un des piliers de la croissance économique africaine fragilisé par les difficultés politiques internes. Ces pays moins favorisés pèsent aussi globalement le plus, en termes de PIB comme de population.  L’endettement intérieur et les recettes fiscales, celles-ci peinant à gagner en intensité, demeurent en conséquence dans ces régions les ressources budgétaires stratégiques. Elles ne peuvent cependant couvrir à elles seules les dépenses courantes et des programmes d’action de grande envergure. De plus, les perspectives économiques plus optimistes pour le continent vont se heurter à une inflation encore forte en beaucoup de pays -plus de 15% actuellement-, à des menaces sur les monnaies -comme au Nigéria-, à des crises politiques qui se sont multipliées et peuvent prendre la priorité sur les aspirations de développement économique. Un accès plus intense et généralisé des pays africains à ces capitaux internationaux devrait par suite être lent et difficile. Il doit aussi être évalué en tenant compte d’un service de la dette qui va encore nettement progresser dans les années à venir en liaison avec les endettements supplémentaires et les hausses de taux de la période récente. La seconde limite réside dans un possible renouveau de la concurrence d’autres régions du monde, et notamment de l’Europe ou des « Emergents » comme emprunteurs de qualité. La volatilité de ces masses financières risquerait alors de les ramener à ces périmètres, d’ailleurs mieux connus, et de réduire l’attractivité des horizons africains.

En s’engageant sur les marchés de capitaux internationaux, les nations subsahariennes pressenties comme des championnes possibles d’une croissance économique solide, durable et porteuse de véritables progrès endossent donc une double responsabilité. Il leur faudra d’abord atteindre effectivement les objectifs annoncés pour maintenir leur crédibilité, mais aussi veiller à ce que la charge de cet endettement accru soit supportable à court comme à moyen terme. Leur succès démontrerait que ces pays sont en mesure de s’extraire des turbulences diverses qui freinent depuis longtemps l’évolution en zone subsaharienne et d’être un stimulant pour leurs voisins et leurs partenaires. L’effet de contagion, trop souvent négatif, pourrait alors agir au profit d’une émulation collective et enclencher un cercle vertueux tant attendu.

Paul Derreumaux

Banques Centrales : Ultimes remparts ? Mais à quelles conditions ?

Depuis 2007, les principales Banques Centrales ont mené des politiques inhabituelles pour atteindre leurs buts, qui se sont parfois étendus au-delà de leurs objectifs classiques de stabilité de la monnaie et, de façon liée, de lutte contre ses dérives : inflation, déflation. dévaluation. Surprenantes, voire douloureuses pour certains, ces mesures semblent avoir été déterminantes.

Lors de la crise de 2007/2008, les difficultés des systèmes financiers des pays les plus riches, consécutives à la pratique toxique des « subprimes », et la défiance qui en a résulté entre les banques risquaient de provoquer l’effondrement du crédit, et une récession de grande ampleur, selon les mêmes mécanismes qu’en 1929, avec toutes les conséquences économiques et sociales qui en résultaient. Pour pallier ces dangers et en accord avec les Etats concernés, les Autorités monétaires ont utilisé deux principaux instruments : réduire les taux directeurs à leur minimum, jusqu’à les rendre parfois négatifs, de façon à abaisser les taux d’intérêt et encourager la distribution de crédit; racheter des montants considérables (la « Quantitative Easing (QE) policy ) de dettes des Etats et des institutions financières pour leur éviter des difficultés de trésorerie et leur permettre de poursuivre ces activités de soutien et de crédit. Grâce à ce renforcement simultané de la demande et de l’offre, et même si les principales économies ont subi malgré tout une récession, celle-ci fut pour l’essentiel limitée et momentanée. L’audace a payé.

Dans la « crise des dettes souveraines européennes » des années 2010.2012, la Banque Centrale Européenne (BCE), dans sa défense de l’Euro, a suivi cette même voie d’un support massif des banques et des Etats pour restaurer la confiance du marché, en conjuguant ses actions à celles des Autorités de l’Union Européenne. Tandis que ces dernières innovaient elles-mêmes en instaurant des structures communes de soutien financier de grande ampleur aux Etats – Fonds de Solidarité, Mécanisme Européen de Solidarité,..=, la BCE a été un artisan majeur et inventif de la sauvegarde de l’Euro. Baisse maximale des taux, accroissement des refinancements, rachat de dettes des Etats, des banques et même de certaines entreprises ont été utilisés pêle-mêle pour réduire les écarts de taux d’emprunts entre Etats de l’Union et arrêter les spéculateurs misant sur la dévaluation de l’Euro ou l’éclatement de la zone. Le théatral « autant que nécessaire (« whatever it takes ») de Mario Draghi a agi comme une barrière jugée infranchissable.

En 2021/22, des dérèglements multiples ont été entraînés par le Covid-19 puis la guerre en Ukraine : aggravation des déséquilibres budgétaires liés à la lutte contre la pandémie, « explosion » des prix du pétrole et du gaz, hausses de coût de beaucoup de produits stratégiques. Dans le même temps, la politique monétaire était toujours maintenue accommodante – depuis 2008 avec la seule courte parenthèse de 2016/2019 – pour soutenir des économies fragilisées par les crises précédentes. Cette cohabitation a facilité l’émergence d’une vague inflationniste généralisée qui risquait d’être durable. Après certaines hésitations, la Réserve Fédérale Américaine (FED) a relevé à partir de mars 2022 et jusqu’en juillet 2023 son taux directeur de 0,5% à 5,5% -plus haut niveau depuis 21 ans- en 11 augmentations successives. Jointe à l’arrêt progressif des rachats de titres, cette stratégie restrictive (« Quantitative Teasing (QT) policy) a réduit les liquidités du marché, rendu plus difficile le crédit et ralenti en conséquence l’activité économique. La même approche a été appliquée, avec des variantes, dans la plupart des pays du Nord. Dans le second semestre 2023, le rythme de hausse des prix s’est nettement ralenti et la minutie avec laquelle l’impact de ces mesures monétaires a été suivi a conduit à un atterrissage en douceur des économies concernées, sans récession à ce jour. Ici encore, l’inflexibilité des Banques Centrales, en dépit des pressions subies pour adoucir leur médecine, a été un facteur déterminant de cette remise en ordre.

En alliant ainsi rigueur et inventivité, la FED et ses principaux homologues ont donc su faire primer l’assainissement global des systèmes économiques sous leur contrôle sur les menaces et dérives qu’ils subissaient. Certes, la dernière bataille, menée plus précisément contre l’inflation, n’est pas encore gagnée. D’un côté, l’enthousiasme boursier des deux derniers mois de 2023, au vu d’un ralentissement de la hausse des prix apparaissant plus rapide qu’attendu, témoigne que beaucoup investisseurs sont déjà prêts à adopter les positions les plus optimistes, avant même que l’assainissement soit achevé et au risque de redonner consistance à des tendances spéculatives. De l’autre, il reste toujours possible que les remèdes appliqués soient un peu trop sévères ou mal ajustés et projettent les économies dans une dépression qui serait aussi complexe à redresser. Malgré ces incertitudes et imperfections, les politiques des Banques Centrales ont joué un rôle essentiel dans ces trois exemples pour réduire la gravité des risques économiques et financiers encourus.

Trois principales raisons ont aidé à la mise en œuvre efficace de ces politiques à la fois vigoureuses et audacieuses. La première est sans doute le progrès des informations statistiques et des études sur la base desquelles les Autorités monétaires ont pu prendre leurs décisions. Grâce au renforcement de la collecte de données tous azimuts et au développement des capacités d’analyse de celles-ci, les décideurs monétaires ont amélioré leur connaissance des effets des mesures décidées, la rapidité des corrections possibles en cas d’erreur d’appréciation et la qualité des connexions avec d’autres mesures économiques, comme l’action budgétaire. Les politiques décidées ont donc vraisemblablement gagné en précision et en efficacité sur l’évolution des variables ciblées. La deuxième est la place éminente tenue par les variables monétaires dans les économies les plus avancées, où le coût et la disponibilité du crédit sont des composantes essentielles de la consommation et de l’investissement, comme l’ont montré les emballées du Nasdaq dans les périodes d’argent facile. Les décisions des Banques Centrales en matière de taux et de facilité de refinancement ont en conséquence un lourd impact. Enfin, l’indépendance acquise par ces Institutions, grâce à l’inamovibilité de leurs dirigeants et leurs pouvoirs de décision par exemple, leur donne les moyens de résister au maximum aux pressions des Etats, des entreprises et des lobbys. Ils peuvent donc adopter les stratégies qu’ils jugent efficaces pour atteindre leurs buts, même si les mesures qui en découlent pénalisent au moins provisoirement des intérêts catégoriels. La manière dont sont scrutées leurs moindres déclarations confirme leur pouvoir.

Ces trois conditions ne sont pas remplies partout. L’indépendance n’est notamment pas de règle dans les pays où les pouvoirs publics sont tout puissants, comme en Chine, en Russie ou en Turquie : les politiques monétaires sont alors soumises à l’influence d’autres considérations et les banquiers centraux peuvent être changés ad nutum. De plus, dans beaucoup de pays en développement, le poids des crédits bancaires, qui dépendent le plus des orientations des banques centrales nationales ou régionales, reste modéré par rapport au Produit Intérieur Brut (PIB) : les politiques monétaires appliquées sont donc d’un effet plus réduit et incertain sur les données économiques. C’est notamment le cas général en Afrique -avec quelques exceptions comme l’Afrique du Sud ou le Maroc-. Ce continent souffre aussi, comme d’autres contrées en développement, de la faiblesse des données disponibles, qui rend plus difficile le choix des mesures les plus adéquates.

C’est sans doute la réunion de ces trois atouts qu’il conviendrait de faire progresser au profit des banques centrales dans le plus grand nombre possible de nations. La plus grande facilité d’une coordination internationale des Autorités monétaires y gagnerait, et renforcerait encore l’efficacité des stratégies nouvellement employées. C’est bien sûr un travail de longue haleine qui rencontrera beaucoup d’obstacles, techniques comme humains. Le succès sans accroc des actions actuelles menées contre l’inflation dans les pays les plus avancés sera utile pour justifier l’intérêt d’aller dans cette voie.

Paul Derreumaux

Article paru le 19/02/2024

Cop 28 : est-il possible d’être optimiste ?

La Conférence Internationale sur le Climat (COP) de 2022 à Sharm El-Sheikh avait laissé au moins trois conclusions amères, que les douze mois écoulés n’ont pas aidé à faire disparaitre.

La première concernait des retards, nombreux et importants, par rapport à beaucoup d’objectifs fixés par les plus grandes puissances économiques pour leur propre lutte contre le dérèglement climatique. Ces décalages se sont encore plutôt accentués. Ainsi, malgré les actions menées, les émissions mondiales de Gaz à Effet de Serre (GES) ont crû de 18% de 2005 à 2020 et ne diminueraient que de 2% en 2030 contre plus de 40% programmés par la COP-21. Des arguments variés sont avancés pour expliquer ces faibles avancées : contraintes conjoncturelles diverses qui perturbent les soutiens étatiques ; difficultés de modifier les comportements des consommateurs ; réticences politiques en raison d’autres urgences ; …

Alors que les politiques publiques de grande ampleur peinent encore à s’imposer, faits et théories se combinent, comme déjà en 2022, pour montrer la gravité et l’imminence du danger. Le Groupe d’Experts sur le Climat (GIEC) et d’autres équipes diffusent périodiquement des analyses concordantes sur la dégradation de la situation. L’augmentation moyenne de la température serait déjà de 1,17 degré depuis 1750, proche du plafond de 1,5 degré retenu en 2015, Des travaux sectoriels soulignent que la biodiversité animale aurait déjà diminué de 50% et continue de décroître, tandis que la fonte des glaces de l’Arctique risque fort d’être beaucoup plus rapide que prévu en produisant des effets dramatiques. La multiplication des évènements extrêmes corrobore ces projections. Les périodes alternées de sécheresse et d’inondations se multiplient dans un nombre croissant de régions du monde avec les drames humains qui y sont liés : de la Chine à l’Espagne, du Canada à l’Europe, de l’Afrique de l’Est à l’Amérique du Sud. En France, le paisible Pas-de-Calais a essuyé en 10 jours 4 tempêtes d’intensité historique. A fin septembre, 2023 était l’année la plus chaude jamais mesurée

Enfin, la COP-27 a aussi révélé le non-respect par les Etats du Nord de certains engagements, tel celui de financer pour 100 milliards de USD/an les coûts à supporter par les pays en développement dans la lutte contre le dérèglement climatique. Elle a en même temps illustré les difficultés de concrétiser d’autres appuis tel le Fonds « Pertes et dommages » qui, un an plus tard, n’est pas encore mis au point. La solidarité mondiale souvent affichée par les pays riches a ainsi été prise en défaut, et une méfiance clairement exprimée s’est installée chez leurs interlocuteurs des pays en développement. Lors de plusieurs sommets – Paris en juin 2023 et en octobre 2023 par exemple-, des chefs d’Etat, d’Afrique et d’ailleurs, ont rappelé ces attentes déçues et les responsabilités de chacun dans l’origine des dangers climatiques actuels. Ils ont demandé avec fermeté que les stratégies de lutte tiennent compte de leurs besoins et que des réalisations aux impacts visibles s’accélèrent. C’est justement cette volonté de faire et non de dire que revendiquent les leaders d’un Sud Global, dont le poids économique mondial a beaucoup grandi. Cette nouvelle donne offrirait une alternative crédible aux stratégies proposées par les puissances du Nord, mais ses effets sont à démontrer.

Ces difficultés expliquent le peu d’enthousiasme avec lequel beaucoup abordent la COP-28 et leurs craintes quant aux résultats attendus. Ce combat inédit pour la sauvegarde de la planète serait-il déjà perdu ? Deux indicateurs encourageants pourraient nous redonner espoir.

D’abord, la prise de conscience de la réalité du dérèglement climatique et de la dégradation de notre environnement, et des périls qu’ils engendrent, a beaucoup grandi dans l’esprit de toutes les générations. L’utilisation accrue de produits recyclés, la lutte anti-gaspi, une moindre consommation d’énergie témoignent de ces changements d’habitude, même s’ils sont encore loin des normes souhaitées. Les impacts des crises économiques et de l’inflation récente ont ajouté des motifs financiers aux arguments écologiques et renforcé au moins provisoirement ces nouveaux comportements. Cette bascule des opinions publiques exerce aussi sur les Etats une pression à agir plus fort et plus vite.

C’est sans doute du côté des acteurs économiques que les changements sont les plus positifs Pour les grandes entreprises en particulier, les bons résultats dégagés ces dernières années, la disponibilité de financements peu onéreux jusqu’en 2022, le coup de semonce donné par le Covid-19, les multiples progrès technologiques, et la pression de la compétition ont ensemble conduit à des investissements d’envergure, générateurs d’améliorations notables. Au moins dans les pays les plus développés, de nouvelles technologies aux prix plus abordables créent des produits mieux adaptés, les énergies renouvelables gagnent rapidement du terrain-plus de 20% du total en 2023 en Europe et bien plus dans quelques pays-, les processus de production industrielle sont moins énergivores. Des hypothèses futuristes deviennent plausibles comme l’utilisation de l’hydrogène pour la production d’électricité, qui éviterait toute émission de CO2. Tous les secteurs participent à cette ébullition d’améliorations, de l’industrie pour réduire son empreinte carbone, à l’agriculture pour s’ajuster aux changements climatiques, en passant par le bâtiment grâce à de nouveaux matériaux. Sous l’effet des mêmes contraintes, un nombre croissant de petites entreprises, indépendantes ou sous-traitantes, sont engagées dans ces mêmes transformations. Pour toutes, cette course est une condition de survie.

Fortes de cette meilleure adhésion des opinions publiques et des mutations opérées au sein des entreprises, les Autorités étatiques et internationales, qui tiendront le devant de la scène à Dubai, pourraient-elles obtenir des résultats plus probants à cette Conférence ? Il faudrait pour cela que trois sentiments animent profondément tous les participants. Le premier, imposé par les faits, est celui de l’urgence. Celui-ci amènerait d’abord à accepter d’adopter des engagements contraignants et non indicatifs. Il suppose aussi que les efforts annoncés soient plus conséquents, afin de rejoindre dans les délais initiaux des résultats promis de longue date et non respectés jusqu’ici, comme pour les émissions de gaz à effet de serre. Enfin, ces deux exigences ne devront pas conduire à des « effets d’annonce » mais se refléter durablement et au quotidien dans les priorités des politiques globales, en particulier pour les nations les plus développées.

Le second est celui de la nécessaire mise en cohérence de ces stratégiesanti-dérèglement climatique avec d’autres aspects des politiques économiques et sociales, notamment dans les paysavancés. Partout, une plus grande mobilisation doit être obtenue pour que les intérêts particuliers, qu’ils soient personnels, sectoriels, communautaires ou autres, laissent la priorité à l’intérêt général. La récente crise du Covid-19 a montré que ce sursaut était possible, malgré la montée de l’individualisme, lorsque le péril l’exigeait, et que ce choix était le meilleur atout pour emporter la victoire. Cette restructuration comportementale est encore plus indispensable aujourd’hui. La stimuler est une responsabilité politique et s’appliquer par des canaux imbriqués : l’exemplarité de l’action des administrations et des dirigeants eux-mêmes, l’encouragement mais surtout le contrôle des contributions des entreprises aux objectifs fixés, pour une répartition équitable entre tous les acteurs du coût final des transformations opérées.

Le dernier est celui du rôle clé de la coopération et de la solidarité internationales. Face à un danger qui ne peut être fractionné ou localisé, la réponse doit être globale. L’initiative des COP adhérait à cette conception, qui doit se réimposer au moins à trois niveaux. Les pays les plus riches auront beaucoup à gagner sur leurs propres territoires s’ils raisonnent d’abord en synergie plutôt qu’en compétition, surtout lorsqu’ils sont regroupés dans des ensembles plus vastes : l’Union Européenne pourrait à cet égard avancer beaucoup plus vite qu’elle ne l’a fait jusqu’ici. Ces mêmes pays ont le devoir de mieux respecter à l’avenir les promesses de soutien financier et technique aux pays économiquement en retard : il y va de leur crédibilité en tous autres domaines. L’imagination de tous peut être suffisamment fertile pour mettre en place sans tarder les moyens, existants ou à créer, d’un contrôle collectif de l’usage de ces appuis consentis. Enfin, les pays en développement eux-mêmes ont à participer à ces efforts. Ainsi, en Afrique, la récente déclaration de Nairobi appelle des actions concrètes : les secteurs névralgiques de l’essor des énergies renouvelables et d’une amélioration multiforme de l’agriculture de subsistance fournissent un terrain propice pour cette démarche.

Les dirigeants réunis à Dubaï sauront-ils montrer aux yeux du monde qu’ils ont enfin bien apprécié les enjeux et ce qu’ils impliquent. Il leur faudra pour cela faire preuve simultanément d’intelligence et d’audace, mais aussi d’humilité, de sincérité, et de compréhension des autres plus que d’égoïsme. Les crises actuelles de l’Ukraine et de Gaza tendent à montrer que le cumul de ces qualités se fait rare. L’intelligence humaine a prouvé qu’elle était capable du meilleur comme du pire. Face à la toute-puissance de la nature, souhaitons qu’elle réussisse le meilleur.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/11/2023

MALI : les belles rencontres du mois de la solidarité

Depuis 1995, le Mali a fait des 31 jours d’octobre le Mois de la Solidarité. Instaurée par le Président Alpha Oumar Konaré, l’initiative est inspirée d’une vieille coutume malienne : le tabalegossi. Elle consistait pour les Autorités à faire battre tambour dans les villages pour informer les populations d’évènements importants, tel le rappel de se préparer aux rigueurs hivernales et d’inviter à cette occasion les plus aisés à aider les plus pauvres. Par transposition, le Mois de la Solidarité invite ceux qui le peuvent à donner leur soutien à ceux qui sont dans le besoin ou aux structures qui font déjà de ces secours aux plus démunis leur mission principale. 

Cette recommandation gouvernementale a été maintenue depuis lors, malgré tous les soubresauts politiques subis par le pays. Cet appel à la générosité a même pris continûment de l’importance au fur et à mesure que la pauvreté résistait aux statistiques de croissance, et devenait même plus visible avec les crises économiques, politiques et sécuritaires qui se sont ajouté au sous-développement persistant. La hausse des ressources de l’Etat bien inférieure à celle de besoins jugés prioritaires toujours plus nombreux et coûteux explique aussi que la prise en charge par la puissance publique de ces détresses sociales – venant de populations « silencieuses » et marginalisées – soit loin de suivre l’explosion de celles-ci.

Dans un pays où la vigueur des liens familiaux et sociaux est une règle de vie, ou au moins une obligation morale, ce Mois de la Solidarité a toujours été appliqué par beaucoup de donateurs. Aux individus, associations et fondations privées, actifs de plus ou moins longue date en la matière, se sont ajoutées au fil du temps des structures publiques et des grandes entreprises du pays. Il est difficile de connaitre l’ampleur de ces œuvres charitables -certaines sont très médiatisées et d’autres non – ainsi que leur efficacité finale – en raison de leur grande dispersion et du faible suivi des résultats. Mais il est certain que c’est grâce à elles que continuent à vivre quelques beaux rêves comme nous l’ont montré les rencontres effectuées en ce mois d’octobre, en suivant dans les donations qu’elle réalisait une fondation familiale active depuis 2015.

Cette dernière appuie, souvent depuis plusieurs années, une dizaine de structures. Celles-ci, qui ne sont qu’un modeste échantillon de toutes celles qui existent, sont plus ou moins bien organisées selon leur expérience et les moyens dont elles disposent, et ont chacune un objet particulier : accueillir les orphelins ; protéger surtout des jeunes filles seules ou dont les familles sont sans ressources ; réinsérer les jeunes de la rue ; recevoir, éduquer et réintégrer si possible des handicapés mentaux ou physiques ; ,.. Les périmètres d’intervention se recoupent parfois, mais ne couvrent de toute façon qu’une infime partie des demandes. La plupart de ces associations sont à Bamako, et deux en province, et prennent généralement chacune sous leur aile entre 50 et 100 personnes. Ces dernières sont avant tout des enfants ou des adolescents, qui sont les moins aptes à se battre seuls contre l’adversité.  Les dirigeants des institutions sont musulmans ou chrétiens, peu importe, mais plus de 80% des structures sont pilotées par des femmes. Ce n’est ni un hasard, ni la mise en œuvre exemplaire d’une politique du genre, mais l’illustration que celles-ci, jeunes ou plus âgées, réussissent plus aisément le meilleur équilibre entre deux qualités ; l’humanité et la fermeté. Les deux sont en effet indispensables pour constamment donner confiance et espoir aux jeunes pris en charge tout en se battant pour surmonter les barrages et diriger avec autorité un petit monde parfois turbulent. Converser avec ces responsables est une source permanente de respect pour leur dévouement, leur calme déterminé face aux difficultés incessantes, leur résistance à l’échec, leur capacité à toujours trouver des solutions, leur ambition pour le futur de leur entité, en un mot la noblesse de cœur qui anime leur combat. Chaque visite apporte son lot d’initiatives toujours impressionnantes. Mariam S. et Kadia D., qui sont chacune l’âme d’un orphelinat, ont lancé avec succès leurs structures dans le maraichage, qui réduit leur dépendance financière, et elles s’engagent maintenant à petite échelle dans la pisciculture pour l’une et l’élevage de moutons pour l’autre. Yasmina S. qui cherchait depuis si longtemps à construire 4 classes de secondaire pour « ses » élèves handicapés, a obtenu un don et ouvre enfin ce département en octobre. Joseph T. bâtit sans cesse nouvelles classes et nouveaux dortoirs dans la concession du Centre qu’il dirige, pour y recevoir plus d’orphelins et d’élèves du voisinage, tandis qu’il a ouvert en 2023 un centre de santé où il assure les soins et le suivi sanitaire de ses pensionnaires. Mariam C. a délaissé ses activités de sociologue pour fonder un foyer pour enfants trisomiques et essaye maintenant l’intégration des moins affectés avec des enfants du voisinage. Mamadou S. a commencé il y a 5 ans son soutien à des jeunes aveugles en puisant dans sa retraite et élargit chaque année son action grâce aux dons reçus. L’afflux à Bamako des personnes déplacées à la suite des actions terroristes dans une bonne partie du Mali a amené aujourd’hui plusieurs de ces structures à accueillir des jeunes, parfois orphelins, toujours vulnérables, qui appartiennent à ces populations. Beaucoup de ces histoires ressemblent à des contes mais retracent effectivement des réalités visibles. D’où peut venir cette force qui aide à franchir des montagnes d’obstacles et des gouffres de moyens ?

La réponse à cette question doit tenir en bonne partie dans les visages des enfants qui se pressent autour de leurs anges gardiens quotidiens. Ce qui frappe d’abord c‘est l’absence de peur ou de tristesse. L’incertitude du sort du lendemain, ou du jour même, les a quittés plus ou moins vite et replongés dans l’insouciance de l’enfance ou de l’adolescence. Certes, leur nouveau cocon n’est pas luxueux mais il est loin d’être misérable et, surtout, il est stable. Avec cette nouvelle vie, ils ont retrouvé une famille, un toit, et la possibilité d’imaginer enfin un futur. Chez certains orphelins ou jeunes albinos que nous avons rapidement côtoyés, ce changement apparait particulièrement visible. Ce qui enchante ensuite est de voir combien le regard de ces jeunes s’est transformé grâce à la priorité que chaque structure a donnée à leur éducation régulière. On retrouve les yeux pétillants et attentifs de ceux qui qui ont la chance d’aller à l’école et font oublier les regards tristes et sans vie des gamins qui mendient au coin des rues. Tous les responsables insistent avec fierté sur les résultats obtenus aux examens scolaires, largement égaux aux moyennes nationales, et sur les quelques élus qu’ils ont réussi à hisser au niveau de l’enseignement supérieur. Et l’obtention d’un emploi formel est leur graal : l’informaticienne Fatoumata, la journaliste Djenebou, le comptable Moustapha ont déjà réussi ; Oumou, Jean, Moctar, et quelques autres sont en chemin. Enfin, il y a ces personnalités qui éclosent, libérées par la sérénité d’une atmosphère familiale retrouvée ou découverte : les timides et les espiègles, les joyeux et les taciturnes, les inquiets et les intrépides. Et au milieu de ces visages multiples, un sourire, encore esquissé ou déjà éclatant, dont la seule présence récompense les responsables des barrages forcés, leur fait oublier les découragements passagers et les revitalise pour la suite.

Bien sûr, ces moments heureux d’un soutien venu de l’extérieur sont rares et ne doivent pas faire illusion : ces combattants de l’impossible sont fragiles et peuvent disparaitre. De plus, l’Etat devra obligatoirement prendre une part croissante de cette charge humanitaire pour que la masse des besoins insatisfaits n’atteigne pas des dimensions globalement insupportables. Pourtant, ces initiatives privées ne peuvent ni ne doivent disparaitre. Elles témoignent de l’audace et de l’attention aux autres dont certaines personnes sont capables -comme nous l’avait montré Coluche sous d’autres cieux- et nous donnent ainsi l’opportunité de nous souvenir que le devoir d’une solidarité sincère s’impose à chacun pour éviter des catastrophes à venir.

Sur la route du retour, je croise Ousmane F., mon vieux voisin jardinier que j’ai déjà présenté (ici). Nous baragouinons chacun quelques phrases dans la langue de l’autre -mais il reste meilleur que moi- comme à l’accoutumée. Il me raconte qu’il a été fort malade et je lui souhaite meilleure santé. Il avance encore plus courbé parles ans et le travail, mais est toujours vaillant. Nous restons assis côte à côte, silencieux, à regarder ses cultures et le fleuve, majestueux en cette fin de saison des pluies mais si sale. Loin de la fureur meurtrière qui assaille le Mali, nous écoutons le silence, seulement troublé par les cris rauques des grands oiseaux bleus qui sont ici chez eux. La température descend doucement en cette fin d’octobre. Il fera beau demain….  

Paul Derreumaux

Article publié le 31/10/2023

Afrique subsaharienne :  Force et limites du rôle des diasporas

Institutions internationales, analystes et, surtout, Etats voient dans les diasporas de possibles acteurs décisifs pour une évolution économique accélérée des pays en développement, Si cette hypothèse peut s’avérer pertinente dans certaines régions du monde, l’expérience passée comme les perspectives à moyen terme dans les pays d’Afrique subsaharienne imposent une vision plus prudente d’un rôle des diasporas souvent évoqué à trois niveaux.

Le premier, désormais de loin essentiel, est celui des transferts financiers vers leur pays d’origine. Ceux-ci ont constamment et considérablement progressé dans le temps sous l’effet conjoint de la croissance continue des migrations régionales et internationales, de la hausse universelle, quoique très inégale, des revenus et des prix dans les pays d’accueil et de la progression des besoins familiaux dans les pays d’origine. Selon la #BanqueMondiale, ces transferts seraient de 660 milliards de USD en 2022, soit plus du triple de l’Aide Publique au Développement (APD) et plus de 1,2 fois les Investissements Etrangers (IDE) pour cette même année. Même si l’Afrique subsaharienne n’est pas la région au bénéfice de laquelle ces envois de fonds sont les plus massifs, elle concentrerait quand même 53 milliards de USD en 2022, en croissance de 6% sur 2021 et largement supérieurs aux montants d’APD et d’IDE recensés au profit de cette zone. Les pays anglophones dominent le classement des bénéficiaires – près de 40% du total pour le Nigéria, 12% pour le Ghana par exemple – mais des pays francophones ont aussi une place importante tels le Sénégal et le Mali : respectivement environ 3 et 1,2 milliards de USD en 2022. Le poids inévitablement croissant des diasporas dans les prochaines années devrait entrainer ipso facto une hausse continue de ces transferts

Ces populations subsahariennes sont implantées dans le monde entier avec une prééminence de résidence dans les pays avec laquelle leurs pays d’origine ont des relations historiques, linguistiques ou de proximité : France et Europe continentale pour les francophones, Etats-Unis et Grande Bretagne pour les anglophones, nations africaines voisines pour tous les pays. Ces expatriés appartiennent à des catégories sociales fort variables et vivent donc selon des modalités différentes : elles varient d’un habitat regroupé en foyers pour les travailleurs peu qualifiés provenant des pays les plus pauvres à un habitat individuel dispersé pour les catégories socioprofessionnelles aisées venant souvent de nations économiquement plus avancées. Les montants individuels transférés sont souvent modestes et les canaux utilisés se sont multipliés au fil des années : du système informel « hawala » de compensation à l’usage de Western Union ou du mobile banking en passant par les banques.

Dans tous les cas cependant, ces transferts présentent des caractéristiques communes. L’effort financier consenti par les membres des diasporas est fort conséquent par rapport à leurs revenus- en général au moins 15% de ceux-ci et parfois bien plus – et aussi régulier que le permet la trésorerie des migrants. Pour chaque nationalité, les flux annuels observent une remarquable tendance à la hausse, même si la conjoncture internationale ou des pays d’accueil se dégrade, en raison du caractère prioritaire que les migrants accordent à ces opérations. Compte tenu de leur masse globale importante, ces transferts constituent un soutien, parfois essentiel, du pays destinataire pour l’équilibre de ses comptes extérieurs et l’apport de devises -ils représentent ainsi plus de 10% du Produit Intérieur Brut au Sénégal. Les coûts de ces rapatriements restent particulièrement lourds : encore estimés récemment en moyenne au-delà de 6% du montant pour un envoi de 200 USD, ils figurent parmi les plus élevés au monde. Mais les choses bougent vite dans le bon sens : pour le Mali, quelques canaux formels offrent déjà des taux ne dépassant pas 4% pour une telle somme transférée. Surtout, les flux financiers sont destinés pour leur très large majorité à deux usages : une aide financière affectée aux dépenses quotidiennes de la famille restée au pays et des petits investissements locaux (écoles, dispensaires) pour le village d’origine.  

Cette dernière caractéristique explique pourquoi une deuxième attente de chaque pays à l’égard de sa diaspora, à savoir une contribution directe à la politique nationale de développement et au financement d’investissements d’envergure nationale, n’a eu jusqu’ici que peu d’écoute. En effet, les migrants, quelles que soient leur origine et leur activité, sont très peu enclins à répondre aux sollicitations de ce type. Les raisons sont multiples : méfiance vis-à-vis des actions étatiques en raison d’expériences passées ou par crainte de détournement des fonds mobilisés, difficultés pour les Etats d’utiliser les bons moyens de communication avec une communauté méfiante et à l’accès parfois complexe, forte pression sociale des familles pour garder la priorité du bénéfice de l’effort financier accompli. Les expériences réussies, telle une émission, déjà ancienne, de bons par le Nigéria pour 100 millions de USD ou l’emprunt obligataire de 20 milliards de FCFA (30 millions d’EUR) de la Banque de L’Habitat du Sénégal en 2019 pour un programme immobilier, sont des exceptions. La dysfonctionnements politiques qui s’accumulent dans beaucoup de pays, notamment en zone francophone, depuis 2019 et le ralentissement de la croissance économique qui se prolonge sur le continent depuis 2016 constituent des freins supplémentaires à cette ambition ancienne. Celle-ci risque de rester un voeu pieux jusqu’à ce que se produisent des changements profonds dans les pays africains.

Enfin, un autre espoir souvent évoqué réside dans le retour au pays d’une part significative de la diaspora, et notamment de celle qui a réussi à l’étranger. Ces Repats, comme on les appelle souvent, peuvent amener dans leurs bagages une formation, une expérience professionnelle, des moyens financiers, un goût de l’innovation et des projets d’entreprises nouvelles. Leur valeur ajoutée, déjà testée dans des activités précédentes à l’étranger, est particulièrement utile pour combler des insuffisances locales. Celles-ci sont en effet fréquentes dans le niveau de compétence des candidats à l’emploi, mais aussi dans la qualité de gestion ou les moyens en fonds propres des petites entreprises qui constituent une bonne part du système économique des pays africains. Pourtant, le nombre des migrants qui franchissent le pas reste encore modeste.  Les baisses fréquentes de revenu qui en résultent, au moins à court terme, par rapport à la situation antérieure, la multiplicité des obstacles administratifs à franchir, la rareté des dispositifs locaux de soutien, les pièges de la corruption découragent beaucoup de bonnes volontés malgré les solidarités familiales.   Les situations sont donc actuellement inégales. Dans les pays les plus économiquement avancés et ouverts sur l’extérieur, et notamment des zones anglophones, le poids relatif et les succès de ces anciens de la diaspora évolue positivement et commence à devenir significatif. Dans les pays les moins bien structurés, en croissance modeste ou soumis actuellement à des soubresauts politiques, le flux des entrants est limité et le petit nombre des réussites empêche des effets d’entrainement. Ceci risque d’ailleurs d’être une cause d’aggravation des écarts qui se creusent dans les évolutions économiques respectives entre nations subsahariennes.

Pour être efficaces dans la mobilisation des potentialités de leurs diasporas, les pays de départ et tous leurs partenaires auraient donc intérêt à ne pas rester passifs face à ces deux atouts naturels mais au contraire à concentrer sur eux, au moins à court terme , des actions concrètes : développer et faciliter les transferts, déjà considérables et permanents, des migrants et optimiser l’usage par ceux-ci des fonds envoyés ; favoriser l’accueil et les activités des personnes revenues pour profiter au mieux du dynamisme économique et social qu’ils peuvent générer et encourager ainsi l’essor de ces rapatriements. Le succès de ces deux chantiers, déjà exigeants, permettrait sans nul doute d’en fixer avec réalisme de plus ambitieux

Paul Derreumaux

Article publié le 24/10/2023

En économie aussi, une nouvelle hiérarchie s’installe entre les pays africains

La Banque Mondiale a publié comme chaque année son palmarès des 10 pays africains disposant du Produit Intérieur Brut (PIB), exprimé en USD, le plus élevé. Ce classement à fin 2022 apporte à la fois des confirmations et des surprises.


Dans le trio de tête, 3 nations dépassent 400 milliards (mds) d’USD. L’Afrique du Sud, qui a fait longtemps la course en tête, est désormais située au 3ème rang et franchit de peu ce seuil en 2022 (406mds). Le Nigéria garde sa première place d’un fil face à la surprenante Egypte qui consolide sa seconde position acquise en 2021 ( 477,4 mds et 476,7mds respectivement). Les changements entre ces trois compétiteurs proviennent de mouvements divergents de quelques indicateurs majeurs: taux de croissance du PIB, inflation, démographie, valeur en USD des monnaies locales. Nul doute que la lutte restera ouverte à l’avenir.

Loin derrière, 5 pays ont un PIB qui s’échelonne entre 200 et 100 mds d’USD. L’Algérie pointe seule à 192 mds et occupe une position plutôt en repli par rapport au passé en raison d’une situation économique moins assurée. Après elle, 4 nations forment un quatuor plus compact. Le Maroc (134mds) reste solidement accroché à sa 5ème place. Deux pays d’Afrique de l’Est le suivent: l’ Ethiopie (127mds), appuyée sur sa puissance démographique et ses réussites industrielles, devant le Kenya (113 mds), à l’économie dynamique et diversifiée, moteur d’une East African Community (AEC) en expansion. L’Angola (107mds) est revenu au 8ème rang grâce aux bons cours du pétrole en 2022


Les 2 dernières places reviennent à des outsiders moins connus, qui se tiennent en rang serré autour de 75 mds d’USD. La Tanzanie (76mds) est la 2ème « locomotive » de l’EAC et profite aussi du poids de sa population. Le Ghana (73 mds) est le champion anglophone d’Afrique de l’Ouest, hors Nigéria.


L’utilisation de la référence USD pour ce classement pourrait modifier celui-ci en 2023 par le seul fait des perturbations qui frappent cette année de nombreuses monnaies du continent. Ces valorisations monétaires animeront par exemple le débat entre Nigéria et Egypte. La Côte d’Ivoire (70mds), en « embuscade » à la 11ème place, pourrait atteindre la 8ème grâce à la parité fixe du FCFA avec l’EUR. De plus, ce classement des économies les plus puissantes en Afrique pourrait être modifié si la hiérarchie s’enrichissait de la prise en compte additionnelle d’autres critères tels le ratio d’endettement public, le poids des investissements productifs dans le PIB, la situation budgétaire, la stabilité monétaire, …. C’est par exemple l’exercice auquel se livrent des agences internationales de notation. Dans cette approche, Standard and Poor’s place ainsi en tête dans une comparaison récente le Botswana, dont la réputation de solidité est déjà faite, et situe la Côte d’Ivoire à la 5ème place de son classement, juste derrière l’Afrique du Sud, le Sénégal à la 7ème et le Bénin à la 9ème. Comme on le voit, ces classements économiques sont en partie dépendants des critères retenus et de la situation du pays vis-à-vis de la variable monétaire commune choisie.


Les résultats récents confirment dans tous les cas l’éclosion sur le continent de divers ilots de croissance soutenue, qui pourraient constituer autant de points d’ancrage pour les transformations structurelles attendues de l’Afrique, notamment subsaharienne. On recense ainsi parmi les 10 leaders indiqués par la Banque Mondiale 3 Etats d’Afrique du Nord et 7 situés au Sud du Sahara, et une très grande majorité de nations anglophones. Les difficultés présentes de certains pays -Ethiopie – Ghana par exemple- montrent cependant l’ampleur du chemin restant à parcourir pour que les performances atteintes s’inscrivent dans la durée.

Pour l’heure, la concentration reste (trop) forte. Ensemble, ces 10 pays regroupent près de 73% du PIB des 54 nations africaines. Les 3 premiers représentent à eux seuls quelque 47% de ce total et 64% du peloton de tête, mais seulement 27% de la population de l’Afrique. Ces inégalités sont également un enseignement majeur. Les années qui viennent faciliteront-t-elles à la fois la croissance et la meilleure distribution de ces richesses?  A suivre…

Paul Derreumaux

Sommet pour un nouveau pacte financier mondial : Une ambition bien ciblée ?

Trois mois déjà que s’est tenu à Paris le « Sommet pour un nouveau pacte financier mondial ». Il ne faut certes pas bouder le plaisir de voir le sujet du développement économique mis sur le devant de la scène. Toutefois les résultats obtenus dans cette nième réunion « de haut niveau » sont-ils à la hauteur des prévisions ? Et ne pouvait-on imaginer un autre contenu des débats ?

Ce sommet a bien atteint ses objectifs pour la qualité du public qui y a participé – 40 Chefs d’Etat et plus d’une dizaine de dirigeants des plus grandes institutions internationales de financement-, pour l’audience dont il a bénéficié et pour les bonnes intentions manifestées par les représentants des plus puissants pays représentés. Même si, dans leur majorité, les Présidents des pays du G7 étaient absents, les deux camps – celui des bailleurs de fonds et celui des receveurs de financements – étaient bien qualifiés pour tenter de progresser. Mais le format retenu -centré sur deux jours de communications présentées par les participants – était plus favorable au rappel des positions respectives de chacun qu’aux avancées issues de négociations serrées. Plusieurs autres facteurs expliquent aussi la modestie des résultats concrets. Le sommet prévoyait de traiter à la fois des moyens d’accélérer la croissance économique des pays les moins avancés, d’un côté, et de mieux lutter contre le dérèglement et le réchauffement climatiques, de l’autre. Or, tous n’accordent pas, avec juste raison, la même urgence aux deux sujets comme l’a rappelé le professeur Diwan: « Les pays riches évoquent des réformes sur le long terme alors que les pays pauvres ont besoin d’aide sur le très court terme ». Il aurait donc pu être préférable de se limiter à la première question, pour éviter des points de friction sur le financement des actions visant le climat dans les pays en développement ou sur la priorité à donner aux créations d’emplois plutôt qu’à la surveillance du « bilan carbone »  

Surtout, les nations du Nord partaient avec un handicap de confiance vis-à-vis de leurs interlocuteurs en raison de nombreuses promesses passées non tenues.. Ainsi, l’engagement pris de longue date par les Nations Unies d’une affectation de 0,7% du budget des Etats les plus riches aux programmes de développement des pays du Sud n’est à ce jour appliqué que par une partie de l’Europe du Nord. Sur ce même plan, la prise en compte dans cette aide publique des concours financiers de grande envergure accordés à l’Ukraine à la suite de la guerre que celle-ci subit a montré a contrario combien la part des autres destinataires se réduisait. Dans un autre domaine, l’apport annuel de financements d’au moins 100 milliards de USD à partir de 2020 promis depuis la COP 15 aux nations en développement pour leur lutte contre le réchauffement climatique n’aurait été atteint -durablement ? – que cette année.

Pour que ce sommet reste dans les annales, il aurait donc peut-être été plus productif qu’il permette avant tout la finalisation de quelques propositions majeures encore en suspens. En la matière, le déblocage juridique des formalités de création des 100 milliards de Droits de Tirage Spéciaux (DTS) au profit des pays pauvres est une excellente nouvelle, mais qu’il convient encore de transformer rapidement en une mise à disposition de ces fonds aux bénéficiaires à travers le « Fonds pour la Résilience et la Durabilité » De même, la constitution à bref délai du mécanisme d’urgence envisagé à la COP 27 pour le financement dans les territoires les plus démunis de programmes de réaction à des catastrophes naturelles -le » Fonds dit Lula »- comblerait un vide pénalisant. Ces mesures globales compléteraient efficacement les quelques résultats obtenus durant le sommet sur des dossiers spécifiques à quelques pays comme l’Afrique du Sud, le Sénégal et la Zambie. Elles inciteraient aussi les grandes puissances émergentes, telles celles des « BRICS » qui ont tenu tout récemment leur sommet -sans Poutine- bien médiatisé lui aussi, à offrir eux-mêmes des améliorations notables pour garder toute leur attractivité.

 En restant centrés sur les contraintes du développement économique pour les nations les moins favorisées, certaines autres actions auraient pu être utilement proposées pour une rapide mise en oeuvre. Le sommet s’est en effet concentré sur les questions macroéconomiques. Celles-ci sont bien sûr capitales. L’accord sur les DTS a fait l’objet de longues batailles et est un progrès réel. Il en est de même pour l’accord de principe de la Banque Mondiale et de quelques pays sur la suspension des remboursements de dettes des zones touchées par une catastrophe climatique. L’idée lancée d’une augmentation drastique des capacités de financement des banques internationales de développement est également susceptible d’accroitre fortement les moyens d’action de celles-ci et de stimuler les financements des bailleurs privés. Mais ces deux dernières suggestions imposeront de rudes débats pour leur application pratique et sont des évolutions possibles de longue haleine.

A côté de ces pistes de moyen terme, l’atteinte de solutions pour divers problèmes posés de longue date serait aussi un catalyseur du développement économique, mais relève surtout de patientes actions de terrain. Certaines sont très souvent évoquées comme la nécessité pour les partenaires techniques et financiers (PTF) de mieux prendre en compte les besoins des bénéficiaires finals des projets ou l’urgence de trouver des modalités plus performantes pour soutenir les petites et moyennes entreprises. Deux autres exemples peuvent aussi être cités.

Le premier est celui d’une mobilisation plus efficace des financements disponibles. Dans beaucoup de cas, et notamment en Afrique subsaharienne, de meilleures performances pourraient être obtenues au moins à trois niveaux. Celui du rythme et du taux de décaissement  traditionnellement faibles -parfois moins de 50% des montants attribués- des aides et crédits accordés aux Etats. Celui des montants perdus en raison de montages non optimaux ou de possibles surfacturations. Celui des conditions préalables inadaptées ou excessives parfois formulées par des donateurs, des prêteurs, ou des bureaux d’études, qui retardent et renchérissent le coût des investissements prévus. Une mobilisation déterminée sur ces trois aspects relèverait très significativement le volume des projets financés.

Un deuxième effort spécifique devrait concerner le renforcement accéléré des capacités énergétiques. Dans la plupart des pays africains par exemple, les énergies renouvelables sont abondantes, mais particulièrement sous-employées, et spécialement l’énergie solaire, alors que l’accès à l’énergie est encore trop souvent plus rare et plus coûteux que dans d’autres régions en développement. Or, l’élimination des blocages qui  produisent cette contradiction peut être menée par plusieurs angles d’attaque: priorité donnée aux constructions de centrales électriques utilisant des énergies renouvelables, et notamment le solaire ; appui financier, juridique et technique aux Etats pour faciliter le montage des grands investissements en partenariat public-privé (les mécanismes PPP) ; augmentation massive des dons et prêts bonifiés au niveau international pour les projets en « énergie propre » s’ils sont plus onéreux ; meilleure libéralisation du secteur afin d’améliorer les performances du service offert et l’accès à celui-ci, surtout dans les campagnes ; attention portée à l’optimisation des réseaux de distribution. Un Plan Energie pour l’Afrique, un moment envisagé, serait sans doute un levier décisif de changement, s’il se décline en une succession d’étapes réussies et visibles par tous. Un tel plan aurait en outre des retombées positives dans la lutte contre le dérèglement climatique dans les pays concernés.

Le sommet de Paris a confirmé un cap déjà défini en le renforçant d’ambitions quantitatives supplémentaires, pour tenter d’accélérer le développement économique partout où il tarde à s’installer. Mais le « nouveau pacte » annoncé apparait loin d’être abouti et surtout, n’a guère inclus des changements fondamentaux de doctrine ou de méthode. Peut-être étaient-ce pourtant ces transformations, nécessaires et déjà connues, qui auraient le mieux convaincu les participants du Sud. Elles risquent certes d’être aussi difficiles à obtenir que les changements d’échelle des financements, car elles supposent une volonté forte, multiforme et constante de tous les partenaires, bailleurs et emprunteurs, à mettre en pratique sur tous les chantiers ouverts. Mais cette complexité ne doit-elle pas pousser à lui conférer l’urgence absolue, même si ces actions sont moins spectaculaires ? Pour construire une maison solide, il faut que ses fondations le soient d’abord.

Paul Derreumaux

Prévisions économiques : Le pire n’est jamais sûr…

Une bonne partie du monde avait connu en 2021 une nette reprise économique après le recul subi l’année précédente en raison de la pandémie du Covid -19. L’année 2022 a été au contraire marquée de nouveau par deux perturbations majeures.

Dès février 2022, la guerre en Ukraine et les sanctions occidentales qui ont rapidement suivi ont développé des effets multiples – économiques, logistiques, politiques – au niveau international. Ce furent notamment une hausse, rapide et vigoureuse, des prix du pétrole et du gaz, le fort renchérissement d’autres matières essentielles -produits agricoles, engrais, ..-, des difficultés d’approvisionnement de ces produits dans certains pays, et la nécessité de reconstruction de nombreux circuits commerciaux. Certes, certains prix ont reflué de leurs pics en cours d’année, tel le pétrole dont le prix du baril WTI est passé en 2022 de 77 USD en janvier à 121 USD début juin avant de se replier à 77 USD en mars 2023. La poursuite de cette guerre tout au long de 2022 et les réactions adoptées de part et d’autre ont cependant menacé l’Europe d’une crise énergétique fin 2022. Elles ont aussi requis des ajustements souvent difficiles pour transformer profondément et durablement la structure, les flux et les coûts du « mix-énergétique ».

La généralisation sectorielle et géographique de ce dérapage des prix a poussé l’inflation à des niveaux inusités depuis longtemps : près de 9% aux Etats-Unis et plus de 10% en Europe dans l’année écoulée, L’ampleur et l’absence de visibilité sur la durée de ce phénomène ont amené les principales banques centrales à abandonner progressivement leur politique de taux d’intérêt bas et de soutien de la liquidité des banques , provoquant un second traumatisme économique. La Federal Reserve américaine a ouvert la voie depuis déjà près d’un an, avec des a-coups parfois brutaux, et ses taux directeurs ont plus que doublé en neuf mois pour s’élever à 4,75% en décembre dernier, un bouleversement oublié depuis longtemps. D’autres banques centrales -Angleterre, Union Européenne, même le Japon -l’ont suivie. Au vu de l’importance du crédit dans le fonctionnement des économies les plus avancées, ces mesures visaient à durcir mécaniquement l’obtention de financements afin de peser sur la croissance et de ralentir l’inflation.

La conjonction de cette montée irrésistible des prix et de la volonté prioritaire des banques centrales des pays les plus puissants de la faire refluer a assombri les perspectives à court terme de la croissance économique mondiale. Les marchés boursiers ont été les premiers à subir ce mouvement tant pour les obligations, par conséquence directe de la hausse des taux, que les actions, par suite des incertitudes croissantes sur le futur et d’un asséchement des financements à coût négligeable, en particulier pour les secteurs des nouvelles technologies. Les indices SP 500 à New York et CAC 40 à Paris ont ainsi reflué jusqu’en début octobre dernier respectivement de 23% et 20% par rapport à leurs maximaux de début 2022. Les politiques économiques, notamment européennes, ont été réorientées à la fois vers la « sobriété » et la défense du pouvoir d’achat plutôt que vers des investissements visant la croissance. Les prévisions d‘évolution du Produit Intérieur Brut (PIB) pour l’année échue ont été abaissées, et sont même parfois devenues négatives. Le net repli de l’Euro face au dollar US- -16% de fin janvier à fin octobre 2022, ramené depuis à -7% en mars courant-  a encore exacerbé les tendances inflationnistes dans l’Union Européenne.

L’Afrique a été entrainée dans les divers mouvements de cette période erratique : de manière positive pour les pays exportateurs de pétrole et d’autres matières premières aux cours en hausse ; de manière négative pour les autres, plus nombreux, subissant le renchérissement de leurs importations, l’impact fréquent d’une forte dépendance aux produits russes ou ukrainiens et l’extension de l’inflation à la plupart des secteurs.  Les subventions publiques au profit de certains produits ou activités ont été variables en fonction des moyens financiers des Etats et de leur capacité à mobiliser des financements spécifiques des bailleurs de fonds internationaux, très focalisés sur l’Ukraine. Les zones CFA, souvent préservées des lourdes hausses de prix, ont été cette fois pénalisées par le recul notable de la valeur relative de l’Euro.

Dans ce contexte mondial plutôt hostile, tous les acteurs ont mobilisé leurs moyens de riposte, parfois aidés par le sort. La pénurie redoutée d’énergie a été ainsi évitée en Europe avec l’aide d’un hiver spécialement clément. La nécessité a obligé beaucoup d’entreprises à aménager avec réussite leurs processus de production pour des économies d’énergie, des améliorations de productivité, des progrès dans les transformations favorables à l’environnement. L’essor des énergies renouvelables a atteint des records imprévus tandis que de nouveaux circuits d’approvisionnement en gaz se sont mis en place. Les ménages ont démontré partout leurs sens des responsabilités et leurs capacités de protection du pouvoir d’achat : comme souvent, la période a été marquée par une modification des habitudes de consommation mais aussi par une augmentation conséquente de l’épargne de protection, encouragée par les hausses de taux d’intérêt. En Europe, et surtout en France, les gouvernements ont largement ouvert le flux des subventions destinées à réduire l’impact de l’explosion de certains coûts, dans l’énergie notamment. Aux Etats-Unis, le pouvoir fédéral a initié en août 2022 un vaste programme d’appui aux entreprises, l’Inflation Reduction Act, pour soutenir des secteurs essentiels pour le présent et l’avenir (véhicules électriques, médicaments,,..).

Cette combativité tous azimuts a été souvent conduite en faisant fi avec pragmatisme de dogmes économico-politiques jusqu’alors ultradominants : aux grands maux, des remèdes récemment impensables ! Ainsi la préoccupation majeure de lutte contre le réchauffement climatique s’est accommodée, même en Europe, de la relance de mines et de centrales de charbon ; les Etats européens réfractaires aux gaz de schistes ont bien été contraints de les acheter aux Etats-Unis; l’opposition de la Commission Européenne aux subventions des Etats membres à leurs entreprises nationales a été largement tempérée tandis que les limitations « recommandées » aux déficits budgétaires et aux endettements extérieurs restent peu audibles depuis le Covid19.

Ces réponses ont apporté une certaine résilience aux multiples adversités de la période. Le rythme de l’inflation s’est réduit au dernier trimestre 2022, même s’il est demeuré supérieur aux objectifs fixés et aux données pré-Covid, et s’il reste préoccupant. Malgré les resserrements monétaires mondiaux, les économies n’ont pas « craqué ». Les évolutions effectives du PIB  des grands ensembles économiques, si elles ont ralenti, sont finalement meilleures en 2022 que les prévisions les plus alarmistes : au moins +2,1% pour les Etats-Unis, +3,5% pour l’Union Europenne,+2,6% pour la France. La consommation a été le principal moteur de cette résistance. De plus, dans tous les pays du Nord, le niveau d’emploi a bien résisté au ralentissement, et les tensions au recrutement continuent même dans plusieurs secteurs d’activité. Une récession générale a donc été jusqu’ici écartée et les prévisions pour 2023, tout en convergeant vers une croissance encore fragilisée, gardent une tendance positive. Aux Etats-Unis, les bourses ont regagné en février 2023 environ 55% de leur chute de 2022, à l’exception du Nasdaq très en retard. En Europe, les replis de 2022 sont maintenant effacés et une certaine euphorie s’est même emparée depuis janvier dernier des principaux marchés mobiliers : le CAC 40 a ainsi curieusement dépassé fin février 2023 tous ses records alors que les anticipations de l’évolution du PIB français pour 2023 sont voisines de zéro.

En zone subsaharienne, on observe cette même ambivalence d’espoirs et d’inquiétudes. Certes, l’inflation s’est ralentie comme ailleurs mais les prix demeurent à des niveaux élevés sur de nombreux produits- carburants, biens alimentaires, …-. Beaucoup de monnaies ont fortement « dévissé » – Ghana, Angola, Ethiopie, Nigéria par exemple – ce qui explique aussi ces envolées des prix et perturbe le fonctionnement des économies touchées comme la capacité des pays concernés à honorer leurs engagements extérieurs -le Ghana est ainsi en « défaut partiel »  .. Les tensions de trésorerie des finances publiques et la raréfaction des financements extérieurs, parfois aggravées des problèmes politiques et sécuritaires, freinent la réalisation d’investissements pourtant indispensables. La Banque Mondiale prédit une probable aggravation de la pauvreté en 2023. Face à cela, le Fonds Monétaire International (FMI) annonce une possible augmentation du PIB subsaharien de +3,7% en 2023, légèrement supérieure à celle de 2022 et supérieure à la moyenne mondiale. En ligne avec les disparités d’évolution entre pays, cette croissance continuerait à être inégalement répartie : en recul et inférieure à la moyenne en Afrique du Sud et au Nigéria, les deux mastodontes du continent ; supérieure au contraire dans l’Afrique de l’Ouest francophone, comme dans les dix années passées. Elle est ici en 2022 « boostée » notamment par une Côte d’Ivoire toujours en forme (+6,5%%) et par le Sénégal et le Niger (respectivement + 8,1% et +7,3%) grâce à la production pétrolière.

Les chocs apportés par les crises majeures de 2022 -guerre et inflation- ont donc violemment frappé l’économie mondiale, mais celle-ci continue jusqu’ici à faire preuve d’une résistance inattendue. Pourtant plusieurs difficultés, particulièrement d’ordre financier, pourraient encore assombrir l’horizon à court terme, comme le montrent les deux exemples suivants. En matière de dette publique, la hausse rapide et généralisée de l’endettement des Etats et la montée des taux ne font que commencer à déployer leurs effets : leur impact sur les budgets étatiques pourrait devenir insupportable si l’activité économique se porte mal. C’est vrai aussi bien pour les marchés internationaux de capitaux pour les pays développés que pour les marchés de capitaux régionaux ou locaux pour les pays en développement. En matière de santé des institutions financières, les bons indicateurs de la période précédente pourraient vite révéler des imprudences et laisser place à un « jeu de dominos » de crises de liquidité bancaire. La faillite actuelle de la petite Silicon Valley Bank(SVB) et ses répercussions encore mal connues, d’une part,  et les vives inquiétudes créées par la réduction brutale des refinancements de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), d’autre part, sont ici  des clignotants d’alerte  à suivre de près.

Le pire n’est jamais sûr, mais le meilleur non plus…

Paul Derreumaux

(Article publié le 14/03/2023)

La Saga BANK OF AFRICA

L’histoire de la construction et de l’expansion géographique de la BANK OF AFRICA est presque un roman d’aventure.

Elle relate bien sûr avant tout l’édification sur près de 30 ans d’un des principaux groupes bancaires commerciaux d’Afrique subsaharienne et constitue déjà en soi un document inédit. A  ce titre, elle retrace les étapes successives qui ont jalonné la chronologie du Groupe, de la première BANK OF AFRICA créée au Mali en 1982 aux dernières installations à  Djibouti ou au Ghana en 2010/2011, en passant par l’étonnant déploiement à Madagascar et les premières expériences anglophones en Afrique de l’Est. Elle met en évidence le rôle essentiel qu’a joué la première BANK OF AFRICA, mais aussi les corrections qu’il a fallu apporter à cette initiative pour qu’elle survive. Elle relie notre Histoire au grand bouleversement qui a frappé les systèmes bancaires africains à la fin des années 1980. Elle montre comment il a fallu s’adapter à chaque fois à des contextes économiques, historiques et sociaux différents pour être accepté, sans changer les principes et objectifs de notre approche. Elle donne aussi un témoignage des évolutions qui ont marqué durant ces décennies l’environnement économique et réglementaire des différents pays et zones monétaires dans lesquels notre réseau s’est installé, et les efforts qu’il a fallu accomplir pour respecter des règles internationales constamment durcies.

Le livre explique aussi toutes les transformations que notre Groupe en construction a dû réaliser pour passer en moins de vingt d’années de quelques banques disparates, créées ou rachetées, à un ensemble homogène œuvrant à l’atteinte des mêmes objectifs. Cette mutation a été permise grâce à la mise en place rapide d’une société holding, actionnaire principal de chaque banque, et de structures légères assurant à la fois la conception de stratégies applicables à tous et l’enrichissement continu de l’expérience des équipes de chaque banque. Le Groupe a de cette façon réussi à consolider pas à pas son intégration et la stimulation de valeurs communes. Il a su aussi imposer sa présence en Afrique dans des secteurs étrangers à la banque commerciale. Il a toujours mêlé un pragmatisme assumé et une constance dans sa stratégie rigoureusement construite.

Enfin, et peut-être surtout, l’ouvrage met en valeur les qualités professionnelles et humaines des nombreuses personnes qui ont, d’une manière ou d’une autre, été associées à LA SAGA BANK OF AFRICA.  Des Administrateurs de la holding et des banques qui ont su trouver un équilibre adéquat entre audace et rigueur, entre solidarité globale et réussite individuelle. Des Directeurs Généraux, qui ont mené leurs équipes respectives au succès grâce à toutes leurs initiatives locales tout en respectant les consignes de discipline collective qui leur étaient données. Des équipes de femmes et d’hommes qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes pour atteindre les objectifs que nous convoitions, voire pour aller au -delà. Cette richesse humaine fut sans nul doute un de nos grands atouts et les quelques portraits que livre la SAGA en convaincront aisément les lecteurs.

C’est d’ailleurs pourquoi ce livre « est dédié à celles et à ceux qui ont perçu dans la BANK OF AFRICA une construction dont le destin serait plus grand que le leur, et à laquelle ils avaient la chance d’être associés »

La Saga BANK OF AFRICA est coéditée en Côte d’Ivoire (NEI-CEDA) et en France (Ginkgo), déjà disponible à Abidjan, à Bamako et en Europe (notamment sur Ginkgo, Amazon, Fnac, Cultura, et en librairie), et très bientôt à Dakar.

Paul Derreumaux

COP 27 : Evitons de nous tromper de priorités !

Sept ans et six autres Conférences Internationales sur le Climat (COP) après celle de 2015, après des rapports du Groupe d’Experts sur le Climat (GIEC) de plus en plus inquiétants sur l’évolution de la situation, l’optimisme de la COP21 semble retombé pour au moins trois raisons. D’abord, les pays les plus riches ont pris du temps pour s’appliquer à eux-mêmes, à leurs entreprises et à leurs citoyens les mesures qu’ils avaient eux-mêmes définies en en sous-estimant les difficultés d’application, les coûts et les réticences des agents concernés : des retards se sont donc accumulés, variables selon les pays, entre les performances et les prévisions. En outre, ces mêmes pays n’ont pas encore porté au niveau promis les soutiens financiers volontairement pris en 2009 pour un total annuel de 100 milliards de USD au profit des nations en développement, afin d’aider celles-ci à réaliser leurs programmes de résistance aux effets des changements climatiques. Après cet effet d’annonce, si tristement habituel, les sommes décaissées ne culmineraient actuellement qu’aux environs de 80 milliards de USD , avec des contenus qu’il conviendrait d’analyser de près. Enfin, les « accidents » climatiques ont été en 2022 d’une ampleur, d’une multiplicité de formes et d’une empreinte géographique rarement atteintes. Ce constat a en revanche renforcé partout la prise de conscience des bouleversements en cours et la pression des opinions publiques pourrait bousculer dirigeants politiques et économiques pour une accélération des actions en cours.

Devant ces nouvelles donnes, trois aspects méritent d’être pris en compte.

Le premier est qu’un sujet central retenu pour Charm El Cheick semble être particulièrement ardu : celui de la définition des responsabilités des grands « pollueurs » dans les catastrophes climatiques que subissent les pays en développement, notamment africains et asiatiques, et, en conséquence, de la prise en charge des « réparations et dommages » qu’ils devraient payer aux nations victimes. Les problèmes techniques, juridiques, éthiques, financiers, administratifs, liés à cette approche nécessiteraient, dans le meilleur des cas, un temps de « mûrissement » s’adaptant mal à l’urgence des situations à régler. Il serait sans doute préférable de privilégier la création d’un mécanisme, aussi simple que possible, de création d’un Fonds d’urgence tel que celui préconisé par le Président brésilien Lula. Ce Fonds serait destiné à financer les dégâts et les investissements résultant de catastrophes naturelles induites pat le réchauffement climatique dans les pays les plus pauvres, sans recherche de la responsabilité d’autres États dans de tels évènements. Avec l’attention désormais portée à ces questions, le Fonds pourrait bénéficier de ressources publiques, mais aussi privées, conséquentes. Des procédures adaptées à son objet permettraient un déblocage rapide de ses ressources. L’utilisation pertinente de celles-ci par les pays victimes restera un risque central, mais il pourrait être prévu l’intervention d’organismes internationaux habitués à la gestion de dossiers urgents, et un contrôle serré du bilan des premières expériences afin de mener les éventuelles adaptations requises.   

Le second est le constat d’accélération récente des avancées obtenues dans la réduction des émissions de CO2, principale cause du réchauffement, dans un nombre croissant de secteurs et d’entreprises des pays économiquement avancés. Ceux-ci concernent bien sûr la montée en puissance des énergies renouvelables, mais aussi des processus de fabrication industrielle, de récupération des déchets, de modification des pratiques agricoles. Ils touchent d’abord les grands groupes, les plus puissants financièrement et en matière de recherche/développement, mais encore des entreprises plus modestes qui y trouvent aussi leurs avantages. Ces entreprises sont aidées par les États qui apportent subventions, prêts et marchés, mais aussi par les clients, prêts à payer plus cher des produits correspondant mieux à leurs aspirations de qualité et de durabilité. Dans les nations où l’État est le plus « directif », comme en Chine, ces transformations sont les plus rapides -mais elles partent de « plus bas »-, mais la compétition mondiale toujours présente et la sensation que les meilleurs dans ces nouveaux « business models » seront les futurs leaders font que les entreprises y accordent elles-mêmes partout de plus en plus d’importance. C’est sur ce terrain que le combat à court terme pourra surtout progresser au quotidien comme en témoigne l’amélioration récente des indicateurs mondiaux.

Le troisième a trait aux pays en développement les plus fragiles. Dans beaucoup d’entre eux, la pression des urgences multiples et la faiblesse des volontés politiques sont aussi décisives que le manque de moyens financiers pour expliquer la lenteur des progrès dans la lutte contre le dérèglement climatique. Cette situation ne devrait hélas pas changer de sitôt. En matière d’énergie par exemple, le retard de nombreux pays africains dans l’accès à l’électricité est dû aussi aux obstacles juridiques pour le montage de projets privés en Public Private Partnership (PPP) » et aux réticences à accepter la production d’énergies indépendantes pour alimenter les réseaux nationaux. Face à ces difficultés, quelques priorités pourraient être retenues dans les régions les moins favorisées. Dans les nations les plus engagées dans la lutte environnementale, les financements internationaux sont à intensifier fortement au service d’investissements déjà identifiés localement, comme dans l’énergie, d’une part, et une agriculture de subsistance performante et incorporant au maximum la transformation des produits du cru, d’autre part. Ailleurs, l’accent pourrait être mis sur des actions de base, de coût limité mais cruciales pour éviter les drames liés aux accidents climatiques : reboisement, assainissements urbains, arrêt des constructions en zone inondable,  amélioration de l’habitat,…

Assurer en urgence une réponse financière aux catastrophes dans les zones fragiles, stimuler les programmes des grandes entreprises pour réduire leurs effets négatifs sur le climat, appuyer les pays défavorisés dans leurs travaux aux impacts les plus immédiats sur leurs populations : tels sont sans doute quelques moyens de produire d’ici un an un bilan positif qui encouragerait la production d’initiatives nouvelles pour la prochaine COP. 

Paul Derreumaux