Grèce : des actes derrière les paroles ?

Grèce : des actes derrière les paroles ?

Les jours qui viennent seront très importants pour la Grèce comme pour l’Europe. Ils permettront de voir si les deux parties sont décidées à agir de façon à sauver la première et à préserver la seconde. Les actions à mener et leur chronologie souhaitable sont pourtant claires depuis longtemps, mais leur mise en œuvre reste difficile.  

La victoire à Athènes le 25 janvier dernier du parti Syriza et la nomination de son chef, M. Tsipras, comme Premier Ministre semblaient ouvrir la porte à une « autre politique » face à la crise. Elles avaient éveillé beaucoup d’espoirs chez ceux pour qui les exigences de l’économie peuvent ne pas être obligatoirement synonymes de sacrifices uniquement pour les plus vulnérables. L’évolution la plus récente appelle cependant de nombreuses interrogations sur la capacité de la nouvelle équipe à réussir son incroyable pari.

Le Chef du gouvernement grec a au moins un talent certain : son pragmatisme. Alors que la gauche radicale dont il est issu était initialement partisane d’une sortie de la Grèce de la zone euro, cet aspect radical du programme était soigneusement abandonné avant les dernières élections. Syriza s’est en revanche fermement accroché à ce qui le distinguait essentiellement de presque tous ses concurrents : le rejet catégorique de la poursuite de la main-mise des équipes de la « troika » (Fonds monétaire International/Banque Centrale Européenne/Commission Europeenne) sur la politique économique et sociale de la Grèce et le refus du paiement de la dette publique existante. Elus sur cette base, M. Tsipras et son équipe ont été vite confrontés à l’épreuve des faits, et notamment de retraits massifs des dépôts des banques et de fuite des capitaux vers d’autres pays européens. Il est difficile de rester dans un espace économique et de ne pas en appliquer les règles qui y sont en vigueur. Face à la menace d’une rapide banqueroute, la nouvelle équipe gouvernementale est donc passée en moins de 60 jours d’un refus catégorique des contraintes européennes à la signature d’un accord de transition avec l’Eurogroup. Ce faisant, elle a accepté de réduire l’ampleur ou de temporiser certaines des réformes les plus emblématiques qu’elle avait annoncées à son électorat. C’est un exploit d’autant plus remarquable que, pour l’instant, les protestations intérieures contre les renoncements opérés n’ont pas été trop nombreuses. Le Premier Ministre a donc au moins déjà démontré ses talents d’équilibriste en alternant des discours enflammés de refus des diktats étrangers et des concessions finalement vite acceptées, échéances financières obligent. Il va lui falloir cependant prouver maintenant qu’il est aussi un homme d’Etat en faisant évoluer concrètement la situation vers des horizons plus favorables. Trois points méritent d’être soulignés à ce propos.

Le refus du paiement de la dette extérieure revient périodiquement, notamment lors des accès de colère d’un Ministre des Finances hellène provocateur. Cette solution extrême simplifierait effectivement beaucoup de choses et devrait d’ailleurs être finalement inévitable : les ressources requises pour le remboursement intégral de la dette publique grecque ne paraissent pas pouvoir être réunies à moyen ou même à long terme, sauf en cas d’inflation massive et/ou d’un rebond vif et durable de la croissance économique .Toutefois, de tels propos extrêmes ne peuvent évidemment être acceptés en l’état par les partenaires européens. Une bonne partie des dettes de la Grèce ont déjà été annulées ou fortement restructurées, au prix de lourdes pertes pour les créanciers privés concernés, et les montants subsistants sont principalement détenus par les Etats partenaires et des institutions internationales. Leur renoncement à ces créances ne serait pas impossible en théorie. Même le Fonds Monétaire International pourrait  y consentir comme il l’a fait en 2005 au profit de certains pays africains en plein cataclysme économique à l’occasion de l’Initiative d’Allègement de la Dette Multilatérale (IADM). Mais la situation présente de la Grèce, heureusement pour elle, n’est pas celle de l’Afrique subsaharienne des années 1990. De plus, les étroites limites de la solidarité européenne, la situation économiquement difficile de certains pays créanciers et l’effet d’exemple qu’aurait une telle mesure d’annulation font que celle-ci reste actuellement taboue. S’arcbouter présentement sur cette demande ne devrait donc pas contribuer à progresser vers un accord global permettant à la Grèce de sortir de l’impasse où elle est enfermée.

Une nouvelle restructuration de cette dette extérieure est en revanche parfaitement possible à court terme et constitue une piste d’amélioration significative de la situation. Une telle opération est plus difficile que la précédente puisqu’elle concerne avant tout des créanciers publics, peu réceptifs à de telles pratiques. On pourrait toutefois imaginer que, au moins à l’intérieur de l’Union Européenne (UE), cette crise soit l’occasion de réaliser un pas important vers une plus grande solidarité effective entre Etats avec des sacrifices somme toute modestes face à l’enjeu. Les méthodes classiques sont utilisables à cette fin: allongement de la période de remboursement et diminution des taux d’intérêt, qui n’impliquent que des manques à gagner pour les créanciers. Il serait aussi possible d’imaginer des solutions plus audacieuses telle, par exemple, la conversion de créances en investissements en Grèce, dans des secteurs et des structures à définir. Cette approche comporte certes des risques pour les prêteurs actuels, liés aux investissements retenus, mais ils peuvent être atténués par la qualité des choix d’investissements effectués ou par des clauses du type de « retour à meilleure fortune ». Une pareille démarche innovante présenterait un double avantage : faciliter le rééquilibrage des finances publiques de la Grèce et relancer la machine économique du pays ; gagner du temps pour mettre au point des mécanismes aussi optimaux et équitables que possibles pour un traitement d’ensemble et « définitif » de cette dette extérieure. De telles initiatives de la part des créanciers exigent cependant que le pays continue lui-même les importants efforts qu’il a entrepris depuis cinq ans pour assainir sa situation.

Ces réformes sont en effet la contrepartie obligatoire et simultanée de la solidarité sollicitée des partenaires. Sur ce plan, le gouvernement grec parait jusqu’ici plus imaginatif en incantations qu’en propositions et en dépenses sociales supplémentaires, sans doute justifiées, qu’en collecte de ressources publiques additionnelles. La création évoquée de « brigades » de jeunes délateurs des fraudeurs à la TVA n’est ni une réforme de fond ni une garantie de changement des comportements ou d’union nationale. Les domaines dans lesquels pourraient utilement s’inscrire des changements rapides sont pourtant nombreux. Celui de la fiscalité d’abord, pour toucher enfin davantage des castes protégées –l’Eglise et  les armateurs sont les plus souvent cités– et instaurer une fiscalité mieux répartie et plus efficiente. Une étude, hélas allemande, vient de montrer que les mesures, fiscales et autres, prises depuis 5 ans ont touché bien plus les foyers les moins riches que ceux les plus nantis et les fonctionnaires que les salariés du secteur privé, accroissant ainsi des inégalités déjà élevées. Celui des privatisatisations ensuite : l’enjeu ne devrait pas être un blocage de ces opérations, surtout lorsqu’elles ont déjà fait l’objet d’engagements fermes, mais d’une gestion de celles-ci de façon à ce que la Grèce en tire le plus grand profit en termes de prix, d’emplois et de relance de la croissance. Celui de la réduction, indispensable, du « train de vie » de l’Etat qui est ramené par les agences de notation au rang de « pays émergent » et doit en tirer toutes les conséquences. Celui de la compétitivité des entreprises, qui semble un problème majeur et requiert à la fois des efforts importants de formation, un allongement de la durée du travail, une politique salariale maîtrisée mais aussi incitative. Celui de la productivité d’une administration qui n’a pas encore suffisamment gagné en efficacité.

C’est à ces seules conditions, et en laissant de côté au maximum les excès de langage, que la tempête économico-financière en vue pourrait être éloignée de la Grèce. Les efforts sont bien sûr attendus avant tout des Autorités et du peuple grec, pour corriger les abus antérieurs. Ils doivent être concrets, sincères, durables et s’inscrire dans un projet à long terme de relance d’un pays qui ne manque pas d’atouts. Mais il faut qu’ils soient accompagnés, de la part de  partenaires européens qui ont aussi à réparer des erreurs passées, d’une avancée des solidarités et d’un recul correspondant des égoïsmes. C’est sur ces derniers que prospèrent en effet le mieux les inégalités et les injustices, et leurs corollaires que sont les extrémismes.

Paul Derreumaux

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Croissance, pétrole, euro : de bonnes nouvelles pour l’Afrique

Le deuxième semestre 2014 et le début de 2015 sont marqués par la chute du prix du pétrole, la forte baisse de l’euro et une croissance économique globalement inférieure aux prévisions. Pour l’Afrique, ce contexte apparait plutôt positif. La diversité des effets et l’incertitude sur la durée des ces changements imposent cependant d’exploiter ceux-ci rapidement et avec justesse.

Les bonnes nouvelles pour l’Afrique sont suffisamment rares pour qu’on les souligne. La fin de l’année 2014 et le début de 2015 nous en apportent simultanément trois.

La première est celle des dernières prévisions sur la croissance mondiale, malgré l’accueil pessimiste qu’elles ont reçu. Le rapport publié début 2015 par le Fonds Monétaire International (FMI) annonce en effet une augmentation de 3,5% du Produit Intérieur Brut (PIB) mondial, inférieure de 0,3% à ce qui était précédemment escompté. L’Europe mais aussi la Chine et diverses régions en développement, dont l’Afrique, sont visées comme responsables de ce décalage. L’atonie de l’économie européenne, après plusieurs années de mesures d’ajustement plus ou moins sévères selon les pays, est effectivement décevante sauf si on admet que la croissance économique n’est peut-être pas le régime normal de nos économies, contrairement à ce que croient beaucoup de politiques. Les reproches faits au ralentissement de la « locomotive » chinoise peuvent en revanche surprendre. Dans le passé récent, les craintes liées à sa croissance trop rapide étaient au contraire nombreuses, et souvent justifiées : existence de bulles spéculatives, comme la construction ou l’énergie ; institutions financières au portefeuille encombré de créances douteuses; modification nécessaire du modèle économique afin de mettre l’accent sur les progrès de la consommation intérieure. Le ralentissement constaté pourrait donc être plutôt salué comme la conséquence de l’adoption par la Chine de mesures salutaires pour éviter la surchauffe et assainir ses structures économiques. Un taux de croissance, même « réduit » à quelque 7%, parait de toute façon constituer une performance honorable, voire plus saine à moyen terme pour ce pays.

Pour l’Afrique subsaharienne, le FMI évoque aussi pour 2015 un repli à 4,9%, contre 5,8% prévus, du taux de hausse annuel du PIB, juste en-deçà des 5% devenus au fil des ans une espèce de « norme » minimale. La plongée des prix du pétrole, la baisse de cours de quelques matières premières et la morosité économique prolongée en Afrique du Sud semblent les principaux facteurs explicatifs de ce retard. Malgré celui-ci, le taux espéré pour 2015 montre que l’Afrique trouve désormais en elle-même une bonne partie des ressorts de sa croissance et est globalement moins vulnérable aux chocs extérieurs. Cette moyenne dissimule aussi le fait que les pays africains non producteurs de pétrole devraient même voir la croissance de leur PIB s’accélérer : le taux atteindrait ainsi +7,4 % en Afrique de l’Ouest francophone, rejoignant en conséquence la croissance chinoise. De plus, le ralentissement dans plusieurs des régions les plus avancées est une occasion pour un grand nombre de pays du continent de réduire, même modestement, l’écart qui les sépare des nations les plus riches.

Même si ces constats sont encourageants, il reste primordial de constater sur le terrain si le progrès du PIB se traduit au quotidien dans les principaux indicateurs économiques et, surtout, dans l’évolution du pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pour qui s’oblige à cette analyse, il apparait bien que l’Afrique a vraiment changé en 15 ans, mais aussi que le chemin à parcourir reste plus long encore, et qu’il ne sera sans doute pas en ligne droite.

Une deuxième  donnée positive est l’évolution du cours du pétrole. Durant les premiers mois de la forte baisse engagée depuis l’été 2014, celle-ci a été surtout présentée comme un facteur supplémentaire de modération de la croissance mondiale, en raison de ses effets négatifs sur un secteur pesant lourd dans les économies de nombreux pays. L’amplification de la chute (actuellement plus de 60% par rapport aux niveaux de juin 2014) et son caractère durable ont modifié les conclusions des experts : le baril moins cher soutient, au moins pour un temps, la croissance en allégeant partout les lourdes factures énergétiques.

En Afrique, les situations sont bien sûr contrastées entre pays, selon qu’ils soient importateurs ou exportateurs d’or noir. Les nations exportatrices voient leur balance commerciale se détériorer significativement, leurs recettes budgétaires se réduire et leur économie ralentir, en particulier si celle-ci est faiblement diversifiée. L’Angola et le Nigéria subissent particulièrement ces orientations négatives, même si leur impact est modéré par la forte hausse du dollar. La large majorité des pays subsahariens est cependant à classer au rang des pays importateurs nets de pétrole et bénéficie donc de cette chute inattendue des prix pétroliers internationaux. Les économies ainsi réalisées reçoivent toutefois des affectations variées. Les consommateurs peuvent parfois être directement avantagés en cas de diminution du prix des carburants à la pompe : le Côte d’Ivoire et le Togo ont ainsi appliqué cette politique fin 2014. L’effet le plus généralisé reste toutefois cantonné à la baisse des subventions que les Etats mobilisent habituellement pour  éviter une hausse excessive des produits pétroliers. Cette épargne imprévue dans les finances publiques pourrait alors être utilement affectée à des investissements destinés à accélérer l’emploi d’énergies nouvelles en remplacement à venir du pétrole. Le développement des capacités énergétiques est en effet une question centrale pour la plupart des pays et la situation actuelle du pétrole offre une opportunité de renforcement des actions à court terme capables d’améliorer la situation. Si la situation persiste, les Etats les mieux gérés pourraient même envisager la création de fonds « intergénérationnels » permettant des investissements physiques ou financiers à long terme, à partir des montants dégagés sur la baisse des cours internationaux du pétrole (une espèce de « rente à rebours »), comme l’a fait avec succès la Norvège grâce à sa rente issue des champs pétroliers de Mer du Nord. Le temps risque de manquer pour tenter ce scénario optimal : la remontée des cours internationaux du pétrole est souvent annoncée pour le second semestre 2015, surtout si la reprise économique se manifeste mieux. Il incombe donc obligatoirement aux Etats dont les économies sont actuellement favorisées une vigilance extrême dans la dépense des sommes rendues disponibles, sous peine d’avoir gâché la chance qui leur était ainsi offerte et qui risque de ne pas se retrouver rapidement.

Le troisième atout actuel est la hausse du dollar, qui a prévalu face à toutes les monnaies. C’est vrai en particulier pour l’euro qui a perdu plus de 20% de sa valeur par rapport à son sommet de mai 2014, ce qui, en favorisant les exportations, donne d’ailleurs quelques meilleures perspectives aux entreprises européennes pour 2015

Pour l’Afrique, le principal impact positif de cette évolution concerne les exportations qui sont pour une très grande part constituées de matières premières, donc libellées en dollars et caractérisées par une faible élasticité-prix. Il en résulte en même temps une meilleure santé financière de pans entiers des économies africaines, une amélioration de leurs balances commerciales et des recettes plus conséquentes des droits à l’exportation pour les Etats. Pour les producteurs de pétrole, les effets négatifs de l’effondrement des cours sont ainsi  probablement éliminés d’environ 30%. Certes, la situation n’est pas exempte de conséquences négatives. La première est liée au renchérissement des importations exprimées en dollars, telles celles des biens d’équipement dont l’objectif d’un développement accru augmente aussi la demande. En revanche, pour les pays des deux zones CFA, cet inconvénient est très limité puisque la majorité de leurs importations viennent de la zone euro. De plus, ce contexte devrait être un profond stimulant pour le développement du commerce intra-africain, et notamment régional lorsqu’existent déjà des unions douanières ou économiques. Les performances promise à l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) pour 2015, évoquées ci-avant, donnent une idée de ce que pourrait apporter une accentuation de ces tendances. Le second effet pervers de ces ajustements monétaires mondiaux est fonction des endettements en dollars des pays africains sur les marchés internationaux. La hausse du dollar entrainera l’augmentation mécanique des charges de ces emprunts, pour les pays francophones comme pour  tous ceux qui laissent leur monnaie « dévisser » par rapport au dollar. Le maintien actuel de taux d’intérêt très bas et la modestie, à ce jour, des montants concernés limitent pour l’instant les dégâts. La fragilité des nations concernées s’en trouve toutefois aggravée et se détériorerait vite en cas de hausse des taux. Malgré ce risque, l’exigence de ressources financières accrues et la diminution de l’aide publique expliquent l’appétit élevé pour ces endettements de marché, comme le montre le projet actuel de la Côte d’Ivoire d’une nouvelle levée de fonds à moyen terme, pour 1 milliard de dollars. Pour satisfaire avec prudence ces besoins incompressibles de capitaux, il reste donc indispensable de consolider les solutions alternatives tels le développement des marchés locaux de capitaux, la modernisation de la fiscalité et l’amélioration du taux de recouvrement des impôts

Une telle conjonction de données extérieures plutôt favorables est exceptionnelle. L’enchevêtrement des effets  positifs et négatifs qui en découlent empêche bien sûr que les obstacles structurels au développement économique s’en trouvent profondément allégés. Ces circonstances apportent en revanche aux Etats et aux entreprises la possibilité d’une facilitation de leurs actions quotidiennes et de moyens financiers supplémentaires. Il importe donc que tous les acteurs africains sachent réagir avec rapidité, efficacité et sagesse au nouvel environnement pour en saisir ses opportunités. Cette capacité de réaction sera un bon test de leur détermination à obtenir l’accélération indispensable de la croissance économique.

Paul Derreumaux