PAYS SUBSAHARIENS : apports et limites des fonds d’investissements

L’actualité met en valeur l’arrivée en Afrique subsaharienne de « fonds secondaires » qui rachètent des actifs de Fonds d’Investissement, ou Fonds de Private Equity (FPE) n’ayant pas réussi dans les délais prévus leur sortie de certaines sociétés. Déjà courante ailleurs, cette nouvelle catégorie souligne l’inventivité constante du monde de la finance, mais témoigne aussi des difficultés croissantes des FPE dans l’atteinte de leurs objectifs, y compris dans ce périmètre géographique. Celles-ci peuvent être appréciées dans deux composantes essentielles de ces structures – les Fonds tournés vers les grandes entreprises ; ceux consacrés aux petites entreprises (ou Fonds d’impact).

Les FPE visant de grandes entreprises des pays subsahariens sont apparus au début des années 2000, en lien direct avec l’afro-optimisme ambiant de l’époque. Leur approche présente en effet des caractéristiques conformes aux besoins des entreprises locales : présence momentanée dans le capital des sociétés investies avec des soutiens financiers et techniques, offrant aux promoteurs locaux un éventail maximal de perspectives ultérieures de développement et de profit. Elle est aussi en harmonie avec les voeux de leurs propres investisseurs : durée de vie limitée à 10 ou 12 ans des FPE ; maximisation de la rentabilité grâce à l’encadrement des promoteurs ; optimisation des conditions de sortie par la recherche des solutions les plus avantageuses. Outre l’abondance des ressources financières disponibles à cette époque, l’engouement pour les FPE a été favorisé par les investissements réalisés par certains d’entre eux dans des sociétés de télécommunications mobiles, alors en début de croissance exponentielle sur le continent, qui ont boosté leur rentabilité. Les succès obtenus expliquent la multiplication de ces FPE, la part importante des investisseurs privés à leur capital et la constitution progressive de solides équipes de gestion prenant en charge plusieurs générations successives de Fonds.

Ces FPE comptent maintenant de nombreuses réalisations en Afrique même si leur poids relatif y reste nettement inférieur à celui atteint ailleurs. Ils sont aussi un canal d’investissement apprécié même s’ils restent majoritairement basés à l’international. Toutefois, plusieurs ressorts essentiels de leur efficacité se sont atténués : affaiblissement de la croissance moyenne des économies depuis 2015 ; retards considérables dans la création d’emplois productifs : ralentissement de la progression d’une classe moyenne de consommateurs dans de nombreux pays ; faiblesse des marchés financiers pour les sorties ; nombreuses perturbations dans les monnaies africaines. Depuis 2020, plusieurs crises mondiales et des tensions politico-sociales nombreuses ont introduit aussi des biais négatifs inattendus. Outre ces facteurs externes, l’expérience a montré, ici comme ailleurs, que certaines entreprises soutenues présentaient dans la durée des défaillances de gouvernance ou de stratégie pouvant compromettre les ambitions initiales. Plusieurs conséquences en résultent : rentabilité des FPE souvent nettement intérieure aux annonces ; tendance au repli du poids des investisseurs privés par rapport aux investisseurs institutionnels ; difficulté de respecter les dates de sortie ; concentration des investissements sur quelques pays ou régions, telle l’Afrique du Nord, et quelques secteurs, en particulier commerce et services ; cession à des groupes étrangers plutôt qu’à des repreneurs africains.

Ces inconvénients montrent que l’essor de ces Fonds consacrés aux secteurs productifs dépend aussi largement, comme pour les sociétés dans lesquelles ils sont investis, de réformes structurelles locales capables de soutenir l’emploi, l’investissement et le bon fonctionnement des entreprises et de l’économie. En revanche, la promotion par les FPE, ou selon d’autres canaux, de sociétés d’investissement pérennes, d’implantations nationales ou régionales, pourrait constituer un relais des Fonds, tout en garantissant un ancrage futur plus local des entreprises investies, conformément aux ambitions affichées de plus en plus par tous les acteurs.  

Les FPE visant le financement des petites entreprises sont plus récents et plus rares. Ils cumulent aussi plus de handicaps liés aux caractéristiques de leurs cibles : incertitudes de profitabilité, voire de viabilité, des entreprises investies ; faible formalisation imposant de lourdes actions d’encadrement et de formation par les gestionnaires des Fonds ; forte dépendance par rapport à un environnement en général peu favorable et instable ; nombre réduit de repreneurs potentiels, nationaux comme étrangers, lors de la sortie des Fonds en raison de la difficulté des challenges à relever. Il en découle pour les FPE de cette catégorie, dans un phénomène d’’enchainement négatif, un poids relatif élevé des coûts de gestion face à des produits limités et étalés dans le temps, une rentabilité souvent modeste et tardive et une faible attractivité sur des investisseurs largement composés d’institutionnels.

Malgré ces défis, la présence des Fonds d’impact progresse en Afrique subsaharienne, par suite de la place prééminente des petites et moyennes entreprises dans les économies et du constat général d’un chaînon manquant dans leur financement : celui des capitaux propres.  Le secteur connait même des avancées originales comme celle du Fonds IPDEV 2. Celui-ci s’est fixé en 2016 l’objectif de la création d’une dizaine de FPE locaux de taille modeste, dans des pays francophones et anglophones, centrés sur les petites entreprises et réunissant à leur tour de table, des actionnaires nationaux privés ou publics. Une bonne part du chemin est franchie ; en juin 2024, 8 fonds sont déjà opérationnels dans des pays aussi variés que le Sénégal et Madagascar, et ont ensemble un volume d’investissements d’environ 32 millions d’EUR dans une bonne cinquantaine d’entreprises ; 2 nouveaux fonds sont en préparation et 6 sorties d’entreprises ont déjà été réussies ; en revanche, aucun des fonds nationaux n’a pu effacer entièrement les pertes supportées depuis sa création et démontrer sa viabilité durable.  Malgré l’intensité des efforts exigés, les résultats obtenus sont donc encore infimes par rapport aux challenges relevés.

 Pour corriger cet état de fait préoccupant, des réformes majeures seraient cruciales, dont quelques exemples peuvent être évoqués. La première mutation semble justifiée par le fait que ces FPE se substituent, au moins partiellement, à des actions habituellement accomplies par des institutions d’appui au développement ou les Autorités locales : études de marché et de faisabilité de projets, apports financiers et techniques à des études préalables à des investissements productifs et à la réalisation de ceux-ci, formalisation des méthodes de travail des petites sociétés, formation professionnelle des chefs d’entreprises. Dans ces missions de quasi-service public, les FPE apportent deux avantages décisifs qui sont la compétence technique des équipes et leur approche plus permanente que celle de projets. Ceci peut justifier des soutiens directs aux FPE pour prendre en charge une fraction de leurs coûts d’approche ou tout ou partie des pertes subies pendant les premières années de fonctionnement. Ceci peut inclure aussi pour des mini-FPE nationaux le support, dégressif dans le temps, des coûts de gestion de ces structures, dont le poids est particulièrement lourd mais qui recouvrent un encadrement essentiel pour les entreprises financées. Une autre amélioration pourrait être, comme pour les FPE visant les grandes entreprises, la création de sociétés d’investissement locales pour constituer, à la sortie des Fonds, un relais d’actionnariat durable des entreprises financées. Compte tenu des enjeux financiers plus limités dans le cas présent, ces sociétés devraient d’ailleurs être plus facilement constituées, bénéficier d’avantages fiscaux et même intéresser des capitaux de la diaspora, comme IPDEV a pu le vérifier dans un de ses pays d’implantation.

Sans être des panacées, les FPE ont fait la preuve de leur utilité en zone subsaharienne comme ailleurs. Les imperfections actuelles de leur fonctionnement appellent des transformations pour que leur rôle s’élargisse. Comme pour toute institution financière, ces mutations n’auront toutefois leur plein effet que si les acteurs qui maîtrisent tout l’environnement -Autorités nationales et grands bailleurs de fonds notamment- participent activement à son amélioration.

Paul Derreumaux

Article publié le 21/05/2025

MALI : JOUR DE FÊTE A KAYO

En ce matin du premier dimanche de mai, beaucoup de gamins aux tenues multicolores, curieux  et bavards, sont déjà assis près de la tente installée pour recevoir les hôtes de marque. Le chef de village et l’imam principal de Kayo accueillent ceux qui les rejoignent. Un petit groupe de villageoises a commencé à chanter, soutenu par le rythme des tams-tams. Son animatrice, une petite femme à lunettes, au large sourire, coiffée d’un bonnet de laine bicolore et armée d’un instrument traditionnel de percussion, emmène l’équipe avec détermination. Hommes, femmes et adolescents arrivent lentement, grossissant peu à peu les rangs des badauds.

La cérémonie que tous attendent est l’heureux résultat d’un parcours engagé en décembre dernier par la Fondation DAMBE. Celle-ci a inscrit dans son programme d’activités depuis trois ans le financement de forages au profit de villages insuffisamment équipés et mal desservis par leur environnement. Devant les autres urgences qui lui sont soumises chaque année et la difficulté de trouver une entreprise compétente et aux exigences financières modérées, le projet avait été reporté jusqu’ici. La Fondation s’était promis de le concrétiser avant fin 2025. Deux personnes rencontrées en novembre dernier vont permettre de franchir le pas. D’abord un entrepreneur de travaux publics, C.S.D., ami de longue date des dirigeants de la Fondation : fin connaisseur de la région de Bamako, toujours serviable, lui-même investi dans les actions de solidarité, il recherche activement et identifie un jeune entrepreneur, D.T. ; qui parait répondre aux critères recherchés. Un rendez-vous avec celui-ci confirme la qualité du choix : l’interlocuteur est posé et direct, il est expérimenté dans son secteur et sa société est équipée d’un matériel performant. Le projet pouvant donc être exécuté dans de bonnes conditions, l’équipe ainsi constituée se met en quête dès décembre 2024 d’un site approprié pour sa réalisation.

Trois critères majeurs ont été clairement fixés dès l’origine pour cette première opération. Le village recherché doit être suffisamment éloigné de Bamako, pour ne pas bénéficier aisément des commodités de la capitale. Sa population doit être assez conséquente pour que le forage change la vie d’un nombre élevé de personnes, et en croissance pour montrer sa vitalité. Surtout, les responsables du village choisi auront à être à la fois les avocats de cet investissement auprès de leur population, et ses protecteurs quand celui-ci sera effectif, ce qui implique un fort engagement de leur part.  Après de premiers contacts menés sur cette base avec quelques localités et restés infructueux, le choix s’arrête sur Kayo. Située non loin de Koulikoro, à proximité de la route à 4 voies qui relie maintenant cette ville à Bamako, Kayo compte en 2025, selon les informations reçues, environ 4000 âmes en incluant les villages et hameaux avoisinants. Elle dispose d’un seul forage opérationnel alors que deux autres tentatives sont restées inachevées. L’accueil réservé à la délégation de la Fondation début janvier 2025 est chaleureux et il est clair que le projet a toute son utilité. Grace à la pêche dans le fleuve Niger assez proche et à l’agriculture vivrière, les familles peuvent subvenir à leurs besoins et la population grandit. Plusieurs endroits sécurisés sont aussi rapidement proposés pour le lieu d’implantation du forage. De plus, outre cette première contribution, et après les explications reçues, la population s’engage aussi à prendre en charge une partie minime du coût de l’opération. La Présidente sait que cet engagement multiforme est crucial. Il sera une garantie supplémentaire de la pérennité du projet car la communauté de Kayo se sentira encore plus concernée par celui-ci et y portera un soin attentif.

Les évènements vont alors aller vite. L’emplacement définitif est retenu et le forage sera installé sur un terrain public près de la mosquée centrale. Les travaux débutent immédiatement, l’eau est trouvée sans difficulté majeure et tout l’équipement est installé et prêt pour la livraison avant fin mars. Le château d’eau, d’une capacité de 500 litres, trône haut au-dessus du forage et, grâce à l’installation incluse de l’énergie solaire, alimente à tout instant d’eau potable les cinq robinets qui peuvent être utilisés simultanément sur deux zones distinctes. L’édification d’un mur et le crépissage de la mosquée voisine par un autre donateur donnent à l’ensemble encore plus d’allure.

C’est pour célébrer dignement la fin de ce travail que tous ceux qui y ont participé sont réunis ce jour. Le public s’est encore élargi depuis tout à l’heure et le chef de village souligne d’abord, en son nom et au nom de ses administrés, sa satisfaction et ses remerciements. Les imams lui emboitent le pas, suivis par la Présidente de la Fondation, qui rappelle les objectifs recherchés. Toute l’assistance se dirige ensuite vers le forage et ouvre solennellement les vannes. Chacun veut toucher l’eau qui jaillit, limpide, vivante, rafraichissante sous le soleil de mai, et en boire si possible une gorgée. Les femmes, les plus heureuses, engagent la danse simulant une « bataille de l’eau », qui illustre la situation si fréquente des épouses et des mères, trop nombreuses avec leurs grands récipients pour partager le filet d’eau qui est leur quotidien. Après cela, tous regagnent leur place, sous ou près de la tente, et s’engagent un deuxième « round » de remerciements, une reprise de la danse de la fausse « bataille », et enfin la chanson rythmée d’une chorale improvisée de femmes du village. A côté des invités, des pêcheurs de Kayo ont déposé en cadeau un échantillon de leur principale richesse : trois magnifiques capitaines encore ruisselants. Un bel exemple de leur propre générosité. La fête est restée simple et familiale, comme souhaité, mais l’enthousiasme témoigne de la satisfaction sincère des habitants

L’investissement n’est bien sûr qu’une petite pierre lisse sur le long chemin caillouteux à transformer en belle piste, qui traduirait l’accès de tous à l’eau potable. Mais la piste apparaitra d’une succession de ces pierres, posées par tous ceux qui le pourront. Et c’est à la prochaine que pensent déjà les artisans de cette première réussite. Demain ne peut attendre….

Paul Derreumaux

Article publié 13/05/2025

CARNET DE VOYAGE A LOS CANOS : Quelques visages d’une Espagne multiple

Los Canos (prononcer Canios) de Meca est une petite ville d’Andalousie, située dans la province de Cadix, plantée face à l’Atlantique. Deux heures à peine suffisent pour parcourir les 180 kms qui la séparent de l’aéroport de Séville ; l’autoroute ultramoderne qui relie les deux villes rappelle dès l’abord aux visiteurs que l’Espagne a bien rejoint dans la modernité les autres grands pays de l’Union Européenne.

L’Histoire n’est pourtant jamais loin. La cité tire son nom de sa position sur la route qu’emprunteront les Maures, pendant les quelque cinq siècles où ils occupèrent une bonne partie de l’Espagne, pour accomplir leur pèlerinage à La Mecque. Situé à une quarantaine de kilomètres du Détroit de Gibraltar, qui met l’Afrique et l’Europe si proches, en face l’une de l’autre, elle devait être une étape importante, reposante et rafraichissante au bord de la mer avant le voyage éprouvant qui suivait. Il ne reste guère de traces de ces passages dans la petite ville balnéaire d’aujourd’hui, à l’opposé des trésors d’art et d’architecture que toute l’époque a laissés à Séville. Dans cette capitale régionale, l’extraordinaire Alcazar et les nombreux jardins agrémentés de fontaines exaltent la trace indélébile de la civilisation musulmane, tout en se mêlant harmonieusement aux monuments, comme la Cathédrale Notre Dame du Siège, qu’édifieront le roi Ferdinand III et ses successeurs après le Reconquista. A Los Canos, les amateurs d’Histoire tournent plutôt leurs regards vers l’Océan : sur un petit promontoire en bordure de la ville, on voit en effet distinctement le Cap Trafalgar et son phare. C’est dans ces parages que se déroula en 1805 la célèbre victoire du Vice-Amiral Nelson et de la marine anglaise sur la flotte franco-espagnole. Peu rancuniers, les touristes français, comme les autres, se pressent souvent sur ce point de vue. Mais la proximité de Gibraltar continue aussi à mettre cette région, avec les Iles Canaries, aux avant-postes de l’actualité internationale : elle accueille un nombre croissant de migrants ouest-et nord africains qui « choisissent » l’Espagne pour rejoindre l’Union Européenne, illustrant une politique d’ouverture que la baisse de la natalité, particulièrement marquée dans ce pays, rend économiquement inévitable pour poursuivre le chemin déjà engagé.

Car le bond économique des soixante dernières années est une réalité tangible. Il a transformé les paysages autant que les mentalités, accentué l’exode rural et densifié les villes, mais aussi   rapproché le niveau de vie de celui des nations du Nord de l’Europe. L’agriculture a été et reste un fer de lance de cet essor. Elle couvre de nombreuses régions de toutes les couleurs vives de ses fruits ou de ses légumes, de ses immenses serres ou de ses grands espaces plantés de céréales. Dans ce mois d’avril andalou, le long du ruban de l’autoroute, le soleil fait scintiller de toutes les nuances de vert les diverses cultures qui s’étalent sur les horizons vallonnés et ondulent sous le vent. A côté d’elle, le tourisme est aussi un secteur clé. Source de croissance rapide et large pourvoyeur emplois, il a généré en même temps des comportements erratiques, notamment en matière de construction. Ses effets néfastes ont aussi été amplifiés par la tourmente financière mondiale de 2008, et la longue crise économique et immobilière qui s’en est suivie a laissé de douloureuses traces : accroissement des inégalités, pénuries de logements sociaux face aux cohortes d’appartements restés vides ou en chantier dans les sites les plus visités. Mais le secteur semble avoir bien rebondi, porté par les atouts naturels du pays -mer, soleil, culture, prix modérés- et s’est ancré aussi dans des régions plus méridionales.

C’est le cas de Los Canos. Comme chaque printemps, la ville s’apprête à enfler démesurément pendant quelques mois sous l’afflux des touristes étrangers comme des visiteurs venus de la région ou d’autres parties du pays. La Semaine Sainte, très suivie en Espagne, venue tôt en avril cette année, marque le début des arrivées. Les cérémonies catholiques sont ici peu apparentes, comparées à celles de Séville qui sont grandioses, mais elles sont une occasion immanquable pour se retrouver en famille, comme aiment le faire les Espagnols Le temps est cette année encore frais et maussade, contrairement à l’habitude. Les résidents ne détestent pas cette douceur, qui tranche avec la chaleur souvent fréquente en cette saison. La situation alimente des conversations animées sur les évolutions climatiques que beaucoup relient au drame qui a frappé Valence fin octobre dernier. Celui-ci a traumatisé la nation et a mis en valeur des fragilités de gouvernance qui préoccupent. Malgré tout, l’heure est plutôt aux pensées plus joyeuses. Les familles emplissent bruyamment les restaurants, nombreux et ouverts parfois à toute heure. Les connaisseurs sont venus se régaler dans le populaire Los très Carioles ou le plus chic La Traïna (prononcer Trainia) : on y trouve à chaque fois excellente chère, gentillesse et simplicité. Le soir, ceux qui ont de la chance peuvent trouver un coin de plage encore tranquille, où la vue porte jusqu’aux côtes africaines nappées de brume.    Ils pourront y rêvasser ou, s’ils sont ambitieux, réfléchir à un avenir qui leur conviendrait mieux.

Paul Derreumaux

Carnets d’impressions d’une année étonnante

Alors que chacun est emporté dans un tourbillon de nouvelles plus ou moins importantes, vérifiées et changeantes, il est utile de sélectionner celles qui sont essentielles, pour tenter d’imaginer le monde de demain. L’exercice peut être esquissé sur quelques exemples, en croisant les données de l’actualité et les leçons de l’Histoire. Cette première tentative concernera les Etats-Unis

En 1945, les Etats-Unis ont confirmé leur atteinte au statut de « super-puissance » dans le monde, à peine 200 ans après leur indépendance. La diversité des indicateurs où s’est exprimée plus ou moins vite leur supériorité témoignait de cette position particulière : importance des richesses naturelles exploitées, mise en œuvre très efficiente des progrès techniques, niveau et diversité des productions industrielles, volume de la production nationale brute, richesse par habitant, forces militaires, classiques et nucléaires, influence culturelle de portée mondiale… Dans le même temps, leurs institutions politiques, inspirées des modèles européens nés au 18ème siècle, les avait rangés dans le camp des démocraties, aux côtés desquelles ils avaient notamment combattu dans les deux guerres mondiales.  A l’issue du dernier conflit, la conjonction de cette suprématie économique et de cette légitimité politique les a placés en porte-drapeau du camp démocratique (dit occidental) face au bloc communiste. Pour les Etats-Unis, l’importance vitale accordée à cette lutte contre l’URSS justifiait parfaitement d’assumer la responsabilité de ce leadership, d’en supporter la charge financière et de construire les éventuelles structures capables d’assurer l’endiguement des pays à obédience marxiste.

L’effondrement de l’URSS en 1989 n’a pas rompu la prise en charge par les Etats-Unis du pilotage et du soutien multiforme de leur camp politique, notamment au plan militaire avec le maintien de l’OTAN. Toutefois, la justification de ce rôle et de son coût s’est progressivement estompée et troublée. D’un côté, la Russie, économiquement et stratégiquement affaiblie, était aussi devenue un pays d’apparence démocratique et un partenaire admis dès 1997 dans le G7, esquisse d’un gouvernement mondial. L’essor de la mondialisation ouvrait aussi des perspectives d’accélération d’une croissance profitable à tous. D’un autre côté, le développement rapide de la Chine communiste, géant démographique, faisait émerger dans le camp adverse un autre rival potentiel, malgré son approche moins conflictuelle, De plus, les terrorismes islamistes exportaient progressivement de nouveaux périls de portée mondiale, tandis que, de son côté, Israël ne faisait guère de concessions pour la paix au Moyen -Orient. Le rôle de gendarme du monde assumé par les Etats-Unis, désormais seule superpuissance, est donc devenu plus onéreux, mais aussi moins efficace par rapport à une situation internationale plus complexe. Initialement les mieux placés pour bénéficier de la mondialisation grâce à la puissance de leurs entreprises, à leur avance technique et à la domination de l’US Dollar, les Etats-Unis ont en outre peu à peu été confrontés au développement exceptionnel de la Chine devenue en 40 ans l’usine de la planète. Alors que la fin de la domination industrielle et commerciale américaine semblait imminente, les révolutions technologiques du 21ème siècle dans les services, dont les GAFAM illustrent la réussite et le rayonnement, ont toutefois permis aux Etats-Unis de maintenir jusqu’ici leur pôle-position par rapport à la Chine     

Face à cette situation, le nouveau Président a été élu fin 2024 sur la base d’une nette rupture avec la stratégie antérieure du pays, basée sur au moins quatre principes : la priorité absolue au  maintien, voire au renforcement, de la suprématie économique des Etats-Unis (la doctrine MAGA) ; l’utilisation de tous les moyens possibles, sans exception, pour atteindre cet objectif ; la réduction drastique de toutes les charges non directement et immédiatement profitables au pays ; la remise en cause de certaines valeurs sociétales, institutions et personnalités suspectées de contrevenir aux buts retenus. La difficulté croissante pour les Etats-Unis d’imposer ses vues dans un monde soumis à des tensions accrues entre acteurs de plus en plus divers pouvait justifier ce virage stratégique et ces nouvelles orientations, dès lors qu’elles étaient soigneusement préparées, expliquées et progressives. Toutefois, les méthodes de travail et l’entourage du Président élu fin 2024, l’agressivité des requêtes, la recherche de résultats immédiats aux dépens du reste du monde et l’inadaptation d’une bonne part des mesures retenues ont induit une incompréhension et une hostilité généralisées et un démarrage chaotique des mesures annoncées. Depuis janvier dernier, les deux principales réorientations internationales abordées restent donc en suspens. En Ukraine, l’espoir d’un règlement rapide du conflit s’est heurté aux prétentions des Etats-Unis autant qu’à celles des Russes. Au plan économique, l’offensive américaine s’est concentrée sur une chasse tous azimuts à l’immigration illégale et à une hausse stratosphérique et généralisée des taxes d’importation, qui n’ont pu ni l’une ni l’autre être menées à bien.

Diverses contrattaques ont en effet été immédiatement menées pour les droits de douane par les partenaires les plus puissants, tels l’Union Européenne et, plus particulièrement, la Chine, pour les produits les plus indispensables à l’économie et aux consommateurs américains. Elles devraient conduire à des négociations, sans doute longues et aux épilogues inconnus. Surtout, les effets espérés par les Etats-Unis de ce séisme douanier pourraient être erronés. La forte hausse des taxes d’entrée devrait générer à la fois hausse directe des prix de vente dans le pays et perturbation des circuits internationaux d’approvisionnement, tous deux facteurs d’inflation, de taux d’intérêt élevés et de baisse du pouvoir d’achat, sans permettre en compensation la croissance souhaitée des productions américaines subordonnées à des transformations structurelles souvent difficiles. La baisse du dollar, qui faciliterait le redressement de la balance commerciale, ne se commande pas, mais résulte à la fois de la force relative des principaux espaces économiques et d’une coopération des nations concurrentes à l’atteinte de cet objectif. La situation actuelle des Etats-Unis ne leur est pas vraiment favorable sur ces deux points. De plus, l’affaiblissement du dollar contribuerait à rendre moins attractive la détention des bons du Trésor américains et donc à augmenter le coût d’une dette déjà colossale. Enfin, l’attaque frontale par la Présidence américaine de tous les alliés traditionnels dans les divers combats menés, politiques comme économiques, pourrait être une faute d’arrogance coûteuse.

Ces diktats de tous ordres des Etats-Unis, confrontés à leurs illogismes et aux ripostes reçues, ont ouvert une période d’incertitude maximale qui devrait se prolonger au moins jusqu’à fin juin prochain. Malgré tout, trois conséquences durables apparaissent déjà vraisemblables après cette crise. L’une est le ralentissement de la croissance économique mondiale, au moins jusqu’à fin 2026, en raison à la fois de l’impact négatif direct sur le commerce international et des ajustements structurels à opérer dans la plupart des pays et des secteurs, qui nécessiteront du temps. La deuxième est la perte de confiance générale envers les Etats-Unis, tant à cause de leurs comportements totalitaires que par la bizarrerie de leurs actions. Cette suspicion risque notamment d’être profonde et durable dans la plupart des pays en développement et d’être préjudiciable à tout l’Occident.  Celui-ci pourrait perdre définitivement dans les pays du Sud, dont le poids démographique et économique ira croissant, une bonne part de son influence au profit de la Chine, de la Russie, et de quelques autres, structurés maintenant autour des BRICS. Le troisième impact résidera dans les dommages collatéraux qui frapperont en particulier la lutte contre le dérèglement climatique, l’appui aux actions de développement économique et la mise en œuvre de stratégies cohérentes de gestion des flux de migrations. L’abandon par les Etats-Unis d’une grande partie de ses programmes en ce domaine comme la moindre priorité accordée à ces questions par d’autres grands acteurs mondiaux en raison des turbulences actuelles cumuleront leurs impacts négatifs en la matière.

La nouvelle Présidence des Etats-Unis ambitionne d’imposer sa vision et ses intérêts propres au monde entier, à l’instar d’un Empire en pleine expansion. Mais ses exigences ressemblent plutôt aux tentatives désordonnées d’un Empire aveuglé par sa domination passée : confiant à l’excès dans ses forces mais oubliant ses faiblesses, perdant toute considération pour ses amis autant que pour ses vassaux ou ses ennemis, et manquant de discernement dans l’impact de ses actions, sans doute à cause de la façon selon laquelle elles sont conçues. Une telle situation a déjà été observée dans le passé. Il reste à espérer que le souvenir de ces épisodes de l’Histoire reste suffisamment vivant pour éviter les issues les plus dommageables de cette nouvelle disruption des visions.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/04/2025                

Banques subsahariennes à l’aube de 2025 : ambitions, incertitudes et menaces. (3)

Partie 3 -Menaces : Des ripostes réussies ; de nouveaux dangers

Si l’affrontement des risques est le quotidien de chaque banque, certains d’entre eux peuvent acquérir, progressivement ou brutalement, une généralité et une ampleur qui les transforme en une véritable menace pour la profession. En Afrique subsaharienne, les systèmes bancaires connaissent en ce moment plusieurs évolutions de cette nature : quelques-unes paraissent en cours de résolution, d’autres pourraient au contraire s’amplifier.

Face à la rapidité des mutations des systèmes d’information, la lourdeur des progiciels bancaires et la difficulté de les adapter à de nouvelles approches commerciales ont été un handicap important depuis près d’une décennie. Cela a aussi freiné les banques dans l’inclusion financière, objectif assumé des pouvoirs publics et attente forte des populations les moins favorisées. Ce vide a été rapidement comblé par de nouvelles institutions construites sur une automatisation maximale. Les filiales des sociétés de télécommunication, spécialistes de ces traitements de masse, ont initié ce mouvement de la monnaie électronique (mobile banking), suivies par des sociétés « informatico-financières » (les fintech). Démarrées en 2007 en Afrique de l’Est, elles ont pris une part importante dans l’éventail des moyens de paiement sur tout le continent. A ce jour cependant, les établissements bancaires ont vigoureusement réagi. Au prix d’investissements considérables et d’un changement des méthodes de travail, un grand nombre ont réussi une nette amélioration de la digitalisation des services offerts et repris l’offensive. Un certain équilibre semble s‘être installé entre ces deux types d’acteurs : le périmètre du mobile banking s’est élargi aux transferts et aux paiement de factures, mais les banques désormais plus automatisées gardent aussi le monopole du crédit.  La menace s’est donc estompée, mais peut reprendre vie : ainsi, dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) le projet d’interopérabilité de tous les acteurs financiers pourrait apporter de nouveaux progrès pour les usagers, mais aussi générer de nouveaux déséquilibres.

Au plan international, l’accélération du départ d’Afrique des grandes banques françaises et anglaises a souvent amené ces dernières à réduire leurs engagements de correspondant banking au profit des institutions africaines. Les difficultés rencontrées dans le respect d’exigences de conformité toujours renforcées et la réorientation géographique des activités des banques européennes ont été les deux principales raisons avancées pour cette évolution. Celle-ci a pesé lourdement sur le développement des opérations avec l’étranger des groupes africains et les a conduits à chercher des circuits alternatifs. Outre la diversification des partenaires extérieurs, appliquée par tous, les établissements les plus solides ont visé l’implantation en Europe d’une entité propre capable de traiter les opérations internationales de leurs filiales, mais aussi celles d’autres banques africaines ne pouvant assurer seules une telle présence. Quelques pionniers ont franchi cette étape de longue date, comme BANK OF AFRICA et Ecobank à Paris, ou First Bank of Nigéria à Londres. Mais le mouvement s’est accentué et on annonce par exemple pour 2025 l’arrivée à Paris des succursales de UBA, Zenith Bank et Vista Bank. Certes, ces installations, et leurs maisons-mères, sont placées sous le contrôle étroit et minutieux de l’Autorité de Contrôle Prudentiel (ACPR) française. L’indépendance ainsi conquise, qui parait efficace, desserre toutefois une menace qui pénalisait de plus en plus les banques africaines.

A côté de ces ripostes réussies, d’importants défis restent présents ou apparaissent. Certains sont internes et anciens, comme la difficulté pour les banques d’apporter des financements suffisants et bien adaptés aux Petites et Moyennes entreprises (PME) et au secteur immobilier, malgré l’importance économique et sociale des besoins existants. En la matière, l’inadéquation résulte certes de handicaps liés à l’environnement -juridique, technique, administratif,..-, mais vient aussi des taux d’intérêt élevés, des durées de prêts trop courtes, de l’absence de soutien en fonds propres. Les progrès obtenus grâce à la pratique, qui se généralise, de partage du risque entre banques et bailleurs de fonds internationaux, montrent que de premiers changements sont possibles et que les banques s’y engagent activement. La multiplication de tels efforts conjoints serait donc particulièrement opportune. Même si le rendement net de ces crédits est moins élevé que celui d’autres concours actuels, leur impact à moyen terme compenserait ce sacrifice momentané.

D’autres risques sont externes et récents, tel par exemple celui encouru par les banques du fait de l’endettement croissant des Etats. Pour cette dette publique, la mobilisation de l’épargne intérieure est de plus en plus encouragée, en raison de son absence d’impact sur les besoins en devises étrangères, et constitue, dans la plupart des pays subsahariens, une part croissante des portefeuilles d’emplois bancaires. Elle offre en effet souvent un double avantage de rémunération satisfaisante et de risque modéré. L’UEMOA est entrée tardivement dans ce marché des créances étatiques, mais celui-ci a connu un développement considérable en une décennie tant par les obligations émises sur la Bourse Régionale (BRVM) que par les émissions de Bons et d’Obligations par les Etats. Les établissements bancaires sont devenus des participants très majoritaires sur ces deux marchés et leurs produits de trésorerie constituent une fraction croissante de leur portefeuille global d’emplois : elle dépasse en moyenne 25% de celui-ci en fin 2023, mais ce pourcentage est parfois nettement plus élevé. Cette orientation a été favorisée par les évolutions réglementaires et des taux de rémunération attractifs de ces placements, et la stratégie apparait satisfaisante tant que le fonctionnement du marché de ces titres publics se déroule sans accrocs, comme cela est le cas depuis son démarrage. Des zones d’ombre sont cependant apparues récemment. Les taux ont augmenté, poussés pêle-mêle par les incertitudes politiques sur certains pays, l’augmentation des besoins, les tensions de liquidité bancaire et les contraintes de la conjoncture. Ils se sont aussi davantage différenciés selon les Etats, exprimant une prime de risque pesant sur quelques emprunteurs. Les nouvelles alarmantes récemment apparues sur le niveau et le contenu réels de la dette publique sénégalaise et la restructuration inattendue de quelques emprunts obligataires en Côte d’Ivoire pourraient transformer les préoccupations en une véritable menace, si apparaissaient des défauts majeurs sur ce marché jusqu’ici très courtisé. Les impacts négatifs pourraient en être multiples : sur la liquidité voire la solvabilité des banques, sur le financement des Etats, sur l’activité économique. Les mêmes craintes pourraient concerner aussi les appareils bancaires d’autres pays subsahariens, contributeurs essentiels au financement d’un endettement public qui continue de croître.

Les systèmes bancaires subsahariens ont montré depuis plus de 40 ans leur capacité à se reconstruire et à prospérer après une crise gravissime. Ils sont aujourd’hui un des rares secteurs d’activité de la zone qui soit à la fois, dans son ensemble, rentable, performant et aligné sur des standards internationaux. Ils devraient donc être en mesure de faire face aux nouveaux risques qui les défient. A cette fin, une condition sine qua non sera bien pour toutes les unités qui les composent le renforcement des fonds propres d’une manière ajustée à tous les risques qu’ils courent et aux investissements qui s’imposent. Ainsi mieux armées, les banques seraient en mesure de concrétiser des projets de croissance. Ces derniers pourraient se traduire par une expansion géographique, qui est le plus souvent déjà exprimée. Mais ils pourraient aussi prendre la forme, encore plus ambitieuse, d’un approfondissement de leur rôle dans chaque pays : poids accru de leurs concours dans l’économie, financement intensifié de secteurs orphelins telles les PME, coopération plus marquée avec les autres activités financières -assurances, bourse, ..- dont l’essor est fort insuffisant, .. L’intérêt de tels objectifs est souligné depuis longtemps et serait déterminant pour le transformation en profondeur des structures économiques et l’obtention d’un véritable développement. Mais il suppose la création par les Etats et leurs partenaires d’un environnement propice à cette mutation. Cet objectif bénéficie rarement d’une priorité continue en raison d’autres urgences. Sans doute est-il grand temps d’accélérer ce mouvement pour donner aux banques l’occasion et la responsabilité de jouer dans de bonnes conditions un rôle à la mesure de leurs ambitions.

Paul Derreumaux

Article publié le 17/03/2025

Banques subsahariennes à l’aube de 2025 : Ambitions, incertitudes et menaces. (2)

Partie 2 – Incertitudes : Les particularités de la zone Franc

Si la qualité d’ensemble de leurs résultats financiers nourrit logiquement les ambitions des secteurs bancaires subsahariens, le réalisme de celles-ci est encore plus lié à la consistance effective de leurs fonds propres. Le renforcement de ces derniers est souvent impulsé par les exigences croissantes des Banques Centrales vis à vis des banques commerciales. Si la tendance constatée sur ce plan est partout identique, sa mise en œuvre s’accomplit avec une ampleur et un rythme fort variables et réserve des surprises

Engagé depuis longtemps au niveau mondial, et constamment renforcé, l’accroissement du capital minimum des institutions de crédit et le durcissement des ratios qu’elles ont à respecter touche aussi l’Afrique, à des degrés divers selon les pays. L’évolution répond au moins à un triple objectif : renforcer les capacités de crédit des banques à l’économie ; leur imposer de disposer des ressources propres suffisantes pour faire face aux risques qui s’accroissent et se diversifient ; consolider si possible la profession grâce à des acteurs moins nombreux mais plus puissants.

Le Nigéria, coutumier des augmentations impressionnantes, avait bien atteint ces buts en 2005. Le bond du capital minimum alors décidé avait déclenché le vaste mouvement de concentration locale du secteur – division par 3 du nombre d’entités – et une forte expansion, nationale et internationale, des banques survivantes. Celle-ci fut à la base de la dé-compartimentation entre toutes régions subsahariennes pour les activités bancaires. Ce pays s’illustre encore en fixant une nouvelle hausse record du capital minimum pour fin mars 2026 : 200 milliards de nairas pour les banques nationales et même 500 milliards pour celles bénéficiant d’une autorisation internationale, soit respectivement la contrevaleur de 130 et 320 millions(M) de USD. Mais l’accélération s’observe ailleurs, quelle que soit la taille et le développement des économies : exprimés en M de USD, les nouveaux seuils s’élèvent à environ 105 M en Egypte, 70 M au Ghana mais aussi 30 M en République Démocratique du Congo (RDC). Même les pays plutôt réfractaires à cette mesure et préférant des ratios prudentiels plus sévères évoluent : le Kenya vient ainsi de décupler ce capital minimum, stable depuis 2012, pour le porter en plusieurs étapes à 10 milliards de KES (78 M USD) en 2029.

Dans les pays concernés, les banques sont contraintes de trouver les fonds propres supplémentaires et, pour la plupart, sont déjà lancées dans des augmentations de capital, la recherche éventuelle de nouveaux actionnaires et, si nécessaire, des opérations de fusion-acquisition. Comme déjà rappelé ( cf. Partie 1), le Ghana est immergé dans ce processus depuis 2018. Au Nigéria, les groupes Access et Zenith ont émis chacun de nouvelles actions pour plus de 200 millions de USD, et leurs principales consœurs sont aussi sur cette voie. Partout, la montée en puissance des ressources propres est bien perçue par les banques comme une exigence sans faille et étroitement surveillée des Autorités monétaires, la condition sine qua non de la confiance de leurs possibles bailleurs de fonds et le préalable de la concrétisation de leurs ambitions. Une fois cette étape franchie, la mobilisation de financements complémentaires sous forme de prêts, d’obligations convertibles, d’instruments variés est aussi souvent nécessaire pour atteindre les objectifs fixés. Mais celle-ci est de toute façon placée sous le contrôle de plus en plus rapproché des Commissions Bancaires et l’apparition possible de nouvelles règles. Ainsi, l’Afrique du Sud pourrait initier un système de « Financial Loss Absorbing Capacity (FLAC) obligeant certains prêteurs à convertir leurs concours en actions en cas de difficulté de la banque emprunteuse, à l’image des contraintes sur les prêts subordonnés en zone franc. Le sauvetage des banques s’appuierait alors davantage sur elles-mêmes (le bail-in).  

L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) n’est pas en reste sur ce chapitre des fonds propres. Le capital minimum a été doublé fin 2023 et porté à 20 milliards (MM) FCFA (32 M USD), rattrapant ainsi un retard de plus en plus flagrant par rapport à l’ensemble de la zone. Pourtant, alors que l’ajustement demandé pouvait être perçu comme difficile, l’objectif est déjà atteint fin 2024 par l’essentiel de la profession, et souvent par incorporation de réserves sans apport d’argent frais et, a fortiori, sans rapprochement des acteurs en place. Il est vrai que les entités en zone CFA ont l’avantage que leur monnaie s’est moins dévaluée par rapport au dollar US que celles de la plupart des pays subsahariens : l’effort requis exprimé dans cette mesure commune est donc moins conséquent. Il serait logique d’attendre un nouveau durcissement du seuil dès 2026, à l’expiration du délai arrêté pour l’accroissement en cours. Certains groupes ont déjà anticipé cette étape suivante, comme la BANK OF AFRICA dont le capital de certaines filiales est déjà passé en 2024 à 40 MM CFA. Dans la partie centrale de la zone franc, où l’ajustement semble encore en attente, le Groupe gabonais BGFI a pris les devants en annonçant pour 2025 son entrée en bourse, en vue de lever au moins 80 MM FCFA (130 M USD) de capitaux.

Si la consolidation effective des fonds propres reste pour l’heure modeste en zone franc, une modification importante s’est introduite ici depuis quelques années dans les actionnariats : la montée en force des Etats. Cette possibilité est classiquement utilisée, lorsque les Autorités ont à recapitaliser des établissements de crédit défaillants. Le Mali avait procédé ainsi pour résoudre l’insolvabilité de la Banque de l’Habitat du Mali, en la faisant absorber par une autre banque publique, la Banque Malienne de Solidarité (BMS). La Côte d’Ivoire a fait de même sur la durée avec plusieurs banques, privées et publiques, qui ont été selon les cas mises sous administration provisoire ou consolidées à partir de capitaux publics (Versus Bank, Banque Nationale d’Investissement (BNI), Banque de l’Habitat, Banque Populaire). D’autres cas analogues pourraient être cités ailleurs dans l’UEMOA, mais se retrouvent aussi au Cameroun, avec notamment la Commercial Bank of Cameroon (CBC), et dans de grands pays anglophones tels le Kenya, l’Afrique du Sud ou ailleurs. Au Nigéria, l’Etat devrait ainsi reprendre à ce titre la petite Keystone Bank, elle-même née d ‘un changement d’actionnaire en 2017 six ans après sa création.

A côté de ces cas de force majeure, la zone franc, et spécialement l’UEMOA, s’est distinguée récemment par des prises de participation des Etats et des structures publiques dans les banques existantes, répondant à des fins plus stratégiques. Le départ de la zone des banques françaises BNP et Société Générale accroît en effet les opportunités et amplifie le mouvement.  La Côte d’Ivoire a été pionnière en pilotant un consortium d’investisseurs publics emmené par la BNI pour acquérir l’ex-filiale locale de la BNP. Mais la Commission Bancaire a montré dans son Rapport sur l’année 2023 que la tendance est une lame de fond : en 4 ans, l’actionnariat public aurait plus que doublé en volume, avoisinant 27% du tour de table des banques, et 23 de celles-ci, totalisant plus de 20% des actifs régionaux du secteur, sont détenues majoritairement par des investisseurs étatiques. L’évolution s’est accentuée depuis lors, sous des formes variées : l’Etat du Bénin est devenu actionnaire unique de la Banque Internationale pour l’Industrie et le Commerce (BIIC), désormais première banque du pays, dont il cède une part minoritaire sur la Bourse Régionale ; l’Etat du Mali indique être passé majoritaire au capital de la Banque Nationale de Développement Agricole (BNDA), en complément de sa forte présence dans la BMS et la Banque de Développement du Mali (BDM). Pour le dossier majeur de la Société Générale, les Etats du Bénin, mais aussi du Cameroun, du Congo, de Guinée Equatoriale, contre toute attente, préemptent la cession des filiales locales, écartant les investisseurs privés concurrents, et attendent maintenant l’accord final des Autorités Monétaires.

L’appétit de ces Etats pour ces acquisitions bancaires n’apparait donc plus résigné, mais volontariste. Cette nouvelle donne s’oppose à l’évolution observée depuis quatre décennies et semble incarner la volonté politique d’utiliser les banques comme un levier important du développement économique et social. En raison du poids des secteurs publics dans la zone, l’approche  peut être pertinente dès lors que sont respectées au moins trois conditions : absence de distorsion de concurrence entre acteurs bancaires publics et privés ; indépendance et absence de conflit d’intérêts dans la gestion des banques publiques, en particulier face aux recours des Etats sur le marché financier régional ; capacité des actionnaires publics d’assurer les apports de fonds propres qui devraient s’intensifier à l’avenir.

Si ces incertitudes ne sont pas levées, elles pourraient se transformer en menaces.

A suivre le 17 mars…

Retrouver l’article Partie 1 – Les ambitions : Qui ? Où ? Comment ? en suivant ce lien

Paul Derreumaux

Article paru le 04/03/2025

Banques subsahariennes à l’aube de 2025 : Ambitions, incertitudes et menaces. (1)

Partie 1- Les ambitions : Qui ? Où ? Comment ?

Même si l’Afrique fait face actuellement à de nombreuses crises, la plupart des banques subsahariennes en place affichent toujours d’importantes ambitions, parfois même étonnantes. Elles doivent toutefois tenir compte d’évolutions récentes, dont les impacts sont encore mal connus, et de risques qui se confirment.

Trois principaux facteurs donnent aux banques, et surtout aux plus puissantes d’entre elles, cet esprit de conquérant. D’abord, les résultats financiers des systèmes bancaires subsahariens sont dans l’ensemble excellents depuis plusieurs années, notamment dans l’Union économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) mais aussi en beaucoup d’autres pays anglophones ou francophones. Un autre élément réside dans les augmentations de ressources financières, et notamment de capitaux propres, dans lesquelles les établissements se sont lancés sous la pression des régulateurs et devant l’intérêt retrouvé des marchés gorgés de capitaux et en quête de placements rémunérateurs. Le dernier point vient des opportunités créées par les annonces de départ du continent des derniers groupes anglais et français encore présents.

Dans cette ébullition des appétits, la palme revient sans doute aux banques nigérianes Access Bank et Zenith Bank, qui rivalisent de projets d’extension. Access, devenue l’entité la plus puissante par le bilan en 2024, serait la plus boulimique grâce, en particulier, à son rachat de National Bank au Kenya – à fusionner avec son ancienne filiale kenyane -, son rachat prévu des implantations de Standard Chartered Bank en Angola et Sierra Léone, son coup d’éclat de l’entrée majoritaire fin 2024 au capital d’Afrasia Bank à Maurice, son incursion récente en Afrique du Sud et en Tanzanie, et ses projets sur d’autres continents. Zenith Bank suit un chemin analogue : après avoir réduit son retard en termes bilantiels, l’actuelle deuxième banque nigériane a aussi des cibles d’installation multiples en Afrique de l’Est, en Namibie et en Europe.

Les grandes banques sud-africaines, si elles dominent toujours de très loin le secteur sur le continent, ont continué à perdre de leur avance par rapport à leurs principaux compétiteurs en raison des contraintes de l’économie nationale. De plus, la sévérité du contrôle des changes rend difficile de nouvelles implantations à l’étranger. Les « majors » -Standard, FirstRand, Absa, Neldbank,..- se concentrent donc sur leur modernisation et le renforcement recherché par rapport à la concurrence, d’une part, et la gestion optimale de leurs puissants réseaux de filiales en Afrique de l’Est et Australe, d’autre part, mais restent aux aguets des autres opportunités.

En Afrique de l‘Est et Centrale, les évolutions se poursuivent bien qu’à un rythme ralenti. Dans l‘East African Community (EAC), la recherche d’expansion des banques kenyanes, dont les résultats demeurent globalement bons – Equity Bank est par exemple donné comme le 16ème   groupe bancaire africain le plus rentable en 2024 – était surtout tournée vers la République Démocratique du Congo (RDC). Beaucoup d’investissements y sont déjà faits et les évènements dramatiques du Kivu ont ralenti les nouvelles tentatives.

Dans la Communauté Economique et Monétaire d’Afrique Centrale (CEMAC), les jeux de pouvoir se concentrent autour de la reprise des filiales locales de la Société Générale. Le groupe burkinabé Coris Bank semble s’être définitivement emparé de celle du Tchad, mais voit s’échapper pour lui celle du Cameroun, une des pièces maîtresses du système bancaire camerounais, où l’Etat annonce utiliser son droit de préemption. Plus discrètement, BANK OF AFRICA semble avoir fait passer au Congo sous son blason la Congolaise de Banque, qu’elle gérait depuis 2022. C’est, avec les investissements des groupes AFG et Coris, une des premières entrées réussies de banques de l’UEMOA dans l’espace de la CEMAC : ces connexions mériteraient d’être multipliées si elles conduisent à des résultats positifs.

En zone Ouest, le Ghana poursuit une restructuration financière massive initiée en 2018 et rendue encore plus indispensable après les perturbations économiques et financières traversées depuis 2021. La Banque Centrale du Ghana (CBG) conduit activement cet assainissement en combinant fusions d’établissements, liquidations forcées, déclassements en institutions à périmètre régional, appuis financiers, forte hausse du capital minimum.  La purge est difficile, comme elle l’a déjà été dans le passé, mais, grâce à l’important appui international et à l’expérience de la CBG, la situation s’améliore. Le potentiel économique et la crédibilité politique du pays devraient faire repartir bientôt l’intérêt des groupes bancaires régionaux.

Dans l’UEMOA, au contraire, le moral est au beau fixe. Avec les brillants résultats des acteurs en place sur les dernières années et malgré une concurrence déjà aigüe, les intentions d’investissement se sont affichées dans plusieurs directions. La première est le renforcement et l’extension régionale de réseaux encore modestes – Mansa Bank, Bridge Bank, Orange Bank par exemple… Une autre s’exprime à travers les souhaits d’extension tous azimuts -géographiques et sectoriels -des réseaux les plus puissants, qui sont devenus dominants dans l’espace régional. Les Groupes Atlantic Financial Group (AFG) et Coris sont sans conteste les plus impressionnants au vu des informations disponibles. AFG a notamment installé une filiale bancaire à Madagascar, effaçant son échec de rachat de Afrasia à Maurice, et conclu l’achat des cinq implantations de Access Microfinance Holding dans l’UEMOA et la CEMAC. Coris, pour sa part, annonce l’acquisition de l’entité Standard Chartered Bank en Côte d’Ivoire et continue à élargir son réseau en Afrique du Centre et de l’Ouest. Surtout, les deux groupes font part de projets de diversification d’envergure, le premier dans le cacao et la production de ciment, le second dans les mines, qui les font de plus en plus apparaitre comme des conglomérats. Mais cette tentation expansionniste reste aussi à l’esprit de réseaux, comme ceux de Sunu Bank, NSIA et quelques autres.

L’observation des modalités selon lesquelles ces transformations prennent corps apporte deux enseignements majeurs. D’abord, le niveau accru de ces dernières années des capitaux requis pour l’ouverture d’une banque semble avoir mis fin aux entreprises individuelles : en zone franc en particulier, un petit groupe de personnes physiques, voire une seule, parvenait encore récemment à rassembler les fonds propres nécessaires. Aucun exemple de ce type ne parait recensé en 2024. Même les investisseurs non bancaires sont devenus rares dans les nouveaux entrants : la reprise prévue de la Société Générale de Mauritanie par le consortium de fonds Enko Capital/Oronte apparait une exception, facilitée par la structure particulière du panorama bancaire en Mauritanie où les grands groupes économiques locaux ont toujours joué un rôle clé dans les établissements agréés. La banque devrait donc devenir en Afrique subsaharienne un secteur fermé à des investisseurs majoritaires non-banquiers et rejoindre ainsi une situation désormais valable dans la plupart des régions du monde. En second lieu, les mouvements observés concernent peu en 2024/2025 l’ouverture de nouvelles structures, mais davantage l’acquisition de filiales appartenant à d’autres groupes. Dans l’UEMOA par exemple, la transformation d’une société de leasing va ajouter une banque en Côte d’Ivoire, mais Fidelis faisait partie depuis longtemps du paysage financier régional. Hors de ce cas, l’implantation de succursales dans de nouveaux pays – comme récemment au Sénégal pour Orange Bank Africa ou en prévision au Burkina Faso pour Bridge Bank- devient rare pour les réseaux régionaux car ces expansions sont pour la plupart déjà opérées. Dans d’autres zones, on note le même constat, notamment pour les très dynamiques banques nigérianes. Les opérations observées ont été essentiellement financières, plutôt qu’économiques, pour se saisir des opportunités créées par les défaillances de quelques acteurs et le départ des derniers leaders bancaires anglais et français. C’est une prime à la rapidité -si la cible est bien choisie et évaluée, elle est plus vite rentable-, même si la création initiale de valeur est plus réduite.

Si elle a été animée en termes de transactions réalisées, la période récente a aussi réservé bien des surprises. En la matière, le départ annoncé de la Société Générale a été exemplaire.

A suivre le 4 mars… 

Paul Derreumaux

Article publié le 26/02/2025

Monnaie électronique dans L’UEMOA : pierre angulaire de l’inclusion financière

En moins de 10 ans, la monnaie électronique (ME) est devenue un moyen de paiement de premier plan dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Cette montée en puissance dans la région a suivi la « révolution » introduite au Kenya en 2007 avec le produit M’Pesa mis au point par la société de télécommunications Safaricom. Dans l’Union, elle s’est effectuée sous le contrôle vigilant de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), qui a notamment créé en 2015 un nouveau type d’agrément pour les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME). En 2024, les données montrent la place prise par cette innovation, mais aussi les fragilités du secteur et les défis qui l’attendent.

La monnaie électronique est surtout représentée par les EME, même si ces derniers n’en ont pas le monopole -celle-ci est aussi émise par des banques, et d’autres acteurs plus modestes (les « Fintech ») -, et les informations disponibles restent limitées par rapport à celles relatives aux banques. Cependant, pour ces seuls EME, elles confirment et prolongent clairement les tendances positives déjà soulignées. Ainsi, la valeur et le nombre des transactions ont bondi respectivement à 172 billions de FCFA et 8,8 milliards en 2023, en hausse respective de 146% et de 61,5% sur un an. Avec des opérations dont la valeur unitaire moyenne reste ainsi inférieure à 20 000 FCA, les EME donnent bien à toute une population délaissée par les banques une alternative à la monnaie fiduciaire et sont les champions de son inclusion financière dans les circuits modernes de paiement : ils apportent une sécurité, une mobilité et une rapidité inconnues auparavant. L’arrivée de ce nouvel instrument se traduit dans l’évolution sur la décennie écoulée des taux de bancarisation dans l’UEMOA. Le taux global- banques, microfinances, EME- est passé de 47% en 2016 à près de 75% en 2023, après prise en compte de la multi-bancarité observée. La ME a permis de pousser à 0,6 environ le taux synthétique d’inclusion financière calculé par la Banque Centrale, soit un quasi-doublement depuis 2016, réalisant un rattrapage notable par rapport à d’autres régions du continent plus avancées.

Cette force s’appuie sur deux principaux atouts. L’un est un maillage de plus en plus dense des territoires nationaux, jusque dans les endroits les plus éloignés des capitales : plus de 1,12 millions de points de vente, dont près de 750000 sont actifs, pour les EME fin 2023, qui sont à comparer par exemple aux quelque 2,7 milliers d’agences bancaires et aux 3,7 milliers de guichets électroniques de banque (GAB). Ils apportent une proximité inégalable tout en accomplissant une identification des clients en harmonie avec les exigences de conformité. L’autre est une diversification progressive des produits offerts et des usages possibles de ce nouveau moyen de paiement. A l’achat de recharges téléphoniques (le Top-Up) et au retrait en espèces (le Cash-out), les deux services « phares » initiaux, se sont aujourd’hui greffés notamment le transfert local ou international, le paiement de factures et l’achat de biens marchands : la part des nouveaux services est passée en quelques années de 20% à plus de 40% du chiffre d’affaires des EME et ces composantes continuent à croître le plus vite. Ces avantages expliquent que le total des encours de monnaie électronique -les « Unités de Valeur » (UV) – atteigne fin 2023 959 milliards de FCFA, soit plus de 2% des dépôts bancaires de l’Union, contre quelque 1% en 2020.

Malgré cette montée en force sans doute inarrêtable, le secteur de la monnaie électronique, et en particulier de sa part la plus visible qui est celle des EME, est toujours en construction, ce qui transparait dans le dernier rapport de la Commission Bancaire. En décembre 2023, ces structures réglementées n’étaient opérationnelles que dans 6 des 8 membres de l’Union. Elles restent en outre peu nombreuses : 16 EME au total en activité, dont 6 en Côte d’Ivoire. La plupart de ces EME sont détenus par quelques grandes entreprises de télécommunications présentes dans la zone, et qui ont fait de l’Afrique un pionnier et un champion de la téléphonie mobile, dont la monnaie électronique est un « dérivé » : même si quelques « Fintechs » les ont rejoints, deux groupes de téléphonie rassemblaient à travers leurs filiales plus de 86% du nombre total de transactions dans l’Union en 2022. Enfin, 4 des EME agréés ne respectent pas encore les trois ratios prudentiels qui leur sont fixés : le plus difficile à maintenir -fonds propres/total des UV émises- peut en effet imposer un haut niveau de capital dès que l’EME n’est pas encore profitable.

Outre la correction souhaitable de ces faiblesses liées à la jeunesse du secteur, deux challenges seront à relever dans le futur proche. Le premier est une meilleure stabilisation financière du secteur. La période 2018/2023 a montré une grande variabilité des résultats globaux des EME en place : après une profitabilité croissante jusqu’en 2021, correspondant au démarrage de ces activités, 2022 et 2023 – et sans doute 2024- coïncident à d’importantes pertes, même si celles-ci paraissent s’amoindrir. Deux facteurs ont concouru à ce recul : l’arrivée en force de quelques nouveaux acteurs ; une baisse généralisée des tarifs résultant de cet environnement plus compétitif. Cette volatilité témoigne aussi d’une forte élasticité-prix de la clientèle, qui la conduit à basculer sans hésiter d’un EME à l’autre, chacun étant considéré comme un simple prestataire de service, et non comme un vrai partenaire, à la différence des relations nouées par le public avec les banques. Pour que ce comportement s’atténue, il faudra que l’utilisation des UV puisse être de plus en plus diversifiée, y compris par la facilitation du public à l’accès au crédit ou leur recours par les entreprises et les Etats pour des paiements de masse. Le second défi est celui de l’interopérabilité entre tous les moyens de paiement de l’Union. Evoquée par la Banque Centrale depuis 2022, cette innovation majeure est entrée dans sa phase active en 2024 et devrait être effective avant fin 2025. Elle visera, selon un schéma défini par la Banque Centrale, que toutes les entreprises financières intervenant dans l’Union pour des paiements demandés par les agents économiques soient interconnectées, réalisent leurs opérations de manière immédiate et les exécutent aux meilleures conditions financières possibles pour les clients. Pour ces derniers, ce projet ambitieux apporterait donc modernité, efficacité et réduction de coûts. Le succès espéré dépendra d’abord de la bonne résolution des questions techniques en cours de traitement. Il supposera aussi de trouver les dispositions préservant la viabilité de tous les acteurs. En effet, les revenus totaux des banques sont moins dépendants des commissions prélevées sur les opérations de paiement que ne le sont les EME qui sont limités à ces activités.

Les prochaines années sont donc prometteuses de nouvelles mutations intenses pour la monnaie électronique. Certaines généreront à coup sûr pour elle de nouveaux développements : élargissement des usages, augmentation du taux d’activité des comptes, nouveaux publics… D’autres pourraient comporter des opportunités mais aussi des risques : modalités de l’interopérabilité, nouvelles baisses de tarifications des services, construction de passerelles avec d’autres acteurs financiers… La détermination, la puissance financière et la force d’innovation des leaders du secteur permettent de croire qu’ils sont prêts à réaliser les efforts nécessaires pour tenir leur rang dans le combat pour l’inclusion financière.

Paul Derreumaux

Article paru le 09/01/2025

BANK OF AFRICA IN THE DEMOCRATIC REPUBLIC OF CONGO: ALREADY 15 YEARS OF PRESENCE !

After the successful saga in Madagascar in 1999, then in the three countries of the East African Community (EAC) between 2004 and 2007, many challenges appear affordable for the managers of the BANK OF AFRICA (BOA) Group. It is therefore as a new challenge that the Board of Directors of the Group’s holding company took over the study of the project to set up a bank in the Democratic Republic of Congo (DRC) at the end of 2007. The country is attractive for several reasons: it is gigantic both in terms of its demography and its natural wealth, and therefore offers a variety of opportunities for financial activities; its banking sector is not overcrowded, especially by international companies; its economic development has been penalized for many years by multiple political crises, but the prospect of stabilising this context has improved; finally, with a presence in the DRC, the Group would bring its two areas of establishment closer together and contribute to its ambition to bring them together one day. These assets more than compensate for the complexities of the local environment that persist and the known volatility of the local currency.

A first attempt was made in 2003 during negotiations with the Belgolaise group for the partial purchase of its African network. But its subsidiary in Kinshasa, the BCDC bank, appeared too large in relation to the resources of the BOA network at the time. The approach adopted for this second trial is the creation of a new institution and its gradual development. A team of two people flew from Nairobi in January 2008 to assess the feasibility of such an operation. One knows the country very well, which makes it easier to gather information and make contacts with the authorities and many potential partners and customers. Everywhere the welcome is favourable: the economy has progressed since our previous stays; opening to foreign investments has increased; BOA is now better known in the region and has institutional investors who may be interested in the project. A second exploratory mission mainly takes a precise look at the difficulties that would have to be managed: scarcity and high cost of the human resources required; very expensive prices of products and services essential for a bank; strong dollarization of the economy, which imposes a specific organization for the activities of financial institutions and their relations with customers; difficult choice of the location of the headquarters because of the few suitable buildings.

After these various observations, the conclusions are positive. The proposed application is unanimously approved by the BOA Group Board of Directors in April 2008. It provides for the creation of a new institution with a capital of 10 million USD, the minimum required by the Central Bank. The distribution of the capital of the future BANK OF AFRICA-DRC (BOA-DRC) is easily decided: the Group will hold 60% of it and two bilateral institutions already allied with BOA – the French Proparco and the Belgian BIO – will subscribe the rest. Built on this tough shareholding, the application for approval is submitted in May 2008. However, the usual administrative back-and-forth took nearly a year before being completed in April 2009

During this long wait, the teams hurried to the major projects. A beautiful site was first reserved in the city centre, in the La Gombé district: it will be purchased at the beginning of 2009, when our application for approval has progressed well, and the construction of the headquarters and the main branch will immediately be carried out at a forced march. Around mid-2009 the future bank recruited its staff, according to its highly selective formal procedures that had been tested for a long time: it’ll be not easy to identify the around 25 people who would make up the initial team. However, the method will be effective as always and the quality of the recruits, most of whom are young, will appear both in the success of their training and in the results that will then be obtained by the bank. For the rest, during the second half of 2009, all other preparations will be completed, despite a constrained environment, thanks to the practice acquired in the first 11 entities of the BOA network and the commitment of the technical assistance teams. As soon as the work on the headquarters was completed, the 12th BOA subsidiary opened its doors to the public in December, succeeding in its challenge of being operational by the end of 2009.

BOA-DRC is primarily turning to corporate customers, both national and foreign, as a result of the still very low level of banking penetration of non-civil servants. But this policy slows down the necessary growth of deposits that is essential to give the young entity a solid balance sheet structure. The Board of Directors and the bank’s management are therefore closely monitoring all the indicators and are gradually applying the appropriate corrective strategies. The bank was also immediately facing the constraints of an economy where more than 80% of transactions were carried out in dollars and where the value of the Congolese Franc was subject to many powerful variations: the learning curve was nevertheless fast and without any unpleasant surprises thanks to the now diversified experience of the BOA network and the ambition to meet the expectations of a growing customer base. Despite the determination of the managers and staff in Kinshasa and the permanent support of the whole Group, the rise of BOA-DRC is coming up against external factors. Thus, the banking environment has undergone an impressive widening in a few years due to the marked interest of the major African banks: some of the main institutions in French-speaking Central Africa, Kenya, Nigeria and Tanzania, for example, have joined the Kinshasa market where about fifteen players are now licensed. In addition, to take into account the high inflation rates, the Central Bank enforced in 2016 a tripling of the paid-up share capital, still fixed in USD, to USD 30 million.

This tremendous competition and these financial requests will be, above all, for BOA-RDC and its teams, incentives for their fighting spirit, the continuous strengthening of the organization and the quality of the service offered, and the broadening of the range of products and innovations. The strategies carried out to conquer various audiences are attracting an ever wider and more multifaceted clientele, and are bringing the deposits expected for the increase in loans to companies and households. The Bank gradually set up its branches in Goma, in the East, then in Lumumbashi, a major economic centre, and extended its network to 7 branches in Kinshasa. The Group is responding to the authorities’ efforts to increase equity by subscribing to medium-term bonds to prepare for future capital increases. These development efforts are bearing fruit. BOA-DRC regularly improves its balance sheet and activity indicators to bring them up to the level of the wished standards.  The acceleration in the growth of deposits and loans regularly strengthens the Bank’s weight and role in the country. At the end of 2023, the profits of the last few years confirmed its profitability and consolidated its equity. The recent entry of the DRC into the integrated economic space of the EAC, the opportunities offered by a population of more than 100 million inhabitants and a better organized exploitation of multiple natural resources, the actions of the authorities to create a more favorable environment for economic development, and the growing support of international institutions are concrete supports for a promising future of the national banking system at the service of the country. The achievement by BOA-RDC in 2025 of the new minimum capital of USD 50 million imposed by the Central Bank will allow it to participate fully and continue its path in a healthy way.

Happy birthday and happy new year 2025 to BOA-DRC and its teams! May the future be bright for them.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/12/2024

BANK OF AFRICA EN REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO : DEJA 15 ANS DE PRESENCE !

Après l’épopée réussie à Madagascar en 1999, puis dans les trois pays de l’East African Community (EAC) entre 2004 et 2007, beaucoup de défis apparaissent abordables pour les dirigeants du Groupe BANK OF AFRICA (BOA). C’est donc bien comme un nouveau challenge que le Conseil d’Administration de la holding du Groupe reprend fin 2007 l’étude du projet d’installation d’une banque en République Démocratique du Congo (RDC). Le pays est attractif pour plusieurs raisons : il est gigantesque autant par sa démographie que par ses richesses naturelles, et offre donc des possibilités variées pour les activités financières ; son système bancaire est encore peu encombré, spécialement en entités internationales ; son évolution économique a été handicapée depuis de longues années par des crises politiques multiples, mais la perspective d’une stabilisation de ce contexte s’est améliorée ; enfin, avec une présence en RDC, le Groupe rapprocherait fortement ses deux zones d’implantation et concourrait à son ambition de les réunir un jour. Ces atouts compensent largement les complexités de l’environnement local qui persistent et la volatilité connue du Franc Congolais.

Une première tentative avait été esquissée dès 2003 à l’occasion des négociations avec le groupe Belgolaise pour le rachat partiel de son réseau africain. Mais sa filiale à Kinshasa, la banque BCDC, était apparue trop importante au regard des moyens du réseau BOA de l’époque. L’approche adoptée pour ce second essai est celle de la création d’un nouvel établissement et de son développement progressif. Une équipe de deux personnes s’envole donc de Nairobi en janvier 2008 pour apprécier la faisabilité d’une telle opération. L’un des missionnaires connait très bien le pays, ce qui facilite la collecte d’informations et les prises de contact avec les Autorités et beaucoup de partenaires et clients potentiels. Partout l’accueil est favorable : l’économie a progressé depuis nos séjours précédents ; l’ouverture aux investissements étrangers s’est accentuée ; la BOA est désormais mieux connue dans la région et elle compte des investisseurs institutionnels présents en RDC qui pourraient être intéressés par ce projet. Une seconde mission exploratoire fait surtout un point précis des difficultés qui seraient à gérer : rareté et cherté des ressources humaines requises ; prix très élevés des produits et services indispensables pour une banque ; forte dollarisation de l’économie qui impose une organisation spécifique des activités des établissements financiers et de leurs relations avec la clientèle ; choix délicat de l’implantation du siège en raison du peu d’immeubles adéquats.

Après ces divers constats, les conclusions sont positives. Le dossier proposé est agréé à l’unanimité par le Conseil d’Administration de BOA Group en avril 2008. Il prévoit la création d’un nouvel établissement au capital de 10 millions de USD, minimum requis par la Banque Centrale. La répartition du capital de la future BANK OF AFRICA-RDC (BOA-RDC) est aisément arrêtée : le Groupe en détiendra 60% et deux institutions bilatérales déjà alliées de BOA -la française Proparco et la belge BIO- souscriront le reste. Bati sur ce solide actionnariat, le dossier de demande d’agrément est déposé en mai 2008 Les inévitables allers et retours administratifs prendront cependant près d’un an avant d’aboutir en avril 2009

Pendant cette longue attente, les équipes se hâtent sur les chantiers majeurs. Un beau site a d’abord été réservé en centre-ville, dans le quartier de La Gombé : il sera acheté début 2009, quand notre demande d’agrément a bien progressé, et les travaux de construction du siège et de l’agence principale y seront tout de suite menés à marche forcée. C’est vers mi-2009 que la future banque recrute son personnel, selon ses procédures formelles très sélectives testées de longue date : l’identification des quelque 25 personnes qui constitueront l’équipe initiale sera difficile. La méthode sera cependant comme toujours efficace et la qualité des recrues, jeunes pour la plupart, apparaitra aussi bien dans la réussite de leur formation que dans les résultats qui seront ensuite engrangés par la banque. Pour le reste, pendant le second semestre 2009, tous les autres préparatifs seront menés à terme, malgré un environnement lourd de contraintes, grâce à la pratique acquise dans les 11 premières entités du réseau BOA et l’engagement des équipes d’assistance technique. Dès l’achèvement des travaux du siège, la 12ème filiale BOA ouvre ses portes au public en décembre, réussissant son pari d’être opérationnelle pour fin 2009.

La BOA-RDC se tourne d’abord vers la clientèle des entreprises, nationales et étrangères, par suite d’une bancarisation encore très faible des particuliers non-fonctionnaires. Mais cette politique ralentit la croissance nécessaire des dépôts indispensable pour donner à la jeune entité une structure bilantielle solide. Le Conseil d’Administration et la Direction Générale suivent donc attentivement tous les indicateurs et appliquent au fur et à mesure les stratégies correctrices adéquates. La banque est aussi plongée immédiatement dans les contraintes d’une économie où plus de 80% des transactions s’effectuent en dollars et où la valeur du Franc congolais connait de nombreuses et puissantes variations : l’apprentissage est pourtant rapide et sans mauvaise surprise grâce à l’expérience maintenant diversifiée du réseau BOA et l’ambition de satisfaire les attentes d’une clientèle qui croît. Malgré la détermination des cadres et du personnel à Kinshasa et l’appui habituel de l’ensemble du Groupe, la montée en puissance de la BOA-RDC se heurte cependant à des facteurs extérieurs. Ainsi, l’environnement bancaire a connu en quelques années une densification spectaculaire en raison de l’intérêt marqué des grandes banques africaines : quelques-uns des principaux établissements d’Afrique centrale francophone, du Kenya, du Nigeria et de Tanzanie par exemple rejoignent en effet la place de Kinshasa où une quinzaine d’acteurs sont maintenant agréés. De plus, pour tenir compte des taux élevés d’inflation, la Banque Centrale a imposé en 2016 un triplement du capital social libéré, toujours fixé en USD, à 30 millions de USD.

Cette compétition redoutable et ces exigences financières vont être avant tout, pour BOA-RDC et ses équipes, des stimulants pour leur combativité, le renforcement continu de l’organisation et de la qualité du service offert, et l’élargissement de la palette des produits et des innovations. Les stratégies menées pour la conquête de publics variés attirent une clientèle toujours plus large et multiforme, et drainent les dépôts attendus pour la hausse des concours aux entreprises et aux particuliers. La Banque installe peu à peu ses agences à Goma, dans l’Est, puis à Lumumbashi, centre économique majeur, et étend à 7 agences son réseau à Kinshasa. Le Groupe répond aux efforts d’augmentation des fonds propres poursuivis par les Autorités en souscrivant des obligations à moyen terme pour préparer de futures augmentations du capital. Ces efforts de développement portent leurs fruits. BOA-RDC améliore régulièrement ses indicateurs de bilan et de résultats pour les porter au niveau des standards recherchés.  L’accélération de la croissance des dépôts et des crédits renforce régulièrement le poids et l’audience de la Banque dans le pays. A fin 2023, les profits des dernières années ont confirmé sa profitabilité et consolidé ses fonds propres. L’entrée récente de la RDC dans l’espace économique intégré de l’EAC, les opportunités offertes par une population de plus de 100 millions d’habitants et une exploitation mieux organisée de multiples ressources naturelles, les actions des Autorités pour la création d’un environnement plus favorable au développement économique, l’appui croissant des institutions internationales constituent des appui réalistes pour un avenir prometteur du système bancaire national au service du pays. L’atteinte par BOA-RDC en 2025 du nouveau capital minimum de 50 millions de USD édicté par la Banque Centrale lui permettra d’y participer pleinement et de poursuivre sainement son chemin.

Joyeux anniversaire et excellente année 2025 à la BOA-RDC et à ses équipes ! Que l’avenir leur soit radieux.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/12/2024