Ombres et lumières d’Afrique

Ombres et lumières d’Afrique

 

Chers lecteurs de « REGARD D’AFRIQUE »,

J’ai le plaisir de vous annoncer la sortie, fin octobre 2019, de mon nouvel ouvrage OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE -Tome II, publié aux Editions ivoiriennes NEI-CEDA.

Ce livre, honoré d’une Préface de M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier Ministre et excellent connaisseur de l’Afrique, a pour sous-titre « Chroniques de temps d’incertitude ». Ce choix m’a semblé bien approprié à la variété des situations et aux nombreux changements que vivent présentement la plupart des pays du continent.

Vous trouverez, ou découvrirez, ci-après un extrait de ce livre, qui explique plus en détail les raisons ayant fondé son intitulé et qui présente les lignes directrices suivies par cet ouvrage.

Ce travail se veut à la fois une description précise des réalités de terrain en Afrique subsaharienne pour les divers sujets abordés, qu’ils soient économiques, politiques ou sociaux, mais aussi une réflexion sur les causes et les conséquences de ces données concrètes pour l’avenir de l’Afrique. J’espère que cette double approche vous plaira.

Bonne lecture à tous.

 

 

« L’homme de cœur est celui qui se fie jusqu’au bout à l’espérance.

          Désespérer, c’est lâcheté »     Euripide

 

Il y a quelque trois ans, j’avais intitulé mon livre de chroniques, rassemblées progressivement sur la période 2013/2015, « Ombres et Lumières d’Afrique ». Ce qui m’avait en effet frappé était le mouvement de fond de l’« Afro-optimisme » qui s’était emparé du continent subsaharien. Il le faisait passer d’un vaste espace n’inspirant que tristesse, crainte ou découragement, selon que vous l’aimiez, le fuyiez ou le regardiez, à une région désormais mieux intégrée au globe et pouvant apporter une contribution positive à son avenir. Tout en accueillant encore les humanitaires et les Partenaires Techniques et Financiers (les « fameux » PTF), l’Afrique s’était mise à inspirer les politiques et les intellectuels et à séduire les économistes et les financiers. Les transformations dans les économies et les systèmes financiers étaient deux moteurs importants de cet espoir.

Trois ans plus tard, mon sentiment est plus mitigé. Les zones d’ombre se sont plutôt épaissies, en particulier dans trois directions. D’abord celle de la contrainte démographique. Inexorable et immédiate mais quasiment invisible au jour le jour, elle impose sournoisement ses effets négatifs alors que, sortant de l’horizon chronologique de vision des hommes politiques, elle n’est guère considérée comme une urgence absolue. La « transition démographique » n’est quasiment pas engagée et certains la considèrent encore comme inutile, voire nuisible. En second lieu, celle de la sérénité politique – bonne gouvernance et sécurité des personnes et des biens -. Certes, divers pays ont évolué vers une démocratie et un état de droit respectueux des possibilités d’alternance, des minorités et des libertés individuelles. Mais l’insécurité s’est étendue et aggravée dans de vastes zones, et notamment au Sahel, les constitutions sont trop souvent « révisées » en dehors de l’intérêt général, les responsabilités des Etats sont trop rarement assumées dans l’éducation la santé et la justice. Enfin, celle d’une croissance économique anémiée depuis 2016 sur l’ensemble de la zone subsaharienne. Elle entraine un recul du revenu par habitant, une diminution des moyens d’action déjà insuffisants des Etats, une plus grande difficulté de réformes structurelles et des retards accrus d’investissements indispensables, en particulier dans les infrastructures.

Mais le tableau d’ensemble n’est pas uniquement influencé par ces menaces. Pareilles à des rayons lumineux qui persistent, des raisons d’optimisme sont toujours présentes, et parfois se consolident. La première est celle de la résilience d’un secteur privé que la plupart des décideurs s’accordent maintenant à soutenir, souvent faute d’autre voie identifiée : son dynamisme, ses résultats plutôt positifs, l’adhésion de la jeunesse à ses valeurs, les innovations qu’il apporte sont en mesure de relancer la croissance économique, surtout si une approche moderne et structurée prend plus de place par rapport à l’approche traditionnelle et informelle. Une autre donnée positive est celle de la santé toujours bonne de quelques secteurs d’activité. Les sociétés de télécommunications poursuivent ainsi leur saga, fidélisant avec de nouveaux services leur clientèle toujours en hausse, et donnent à l’Afrique une position pionnière. Les banques sont engagées partout dans de profondes réformes, qui peuvent les perturber à court terme mais les conduiront à une solidité et à un niveau de qualité accrus, qui leur permettront de mieux assumer le rôle qui leur revient. Les assurances, les marchés financiers pourraient leur emboîter le pas s’ils dépassent leurs difficultés actuelles. Enfin, le troisième constat est que des pays et des régions réussissent à faire largement mieux que la moyenne générale, en politique et/ou en économie. L’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) continue ainsi à engranger un taux de hausse annuelle de son Produit Intérieur Brut (PIB) de plus de 6%. Au Rwanda ou en Ethiopie par exemple, les réformes économiques s’effectuent à marche forcée, conçues et mises en œuvre par un pouvoir politique fermement engagé dans ces combats, contrôlant les résultats obtenus et encourageant les acteurs qui vont dans la même direction : leurs croissances, qui atteignent maintenant 7% l’an, voire au-delà, sont élogieuses de la pertinence de ces efforts.

C’est peut-être ici que se situe l’une des principales originalités de cette nouvelle période triennale, celle de la diversité de plus en plus grande de l’Afrique subsaharienne. Ce constat est logique : dans un contexte international et local moins porteur, les différences de qualité des politiques suivies et d’intensité des transformations accomplies conduisent à des écarts plus tranchés. Il est aussi, d’une certaine manière, encourageant : le changement est possible. Il est en revanche élitiste. Une seule piste parviendrait sans doute à nuancer cette tendance : celle d’intégrations régionales plus accomplies, qui apporteraient mutualisation des efforts et renforcement des effets d’entrainement. En ce domaine, les progrès ont hélas été modestes sur les trois ans écoulés. Ils devraient constituer une source d’inspiration pour le futur.

Entre échecs majeurs et motifs d’espérance, les années récentes se sont donc emplies de grandes incertitudes. Cette période mitigée pourrait aussi nous conduire à deux leçons provisoires. D’abord la réflexion comme l’action demeurent toutes deux aussi nécessaires. L’Afrique subsaharienne souffre avant tout d’un déficit de réalisations d’investissements et de réformes par suite de nombreux obstacles : poids écrasant des traditions et des contraintes sociales, effets négatifs d’une corruption trop présente, excès de priorités de toutes sortes, faiblesse des ressources financières. Mais ces lenteurs résultent aussi d’un manque trop fréquent de vision à long terme, de réflexion sur les programmes les mieux adaptés, d’une réelle appropriation voire redéfinition de processus de développement venus de l’extérieur du continent. En second lieu, le sentiment d’urgence des changements à opérer, et donc la détermination qui l’accompagne, sont encore trop rares chez les dirigeants. Les peuples semblent plus impatients, et surtout les jeunesses si nombreuses dont le destin se joue aujourd’hui, très certainement parce qu’ils souffrent bien plus que ceux qui les gouvernent et qui restent accrochés au passé. « C’est notre lumière, pas notre ombre, qui nous effraie le plus » disait Marianne Williamson. Il est temps de ne plus avoir peur et d’être prêt aux plus grandes audaces.

 

OMBRES ET LUMIERES D’AFRIQUE-Tome II est actuellement disponible à Abidjan (à la FNAC-Cap Sud et à la Librairie de France), à Bamako (à la librairie du Grand Hotel), à Dakar ( à la librairie des Quatre Vents), à Ouagadougou ( à la librairie Jeunesse d’Afrique) et en France ou ailleurs ( sur le site de la vente en ligne de AFRICAVIVRE Laboutiqueafrique.com ). Il devrait être bientôt en librairie à Cotonou.

Paul Derreumaux

Article publié le 25/11/2019

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

Sahel : quand sera-t-il trop tard ?

 

Ogossagou, Sobane Ba, Boulkessi, Indelimane au Mali ; Nassoumbou, Dibilou, Koutougou, Salmossi au Burkina Faso. Ces noms sonnent désormais comme autant de lamentations des familles des victimes de ces massacres, de cris d’angoisse de populations déboussolées et de signes d’impuissance face aux attaques terroristes dans ces deux pays. La même menace pèse aussi lourdement sur le Niger et le Tchad et fait de la large bande sahélienne un vaste champ de combat.

Les périodes de relative instabilité de l’extrémité Nord de ce territoire sont anciennes et ont été fréquentes. Mais l’ampleur, la permanence et l’extension de la dégradation sont récentes et ne semblent plus connaitre de moments de pause. Quatre principales séries de causes exogènes semblent être à l’origine de cette évolution. La première est la montée en puissance des groupes terroristes islamistes à partir du Moyen-Orient depuis le début des années 2000 et la destruction de plusieurs « verrous » qui permettaient de laisser les pays subsahariens relativement à l’écart de cette folie meurtrière, comme la fin de la guerre civile en Algérie en 2002 et le renversement de M. Kadhafi en 2011, qui ont laissé de nombreux combattants s’extraire par le Sud. Le deuxième facteur est la convergence au Sahel des objectifs de ces terroristes et des puissants intérêts du grand banditisme (trafics de cigarettes, drogue et armes ; enlèvements), de plus en plus présent dans cette zone très difficile à surveiller, ces deux groupes s’étant ainsi mutuellement renforcés. En troisième lieu, les évènements politiques survenus au Mali et au Burkina Faso depuis 2012 ont facilité les projets terroristes dans ces deux pays. Dans chacun d’eux, un coup d’Etat a généré une période d’instabilité puis l’installation de nouvelles Autorités élues mais qui n’ont pas été encore en mesure de faire face à des attaques renforcées. Au Mali, envahi pendant neuf mois sur près de 50% de son territoire, même l’important dispositif d’appui mis en place par l’armée française et les Nations-Unis n’a pu que réduire le danger sans l’éliminer. Le dernier élément est l’échec des principaux partenaires politiques du Sahel dans les actions entreprises pour éliminer ce danger. Les troupes onusiennes de la Minusma ont un mandat trop restrictif et géographiquement circonscrit à une partie du Mali qui limite leur efficacité, tout en les soumettant à des risques élevés. Le dispositif français Barkhane, à l’envergure régionale, reste numériquement insuffisant face à l’immensité du territoire. La Force du G5 Sahel, qui devrait être la meilleure voie de réponse aux attaques subies, manque de moyens financiers, d’expérience et d’organisation, et sans doute de soutien politique dans la zone visée. Mais des facteurs intérieurs sont venus aggraver la situation. Ainsi, la poussée démographique exceptionnellement forte a développé ses effets négatifs à travers les questions foncières et la création très insuffisante de nouveaux emplois. De plus, le manque de moyens des systèmes scolaires après les ajustements structurels a spécialement touché les campagnes et amené le salafisme à y prospérer à travers certaines écoles coraniques.

L’accumulation de ces facteurs conduit à une grave crise sécuritaire qui est encore susceptible de nouveaux développements. Au Mali, les forces terroristes, contraintes à la dispersion et à la défensive dans la zone septentrionale, se sont avancées vers le Centre et le Sud en mettant en œuvre une stratégie bien arrêtée et de plus en plus agressive : pose de bombes sur les routes, orchestration de mésententes communautaires aboutissant à d’imposantes tueries, attaques frontales contre des camps militaires et la Minusma. Dans ces territoires plus peuplés, les services régaliens de l’Etat sont, comme plus au Nord, désormais absents dans 2/3 des cas selon les informations les plus couramment citées et le système djihadiste impose maintenant sa loi et ses principes de vie en de nombreux endroits. Jusqu’ici, les réactions semblent davantage verbales, voire incantatoires, que concrètes : les contre-attaques de grande ampleur sont encore attendues et la progression des assaillants ne parait pas arrêtée. Si l’état de guerre est déclaré au plus haut niveau des Institutions, les contraintes qui devraient l’accompagner normalement ne sont guère visibles, au moins dans la capitale. A une intransigeance absolue, l’Etat semble encore prioriser la recherche d’une réconciliation, comme le montrent la grande patience acceptée dans l’application de l’Accord de Paix conclu à Alger en 2015 ou le lancement récent d’un Dialogue National Inclusif. Au Burkina Faso, la dégradation sécuritaire a connu une rapidité surprenante depuis 2018 et tend à rejoindre celle du Mali. Les assauts ont suivi une spirale de gravité fort semblable : attentats à Ouagadougou, meurtres collectifs visant la création d’une opposition entre collectivités religieuses jusqu’ici globalement en bonne entente, attaques contre des positions de l’armée. L’emprise permanente de terroristes en certaines parties du pays pourrait aussi rendre difficiles les élections présidentielles de 2021 qui risquent en même temps de réduire l’attention privilégiée donnée aux questions de sécurité. Les recensements concluent, au Burkina Faso et au Mali, à des centaines de morts et à des centaines de milliers de déplacés, principalement regroupés dans les capitales. Au Niger voisin, le non-règlement de la situation de la cité malienne de Kidal, accusée de servir de base de repli aux terroristes, aggrave les difficultés dans la partie Ouest du pays tandis que la menace de Boko-Haram se fait plus pressante au Sud -Est. Les élections présidentielles qui polariseront l’attention dès fin 2020 pourraient ici aussi fournir l’opportunité d’une intensification des assauts terroristes. Au Tchad, la solidité et l’expérience de l’armée nationale, qui est un pilier des troupes de la Minusma, ont été des atouts décisifs pour le pays, mais la contestation politique qui anime aujourd’hui certaines régions pourrait être rapidement un handicap. Les pays du Golfe de Guinée, qui jouxtent la zone sahélienne de l’Ouest, ont pu rester pour l’essentiel à l’écart de la zone d’action des terroristes islamistes, mais les incursions faites par exemple à Bassam en Côte d’Ivoire et plus récemment dans la Pendjari au Bénin montrent que le danger est permanent.

Cet environnement délétère produit des impacts négatifs croissants sur l’économie des pays sahéliens. Les investissements privés s’y sont fortement réduits, notamment pour ce qui concerne les acteurs étrangers. De grands programmes publics, en particulier d’infrastructures, sont irréalisables dans les zones insécures alors qu’ils y seraient particulièrement nécessaires. Ces décalages aggravent encore le retard de régions déjà défavorisées et constituent un terreau fertile pour les propagandes extrémistes et les contestations du pouvoir central. Même si la croissance globale du Produit Intérieur Brut (PIB) résiste pour l’instant, portée par quelques secteurs déjà bien présents, ce contexte négatif ne permettra ni l’accélération recherchée de l’accroissement du PIB ni la création massive d’emplois décents qu’impose la vive progression démographique. Les finances publiques des nations concernées sont soumises à la fois aux difficultés d’accroissement des recettes, à la croissance exponentielle des dépenses de sécurité et à l’énormité des besoins en investissements. L’absence de perspectives d’améliorations à   court terme favorise l’émigration et augmente les souffrances humaines qui y sont associées ainsi que la pression sur les pays accueillant les migrants.

Au plan international enfin, l’implantation accrue du terrorisme islamiste dans une bonne partie du Sahel aboutirait à la reconstruction d’une grande base arrière d’un Etat terroriste alors que celui-ci a dû fuir l’Afghanistan, puis l’ensemble Syrak-Syrie. Cette position augmenterait considérablement la capacité d’actions destructrices vers la proche Europe ou vers le reste du continent africain. Le poids de celui-ci dans la démographie mondiale contribuera encore à intensifier ce danger.

Les évènements les plus récents ont conduit à une prise de conscience mondiale de l’ampleur des risques encourus et à un accord généralisé sur les deux stratégies à mener simultanément : mettre à mal par tous les moyens l’agression terroriste ; initier au plus vite un développement économique et social profitable à tous dans les zones défavorisées pour rendre inopérantes les propagandes extrémistes. Toutefois, les faiblesses des Etats sahéliens, les frilosités, voire les incohérences, de leurs partenaires étrangers, la lenteur de tous les processus de décision freinent considérablement l’application de ces mots d’ordre. Au moins quatre changements semblent nécessaires sans délai pour faire renaitre l’espoir.

Le premier est la mise en cohérence du discours et de l’action pour ce qui concerne « l’entrée en guerre » contre les bandes terroristes. Si une réconciliation doit effectivement être recherchée avec les populations qui manifestent une contestation de plus en plus ferme aux pouvoirs centraux en raison des injustices ou du dénuement qui les frappent, cette approche consensuelle ne peut viser les terroristes dont le but est de détruire l’ordre existant par les moyens les plus violents, y compris l’assassinat délibéré de victimes civiles. Leur action relève du domaine militaire et exige une riposte du même type. Les trois composantes de cette contre-offensive devraient être la lutte armée, le recours maximal au renseignement pour des attaques préventives, la destruction des circuits d’approvisionnement de l’adversaire en ressources financières et humaines. En raison de la détermination, de l’expérience et de l’armement de ces ennemis, le combat est redoutable pour les armées nationales peu rompues aux caractéristiques de la guerre asymétrique et les risques de pertes humaines élevés. Mais l’enjeu est inédit et la responsabilité qui pèse sur les soldats sahéliens et leurs chefs, à tous les niveaux, peut justifier des sacrifices ultimes. En plus du renforcement de l’armée, la condition requise est que la nation entière puisse constater l’engagement sans faille de ses dirigeants à cette cause et qu’elle soit associée sous toutes les formes possibles à la lutte menée. L’état d’urgence doit imposer ses exigences sur les conditions de vie de chaque citoyen, même s’il se trouve loin des zones de combat, de façon que les plus touchés sachent que toute la population partage leur sort et que se resserre une solidarité indispensable en ces heures cruciales.

Même avec tous ces efforts, la lutte risque d’être déséquilibrée si les nations sahéliennes se battent sans un appui extérieur suffisant. Des alliances puissantes et sincères sont donc indispensables. Elles pourraient d’abord prendre une forme financière en raison des modestes ressources de ceux qui sont en ligne de front. Les soutiens effectifs à la Force du G5 Sahel sont par exemple encore loin des annonces faites, qui elles-mêmes apparaissent insuffisantes, alors que l’urgence est évidente. Ces apports financiers pourraient aussi ne plus être comptabilisés dans l’aide au développement pour desserrer les contraintes budgétaires des Etats sahéliens. Les sommes concernées restent en effet modestes par rapport aux enjeux visés ou à d’autres choix budgétaires des pays les plus riches ou des principales institutions internationales. De plus, l’exemple de l’Irak montre que le coût d’une reconquête de territoires tombés aux mains du terrorisme est incomparablement plus élevé que celui d’une protection efficace de ces zones face à l’assaut ennemi. Mais le soutien des grands partenaires et des instances régionales et continentales africaines pourrait inclure également leur présence renforcée sur le terrain aux côtés des forces nationales, dans un cadre multilatéral unique et agréé par tous. La Minusma, Barkhane, la Force du G5 Sahel, les armées nationales et d’autres composantes éventuelles appartiendraient toutes alors à un grand ensemble militaire intégré. Cette action commune permettrait de faire profiter les troupes africaines de l’expérience d’armées plus expérimentées dans cette nouvelle forme de guerre et, surtout, de lever certaines incompréhensions et réserves sur la présence actuelle d’appuis agissant de manière plus autonome qu’intégrée. Certes, cette approche suppose de dépasser de nombreux égos et égoïsmes, et de faire preuve d’audace, mais le défi semble justifier cet effort.

La guerre se gagnant dans la paix, la mise en œuvre immédiate d’actions ciblées de restauration de l’Etat et de développement économique au fur et à mesure que des territoires seraient sécurisés est une autre mutation nécessaire. La ré-installation de tous les représentants de l’Etat est bien sûr la priorité dès l’instant où elle s’effectue de manière constructive et au profit de tous. La présence de l’instituteur, du médecin, de la sage-femme, du juge, du gendarme et du préfet, tous dotés des moyens nécessaires au bon fonctionnement de leurs Services, sera le meilleur garant contre l’influence terroriste. La possibilité pour tous de circuler sans danger dans le pays sera le meilleur critère des progrès accomplis. La réalisation diligente de grandes infrastructures de base, notamment énergétiques et sanitaires, est un autre impératif pour ramener une base minimale de remise à niveau économique de régions laissées en déshérence. Enfin, un effort gigantesque d’implantations d’activités au niveau local, notamment de relance agricole ou de services, est une condition sine qua non pour terrasser l’extrémisme en offrant à la jeunesse des alternatives à l’enrôlement djihadiste, à l’exode rural et à l’exil. Les consultations locales du Dialogue National Inclusif au Mali montrent que les attentes des régions sont très souvent concrètes, réalistes et justifiées : l’emploi, le soutien efficace et multiforme à l’agriculture, la bonne gouvernance locale, le désenclavement sont les aspirations les plus fréquemment exprimées.

Pour que ces programmes ramènent l’espoir escompté, un dernier changement attendu concerne les modalités de concrétisation de ces investissements. Ces derniers doivent être d’abord définis en fonction des besoins réels des bénéficiaires et non décidés à partir de positions dogmatiques des bailleurs de fonds ou de l’Etat. Leur réalisation est à piloter à chaque étape par les acteurs locaux, pour qu’ils s’approprient ces activités et soient en mesure de corriger les éventuelles erreurs de conception, les partenaires ayant un rôle principal de formation et de coordination. La faiblesse des moyens financiers des budgets nationaux, même si de nombreuses économies de certains « train de vie » sont encore possibles, impose là encore l’intervention décisive des concours financiers étrangers, essentiellement publics, et une augmentation au moins provisoire de l’Aide Publique au Développement (APD) présentement en repli. Le souci de l’efficacité de cette aide requiert aussi qu’elle puisse être mise en place avec une diligence particulière et qu’elle soit directement accordée aux responsables locaux des investissements programmés. Il s’agirait ici encore d’un changement majeur des circuits de l’APD, mais les résultats mitigés des méthodes traditionnelles méritent de faire cet essai.

Ces transformations peuvent apparaitre audacieuses et risquées, mais elles sont avant tout le constat des résultats limités des solutions actuelles et de l’urgence d’actions plus agressives. L’hésitation, le refus ou le report de ces changements, de la part des Etats concernés comme des partenaires extérieurs, conduirait probablement à de nouvelles détériorations sécuritaires et peut-être à l’impossibilité du redressement de cette situation. Il n’est nul doute que ceux qui agiraient ainsi devraient alors en assumer un jour la responsabilité collective devant l‘Histoire.

 

Paul Derreumaux