Le paysage financier africain en 2015

Le paysage financier africain en 2015

Dans une Afrique désormais très courtisée, le système financier est, avec celui des télécommunications, le secteur probablement le plus moderne et performant. Sa transformation en trente ans est spectaculaire et n’est sans doute pas à son terme. Les acquis, essentiels et multiples, ont été décisifs dans l’évolution positive du continent. D’importants progrès restent cependant encore à accomplir.

Les avancées constatées concernent avant tout le système bancaire et, géographiquement, l’Afrique subsaharienne où les changements ont bien une allure de révolution. Celle-ci s’exprime au moins dans quatre directions.

La première est celle de la densification, des banques comme des agences. Depuis les années 1980, marquées en particulier en zone francophone par une véritable crise systémique, les systèmes bancaires n’ont cessé d’accueillir partout de nouveaux établissements. Dans la plupart des pays, le nombre des banques, après les nombreuses faillites de la période 1980/1995, a fortement augmenté, faisant plus que doubler en particulier  dans les pays francophones. Les  principales exceptions concernent l’Afrique du Sud et le Kenya, où l’effectif était mature de plus longue date, et le Nigéria, par suite de la politique de concentration autour d’un nombre réduit de grands établissements, imposée par la Banque Centrale. Ce renforcement du secteur était d’ailleurs considéré par les Partenaires Financiers Internationaux comme une priorité dans la remise en ordre macroéconomique des pays africains et a très probablement constitué un des principaux facteurs permissifs  du retour à la croissance en Afrique. Le nombre accru d’intervenants a eu une première conséquence immédiate : celle d’une concurrence accrue, imposant aux banques une politique tournée vers le gain nécessaire de parts de marché et donc génératrice d’améliorations continues des services apportés à tous les types de clientèle. Deux principaux canaux ont été empruntés. D’abord une forte augmentation du nombre d’agences destinée à drainer le public des particuliers auparavant très négligé. Celles-ci ont  été multipliées  en Afrique subsaharienne – par 4 dans les pays les moins avancés et par 2 dans les pays à revenu intermédiaire de 2004 à 2007 -, selon un mouvement qui a touché tous les pays bien que de façon inégale. Le taux de bancarisation a donc nettement progressé, même s’il reste nettement inférieur à celui d’autres pays à développement comparable : environ 25% en moyenne et de 55% à seulement 15% selon les régions. Ensuite, une multiplication et une modernisation inédites des produits et services offerts : à partir de 2000, la monétique s’ouvre progressivement à de nombreuses banques au lieu d’être l’apanage des filiales françaises ; les années 2010 voient les « packages » diversifiés de services offerts à des clientèles de plus en plus ciblées et compartimentées, sous l’impulsion notamment des banques marocaines. Enfin, le « mobile banking » va s’imposer dans quelques pays africains : après son succès retentissant au Kenya, il devient de plus en plus présent en Afrique de l’Ouest. Le client est ainsi courtisé, analysé, classifié, soumis à une offre croissante de produits. La réduction considérable en trente ans du retard de l’Afrique en matière de relations avec la clientèle est bien une caractéristique majeure de la période récente.

Durant ces trois dernières décades, la banque africaine a aussi changé à plusieurs reprises d’actionnaires. Les banques publiques ont quasiment disparu, sans doute définitivement. Les banques françaises et anglaises, tétanisées par la crise de liquidité et de solvabilité des années 1980 et découragées par une situation économique d’où la croissance est alors quasiment absente, ont stoppé tout investissement significatif en Afrique, quand elles ne l’ont pas quitté. Le relais est d’abord pris par des banques privées locales, beaucoup plus ouvertes, par goût comme par nécessité, aux innovations et aux risques inhérents au public jusqu’ici négligé des particuliers et des entreprises de taille moyenne. Ces banques apportent une nouvelle vision commerciale avec la construction de réseaux plurinationaux, qui travaillent en synergie et accompagnent mieux leur clientèle d’entreprises. A partir de 2005, la réussite de ces groupes privés africains aiguise les appétits des banques de deux des pays les plus avancés d’Afrique en matière bancaire : le Maroc, en raison de possibilités limitées d’expansion dans le pays, et le Nigéria, en vue d’affecter efficacement l’augmentation massive de fonds propres qui vient de leur être imposée. Les banques marocaines et nigérianes deviennent alors en quelques années, par des opérations de rachat et/ou de créations, les actionnaires majoritaires des réseaux bancaires africains les plus vastes, à égalité avec ceux des groupes sud-africains plus anciens. Quelques-uns, présents dans plusieurs zones linguistiques, méritent aussi le titre de réseaux panafricains. Derrière elles, une petite dizaine de groupes privés à capitaux africains régionaux ont continué à grandir en restant jusqu’ici indépendants de ces leaders : ils apparaissent dans toutes les régions mais surtout en Afrique de l’Est et en Afrique Centrale. Un troisième groupe est composé des filiales des grandes banques européennes : les françaises résistent, les anglaises sont plus offensives. Des banques locales uni-nationales constituent la quatrième composante de ces systèmes bancaires. Ceux-ci comptent maintenant sur tout le continent près de 950 banques – plus de 800 pour la seule Afrique subsaharienne – contre moins de 600 vingt ans auparavant. La principale résultante de ces divers mouvements est que, au moins en Afrique francophone de l’Ouest, la poussée de l’actionnariat régional pendant la période 1990/2010 a de nouveau cédé la place à une domination étrangère dans laquelle les intérêts français côtoient désormais les acteurs marocains et nigérians. Dans les autres régions au contraire, les actionnaires locaux semblent avoir mieux résisté et rivalisent avec les capitaux d’origine anglaise et sud-africaine.

La puissance et la rentabilité des établissements est une troisième nouveauté. Depuis au moins une dizaine d’années, une bonne partie des banques africaines connaissent une croissance annuelle, exprimée en monnaie locale, de leurs principaux indicateurs d’activité et de résultats largement supérieure en moyenne à 10%, et en tout cas à la croissance globale de l’Afrique. Dopées par leurs acquisitions et leur expansion géographique, les banques marocaines et nigérianes se sont hissées pendant cette période aux premiers rangs derrière les cinq premières banques sud-africaines. Même si celles-ci restent encore inatteignables, comme évoluant dans un autre univers, leur avance se réduit lentement sous l’impact simultané de la faible croissance économique nationale et du repli du rand. En matière de résultat net, les taux de rentabilité s’affichent à deux chiffres et la mise en difficulté de banques non étatiques a été rarissime depuis deux décades. Cette évolution est à l’origine de divers cercles vertueux. Au plan économique, l’existence de banques plus dynamiques, mieux gérées, davantage tournées vers le crédit à la clientèle a favorisé le développement en sécurisant les transactions et en facilitant le financement des investissements. La vive progression des banques elles-mêmes soutient la croissance globale par les investissements et les embauches qu’elles réalisent. Au plan purement bancaire, ces rendements élevés du capital investi expliquent l’attraction croissante du secteur auprès des banques des pays africains les plus avancés, des Fonds d’Investissements, et même maintenant de certaines banques étrangères, du Qatar au Canada.

La quatrième évolution remarquable est celle de la réglementation et du contrôle des banques. Pour la réglementation, celle-ci est marquée par un durcissement généralisé des conditions d’accès à la profession – à travers des augmentations répétées de capital minimum – et de fonctionnement de celle-ci, avec le respect imposé de ratios de plus en plus contraignants. Ces changements ont suivi ceux observés dans la réglementation internationale, avec plus ou moins de retard selon les pays. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) par exemple, le capital requis pour la création d’une banque a été multiplié par 10 entre 2007 et 2015, mais les exigences réglementaires sont toujours celles de Bale I. En Afrique de l’Est au contraire, les fonds propres minimaux demeurent modestes mais les ratios prudentiels à appliquer sont très rigoureux. Au Maroc, Bâle III va entrer en application. L’orientation est dans tous les cas portée au durcissement sous la poussée des transformations internationales et de la montée des risques en Afrique, inhérente à la croissance rapide des banques et des crédits dans un environnement économique et juridique encore peu structuré. Pour le contrôle, les instances de régulation ont multiplié les textes mettant en place au sein des banques des procédures et des instances de plus en plus contraignantes tout en densifiant elles-mêmes leur surveillance. Dans les pays francophones, où le dispositif antérieur était particulièrement fragile, l‘amélioration majeure a consisté dans la création en 1989 de deux Commissions Bancaires régionales – une pour l’Ouest, une pour le Centre- permettant ainsi une parfaite indépendance de toute ingérence étatique locale. L’un des nouveaux défis de ces instances centrales est la mise au point de mesures facilitant le contrôle des réseaux transfrontaliers qui dominent le marché.

Ainsi reconstitué, fortifié, articulé en réseaux mieux adaptés aux besoins de clients plus mobiles et connectés, désormais profitable, investisseur important, le système bancaire est aujourd’hui une des plus belles vitrines d’une Afrique subsaharienne redevenue attractive. Ce panorama encourageant laisse cependant subsister des zones d’ombre. Même si celles-ci sont en bonne partie liées aux importantes faiblesses qui demeurent dans les économies africaines, les systèmes financiers peuvent contribuer à y remédier en poursuivant leur propre renforcement. Trois éléments cruciaux peuvent ici être soulignés.

Les systèmes bancaires eux-mêmes ont à combler les écarts qui les séparent encore de nombreux pays en développement plus avancés en matière de structures financières. La bancarisation des populations reste en moyenne sensiblement plus faible, tout comme le poids relatif de la monnaie scripturale dans la masse monétaire. Les ratios des crédits et des dépôts par rapport au Produit Intérieur Brut (PIB), même s’ils ont au minimum doublé de 1990 à 2013 et dépassent parfois 40%, restent très inférieurs à ceux de pays à développement comparable –Afrique du Sud et Maurice mis à part -. Malgré les avancées réalisées, l’éventail des produits offerts par les banques demeure en effet trop réduit tandis que la taille des établissements, même regroupés au sein de réseaux, leur interdit de prendre en charge les financements les plus importants. C’est ainsi que, par exemple, les grands projets africains d’infrastructures ou d’investissements miniers sont jusqu’ici presqu’exclusivement financés de l’étranger. A l’autre extrémité de l’éventail d’activités, les sociétés de télécommunications s’emparent de plus en plus, grâce au « mobile banking », du domaine des moyens de paiement et jouent elles-mêmes un rôle central dans la diffusion de la bancarisation. Le Kenya fut un précurseur en la matière et l’Afrique de l’Ouest semble être la région qui lui emboite le pas avec le plus de dynamisme. Les actions menées depuis une trentaine d’années doivent donc être intensifiées pour que les banques africaines soient un acteur encore plus complet en matière de « retail » et plus puissant en terme de financements.

En même temps,  les banques existantes n’ont pas encore su apporter des réponses totalement adéquates dans divers secteurs ou activités. Celui des Petites et Moyennes Entreprises (PME) en est un exemple. La place essentielle tenue par un secteur informel difficilement maîtrisable en termes d’informations et de méthodes de travail, la faiblesse des garanties disponibles, les taux de déperdition élevés sur ces concours donnent aux banques une grande frilosité sur ces catégories de sociétés alors que celles-ci constitueront normalement l’ossature des économies africaines de demain. Face à ces résistances, les solutions possibles pourraient provenir notamment d’une plus grande pratique du co-financement avec des partenaires au développement, afin de partager les risques subis, d’une part, et d’un effort accru par les banques de l’adaptation de leurs critères d’intervention aux caractéristiques de ces entreprises, d’autre part. Un autre domaine encore insuffisamment exploité est celui des concours à l’habitat, où les besoins sont immenses. Beaucoup de banques commerciales ont  pu récemment,  grâce à un élargissement des possibilités de refinancement, allonger jusqu’à 15, voire 20 ans, la durée de leurs prêts. Mais le principal obstacle reste ici le niveau élevé des taux intérêts. Celui-ci renchérit à l’excès les prêts immobiliers et donc le prix d’achat effectif des biens. La réduction de ce coût est indispensable pour que le secteur immobilier puisse croître comme il le mérite, et devenir à la fois un piler de la croissance économique et un contributeur de la paix sociale.

Enfin, si le système bancaire a magistralement évolué en trente ans, la diversification des autres composantes du système financier africain n’a réalisé que des progrès  encore limités sur la période. Pour les compagnies d’assurance, hormis l’Afrique du Sud, le secteur est loin des attentes. Quelques groupes régionaux solides se sont bien constitués dans chaque grande zone de l’Afrique subsaharienne, mais le taux de pénétration auprès du public reste infime et, surtout, la coopération avec le secteur bancaire pour le placement des produits, à travers la bancassurance, n’a pas encore connu le développement escompté. La micro-finance a confirmé sa place au fil des ans : en particulier, les nombres d’emprunteurs et les actifs gérés auraient été multipliés en moyenne par quatre entre 2005 et 2012. Toutefois les volumes restent modestes et la progression est moins vive que sur les autres continents. Ici encore, les passerelles de coopération avec les banques et les sociétés de télécommunication sont  à perfectionner afin de compléter les modalités d’utilisation de la micro-finance et d’en faire un instrument important de lutte pour la bancarisation. Les marchés financiers de capitaux ont aussi à accélérer leur expansion. De plus en plus nombreux -22 sur toute l’Afrique-, ils sont encore de taille insuffisante : la bourse d’Afrique du Sud, à elle-seule, représente environ 80% d’une capitalisation globale qui est passée de 245 milliards de dollars en 2002 à 732 milliards de dollars en 2012, soit très en deçà du PIB des pays concernés. Le nombre de sociétés cotées ne progresse que modestement et la liquidité insuffisante des titres reste un handicap majeur. La principale évolution des dix dernières années a été le recours massif des Etats à ces marchés locaux pour les besoins de leur financement courant. Le succès de toutes les émissions effectuées montre bien la présence d’une épargne abondante et disponible qui devrait faciliter la montée en puissance des marchés financiers. La difficulté majeure est l’étroitesse de l’offre pour des raisons essentiellement culturelles. Le marché financier régional de l’UEMOA, qui permet le regroupement sur une seule place des entreprises de 8 pays, ne compte que 40 sociétés cotées, soit nettement moins qu’au Kenya. Pourtant, il pourrait pourtant connaitre une rapide progression, si les perspectives économiques de la zone se confirment.

En développant l’accès aux services financiers et en facilitant le financement de tous les agents, la croissance exceptionnelle du système bancaire a été à la fois un facteur permissif et un soutien actif de la croissance africaine.  L’atténuation rapide des faiblesses subsistantes et l’élargissement de ces progrès aux autres composantes du système financier seront de même des atouts essentiels pour que cette croissance globale se pérennise et permette une évolution vers l’émergence économique et sociale souhaitée pour le continent. Toutes les prévisions émises sur ce secteur sont très optimistes : il reste aux acteurs à être à la hauteur du préjugé favorable qui leur est accordé.

 

Cet article est issu d’une présentation effectuée le 12 juin 2015 à Bordeaux lors du Colloque « Bonnes nouvelles d’Afrique », organisé par la Fondation Prospective et Innovation présidée par M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier Ministre

Paul Derreumaux

Grèce : de Charybde en Scylla ?

Grèce : de Charybde en Scylla ?

 

M. Tsipras doit aimer la tragédie grecque. Il a l’art du coup de théâtre qui fait rebondir l’intrigue et l’a prouvé une seconde fois en moins de deux mois. Après le référendum surprise, voici la démission inattendue.

L’été avait jusqu’ici été plutôt productif pour le gouvernement grec qui a obtenu in extrémis la fin de la menace du « Grexit » et l’accord sur un nouveau plan d’aide financière massive. En quelques petites semaines, à l’écart des médias et à l’abri des manœuvres dilatoires d’un ancien ministre des finances, les négociateurs ont mis au point les composantes détaillées de ce plan. Deux semaines supplémentaires ont permis que les dispositions correspondantes soient agréées à l’arraché par l’Assemblée Nationale grecque, et validées par l’Eurogroup et le Parlement allemand. De plus, l’excellente saison touristique observée dans le pays allait sans doute donner quelques espoirs à la population grecque ballotée depuis janvier dernier entre les messages contradictoires de ses dirigeants. La décision d’un retour devant les électeurs grecs ramène une grande incertitude et remet en lumière trois menaces principales.

Les décisions du 13 juillet, même si elles ont évité à la Grèce de plonger dans l’inconnu inquiétant de la sortie de la zone Euro, ont été surtout positives à court terme pour cette dernière. En obtenant que le gouvernement grec accepte la quasi-totalité des réformes qu’ils demandaient, en contrepartie de 86 milliards d’Euros supplémentaires d’endettement, les créanciers pliaient la Grèce à leurs conditions et, surtout, l’Union Européenne (UE) maintenait intacte le dogme de l’intouchabilité de sa construction. Les négociations du premier semestre 2015 ont certes montré des divergences parfois profondes entre tous les pays de l’UE, inévitables vu leur nombre et les sensibilités de leurs responsables actuels. L’accord final gomme cependant  ces moments difficiles et conforte la zone : la solidité de l’Euro sur les deux derniers mois en est un symbole. Pourtant, les résultats obtenus montrent deux importantes faiblesses. D’abord, aucune mention n’y est faite d’un allègement de la dette publique extérieure grecque existante. Celui-ci est pourtant indispensable et urgent : les ratios le montrent aisément et même des institutions comme le Fonds Monétaire International (FMI) admettent maintenant, bien trop tardivement, que ces engagements sont « insoutenables ». Ensuite, les négociations de ce semestre ont mis en évidence du côté européen des méthodes peu efficaces et des priorités variées selon les membres de l’Union, qui imposent une réflexion stratégique, suivie d’actions urgentes, pour consolider les structures et les modes de décision. Il faut à la fois plus de solidarité effective mais aussi plus de respect par les Etats des contraintes fixées et d’équité entre eux, quelle que soit leur taille. Faute de travailler activement sur ces deux sujets, l’accord de juillet sera une victoire à la Pyrrhus, apportant seulement un répit avant d’autres crises plus graves et plus nombreuses.

Du côté grec, les concours financiers supplémentaires constituent à court terme un oxygène vital. En honorant ses dettes internationales, le pays redevient financièrement fréquentable. La recapitalisation des banques va dégripper les circuits financiers et autoriser la reprise de crédits à l’économie. Les privatisations apporteront à l’Etat des recettes significatives et une possible amélioration du fonctionnement des sociétés concernées. Certaines réformes déjà validées pourraient rendre l’administration plus efficace, la fiscalité plus productive, les charges liées aux retraites moins lourdes et plus cohérentes avec la moyenne de la zone. La Grèce devrait ainsi accélérer sa mutation vers une économie et une société plus proches des « normes »  européennes. Pourtant, les objectifs centraux de la relance de la croissance économique et de l’équilibre budgétaire sont loin d’être gagnés. La capacité de l’administration de réaliser rapidement ces réformes et d’en tirer profit n’est pas avérée. Le pays manque de secteurs agricoles, industriels et de services sur lesquels pourraient s’appuyer une forte expansion, soutenue par une meilleure position compétitive, comme ce fut le cas en Espagne. Les premières mesures prises vont d’abord générer de nouvelles compressions du pouvoir d’achat, frappant avant tout les classes moyennes. Elles accroîtront donc une paupérisation du plus grand nombre, et seront peu propices à la reprise de l’économie nationale. Les transformations structurelles plus ambitieuses, pour la réduction des privilèges exorbitants de certains groupes, restent en attente, peut-être pour longtemps. Surtout, la dette publique, déjà jugée trop lourde par tous, se trouve brutalement accrue de quelque 30%, sans qu’aucun créancier  ne se soit apparemment inquiété des possibilités effectives de remboursement de ce supplément d’emprunt. Une restructuration en profondeur de ces créances sur la Grèce n’est en rien esquissée alors qu’elle est essentielle pour que les réformes acceptées portent leurs fruits. En un mot, le traitement imposé au malade est douloureux mais incomplet, ce qui rend la guérison  hypothétique et le rechute possible.

Alors que la bataille économique s’annonce délicate, le pays replonge dans des imbroglios politiques. La victoire en janvier 2015 du parti Syrisa, adversaire déclaré de l’austérité, avait à juste titre  fait craindre la remise en cause dans le pays de nombreuses orientations antérieures. Durant plusieurs mois, les négociateurs grecs ont mené brillamment l’art de l’esquive, des promesses imprécises et des exigences irréalistes, au lieu de défendre avec fermeté un plan d’actions structurelles crédibles en contrepartie d’un réaménagement viable de la dette publique. Ces « fausses » négociations ont très logiquement réduit à néant une confiance déjà fragile envers les dirigeants grecs. A peine l’éviction de ceux qui bloquaient les discussions avait-elle permis de dégager les grandes lignes d’un accord que M. Tsipras soumettait celui-ci, à la surprise générale, à un référendum  auquel il recommandait lui-même de répondre par la négative. La victoire éclatante du « non » n’a pas empêché le Premier Ministre de revenir immédiatement à la table des discussions et d’accepter un accord aussi rigoureux que le premier. Alors que celui-ci est désormais entériné par tous, la démission du Premier Ministre ouvre de nouvelles inconnues qui pourraient retarder d’autant la mise en œuvre des réformes économiques. Xième manœuvre dilatoire ? Excès de confiance en lui de M. Tsipras? Celui-ci peut en effet sortir gagnant de l’épreuve en restaurant une majorité plus stable. Il peut aussi perdre face à d’autres alliances, soit autour d’une droite qui l’a aidé récemment, soit autour des ultras de Syrisa qui viennent de prendre leur indépendance. La réponse sera maintenant vite donnée.

Ces trois menaces montrent que les vues à court terme restent prédominantes mais risquées. A ce rythme, les tensions entre l’Europe et la Grèce –et d’autres pays éventuellement- risquent de revenir rapidement au devant de l’actualité. Le dossier des migrants, où la solidarité de l’Europe avec la Grèce n’est pas exemplaire, en fournit une première occasion.

Paul Derreumaux