Afrique : Les opérateurs téléphoniques supplanteront-ils les banques pour les moyens de paiement ?

Afrique : Les opérateurs téléphoniques supplanteront-ils les banques pour les moyens de paiement ?

 

Touchant un nombre croissant de pays et concernant de plus en plus de compagnies de télécommunications, « le mobile banking » devient un vecteur clé de la croissance de ces dernières. Certaines d’entre elles s’apprêtent donc à franchir le pas et à demander un agrément bancaire. Les banques vont-elles perdre ainsi une partie de leurs activités de base ?

Les paiements par téléphone portable –le « mobile banking » – en Afrique sont somme toute récents. Apparu avec un succès d’abord mitigé dans quelques pays au début des années 2000, ce mode de paiement s’est surtout développé à partir de 2007 au Kenya. Avec son produit M’Pesa – M comme mobile et Pesa comme monnaie en swahili -,  l’entreprise Safaricom a en effet connu très vite un succès phénoménal. Selon des statistiques récentes, M’Pesa compterait maintenant quelque 17 millions d’abonnés – soit un kenyan sur trois – et plus de deux millions de transactions quotidiennes, celles-ci représentant en une année environ 1/10ème du Produit Intérieur Brut (PIB) national.

Cette explosion repose sur plusieurs facteurs. Le premier est bien sûr le succès extraordinaire du téléphone mobile sur le continent africain. Démarré dans la décennie 1990, il a vite permis de rattraper le retard existant en matière de lignes téléphoniques fixes. Avec des taux de couverture désormais proches de ceux des pays du Nord , il met en œuvre toutes les révolutions technologiques avec un bref décalage sur les nations les plus développées. En 2014, près de 700 millions d’Africains ont un téléphone mobile, soit plus de 60% de la population, et les licences 4G sont en train d’apparaitre dans quelques pays. Grâce à sa simplicité d’usage, à la forte baisse des coûts, à sa généralisation très rapide, le « mobile » a véritablement bouleversé le mode de vie des populations, même pour les plus bas revenus ou les habitants des zones les plus isolées. La seconde raison est celle du grand retard des systèmes bancaires pour l’élargissement de leur base de clientèles de particuliers. Leur intérêt pour ce public, en particulier dans l’espace francophone, n’a en effet commencé qu’avec l’avènement des banques privées africaines qui a suivi le cataclysme bancaire des années 1980. L’effort d’ajustement des réseaux et des produits aux besoins des particuliers s’est alors progressivement renforcé, mais le retard est tel qu’il prendra des années avant d’être résorbé. Ainsi, dans l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), le taux de bancarisation a probablement doublé dans les dix dernières années mais ne s’élève encore qu’aux environs de 10%. La troisième raison résulte des nouvelles stratégies qui s’imposent aux groupes de télécommunications. Les taux de pénétration déjà atteints et la concurrence accrue amènent un ralentissement des taux de progression. Il faut donc chercher à fidéliser la clientèle acquise, notamment en diversifiant les services offerts comme le permettent des technologies en constante amélioration. Le paiement par téléphone mobile est donc un relais idéal de croissance en Afrique par suite des lacunes des systèmes bancaires traditionnels.

Le Kenya a été le grand précurseur en la matière et le succès de M’Pesa constitue la référence absolue. Il a été servi en particulier par la prédominance de Safaricom dans le paysage kenyan des télécommunications, par le dynamisme des banques locales et par la souplesse de la Banque Centrale. M’Pesa est un porte-monnaie électronique qui permet à la fois les échanges de cet argent virtuel entre clients et le paiement de factures aux entreprises ayant adhéré au réseau. Le système recensait en 2012 des transactions pour plus de 7 milliards de dollars par an. Ces dernières années, ce produit test a largement essaimé.

Dans le pays phare du « mobile banking » qu’est le Kenya, l’évolution a été double. Les principales banques de la place ont développé des offres permettant à leurs clients de mettre en relation aisée leur compte bancaire et leur compte M’Pesa : M’Benki pour la Kenya Commercial Bank, Hello Money pour la Barclays, Eazzy 24/7 pour Equity Bank répondent à cet objectif. Afin de maintenir son avance, Safaricom a par ailleurs noué fin 2012 un partenariat avec la Commercial Bank of Africa pour la création de M’Schwari. Ce produit offre des comptes d’épargne et des prêts, se posant ainsi de plus en plus en rival direct des services bancaires. Ces interconnexions et ces nouveautés créent une puissante émulation, qui reflète la performance du système kenyan, et apportent un progrès rapide de la bancarisation du pays.

Hors du Kenya, le mobile banking, maintenant maîtrisé par tous les plus grands groupes internationaux de télécommunications, est surtout utilisé dans les pays en développement où il se substitue aux guichets bancaires pour l’importante clientèle non bancarisée. Le pionnier Safaricom commercialise ainsi ce type de service en Tanzanie et en Afrique du Sud, mais aussi en Afghanistan et en Inde. En Afrique, où le secteur reste pour l’essentiel un club très « select » dominé par quelques « majors », l’indien Airtel, l’Emirati Etisalat, le Sud-Africain MTN, par exemple, déploient progressivement des produits analogues dans leurs nombreuses filiales. Le groupe français Orange fait partie de ces leaders. Son produit Orange Money, lancé avec prudence en décembre 2008 en Côte d’Ivoire, s’est d’abord implanté lentement, mais connait depuis les années 2010 une croissance exponentielle. Le produit est désormais présent dans 14 pays d’Afrique et du Moyen Orient où il compte 12 millions d’abonnés. Orange y annonçait un volume annuel de transactions gérées supérieur à 2 milliards d’Euros en 2013. Divers accords globaux se sont noués à partir de 2012, notamment avec Visa ou Western Union, pour élargir les possibilités d’utilisation du produit et traiter les transferts internationaux. Dans certaines implantations, le chiffre d’affaires généré par le mobile banking est la composante en plus forte expansion du chiffre d’affaires global. Forte de ces résultats, Orange multiplie les initiatives. Au Sénégal, sa filiale Sonatel a ainsi engagé en octobre dernier un partenariat avec la banque Bicis: il propose une connexion automatique possible entre le compte bancaire et celui d’Orange Money, à l’image des dispositifs offerts au Kenya. Surtout, Orange annonce son intention de demander à court terme une licence bancaire pour émettre de la monnaie électronique.

Ces licences spécifiques sont apparues dans divers pays depuis le début des années 2000 pour tenir compte des mutations technologiques de l’époque en termes de moyens de paiement. Elles ont reçu jusqu’ici peu d’applications, sans doute par suite des difficultés de mise au point d’une réglementation bien adaptée et des fortes exigences des Autorités de contrôle.. L’UMOA s’est dotée de cette réglementation en 2006 et c’est dans cette zone que le Groupe Orange prévoit de tester son projet. L’obtention de l’autorisation d’émettre de la monnaie électronique qui lui serait ainsi accordée le libèrerait de toute dépendance vis-à-vis des banques locales, moins ouvertes aux nouvelles approches qu’en Afrique de l’Est. Elle le mettrait au contraire en position de force pour négocier avec celles-ci d’éventuels accords, tels que celui d’une bonne rémunération de la monnaie scripturale qui reste associée à cette monnaie « virtuelle ». Cette expérience, menée par un acteur de tout premier plan qui bénéficie déjà d’une forte base de clientèle, devrait réussir. Elle pourrait alors modifier significativement le poids relatif des principaux moyens de paiement et des intervenants sur ce marché des moyens de paiement. Il est d’ailleurs vraisemblable que l’initiative du groupe français soit reproduite par ses concurrents, en Afrique de l’Ouest et ailleurs, ce qui génèrerait alors un nouveau bouleversement des systèmes bancaires africains.

Poussées par des contraintes de pérennisation à tout prix de leur clientèle dans une concurrence toujours plus vive, les grandes sociétés de télécommunications ont les moyens financiers nécessaires d’effectuer cette intrusion frontale dans ce qui reste pour l’essentiel une chasse gardée des banques. La partie n’est toutefois pas jouée. Les banques seraient d’abord elles-mêmes en mesure de contre-attaquer et de s’installer dans le secteur des télécommunications. Elles peuvent en effet trouver des alliés capables de combler leurs faiblesses techniques ou d’imaginer avec eux de nouvelles solutions. C’est la voie que veut emprunter au Kenya la puissante Equity Bank qui crée un opérateur virtuel en s’appuyant sur Airtel. De plus, les opérateurs de télécommunications, prompts à communiquer sur les masses d’argent qu’ils brassent et les volumes d’affaires qu’ils réalisent grâce au « mobile banking », sont plus que discrets sur la rentabilité qu’ils en tirent jusqu’ici. Celle-ci reste probablement très inférieure à celle de leurs activités classiques, voire encore négative pour la plupart des acteurs concernés. La pertinence financière du créneau est donc encore à démontrer.  L’arrivée sur de nouveaux terrains s’accompagne aussi la plupart du temps de nouveaux risques. Les opérateurs téléphoniques l’apprennent à leurs dépens : au Kenya plus de 100000 impayés sont déjà recensés avec M’Schwari, moins de deux ans après le lancement de ce produit de « mobile loan ». Enfin, il ne faut pas oublier que les moyens de paiement ne sont qu’un pan limité du champ d’action des banques : la diminution de leur place en ce domaine pourrait les amener à des actions plus vigoureuses sur d’autres aspects, comme celui du crédit, ainsi que l’attendent les populations et les entreprises.

Même si les évolutions à venir demeurent encore très ouvertes, il est certain que le « mobile banking » apporte un progrès considérable dans la panoplie des moyens de paiement disponibles  pour les populations, en particulier en Afrique subsaharienne. Il contribue à ce titre de manière exemplaire au caractère inclusif du développement du continent, qui est probablement l’enjeu majeur des trente prochaines années.   

Paul Derreumaux

Mon voisin le jardinier

Mon voisin le jardinier

Mon voisin le jardinier s’appelle Ousmane F. Quand nous avons emménagé sur cette rive droite du Niger  à Bamako il y a maintenant plus de quinze ans, il a d’abord regardé avec méfiance cette famille qui venait s’installer dans ce qui était encore un coin de brousse, se demandant s’il avait à craindre pour ses cultures maraîchères et fruitières. Il s’est bien vite rassuré en voyant que je ne chercherais pas à étendre ma propriété aux dépens de son potager et de ses quelques agrumes. Tranquillisé sur le maintien de son gagne-pain, il m’a alors rapidement toléré dans son voisinage, et nos relations se sont détendues.

Ousmane est petit de taille -court comme on dit ici-, pas très souriant, peu causant mais sympathique. Avec lui, pas de fioritures ou de temps perdu. Comme pour tout paysan dans le monde, le temps c’est le travail, et le travail compte pour que la terre produise. Chaque matin, il arrive, courbé, les mains derrière le dos, puis s’arrête au bord du champ, sans doute pour réfléchir quelques instants à ce qui va l’occuper aujourd’hui. Alors il commence, tantôt plié en deux, tantôt accroupi, tantôt assis, piochant, désherbant, binant, semant, plantant, arrachant, récoltant, selon les saisons et les produits. Très souvent, sa femme et une jeune fille l’accompagnent. Toute la journée, ils travaillent tous trois sans relâche, se partageant les tâches. Presque sans causer, ou alors si bas que le piaillement des oiseaux au plumage bleu électrique, si nombreux sur ce site, couvre la conversation de leurs cris. Ses seuls moments d’arrêt sont pour les deux prières qu’il effectue, sous le gros manguier planté au centre de son territoire, et pour un rapide repas. Son âge doit être supérieur à l’espérance de vie nationale, mais le corps reste musculeux et les gestes agiles. Avec ses joues rebondies, ses bras toujours vigoureux et sa démarche rapide, il a des allures d’un Popeye indestructible. Le noir de sa peau a presque pris sur son torse nu la teinte du cuivre sous les brûlures du soleil.

Les échanges avec mon voisin sont peu nombreux: les mots français qu’il connait sont aussi limités que ceux  que je sais dire en bambara. Nous nous cantonnons donc aux salutations d’usage répétées plusieurs fois, à la manière malienne, pour être certain de n’oublier rien ni personne, mais ces quelques mots s’échangent presque chaque jour. Nous alternons souvent le français et le bambara, pour que chacun se sente à l’aise. Parfois, il me montre fièrement ses productions : salades, oignons, gombos, choux, mangues, quelques oranges. Je le félicite du geste et des yeux. Comme nous en avons convenu dès l’origine, sans plus en reparler depuis lors, il s’approvisionne chez nous en eau potable selon ses besoins. J’aimerais lui poser les  questions qui m’interpellent. Quel revenu approximatif lui amènent ses activités (plus ou moins que les fameux 1,25 dollar/jour des sèches statistiques de « pauvreté »)? Comment écoule-t-il ses produits ? Ressent-il un progrès dans sa situation quotidienne ? Reçoit-il des aides ? Sa fille (ou petite fille) va-t-elle à l’école ? La difficulté de communication m’empêche de faire correctement ce questionnement et c’est peut-être mieux ainsi puisqu’il n’oserait sans doute pas me renvoyer des questions qu’il se pose de son côté sur moi-même. Nous maintenons donc une distance que nous acceptons tous deux et qui facilite nos relations.

Durant toutes ces années, le travail d’Ousmane ne s’est guère modifié. Il travaille toujours à la main ou avec sa houe qui ne le quitte guère. Son seul instrument mécanique est sa petite pompe à gaz oil, avec laquelle il puise l’eau du fleuve pour l’arrosage de ses cultures durant la longue  saison sèche et qui est devenue de plus en plus poussive au fil des ans. A la saison des pluies, nous luttons tous deux contre la crue qui envahit les berges, lui pour aménager en conséquence son espace cultivé, moi pour protéger notre maison. Lorsque les eaux  redescendent, nous partageons parfois, à grand renfort de gestes, notre tristesse de voir l’ensablement gagner le Niger à grande vitesse et les arbres pousser avec vigueur dans le lit du fleuve. Pendant les deux années si difficiles – 2012 et 2013 – que le Mali a vécues, notre tranquillité dans ce petit coin de Bamako n’a jamais été menacée et la vie a continué sans grand changement. Ousmane n’a vraisemblablement pas attendu grand-chose du « retour à l’ordre » et, depuis un an, son impatience doit donc être bien moins grande que la mienne. Il continue son travail au  quotidien, avec la même ardeur, sans se préoccuper des discussions de paix pour le Nord du pays qui s’éternisent, ni du blocage des financements extérieurs qui a freiné le redémarrage des investissements publics, ni des multiples colloques et réunions qui, sur tous sujets, se réjouissent des progrès intervenus mais annoncent peu d’étapes concrètes pour les changements restant à accomplir. La seule préoccupation que j’ai décelée est sa récrimination contre les oranges marocaines qui déferlent maintenant du Nord et envahissent le Mali. Leur goût plus sucré chasse souvent du marché les oranges maliennes malgré leur prix plus élevé et il n’est donc pas sûr que mon voisin apprécie les charmes du « co-développement Mali/Maroc »

Ousmane a fait relâche deux jours la semaine dernière. J’ai craint qu’il soit malade. Mais il est revenu ce matin, tard dans la matinée, avançant de ses petites enjambées saccadées. Il a certainement voulu éviter le «  froid » qui s’est emparé brutalement de Bamako, comme un envahisseur pressé qui sait bien qu’il devra battre en retraite dans deux mois au plus tard. Nous nous sommes salués un peu plus chaleureusement que d’habitude, avant qu’il commence sa journée de travail.

Que puis-je lui souhaiter pour cette année nouvelle, même si je ne suis guère capable de le lui exprimer ? J’essaie d’imaginer ses plus grandes craintes, même s’il ne se plaint jamais.

La maladie, j’en suis convaincu. Si elle frappe, tout s’écroulera pour Ousmane faute d’argent de réserve pour  la combattre: plus de culture, plus de revenus, peut-être plus de maison. Et si l’Etat et ses partenaires donnaient à ce problème la priorité qu’il mérite ? Un doux rêve ? Peut-être mais dont le contenu existe au moins partiellement si la volonté de changer les choses est bien présente: multiplication de centres de soins basiques, gratuité des secours de base, encouragement de la micro-assurance, coopération accrue avec les grandes entreprises bousculées par de nombreux intervenants pour faire plus de « RSE » (Responsabilité Environnementale et Sociale). Et les effets positifs seraient vraisemblablement considérables en de nombreux domaines allant de la productivité du travail à la diminution possible de l’indice de fécondité en passant par une meilleure crédibilité du « vivre ensemble ».

La panne de sa pompe, très probablement, en raison de la trésorerie nécessaire pour la réparation ou le remplacement. Car celle-ci est plus que rare, avalée par la pression du quotidien, où s’agglomèrent pêle-mêle les besoins du champ et ceux de la vie de tous les jours. Ousmane a sans doute renoncé à rêver à une plus grande audace des banques ou des sociétés de micro-crédit, ou de n’importe quelle institution qui pourrait voir le jour et lui apporter, enfin, une solution à coût raisonnable à ce terrible manque. Sait-il que le financement des Petites et Moyennes Entreprises (PME) est un éternel sujet de colloques ? Sûrement pas. Devine-t-il, lui qui n’a même pas de compte bancaire, que la solution viendra peut-être de son téléphone portable, son seul « luxe », grâce à la grande offensive que mènent les sociétés de télécommunications avec le « mobile banking » ? Pas encore mais il apprendra vite si un espoir réel se met en place.

Peut-être ces souhaits de changement ne sont-ils pas clairement matérialisés dans son esprit. Mais il doit au moins désirer que quelqu’un, quel qu’il soit, ayant le pouvoir de changer les choses, prête enfin attention à lui, l’écoute et, sait-on jamais, lui réponde et apporte des solutions à ses préoccupations. Qu’il soit en quelque sorte pris en compte. N’est-ce pas cela l’inclusion dont on parle tant ?

Bonne année Ousmane!

 

Paul Derreumaux