AFRIQUE SUBSAHARIENNE : LE « BLUES » DES UNIONS RÉGIONALES (Partie 1)

L’Afrique subsaharienne est aussi inventive que les autres parties du monde en matière de création d’institutions régionales et continentales, qu’elles soient sectorielles ou globales. Pendant une longue période, ces regroupements, malgré des caractéristiques et des approches différentes, sont même apparus, sur le continent et aux yeux des grands bailleurs de fonds, comme un stimulant et un vecteur essentiel pour la réalisation dans leurs pays membres des réformes et mutations, souvent difficiles, nécessaires pour le développement économique et social. L’intensification continue des relations économiques entre Kenya, Ouganda et Tanzanie a ainsi boosté la croissance des trois premiers membres de l’East African Community (EAC). L’entrée en fonction en 1989 de la Commission Bancaire de l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA), en modifiant et renforçant le contrôle de toutes les banques commerciales de cette zone, a tenu une place importante dans la construction d’un système bancaire assaini et performant. Depuis la fin des années 2010, des questions de plusieurs ordres ont pourtant perturbé en beaucoup d’endroits ces tendances positives. Les quatre exemples suivants montrent la convergence de ces difficultés

En Afrique orientale, et après des débuts incertains, l’EAC est devenue depuis les années 2000 une force d’attraction pour beaucoup de pays. Les trois fondateurs-Kenya, Ouganda, Tanzanie- ont en effet mis en place un environnement commun propice à l’expansion de leurs activités économiques respectives : libre circulation des biens, du travail et du capital dans l’EAC ; union douanière face à l’extérieur ; coopération privilégiée avec d’autres zones comme la COMESA et la SADC. Leur poids démographique et le pragmatisme de leurs politiques ont aussi favorisé l’émergence de secteurs solides, y compris industriels, stimulés par la réussite kenyane et la force des relations économiques et financières à l’intérieur de la zone. Celle-ci s’est donc progressivement élargie aux Grands Lacs (Rwanda et Burundi) , au Sud-Soudan et, récemment à la République démocratique du Congo (RDC) et à la Somalie, regroupant en conséquence pays anglophones et francophones. L’EAC est ainsi à ce jour une des communautés subsahariennes les plus étendues et les plus peuplées -plus de 350 millions d’habitants dont le géant RDC. Elle est aussi un ensemble économique majeur : plus de 350 milliards de USD courants de Produit Intérieur Brut (PIB) à fin 2024 et 3 fois plus en Parité de Pouvoir d’Achat (PPA), le Kenya se classant à la 7ème place des PIB du continent ; un grand potentiel en matière d’énergies renouvelables déjà remarquablement exploité au Kenya.  

L’EAC affronte cependant des faiblesses notables. Les unes sont économiques. Le retard pris par de grands chantiers mobilisateurs, tels que les infrastructures de transport de portée régionale adaptées à sa taille ou la coordination plus étroite des politiques économiques facilitant une évolution harmonieuse de la zone,  gène  l’avancée de réformes structurelles.  Les reports du projet d’une monnaie commune laissent persister la fragilité des monnaies nationales, dont les fréquentes dévalorisations sont pénalisantes. La consistance limitée des appareils économiques et du niveau de développement des pays récemment admis rend plus difficile qu’auparavant la répartition des avantages liés à l’union entre pays membres. Mais les questions politiques semblent prendre le pas ; le Sud-Soudan est de longue date en guerre civile larvée ; des tensions politico-sociales prennent une dimension inquiétante au Kenya. Surtout, l’affrontement entre la RDC et le Rwanda, pour des contestations politiques autant qu’économiques, a atteint une ampleur pouvant perturber le fonctionnement des institutions de l’EAC et toucher d’autres membres comme le Burundi. Les efforts menés par la communauté régionale pour résoudre la crise sont restés vains jusqu’ici et l’intrusion des Etats-Unis dans le dossier pourrait générer d’autres complications. Une dégradation prolongée de ce conflit constituerait un coup d’arrêt à 25 ans d’avancées.

La Communauté Economique et Monétaire d’Afrique Centrale (CEMAC) diffère de  l’EAC sur au moins trois plans. Elle est d’abord de dimension plus modeste : moins vaste, elle est surtout beaucoup moins peuplée – près de 65 millions d’habitants seulement en 2024 – et moins puissante- PIB global d’environ 115 milliards de USD courants, proche de celui du Kenya. Au plan économique, elle est caractérisée par la large domination du secteur pétrolier et gazier dans le PIB et les exportations de quatre des six membres : cette spécificité a été d’abord un avantage important pour la croissance et les finances publiques des nations concernées, mais elle est devenue depuis longtemps un handicap notable en raison des soubresauts des cours de ces produits. Enfin, dans sa composition, la zone apparait a priori plus homogène.  Cinq des six pays qui la composent sont unis depuis leur indépendance par leur francophonie, par des relations traditionnellement fortes avec l‘ancienne puissance coloniale et par leur monnaie commune, le FCFA.  Comme sa structure jumelle d’Afrique de l’Ouest – l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA)-, elle a connu sous des appellations différentes, plusieurs mutations ayant pour objectifs le renforcement de cette communauté d’Etats et l’élargissement de ses responsabilités : l’union monétaire, matérialisée par la devise commune et une Banque Centrale unique, a évolué vers une union économique aux ambitions d’harmonisation des politiques publiques , de croissance et de modernisation des économies.

 Cependant, la CEMAC n’a pu profiter à plein de ces atouts institutionnels. La mise en œuvre concrète des décisions communautaires capables de stimuler les progrès économiques et sociaux de l’espace régional a été souvent longuement retardée, voire contrée, par des préoccupations nationales jugées prioritaires. Ainsi, deux bourses de valeurs mobilières – Douala et Libreville – ont coexisté pendant plus d’une décennie avant de fusionner en 2019, décalant d’autant la mobilisation efficace de l’épargne intérieure. De même, la libre circulation des personnes dans l’Union, décidée en 2013, ratifiée en 2017, n‘est totalement entrée en vigueur qu’en 2025et se heurte encore à des obstacles. La concurrence de leadership entre le Cameroun – le plus puissant et le plus peuplé- et plusieurs autres nations -nettement moins peuplées mais au revenu moyen par habitant plus élevé – rend plus difficiles la prise de décision d’objectifs ambitieux pour l’Union et, surtout, leur concrétisation au service des entreprises et des populations. Elle explique sans doute la faible attractivité de la CEMAC, qui n’a connu que l’adhésion en 1983 de la Guinée Equatoriale, attirée par la solidité du FCFA. Elle éclaire en outre la lenteur d’une diversification coordonnée des appareils économiques nationaux, seule capable de réduire la forte dépendance de l’Union vis-à-vis de l’étranger et de secteurs aux perspectives incertaines. La modestie de la croissance du PIB communautaire depuis plusieurs années en est une conséquence directe. Enfin, le faible renouvellement des dirigeants – deux Présidents sont en poste depuis plus de 40 ans et un autre depuis près de 30 ans- ne favorise pas les réformes structurelles souhaitables. Le coup d’Etat de 2023 au Gabon a montré les limites de cette stabilité politique, au moins en partie en raison des insuccès économiques et sociaux.   

(A suivre le 1er août)

Paul Derreumaux

Article publié le 25/07/2025

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *