Covid-19 : Qui va payer ?

Covid-19 : Qui va payer ?

 

Au fur et à mesure que se desserre la menace sanitaire du Covid-19, au moins pour les principales nations économiquement développées, les questions de la relance économique et de la résorption des grands déséquilibres budgétaires reviennent à l’avant-scène des préoccupations et des politiques. Sur qui pèsera le coût des efforts immenses déjà consentis : les consommateurs, les citoyens, les entreprises ou les Etats ? Le processus est encore en gestation. Il sera dans tous les cas influencé par plusieurs données contextuelles qui se précisent.

Contrairement à ce que certains avaient imaginé -ou espéré-, le « monde d’après » ne sera pas fondamentalement différent de celui d’avant la pandémie : les changements majeurs concerneront des tendances lourdes préexistantes, telles par exemple la montée en puissance des énergies renouvelables, de l’intelligence artificielle ou de la vente par internet, et la persistance de la crise pour les secteurs les plus touchés par celle-ci, et qui doivent être « reconçus », tels l’hôtellerie ou l’aviation. Pour le reste, le système économique et financier mondial devrait être peu différent de ce qu’il était, piloté pour l’essentiel par la recherche du profit maximal et la course effrénée à l’innovation, même si l’utilité globale de celle-ci n’est pas toujours évidente. En revanche, l’environnement devrait être marqué par un retour en force du rôle des Etats à deux niveaux : un plus grand interventionnisme économique dans chaque pays et le renforcement d’alliances régionales.

En second lieu, le rattrapage de la chute du Produit Intérieur Brut (PIB) subie en 2020 – -3,5 % aux Etats-Unis et -7,5 % en Europe – devrait être plus long que prévu malgré la progression rapide de la vaccination : le retour aux données de fin 2019 est désormais plutôt prévu pour la mi-2022 que pour fin 2021. Encore ce scénario peut-il paraître optimiste pour trois raisons : la relance est souvent handicapée par des retards dans les délais d’approvisionnement des entreprises en matières premières ou semifinies ; la reconstitution des équipes s’avère souvent difficile et provoque des déficits de personnel et des décalages dans la remontée en puissance des entreprises ; la menace du Covid-19 demeure présente et pourrait encore être pénalisante.

Le retour à la croissance est aussi en partie dépendant des politiques monétaires suivies par les pays concernés. Or, aux Etats-Unis comme en Europe, la situation demeure caractérisée par des taux d’intérêt fort bas -voire nuls ou même négatifs- et de très larges facilités de refinancement offertes par les Banques Centrales, en particulier pour les emprunts émis par les gouvernements pour la couverture de leurs dépenses. Ces emprunts sont en conséquence souscrits sans risque, notamment par les grandes banques, qui peuvent reconstituer aisément leurs ressources à tout moment, et souvent avec profit. Lancé pour répondre à la crise économique et financière des années 2007/2008, ce système est en place quasiment sans interruption depuis cette époque. Les liquidités peu onéreuses ainsi injectées expliquent d’ailleurs pourquoi les bourses américaines et européennes ont poursuivi sur la décennie une évolution partiellement déconnectée avec la sphère réelle et se sont vite rétablies, après le plongeon de février 2020, dépassant leur niveau d’«avant-Covid». L’inquiétude des investisseurs devant les signes d’une possible remontée des taux montre bien le rôle de cet environnement monétaire avantageux. Son abandon pourrait être synonyme de nouvelles perturbations dans les économies matures.

Dans le retour à la normale escompté, les premières préoccupations vont être de ramener dans des limites plus strictes les déficits budgétaires massifs tolérés depuis 2020 et de reconstituer la rentabilité et la trésorerie des entreprises durement touchées par la crise. Le redémarrage de la plupart des secteurs économiques et l’existence dans ces pays du Nord d’une masse importante d’épargne des ménages, qui accroit la demande à court terme, sont des facteurs essentiels pour soutenir la croissance en 2021 et 2022. Celle-ci pourrait alors mécaniquement contribuer à l’atteinte des objectifs majeurs : la poussée du Produit Intérieur Brut gonflera les recettes fiscales alors que les dépenses publiques exceptionnelles vont être réduites ; le chiffre d’affaires et les profits des entreprises augmenteront également. Ces éléments prendront cependant du temps, notamment pour ce qui concerne la situation des Etats. Ils risquent aussi de ne pas suffire et d’être accompagnés de deux ajustements simultanés.

Le premier est l’augmentation de la fiscalité. Inhabituellement, le mouvement est venu d’Outre -Atlantique à partir des orientations fixées par le nouveau Président Joe Biden. Arrivé au pouvoir en pleine crise Covid, il a changé radicalement la politique suivie par Donald Trump et a annoncé clairement une hausse des impôts, principalement sur les bénéfices des grandes entreprises et sur les revenus des classes de contribuables les plus riches, essentiellement pour financer un programme de grande envergure des investissements publics. En Europe, où le discours politique récent est resté longtemps hostile à l’alourdissement de la fiscalité, la réorientation est moins affirmée jusqu’ici en raison des retards et des incertitudes qui subsistent sur les plans de relance. La hausse de l’impôt sur les bénéfices, qui suivrait une tendance générale, l’élimination de niches fiscales, l’imposition d’avantages sociaux récemment exonérés sont cependant probables, mais d’autres hausses pourraient avoir lieu pour financer les multiples nouveaux chantiers. Outre ces mouvements propres aux Etats, on note aussi une adhésion collective en faveur d’une hausse de la fiscalité sur les acteurs mondiaux qui ont joué jusqu’ici de la concurrence entre Etats pour échapper au maximum au paiement d’impôts. Les récentes décisions du G7 sur la création d’une taxe d’au moins 15% des bénéfices des plus grandes entreprises internationales partout où elles sont présentes et l’accord européen sur une imposition minimale des GAFA, négociée depuis longtemps, marquent un « changement de pied » dans l’attitude des grandes puissances. Cette approche à l’unisson doit sans doute beaucoup au constat d’une recrudescence des inégalités lors de la pandémie Covid et d’un rejet de l’appropriation individuelle -par quelques sociétés et même quelques individus – de profits gigantesques amassés sans contrepartie équitable et parfois grâce à de l’argent public, comme le financement de la recherche de vaccins. Même si l’application pratique de ces changements se heurte à de nombreuses difficultés et exceptions, le renforcement du poids des Etats et des groupements régionaux face à une mondialisation à outrance et à la prééminence sans retenue des plus grands acteurs économiques devrait être durable. Dans ce nouveau contexte, les Etats traditionnellement les plus dépensiers devront cependant être capables de consacrer ces ressources nouvelles aux investissements publics, souvent en retard, et de resserrer leurs dépenses courantes. La France par exemple, qui a été une des nations les plus généreuses dans la phase Covid, aura fort à faire pour stopper des aides et subventions qui pourraient apparaitre comme des « droits acquis ».

Le second est le retour de l’inflation. Celle-ci connait deux principales stimulations déjà à l’œuvre : les hausses de prix de nombreuses matières premières et produits semi-finis issues de la désorganisation des circuits commerciaux en raison des contraintes sanitaires de la période qui s’achève ; les difficultés de recrutement dans divers secteurs, dans les grandes comme les petites sociétés, après des mois de fonctionnement ralenti ayant fait fuir une partie des personnels, et des politiques généreuses de paiement du chômage partiel. La hausse des prix suit ainsi déjà un rythme annuel de 5% aux Etats-Unis. Beaucoup espèrent que cette poussée sera momentanée et prendra fin avec la période d’ajustement en cours sans déclencher la spirale oubliée des augmentations de prix et de salaires. La tendance pourrait cependant être durable et plus soutenue dans certains cas : stratégies agressives des Etats pour le rapatriement d’activités pouvant conduire à la montée de prix de produits auparavant fabriqués à l’étranger ; reconstitution trop rapide de marges dans certains secteurs, ..La vigilance des banques Centrales, la nervosité des bourses montrent que le risque n’est pas si éloigné. S’il se concrétisait, la hausse des taux d’intérêts qui en résulterait pourrait entraver la croissance réelle de l’économie et placer les Etats endettés dans une possible nouvelle crise financière. Si les Autorités monétaires annoncent à moyen terme une diminution de la politique du rachat systématique de titres (quantitative easing) et une remontée modeste des taux d’intérêt, ces avertissements sont exprimés avec prudence pour limiter les inquiétudes et il n’est pas certain que beaucoup d’entreprises s’y préparent. Pour l’heure, l’hypothèse centrale est encore celle d’un accroissement modéré et durable des hausses de prix, mais celle-ci semble contredite par les faits et sera d’autant plus difficile à atteindre que les Etats tarderont à cesser leurs soutiens aux entreprises. Or, ce comportement d’Etat-providence reste encore très présent, pour éviter toute crise sociale et par suite des incertitudes sur le rebond du péril sanitaire à l’automne.

Malgré l’énormité des déséquilibres et inégalités creusés en 18 mois, le climat global est étonnamment optimiste sur le retour à une situation apaisée de croissance économique retrouvée et d’équilibres macroéconomiques reconstitués. Il est vrai que la résilience montrée par les économies occidentales, au prix de nombreuses souffrances individuelles et d’initiatives publiques inusitées, aidée aussi par la solution vaccinale, rassure dirigeants et citoyens. Les solutions extrémistes remises en avant au plus fort de la crise sanitaire, comme l’annulation de la dette publique déjà refinancée par les Banques Centrales et dans le portefeuille de celles-ci, ne sont plus guère évoquées. Il semble malgré tout difficile d’éviter que le grand « chambardement » que nous venons de vivre, dont l’extension mondiale rappelle par certains aspects la crise de 1929 ou les deux dernières guerres mondiales, ne génère pas des ajustements fiscaux ou inflationnistes d’une certaine ampleur. Ceux-ci pourraient toutefois être acceptables s’ils permettaient d’introduire dans les sociétés « avancées » plus de justice, plus de solidarité et plus de responsabilité vis-à-vis du futur. Une telle ambition serait en particulier de nature à mobiliser fortement une jeunesse inquiète devant les maigres perspectives qui lui sont ouvertes.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/06/2021

 

 

Elle s’appelait Aminata

Elle s’appelait Aminata

Une jeune âme nous a quitté la nuit dernière.

Je n’ai même jamais rencontré Aminata, mais son sort a été une préoccupation presque quotidienne de mon épouse et de moi-même depuis six mois.

C’est lors d’une visite familiale à Koulikoro que nous avons eu connaissance de la santé alarmante de cette jeune fille de 14 ans, petite nièce parmi d’autres, alors déjà si affaiblie. Depuis au moins un an, ses parents luttaient en silence, avec leurs moyens et les possibilités de soins offertes dans la ville, pour comprendre sa maladie et la guérir, mais n’avaient pu constater qu’une dégradation de son état sans qu’il puisse être expliqué. La voir ainsi alitée, amaigrie, accablée de douleurs permanentes, alors quasiment incapable de se déplacer fut un tableau si terrible qu’il fut décidé de l’amener sans délai à Bamako pour une consultation par des médecins de confiance armés d’équipements plus complets.

Une solide batterie d’examens menée en quelques jours fut hélas sans appel : cancer du sang. Les mots amicaux mais professionnels de la spécialiste résonnent encore dans nos têtes : « Il est possible de lancer immédiatement un traitement adapté dans un des bons hôpitaux de Bamako, mais le mal est déjà avancé : nous avons seulement 50% de chances de réussir ». En accord et avec le soutien des parents, grâce à l’appui de tous les intervenants médicaux qui se sont investis dans ce combat, nous avons donc essayé de dompter la maladie et de sauver Aminata.

L’effet des premiers médicaments sembla miraculeux, sans doute parce qu’un bon diagnostic avait enfin pu être posé et que les premiers actes faisaient reculer les effets les plus brutaux et apparents de la maladie. Pendant quelques semaines, Aminata a repris vie et vigueur, au grand bonheur de ses parents. Elle a retrouvé en même temps une allure enjouée, le goût de rire et de parler comme toutes les jeunes filles de son âge, la capacité de marcher et même de courir, l’appétit lié à son corps en train de grandir, et son espoir impatient de retrouver l’école.

Grâce à ses forces retrouvées, Aminata a pu commencer les difficiles mais indispensables traitements de chimiothérapie. Une « organisation » fut ainsi mise en place pour ces séances bimensuelles : examens sanguins préalables à Koulikoro, traitements à Bamako avec des séjours de deux à trois jours dans la capitale, analyse des résultats par la doctoresse coordonnant les soins. Pendant quatre longs mois, ces allers et retours et ces séances se sont succédé sans que cette fois aucune régression notable du cancer n’apparaisse durablement. Pas facile de garder espoir dans ces conditions, mais nous avions décidé d’y croire envers et contre tout. Plus difficile encore de voir la petite balançant selon les jours entre les sourires et les gémissements contenus, entre quelques pas de danse et des périodes d’abattement. Pénible surtout de partager la détresse de parents qui hésitaient entre espoir et peur, de voir le courage d’Aminata se heurter chaque jour à l’acharnement de la maladie et de la convaincre malgré tout de subir sans découragement cette succession de traitements épuisants.

Il y a deux mois, le bilan médical s’abattait avec cruauté : le protocole suivi avait échoué. Personne ne voulut pourtant s’avouer vaincu, confiants que nous étions tous que l’optimisme et la ténacité d’Aminata ainsi que la détermination de ceux qui l’entouraient ne puissent être les plus forts. Les médecins décidèrent une nouvelle méthode de traitement acceptée par tous. Une dernière chance médicale dont les résultats restaient indécis durant ces dernières semaines.

Un coup de téléphone au petit matin a détruit toutes les espérances. Quelques mots se mélangeant à des pleurs, des silences, une famille épuisée après quelques longues nuits de veille. Aminata est partie cette nuit rejoindre les étoiles, laissant avec leur peine ceux qui l’avaient accompagnée depuis six mois dans son chemin si douloureux. Personne n’a vraiment envie de parler. Chacun s’accroche à l’image d’elle qui l’a le plus marqué : un sourire, un regard, un mot, un geste, un jeu.

Pour moi, qui ne l’ai pas connue, seule une petite photo me permet de l’imaginer insouciante, courant au milieu des ruelles de Koulikoro, s’esclaffant avec des amies ou levant la main en classe, le visage attentif. En pensant à elle, je m’interroge aussi.

Aurait-on pu éviter cette issue fatale ? Peut-être, si la maladie avait pu être mise en évidence et traitée plus tôt ? Le sort d’Aminata nous rappelle tristement toutes les faiblesses et lacunes de l’appareil sanitaire local qui n’a ni la même densité ni la même qualité au Mali que dans les pays du Nord, voire dans des pays voisins plus avancés. Il montre aussi que les régions situées à l’intérieur du pays sont encore beaucoup moins bien loties que Bamako et que l’écart va grandissant.

Était-ce un péché d’orgueil que de croire que, malgré ces handicaps, la guérison était possible malgré la maladie si avancée ? Je ne le crois pas. C’était seulement un devoir, d’autant plus impérieux que la jeunesse et l’innocence d’Aminata rendaient ses souffrances plus insupportables comme elles le sont pour n’importe quel enfant que la vie attend. Mais la volonté humaine et les compétences professionnelles ne peuvent tout accomplir.

Pour ceux, si nombreux ici, qui croient en Dieu, le décès d’Aminata ne doit pas être un moment d’accablement puisqu’il n’exprime qu’un passage vers la Vie Eternelle. L’extrême jeunesse et l’innocence de la défunte rendent cette sérénité sans doute difficile à appliquer, mais nous laissent aussi espérer que le Paradis que chacun évoque pour elle ne sera pas une vaine prière.

Bon voyage, Aminata, et repose en paix au terme de celui-ci. Nous ne t’oublierons pas.

 

Paul Derreumaux

Article publié le 15/06/2021

Les 500 jours du COVID : l’espoir des vaccins

Les 500 jours du COVID : l’espoir des vaccins

 

Plus de 500 jours environ se sont écoulés depuis les premiers cas de Covid-19 recensés en Chine à Wuhan au début de 2020. Durant ces 17 mois, le virus nouvellement identifié a eu le temps d’envahir la planète, de stopper un temps une grande partie des activités dans les pays du Nord et des échanges internationaux, de mettre à bas les dogmes de gestion des finances publiques, de changer beaucoup de façons de vivre partout dans le monde. Contrairement à ce qui était espéré, sa menace s’est faite encore plus pressante en ce premier semestre 2021. Pourtant, l’année en cours coïncide aussi avec la mise en œuvre généralisée d’une campagne de vaccination, qui a ramené l’espoir d’une victoire prochaine sur l’épidémie. Avant d’apprécier l’avancée et les limites de cette nouvelle phase, trois aspects essentiels du contexte dans lequel elle intervient méritent d’être rappelés

Malgré toutes les politiques menées par les Autorités de chaque pays, malgré tous les efforts des populations, la pandémie n’a cessé de s’étendre. Les contaminations ont même rapidement augmenté à la suite de la deuxième puis de la troisième « vague » d’invasion du Covid-19, cette dernière ayant frappé pendant le 1er trimestre 2021. Le nombre officiel de contaminations recensées -Chine exclue qui a arrêté dès avril 2020 la communication de ses statistiques – a ainsi été multiplié par 11 depuis le 20 juillet dernier et par 2 depuis le 31 décembre 2020 (1) et avoisine 165 millions de personnes le 20 mai courant. On recensait un maximum de 825 000 malades supplémentaires par jour fin avril dernier contre 650000 fin décembre 2020 et les pics mondiaux de 2021 sont supérieurs à tous ceux constatés depuis 2020. Les décès dus au Covid se sont eux multipliés respectivement par 6 et par 1,5 depuis les mêmes dates pour s’élever à 3,5 millions de morts, en accroissement d’environ 13500/jour en avril dernier.

L’inégalité des situations nationales a en revanche été peu modifiée : l’Europe et l’Amérique ont été jusqu’ici, de loin, les plus affectées par la maladie. C’est vrai en ce qui concerne le nombre total de victimes mais encore plus si on rapporte celles-ci à la population des pays concernés, avec des taux de contamination et de létalité particulièrement élevés aux Etats-Unis ou dans certains pays d’Europe de l’Est. Ainsi, dans ces deux continents, le nombre de personnes décédées depuis début 2020 se situe en mai 2021 en moyenne entre 1500 et 2000 par million d’habitants avec des « records » qui atteignent 2800 pour la Tchéquie, 2200 pour la Belgique et 2100 pour le Brésil. Sur les deux plans, l’Asie -Inde exceptée- et l’Océanie semblent avoir été plus épargnées. L’Inde elle-même, malgré l’ampleur de la pandémie, est encore loin des niveaux les plus élevés : 210 morts par million d’habitants en mai dernier L’Afrique, pour laquelle les plus sombres prévisions étaient formulées, n’a déclaré en 17 mois « que » 4,8 millions de contaminations et 130 000 décès – respectivement 2,9% et 3,7% du total pour plus de 17% de la population mondiale – principalement concentrés sur quelques pays. Alors que la propagation globale semble enfin s’essouffler, Inde et Brésil demeurent les zones les plus vulnérables. Ils cumulaient 27% des malades et près de 20% des décès ce 20 mai, sur de fortes pentes ascendantes ne montrant pas encore pour l’Inde de signe marqué de ralentissement.

Enfin, l’ampleur des inconnues relatives à la maladie et aux meilleurs moyens de la combattre persiste encore. L’origine comme les modalités précises de contamination du Covid-19, la liste des symptômes, l’influence des comorbidités, l’explication des formes « longues » de la maladie, la relative protection des enfants restent imparfaitement cernées. Le contenu et l’importance des gestes barrières sont parfois contestés : le masque a été jugé par exemple selon les périodes et les pays comme essentiel ou inutile ou accessoire. L’apparition continue de nombreux variants, dont les plus célèbres -anglais, brésilien, indien, sud-africain – se révèlent plus contagieux ou plus mortels, complique encore la bataille contre l’épidémie. Ces incertitudes expliquent pour partie la résilience des thèses complotistes mais aussi la grande variété des stratégies des Etats dans leur lutte contre la maladie, qui reflètent aussi l’influence des « tempéraments nationaux » – rigueur et décentralisation en Allemagne ; résilience et stoïcisme au Royaume Uni ; centralisation et individualisme en France – ou la position des dirigeants – de Trump à Biden aux Etats-Unis -.

Face à cet environnement, la nouveauté de 2021 est bien sûr l’arrivée de vaccins contre le Covid-19 et la mise en œuvre des campagnes vaccinales. La disponibilité promise pour 2021 d’un vaccin efficace est longtemps apparue comme une gageure. Cet objectif a cependant été atteint pour deux raisons principales. L’une, financière, réside dans l’ampleur totalement inusitée des financements apportés par certains Etats aux laboratoires nationaux de recherche pour leurs travaux et pour la réservation par avance de leurs productions dès que les tests étaient assez avancés – plus de 10 milliards de USD pour les Etats-Unis -. L’autre, scientifique, est l’utilisation de la technique « ARM » pour la protection de l’organisme contre le virus. La convergence heureuse de ces deux nouveautés explique que plusieurs vaccins aient été mis au point en un temps record et agréés par les Autorités sanitaires des grands pays : Pfizer ; Moderna, AstraZeneca, .. D’autres étaient pendant ce temps fabriqués par des pays qui les ont aussi utilisés à des fins de propagande : Russie et Chine en particulier-. Dans tous les cas, ces vaccins sont appliqués depuis début 2021 et leur utilisation appelle trois constats.

Le premier est leur efficacité progressivement confirmée. Les exemples les plus probants concernent le Royaume Uni, Israël et les Etats-Unis : la priorité donnée à une vaccination rapide et massive de la population parait y avoir été décisive dans le recul durable des contaminations et la baisse drastique des décès. A l’inverse, des pays comme l’Australie ou le Japon, exemplaires dans les mesures de préventions, souffrent actuellement de leur retard dans les vaccinations face à une nouvelle vague d’épidémies. Au Canada ou en France, où les campagnes avaient débuté plus lentement, les niveaux maintenant atteints expliquent au moins autant que les mesures « douces » de confinement le recul actuel des indicateurs de la pandémie.

Le second montre que les pays sont aujourd’hui profondément inégaux devant l’accès au vaccin comme ils l’étaient déjà face à la maladie, mais selon une hiérarchie fort différente Les nations les plus riches et les plus techniquement avancées, souvent les plus frappées par la pandémie, sont aussi celles où ont été conçus les vaccins dont l’efficacité a été le plus largement démontrée et celles où la vaccination a le plus progressé. Selon un recensement de fin mai 2021, un total d’environ 1,8 milliard de doses (1 ou 2 doses par personne) est à ce jour administré. La Chine en compte 566 millions (31% du total) pour quelque 18% de la population mondiale mais l’Inde, avec presque la même population, seulement deux fois moins. Etats-Unis et Canada, d’un côté, et les cinq plus grands pays de l’Union Européenne, de l’autre, rassemblent dans chaque cas quelque 220 millions de doses appliquées, soit près de 12,4% du total, en abritant respectivement 4,7% et 4,1% et de la population mondiale. Le Royaume-Uni est un des pays les plus favorisés puisque le nombre de doses appliquées était 4 fois plus important que le poids de sa population. A l’opposé, le nombre de personnes vaccinées en Afrique subsaharienne, où le choix des vaccins est beaucoup plus limité, est infinitésimal à l’échelle de la population. La comparaison de ces statistiques avec celle confirmant qu’à la même date 820 millions de personnes ont reçu au moins une première injection, soit 10,3% de la population de la planète montre bien l’étendue des disparités qui rend inopérante une appréciation globale

Le troisième constat réside dans les incertitudes qui marquent le remède comme la maladie. Celles-ci sont vraisemblablement inhérentes à la vitesse avec laquelle quelques vaccins ont été autorisés par les instances mondiales compétentes, en respectant les critères internationaux d’agrément qui leur sont imposés. Mais les questions en suspens peuvent inquiéter : niveau de protection contre la contamination et la mortalité, durée d’effet du vaccin, nécessité ou non de rappels, importance des effets secondaires, efficacité contre les variants récents, … Ces interrogations, comme celles liées à la maladie, peuvent conduire à des « couacs » dans les politiques publiques. En s’ajoutant alors à la méfiance habituelle des populations vis-à-vis de nouveaux vaccins, ceux-ci peuvent générer des suspicions, voire des rejets, de la part du public comme les a subis en de nombreux pays le vaccin AstraZeneca.

Malgré ces faiblesses, l’arrivée des vaccins est une avancée décisive dans la lutte contre la pandémie et devrait éviter la poursuite ininterrompue des spirales « vague d’infections/confinement/déconfinement ». La situation actuelle n’est cependant qu’une étape qui exige d’importants compléments sur au moins trois plans.

Le premier est scientifique : la levée des inconnues subsistant sur la maladie et la validation internationale des atouts et des limites des vaccins agréés est urgente pour qu’une confiance généralisée s’installe, que l’adhésion des populations s’enracine et autorise de croire en la fameuse « immunité collective », voire qu’une telle vaccination soit obligatoire pour ceux qui voyagent en certains lieux comme c’est le cas pour la fièvre jaune. Dans ce même registre, la panoplie des armes contre le Covid ne sera complète que si des traitements efficaces sont mis au point et mis également au premier plan des préoccupations.

Le deuxième est financier et moral. Les gains des sociétés productrices de vaccins et de leurs dirigeants, au moins dans le monde occidental, ont d’autant plus ému que l’évolution exponentielle de la valorisation et de la profitabilité de ces entreprises reposait moins sur les risques pris par les actionnaires que sur les concours reçus des Etats pour la résolution d’un péril sanitaire de portée mondiale. Ce déséquilibre mériterait donc d’être corrigé à deux niveaux : suppression à bref délai de la propriété intellectuelle de ces sociétés sur les vaccins, pour les empêcher de bénéficier d’une rente indue apparue à la suite d’une catastrophe touchant l’humanité ; obtention de la (quasi)gratuité des vaccins pour les quelque 30% de la population du globe souffrant de pauvreté absolue. Certaines initiatives -tels le programme « Covacs » de la Banque mondiale ou des dons de vaccins par les pays les plus riches- esquissent des solutions pour le second point. La résolution du premier sera plus difficile, mais serait essentielle pour montrer que cette pandémie nous oblige à de nouveaux paradigmes juridiques.

Enfin, la brutalité avec laquelle le Covid-19 a frappé tous les pays invite dirigeants et populations à admettre qu’une pandémie de cette envergure peut aisément se reproduire, y compris à court terme, sous des formes voisines ou différentes. Cette hypothèse nous contraint à tirer toutes les leçons des actions menées, à identifier les erreurs commises dans celles-ci et vraisemblablement à changer certains comportements qui ont été des accélérateurs de la crise. Compte tenu de notre mémoire collective courte et d’un individualisme grandissant, il est probable que cet aspect sera le plus ardu à réaliser.

(1) cf les articles de ce blog parus les 30 avril 2020, 30 juillet 2020 et 21 janvier 2021     

Paul Derreumaux

Article publié le 08/05/2021