Au revoir, Soumaïla

Au revoir, Soumaïla

Au Mali, comme en beaucoup d’autres lieux, au moins en Afrique, Soumaïla Cissé était pour le plus grand nombre tout simplement Soumaïla, comme s’il était le parent ou même le frère que chacun de nous voudrait avoir. Pas de sigles en trois lettres comme pour beaucoup d’hommes politiques qui se sentent peut-être ainsi pousser des allures de Kennedy. Seulement un prénom qui suffisait à tous pour le reconnaitre.

La nouvelle de sa disparition a donc abasourdi ce 25 décembre toutes les Maliennes et tous les Maliens, mais aussi tous ceux qui, de l’étranger, personnalités éminentes ou simples citoyens du monde amis du continent, connaissent bien le Mali. Comment croire que Soumaïla nous quittait ainsi alors que nous l’avions à peine retrouvé après la longue période de son enlèvement. La multitude des actions, des prières, des appels de ceux qui souhaitaient sa libération avait à l’époque témoigné de toute l’affection dont il bénéficiait au Mali, bien au-delà du parti qu’il conduisait, et à l’extérieur du pays. Car Soumaïla nous était, et va nous rester, cher pour plusieurs raisons : par ce qu’il a accompli, par ce qu’il était, par ce qu’il a souffert et par ce qu’il symbolisait pour beaucoup.

Son parcours est connu. Sa diversité et sa réussite témoignent de la qualité de l’homme, mais aussi de la façon dont il concevait ses missions : pour lui, la réussite ne peut se prouver que dans l’action, la rigueur et les résultats obtenus. C’est ainsi que, sa vie durant, qu’il s’agisse d’économie ou de politique, il aura à cœur de « faire bouger les lignes » et de laisser chaque fois que possible la trace de son passage tout en tirant les enseignements des missions qui lui sont confiées. La trajectoire en quatre étapes qu’il a suivie après son retour au pays est une bonne illustration de la cohérence de sa vision et de la complétude de son expérience. La vie en entreprises d’abord, avec le géant cotonnier de la CMDT et l’Agence de Cessions Immobilières (ACI), qu’il crée et dirige et qui va révolutionner l’accès à la propriété foncière : il éprouve ainsi les réalités du terrain et s’y exerce à la rigueur. La gestion de la chose publique ensuite, avec ses missions de Secrétaire Général de la Présidence, de Ministre des Finances, et de Ministre de l’Equipement : il peut y exercer ses talents de négociation et de diplomatie, mais aussi de leadership, de fermeté et de mise en ordre. La politique après, suite logique de ses fonctions précédentes et dont il a attrapé le « virus » : candidat aux plus hautes fonctions de la République, chef de parti, il aborde ces ambitions nouvelles avec le sérieux, la ferveur et le charisme qui le font devenir un des dirigeants les plus crédibles du pays. Les responsabilités publiques régionales enfin : son élection comme Président de la Commission de l’UEMOA, rôle qu’il va assumer avec brio pendant sept ans, va lui donner une stature d’homme d’Etat que tous ses interlocuteurs vont lui reconnaitre.

Mais cette ascension légitime, patiente et ordonnée, ne change pas sa personnalité. Celui qui est devenu le Président Cissé s’efface souvent derrière Soumaïla. En l’approchant, on ne peut qu’être frappé d’abord par sa modestie et sa gentillesse : il écoute avant de parler, met à l’aise ses interlocuteurs, avec son visage souriant et sa voix douce un peu trainante, et leur donne de l’importance, quels qu’ils soient. Puis apparaissent l’intelligence et la vision : cette façon de comprendre l’essentiel d’un sujet ou d’un dossier, et d’en résumer les difficultés et les solutions, de faire partager ses vues aux interlocuteurs, de les convaincre ou d’intégrer autant que possible leurs réserves pour que le dossier enfin finalisé puisse être approprié par tous. Alors émerge chez lui une autre facette : le dirigeant ne peut se contenter d’émettre des idées, fussent-elles bonnes et novatrices. Celles-ci, dès qu’elles sont agréées, doivent devenir une réalité concrète par un programme d’actions qui démontrera clairement qu’elles peuvent changer la vie d’un grand nombre. A chacune de ses missions, il s’impose donc l’exercice parce qu’il sait que c’est ce qui restera pour l’avenir. Les nouveautés introduites par l’ACI ou la modernité du contenu de sa campagne présidentielle de 2013, basée sur un vrai programme, sont peut-être les meilleures illustrations de cette approche. Mais cette obsession du travail complet avait la chance de s’appuyer sur une autre passion ; celle de la famille. Ce n’était pas une simple attitude, mais un lien vital qui apparaissait à ceux qui veulent bien voir : son épouse Astan, présente à chaque moment, est restée très probablement son premier appui pour toutes ses nouvelles audaces et sa défense la plus solide contre les attaques subies qui furent parfois violentes.

Tout homme de premier plan est habitué à affronter, surtout en politique, contestations et injustice, voire trahisons et « coups bas ». Mais, au moins à deux reprises, Soumaïla Cissé a eu à supporter des coups du sort qui dépassaient la mesure et nous ont encore rapproché de lui. En 2012, les putschistes fantoches qui s’emparent d’un pouvoir alangui voient vite en lui un des rares politiques qui n’accepteront pas de s’incliner ou de composer. Ils décident rapidement de s’emparer de lui. Lourdement blessé dans sa fuite, Soumaïla devra finalement être évacué en France, après d’âpres négociations avec ceux-là même qui laissent en même temps tomber sans résistance la moitié du pays entre les mains des terroristes. En 2020, alors que les élections législatives pourraient éventuellement permettre de freiner la chute du pays vers le précipice, l’enlèvement de Soumaïla pendant la campagne perturbe tous les pronostics et détruit les espoirs des nombreux citoyens qui l’attendaient. Même si son rapt, longtemps non revendiqué, est finalement réclamé par une bande de bandits-terroristes, de grandes zones d’ombre persisteront peut-être à jamais sur les circonstances de ce tragique évènement. Il faudra l’exigence constamment exprimée de tout un peuple et de nombreux amis étrangers pour que sa libération devienne une cause nationale et intervienne après six longs mois.

Dès lors, beaucoup se reprennent à espérer que l’avenir du Mali ne pourra se faire sans Soumaïla Cissé. Son parti, l’Union pour le Renouveau Démocratique (URD), est resté bien structuré malgré sa longue absence, preuve d’une solide organisation. Il pourrait devenir le pilier d’une grande alliance regroupant celles et ceux qui feraient passer le redressement d’un pays glissant de crevasses en précipices avant leurs propres intérêts ou ambitions. Plus personne ne peut imaginer que la victoire à la Présidence du pays lui serait « volée » une troisième fois après celle de 2013, où Soumaïla fut victime de l’illusion donnée par l’autre camp sur sa capacité de résistance aux menaces sécuritaires, et des alliances imprévues à son encontre, puis en 2018 au terme d’élections ardemment et longuement contestées, y compris par le candidat Cissé lui-même qui avait pourtant reconnu sans hésiter sa défaite en 2013. Deux ans à peine suffiront pour constater que les dirigeants alors réélus ont montré leur totale inaptitude à répondre aux besoins de l’économie et de la société maliennes, sans renoncer à leur rapacité, et donc pour laisser imaginer que ces contestations étaient bien justifiées. Les faiblesses constatées et déviances pressenties de la Transition actuelle, dont les leaders doivent normalement être « hors jeu » en 2022, confortent la nécessité de la présence future de vrais hommes d’Etat.

Dans ces circonstances, Soumaïla devait nécessairement faire partie de la « solution » en 2022. Peut-être était-il lui-même cette « solution », comme beaucoup le pensent, mais l’homme avait suffisamment souffert pour faire passer ses idées et ses propositions avant lui-même. Quand les épreuves frappent un homme intelligent, de longue expérience et de grande humanité, elles lui donnent la sagesse nécessaire pour prendre les bonnes décisions que tous suivront. Le Mali pouvait – et devait – donc reprendre espoir avec le retour du fils de Niafunké. Mais le destin en a décidé autrement et, une fois de plus, il laisse le Mali plongé dans un horizon d’incertitudes et de craintes. Il nous reste à reprendre la route pour lever celles-ci avec courage et persévérance comme le fit plusieurs fois Soumaïla. Pour l’heure, que notre amitié soit totalement investie dans la prière pour le repos de son âme et pour la proximité de pensée avec son épouse et sa famille.

Paul Derreumaux

Article publié le 31/12/2020

 

 

 

Banques de développement en Afrique subsaharienne : Quelques leçons historiques pour une refondation ?

Banques de développement en Afrique subsaharienne : Quelques leçons historiques pour une refondation ?

A l’époque des indépendances en Afrique subsaharienne, l’un des crédos les mieux partagés   par les dirigeants des nouveaux Etats et par les bailleurs de fonds bilatéraux et internationaux (désormais appelés Partenaires Techniques et Financiers ou P.T.F.) qui se penchaient sur leur destin économique était la nécessité de banques de développement étatiques pour que les objectifs de croissance et de construction de systèmes économiques nationaux modernes puissent être atteints dans les meilleurs délais.

Plusieurs raisons militaient pour cette approche. L’une, politique, était que la fonction publique des jeunes Etats, dont les hauts cadres rassemblaient l’essentiel des élites locales, était la mieux placée pour concevoir, mettre en place, détenir et diriger les principaux leviers autour desquels devait s’organiser la construction des nouvelles nations. Cette préemption incluait en bonne place les structures chargées d’apporter les financements nécessaires aux nombreux projets d’infrastructures ou d’entreprises de toutes sortes au capital détenu par les Etats. Cette situation était d’ailleurs la même que les pays aient adopté une stratégie socialiste, comme le Mali ou la Tanzanie, ou libérale, comme la Cote d’Ivoire ou le Kenya. Un deuxième motif, plus économique, était lié au fait que les structures économiques laissées par les colonisateurs comportaient peu d’entreprises nationales de taille significative, ce qui imposait au secteur public de prendre le leadership. Ce constat était particulièrement vrai en matière bancaire où la capacité d’une gestion de tels établissements par des privés nationaux était à peine jugée concevable. Les seules banques locales alors existantes furent donc des filiales de groupes anglais, français ou portugais, essentiellement tournées vers l’octroi de crédits commerciaux à court terme, et en conséquence non intéressées à financer les investissements, publics ou privés, requis pour le pays d’une part, et des banques étatiques focalisées sur ces investissements, d’autre part. Un troisième facteur, lié aux PTF, était la volonté de ceux-ci d’avoir les Etats ou leurs démembrements comme seuls interlocuteurs pour leurs crédits ou leurs prises de participations inclus dans leurs programmes de développement. Cette condition, toujours valable pour l’Aide Publique au Développement (APD), a conduit les grands bailleurs à encourager les structures de financement étatiques pour mieux centraliser l’action des gouvernements.

Sur la base de cette analyse dominante, la quasi-totalité des pays subsahariens se sont dotés d’au moins une Banque de Développement (BD) durant la décennie 1960/1970. Ces institutions pouvaient être de deux natures : généraliste ou sectorielle. Les premières avaient notamment pour vocation de financer des projets industriels, souvent choisis par les Etats eux-mêmes en liaison avec les PTF, voire d’y investir en fonds propres, d’un côté, mais aussi de distribuer des lignes de crédits visant un public défini – petites entreprises, créations d’emploi, développement d’une région par exemple-, d’autre part. Les secondes visaient des objectifs similaires mais pour un secteur particulier : agriculture, industrie, habitat ont été les principaux horizons retenus pour ces institutions spécialisées. Dans les deux cas, ces institutions étaient peu orientées vers la collecte de dépôts du public et fonctionnaient avant tout à partir de lignes de crédit à long terme qu’elles obtenaient de leurs actionnaires ou de divers PTF. En zone franc, par exemple, beaucoup de pays ont compté une ou plusieurs BD dans ces créneaux, voire dans chacun d’eux comme la Côte d’Ivoire. Grâce à l’importance des flux financiers qu’elles recevaient des Etats et, à travers eux, des PTF, les BD sont devenues en moins de trente ans une composante importante des systèmes bancaires nationaux face aux filiales de banques étrangères. Dans quelques pays où l’obédience marxiste l’avait emporté, ces BD tenaient une place dominante : ainsi l’ex Dahomey, devenu Bénin, ne comptait-il en 1989, à la veille de la Conférence nationale, que trois banques, dont 2 BD, toutes publiques.

La mise en place progressive d’unions régionales a ensuite reporté à ce niveau géographique le souhait de disposer de BD capables de reconduire dans les espaces ainsi définis les mêmes politiques de financement d’infrastructures, de soutiens d’entreprises ou d’appuis sectoriels, correspondant aux priorités de la région, que celles conduites dans les pays pris individuellement. Ces institutions supranationales sont apparues dès que la consistance juridique de ces regroupements était suffisante. Les deux parties de la zone franc, l’East African Community (EAC), la Southern African Development Community (SADC) ont suivi cette voie, avec des succès variés, et la Banque Africaine de de Développement (BAD) a reproduit cette approche au niveau continental dès 1964 sous l’impulsion de l’Organisation de l’Union Africaine (OUA). Une différence essentielle avec les BD nationales est que ces institutions régionales ont progressivement intégré dans leurs « tours de table » des actionnaires étatiques non africains et des PTF pour une place croissante.

Dans une première phase, les BD nationales avaient été favorisées par l’augmentation des concours financiers reçus de l’extérieur et les bons indicateurs macro-économiques des pays subsahariens pendant les décennies 1960 et 1970. Cette situation favorable a permis d’occulter un temps les deux faiblesses qui se sont révélées inhérentes aux BD. D’abord des résultats fort mitigés des projets et programmes financés qui ont affaibli, voire compromis, la rentabilité de ces banques et leur capacité à assurer en conséquence leur croissance, et dans certains cas le maintien de leurs fonds propres. Erreurs de « casting » dans les choix des cibles industrielles ou sectorielles retenues, mauvaises évaluations des coûts d’investissements, gestion médiocre ou frauduleuse des responsables de certaines entreprises financées ont été à la base de ces déceptions. Ensuite, au sein même des BD, des fautes de management ou des incertitudes sur la stratégie à suivre – étendre ou non les activités à celles de banques commerciales- ont constitué un second handicap.

Ces fragilités sont apparues au grand jour lors des crises systémiques qui ont frappé les banques d’Afrique subsaharienne dès les années 1970 en Afrique anglophone et à partir de 1980 pour la zone francophone. Durant cette crise profonde, les BD, moins rentables et moins bien gérées, ont beaucoup plus souffert que les banques commerciales. Dans le même temps, les Etats, qui étaient leurs actionnaires principaux, ont été la plupart du temps dans l’incapacité de procéder aux recapitalisations indispensables face aux menaces d’insolvabilité, à la différence de ce qu’ont réalisé beaucoup de banques étrangères pour leurs filiales subsahariennes. Il est résulté de cette crise trois conséquences majeures. La première est la disparition pure et simple d’une partie de ces BD : ces liquidations ont été par exemple la principale cause de l’hémorragie qui a marqué à l’époque les systèmes bancaires francophones, qui ont perdu près du tiers de leurs membres sur la période 1980/1990. La deuxième est, pour les BD qui ont résisté à cette tempête, l’entrée au capital de nouveaux actionnaires telles des Banques Centrales, des BD régionales, des PTF et parfois des banques privées : ces nouveaux investisseurs avaient le double avantage de disposer d’importants moyens financiers et d’encourager l’adoption de critères de gestion plus rigoureux pour le futur. Le troisième effet a été l’élargissement fréquent de l’objet social des BD subsistantes à des activités de banque commerciale, aussi bien en termes de nature de clientèle que de collecte de dépôts ou de distribution de crédits à court terme, faisant ainsi disparaitre toute spécificité à ces « BD ». Cette pratique s’est trouvée d’abord justifiée par suite de la rareté des projets d’investissements, notamment productifs, lors de la période des « ajustements structurels » des années 1990. Mais elle a été aussi le fruit de la volonté des dirigeants de ces BD de renforcer leur croissance et leur rentabilité. Au Mali par exemple, la Banque de Développement du Mali (BDM), placée un moment sous administration provisoire au début des années 1980, a ensuite redémarré avec un nouveau « tour de table » comportant aux côtés de l’Etat et de quelques organismes publics, la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD), des privés nationaux et la banque marocaine BMCE, d’ailleurs associée à sa gestion. Elle est devenue aujourd’hui une banque commerciale à part entière et est d’ailleurs la première sur la place de Bamako. Des situations identiques se retrouvent aussi bien en Afrique Centrale, telle la Banque Gabonaise de Développement (BGD), qu’en Afrique de l’Est, comme la Development Bank of Kenya (DBK),

En même temps que se forgeait cette nouvelle configuration des BD au sein des systèmes bancaires subsahariens, deux dernières caractéristiques de la situation sont à souligner depuis la fin des années 1990. En premier lieu, les BD supranationales ont été nettement moins touchées que leurs consoeurs nationales. Même si des difficultés ont été notées chez certaines d’entre elles comme en Afrique centrale francophone, la plupart ont continué à grandir et à développer leurs interventions, jouant notamment un rôle essentiel dans la construction d’infrastructures sur le continent. Certains sont même devenues des références, par la qualité de leurs équipes et leur crédibilité internationale comme la BOAD, la Banque d’Investissement et de Développement de la CEDEAO (BIDC), la Development Bank of South Africa (DBSA) et bien sûr la BAD, seule institution financière africaine honorée de la notation AAA. Par ailleurs, malgré les difficultés précédentes et les changements de l’environnement, quelques pays ont continué à créer des BD spécialisées, pour s’efforcer de remédier aux insuffisances d’investissement constatées dans certains secteurs. C’est ainsi que sont nées des banques de l’habitat au Burkina Faso en 2005, en Côte d’Ivoire en 1993 et au Mali en 1996. La première est récemment devenue une banque universelle à l’actionnariat essentiellement privé. Dans les deux derniers cas, les banques ont dû être restructurées et placées sous administration provisoire, faisant ainsi la démonstration que les travers de ces institutions, antérieurement constatés, n’étaient pas effacés.

Depuis une quinzaine d’années, le besoin spécifique de BD s’est profondément atténué dans chaque pays. Plusieurs faits ont concouru à cette mutation. Le plus important réside dans les progrès accomplis sur la période par les banques commerciales pour couvrir de nouveaux périmètres d’intervention. Enhardies par leurs montées régulières en puissance, le renforcement de leurs fonds propres et leurs bons résultats, bousculées par une concurrence de plus en plus dure, pressées par les Autorités monétaires et politiques, encouragées par la forte croissance et la stabilité de leurs dépôts, les banques commerciales ont développé considérablement leurs concours à moyen et même à long terme. Elles sont donc de plus en plus actives dans le financement d’investissements industriels et ont aussi pénétré celui de l’habitat, assurant ainsi au moins partiellement le rôle traditionnel des BD. Un deuxième élément est l’entrée en lice de nouveaux acteurs, souvent étrangers, pour prendre en charge ou faciliter la réalisation d’investissements productifs ou d’infrastructures : les filiales spécifiques de certains PTF comme la Société Financière Internationale (SFI) ou la Proparco, les BD régionales ou continentales africaines, les Fonds d’Investissements de « capital equity » ou de dette qui se sont multipliés, le mécanisme des « Partenariats Public Privé » (PPP) sont autant de solutions nouvelles, parfois combinées entre elles, qui tiennent une place de plus en plus grande dans les financements concourant au développement des pays africains. Dans les investissements productifs en particulier, où ils jouent désormais un rôle essentiel, les secteurs privés s’accommodent d’ailleurs mieux de ces nouveaux partenaires en termes de méthodes de travail. Enfin, les Etats sont partout confrontés à des contraintes pressantes de financement provenant de secteurs régaliens prioritaires – éducation, santé, sécurité- qui monopolisent une part croissante de leurs ressources.

Malgré cette tendance, et devant la lenteur de la réalisation d’objectifs sectoriels jugés critiques, certains Etats n’ont pas abandonné l’ambition de disposer de structures financières publiques qu’ils jugent plus efficaces qu’une banque commerciale privée pour intervenir avec force et rapidité dans certains secteurs qu’ils veulent particulièrement promouvoir, comme l’agriculture ou l’habitat, et ont persévéré dans la création de BD spécialisées. Les résultats obtenus n’ont cependant pas été à la hauteur des attentes comme le montrent les deux exemples suivants. Au Mali, la Banque de l’Habitat du Mali (BHM), constituée en 1996, en restructuration en vue d’une relance à compter de 2007, a finalement fusionné avec la Banque Malienne de Solidarité (BMS), autre banque d’Etat, le nouvel ensemble menant une activité de banque généraliste. Pour l’agriculture, la plupart des tentatives récemment menées n’ont guère connu un meilleur sort. Ainsi, la BNDA de Côte d’Ivoire, devenue la Banque de Financement de l’Agriculture (BFA), a cessé ses activités à Abidjan en 2014, pour cause d’illiquidité tandis que le projet de banque agricole annoncé au Bénin en 2013 n’a toujours pas vu le jour. En ce domaine, la Banque Nationale de Développement Agricole (BNDA) du Mali, 5ème banque du pays, constitue une des heureuses exceptions, peut-être grâce à la présence majoritaire à son « tour de table » d’actionnaires institutionnels internationaux qui exercent un contrôle rapproché sur sa gestion.

Des échecs répétés ont donc concerné une grande majorité des BD nationales. Pour que les systèmes financiers actuels, largement dominés par des banques commerciales privées, s’enrichissent utilement de nouvelles BD afin que ces deux composantes concourent au mieux aux objectifs attendus de l’action des institutions financières africaines, il semble que diverses conditions doivent être réunies, au nombre desquelles on peut souligner les quatre points suivants

Le premier est l’accélération de la création par chaque Etat d’un écosystème plus favorable au développement et à la création de valeur. En accentuant leurs efforts sur les domaines régaliens qu’ils sont les seuls à pouvoir modeler, les pouvoirs publics peuvent construire un environnement juridique, judiciaire, fiscal, de capacité humaine, de lutte anti-fraude plus favorable à l’éclosion et à la croissance d’un appareil économique sain et vigoureux. Dans cet environnement assaini et amélioré, toutes les banques, y compris des BD reconfigurées, bénéficieraient d’un meilleur climat pour conduire leur action et pour appuyer efficacement un secteur productif africain, désormais plus mature, plus incité à investir et mieux capable de réussir grâce à cette diversification de ses partenaires potentiels.

En second lieu, les systèmes financiers nationaux sont en mesure de poursuivre la diversification de leurs activités et de pénétrer des domaines qui leur étaient auparavant étrangers. La mise en place d’un environnement plus favorable, comme indiqué ci-avant, une meilleure détermination par les Autorités monétaires de l’arsenal réglementaire capable à la fois de fortifier les institutions et de les inciter à réorienter leurs centres d’intérêt, la pression continue de la concurrence sont des « stimuli » qui devraient favoriser une évolution rapide en ce sens, notamment pour ce qui concerne le financement de l’industrie et de l’habitat. Face à cette compétition, les nouvelles BD auront à choisir impérativement des cibles parfaitement identifiées et pour lesquelles elles pourront disposer d’avantages comparatifs liés à leur actionnariat et/ou leur approche stratégique à long terme. Ce sera une condition de leur survie.

Le troisième élément est la montée en puissance de nouveaux acteurs dont les caractéristiques sont de nature à leur permettre de mieux financer certains secteurs jusqu’ici difficilement approchés. Les systèmes financiers décentralisés et, surtout, les Emetteurs de Monnaie Electronique (EME), dont la croissance est impressionnante, peuvent ainsi mieux se saisir de petites opérations et de clients éparpillés sur tout le territoire national. Ils pourraient donc, en coopération avec toutes les banques, y compris des BD d’un style nouveau, se tourner vers cette nouvelle clientèle. Cette démarche contribuerait à améliorer le financement des Très Petites Entreprises (TPE), qui seront le socle de l’appareil économique du futur, et des paysans, qui représentent encore une part importante de la population active et dont la modernisation est indispensable. Ici encore l’appui indirect des Etats sera essentiel.

Enfin, la bonne santé et la croissance continue de certaines BD régionales ou continentales en Afrique devrait permettre un plus grand recours à des partenariats capitalistiques ou de financement conjoint entre ces institutions et les nouvelles BD subsahariennes envisagées. Dans ce « mixage », les premières apporteraient alors leur « force de frappe » financière et leur vision d’acteur public. Les secondes constitueraient un appoint significatif en ressources et renforceraient l’accent porté sur un pragmatisme de terrain, même si elles avaient seulement une position minoritaire dans de tels partenariats.

Même si cette approche ne donne pas aux Etats un contrôle direct sur les actions menées aussi fort que dans les cas de BD dépendant entièrement d’eux, les chances d’atteindre plus sûrement et à de meilleurs coûts les buts visés seraient sans doute plus élevées. Les « détours schumpétériens » ont depuis longtemps montré leur efficacité.


Paul Derreumaux

Article rédigé en octobre 2020 pour La Fondation pour les études et recherches sur le développement international . Je vous invite à le retrouver en suivant ce lien:  Ferdi