Pays du Nord : en route vers le sous-développement ?

Pays du Nord : en route vers le sous-développement ?

 

Un des défauts fréquemment reprochés aux pays en développement, notamment d’Afrique subsaharienne, est leur incapacité à entretenir leurs investissements, publics ou privés. Les routes bitumées ont par exemple une durée de vie souvent nettement inférieure à celle qu’elles ont en moyenne dans les pays développés. Certes, les conditions environnementales peuvent être plus difficiles sous certaines latitudes tropicales et équatoriales et entrainer une dégradation physique plus rapide. Pourtant, les principales explications sont ailleurs : mauvaise qualité des travaux réalisés ; insuffisance des dépenses d’entretien ; surfacturation des travaux de maintenance comme de construction ; non respect des dispositions légales et administratives d’utilisation des ouvrages. Faute de financements pour la reconstruction, les routes concernées peuvent alors se détériorer jusqu’à devenir des amas de nids de poule entre lesquels les conducteurs ne peuvent même plus choisir. La route Cotonou-Lomé a ainsi déjà du être refaite plusieurs fois sur  les deux dernières décennies. Il en est de même au Mali pour la route Bamako-Ségou, ou tout simplement pour l’entrée de la ville de Kati, près de la capitale. Le même constat peut être dressé pour d’autres infrastructures : aéroports, ports, bâtiments publics, réseaux d’électricité,.. Ces insuffisances d’entretien et les exigences de reconstruction qui en découlent décuplent les efforts financiers que doivent en fin de compte accomplir les Etats. Des observations identiques peuvent aussi être formulées pour des investissements privés, immobiliers notamment, pour lesquels la rentabilité insuffisante ou la rapacité des propriétaires provoquent la détérioration accélérée faute de rénovation.

Si un entretien inadéquat et une dégradation anormale des équipements en activité sont avant tout la marque des pays en développement, les situations relevées dans certains pays « avancés » interpellent. La tragédie de l’aqueduc de l’autoroute A10 à Gênes est l’illustration la plus sombre de cette évolution inquiétante. La rapidité avec laquelle la société Autostrada a annoncé la prise en charge d’une dépense de 500 millions d’Eur pour l’aide aux victimes et la reconstruction du pont pourrait d’ailleurs témoigner d’une générosité suspecte. Ce terrible accident a déclenché une réelle inquiétude dans d’autres pays, comme la France, sur le bon état d’infrastructures analogues. Dans d’autres secteurs, beaucoup d’investissements publics présentent une physionomie peu reluisante, tels des routes en Allemagne, des voies ferrées aux Etats-Unis, des hôpitaux ou des prisons en France, des hôpitaux encore en Grande-Bretagne. Dans les secteurs privés de ces pays également, des entreprises ne semblent pas engager tous les moyens nécessaires pour maintenir la qualité de leur patrimoine et celle du service à leur clientèle. Des résidences pour personnes âgées, des immeubles d’habitation tombent trop souvent sous les feux de l’actualité pour ces sujets. Dans un autre domaine, la courte durée de vie de certains produits, comme l’électroménager ou les téléphones mobiles, et la politique commerciale recommandée, voire « imposée », du rachat plutôt que de la réparation, est devenue la règle mais est de plus en plus contestée et considérée comme une gabegie. Enfin, ce critère de la qualité de l’entretien constitue un marqueur fréquent de la différentiation entre les grandes villes, favorisées, et les campagnes, négligées..

De façon logique, les deux principaux facteurs conduisant à cette situation sont aussi ceux qui frappent l’Afrique. Le premier est la limitation croissante des ressources budgétaires, notamment publiques, face à des besoins qui ne cessent de grandir. Certes l’écart est beaucoup plus criard à Lagos ou au Caire qu’à Londres ou Paris. Pourtant, l’endettement excessif des Etats les plus riches et la progression modérée de leurs recettes fiscales, freinée par la modestie des taux de croissance, constituent partout des contraintes de plus en plus lourdes par rapport à toutes les attentes des populations et des entreprises, aux devoirs régaliens, aux exigences de la compétition internationale et de la préparation du futur. En second lieu, dans les arbitrages que font les dirigeants, il est souvent tentant de rechercher plutôt des économies dans les charges d’entretien que dans les investissements, qui séduisent les électeurs, ou dans les coûts salariaux, où les mesures d’austérité peuvent déclencher des mouvements sociaux. Une dépense reportée, éventuellement plusieurs fois, de renouvellement, de réparation ou d’entretien a moins de chances de déclencher de vives protestations car son effet sera diffus dans le temps et dans le public touché.

La situation est certes différente entre les pays du Nord et ceux du Sud. Chez ces derniers, la très grande majorité des habitants a eu rarement le temps de considérer les progrès dont elle bénéficie comme un acquis immuable ou une obligation permanente des pouvoirs publics. Elle s’offusquera donc moins d’un recul en la matière, même durable, suite à une dégradation des investissements, même si elle en apprécie le coût sur ses conditions de vie ou sur les risques encourus. Elle n’a guère non plus les canaux d’expression qui lui permettraient de mener des contestations sur ce thème. Au Nord au contraire, tous les équipements existants sont pour chaque individu et chaque entreprise une réalité irréversible de même que leur fonctionnement sans ratés. Le poids considérable de l’opinion publique, le rôle amplificateur des médias, l’action possible de la justice obligent aussi les responsables politiques et économiques à être plus attentifs aux éventuels accidents ou incidents dont la cause pourrait leur être imputable. Malgré tout, le risque existe d’une détérioration de la situation au vu des considérations actuellement dominantes : course à l’innovation, quelle que soit son utilité pour le plus grand nombre ou sa réelle valeur ajoutée ; toute puissance de l’incitation internationale à l’investissement ; recherche absolue de la rentabilité de la part des entreprises.

Le principal moteur qui pourrait modifier cette tendance est sans doute celui de la lutte contre le chômage. L’octroi d’une plus grande priorité à l’entretien des équipements et immobilisations de toutes sortes, en vue de la préservation de leur qualité et de l’accroissement de leur durée de vie, devrait en effet générer de nombreuses offres d’emploi, assorties de qualifications élevées. La répartition géographique de ces postes de travail pourrait aussi favoriser davantage des territoires présentement en souffrance. Une telle réorientation  heurte cependant de nombreux intérêts et a besoin d’un soutien déterminé et éclairé des Etats, qui ne semble pas être encore d’actualité. Elle serait en revanche en bonne harmonie avec certains objectifs désormais cruciaux, comme celui de la préservation de notre environnement et la réduction des gaspillages.

Un nouvel équilibre pourrait donc être trouvé entre le « tout neuf » et le « tout ancien » dans les pays les plus avancés. L’enjeu en est essentiel. La non prise en compte de ces considérations et une détérioration significative des équipements publics nous amèneraient dans un cercle vicieux d’où il serait ensuite encore plus onéreux et long de sortir, comme le montre la situation de nombreux pays en développement. Les conseils qui leur sont donnés en la matière méritent bien d’être suivis par ceux qui les formulent.

Paul Derreumaux

Article publié le 30/08/2018

MALI 2018 : incertitude et inquiétude

MALI 2018 : incertitude et inquiétude

 

La population malienne avait attendu avec impatience l’élection présidentielle de juillet/août 2013, qui mettait fin à une année calamiteuse marquée par le coup d’Etat fantaisiste mais destructeur de mars 2012, et par une tentative d’invasion terroriste/islamiste de l’ensemble du pays, en janvier 2013, arrêtée in extrémis par la France. Cette élection exprimait l’espoir généralisé d’un retour de la normalité constitutionnelle,  d’une paix retrouvée sur tout le territoire et d’une reprise du développement économique.

Plusieurs conditions semblaient en effet réunies pour que cette étape soit l’aube d’une période de renouveau pour le pays. D’abord le maintien d’une forte présence militaire de la France et des Nations Unies, respectivement grâce aux forces Serval puis Barkhane et à la Minusma, écartait pour un temps la menace terroriste et donnait un délai aux nouvelles Autorités pour reconstituer une armée malienne plus solide et une Administration couvrant tout le pays. Ensuite, une aide internationale massive de plus de 3 milliards de USD avait été annoncée dès mai 2012 : elle devait permettre notamment la réparation des dégâts causés par l’invasion islamo-terroriste du Nord du pays, la réalisation d’importants investissements d’infrastructures, notamment dans les régions les plus défavorisées, et la mise en œuvre de projets productifs de proximité propres à favoriser l’activité et la vie sociale dans les zones rurales. Enfin, tous les candidats étaient quasiment au diapason sur les objectifs essentiels à atteindre : réconciliation nationale, recomposition de l’armée, reconstruction de l’administration, lutte contre la corruption et fin de l’impunité de celle-ci, retour à une croissance économique soutenue et durable.

Grâce à cet environnement positif par rapport à la période chahutée qu’avait traversée le Mali depuis 2012, l’enthousiasme de la population tranchait avec les craintes des partenaires internationaux jugeant le scrutin du 28 juillet 2013 prématuré. Celui-ci s’était finalement passé dans le calme et sans contestation significative des résultats des deux tours, le candidat battu au second tour ayant rapidement salué la victoire de son concurrent.

Cinq ans après ces évènements, la situation semble bien différente.

D’abord, beaucoup d’attentes ont été déçues. Certes, les défis étaient redoutables et sans doute souvent sous-estimés. De plus, les réalisations des Autorités en place, notamment en matière d’infrastructures ou d’encouragement des acteurs économiques privés par exemple, ont souffert d’un déficit marqué de politique de communication et d’explication, qui a pénalisé l’appréciation des efforts consentis. Malgré tout, un examen objectif des changements apportés par rapport à la situation de 2013 montre la faiblesse des améliorations effectives.

Au plan de la paix et de la sécurité, la signature au forceps des accords d’Alger en 2015 n’a pas encore produit tous ses effets, tant pour la lutte contre les groupes armés du Nord que pour l’installation des structures de transition, le désarmement des combattants ou la réduction des risques terroristes. De plus, de nouveaux groupes de rébellion se sont développés dans le Centre du pays, s’en prenant par des attaques et des attentats à la population, la MINUSMA et l’armée, et propageant l’insécurité jusque dans la région de Ségou.

Les financements internationaux annoncés correspondaient en partie à des programmes déjà décidés et n’ont donc pas tous constitué un supplément exceptionnel de ressources. Surtout, la mobilisation de ces financements n’a pu être réalisée que partiellement et souvent tardivement faute de préparation insuffisante des projets.

Les taux très honorables de la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) s’appuient surtout sur quelques secteurs clés de l’économie – coton, or, télécommunications, banques – et sur une agriculture vivrière qui suit la progression de la population. Cependant, les transformations espérées pour une embellie des secteurs agro-alimentaire et industriel, la renaissance du tourisme ou l’essor d’activités liées aux nouvelles technologies n’ont pu encore être concrétisées. En outre, les fruits de cette performance du PIB n’ont pas bénéficié au plus grand nombre en raison de la large prédominance du secteur informel et des faiblesses de la politique de redistribution. L’effectif réduit des salariés du secteur moderne ne favorise pas l’essor d’une classe moyenne. Le pourcentage de population ayant accès à l’électricité reste toujours très minoritaire et, joint aux difficultés de la société Energie du Mali, accroit le sentiment  de « sur-place » social. La fracture entre la capitale, où les équipements publics essaient de suivre l’accroissement rapide de ses habitants, et le reste du pays, manquant cruellement d’activités, de services régaliens et d’infrastructures de toutes sortes, continue à se creuser.

A ces insuffisances objectives se sont ajoutées de nombreuses critiques, formulées à la fois à l’intérieur comme à l’extérieur du Mali sur une nouvelle montée en puissance de la corruption et du népotisme. L’administration et la classe politique, déjà mal perçues sur ce plan depuis longtemps dans le pays, ont encore perdu de leur crédibilité sur ces cinq ans.

Le premier tour de l’élection présidentielle 2018 est donc intervenu le 29 juillet dans un climat nettement moins serein qu’en 2013, pour au moins trois raisons.

Tous les candidats sans exception et leurs partis, plus ou moins structurés, ont eu d’abord plus de temps pour fourbir leurs armes, préparer leur campagne, construire leurs alliances et croire à la victoire. La volonté a donc été plus forte pour les « outsiders » de combattre tout ce qui pouvait nuire à l’égalité des chances et au bon fonctionnement du jeu démocratique, de rechercher les éventuelles anomalies appliquées par les favoris, et notamment le Président sortant. Quelques manifestations tendues ont eu lieu avant le scrutin. Les accusations de fraude se sont multipliées, à propos des cartes d’électeurs, des conditions du vote ou des possibilités de surveillance de celui-ci par chaque parti. Les tentatives d’appui sur les dignitaires religieux, voire de récupération de ceux-ci, ont été nombreuses.

Parmi les 24 personnes retenues par la Cour Constitutionnelle, on note, à côté de candidats présents de longue date dans le jeu politique malien, des personnalités nouvelles, qui concourent pour la première fois à la magistrature suprême même si certains ont déjà occupé des postes de responsabilité publique. Même si la crédibilité de certains est incertaine, d’autres apportent une vision plus moderne dans cette élection, s’attachant davantage à bâtir un programme ou à accepter des alliances, et préparant ainsi l’avenir. Il est probable que ce « sang neuf » augure de nouvelles tendances pour les prochaines joutes présidentielles.

L’environnement sécuritaire dégradé a conduit à divers incidents, parfois graves, qui ont empêché le fonctionnement de quelques 700 bureaux dans le Centre et le Nord du pays, et ont encore alimenté les suspicions et favorisé les contestations.

Après 4 jours d’attente, les résultats du premier tour réduisent l’incertitude mais peut-être pas l’inquiétude. D’abord, le taux de participation est redescendu à 43% du corps électoral, soit quatre points de moins qu’en 2013. Contrairement au sentiment général qui semblait prévaloir, cette élection pourtant souvent jugée capitale n’a pas mobilisé un pourcentage d’électeurs plus élevé qu’à l’ordinaire : il est peu probable que la population fasse mieux au second tour. Par ailleurs, derrière les deux finalistes retenus, qui s’étaient déjà affrontés en 2013, les résultats montrent une très grande dispersion des résultats. Aucun des candidats éliminés n’est capable de faire pencher seul la balance d’un côté ou de l’autre. En revanche, le respect ou non des déclarations préalables au premier tour sera décisif pour le résultat final : l’unanimisme initialement affiché contre le Président sortant sera-t-il ou non maintenu au terme des négociations de la semaine qui s’engage? Enfin, des menaces réelles pèsent sur le boycott par tout ou partie de l’opposition du second « round » de l’élection : les accusations de fraude, le nombre exceptionnellement élevé des bulletins nuls, le refus des Autorités de donner les résultats par bureau comme demandé par les observateurs internationaux pourraient conduire à la concrétisation de ce risque, jamais observé jusqu’ici au Mali. Une telle situation réduirait la légitimité du futur Président et renforcerait les craintes de contestations futures à un moment où l’unité nationale est plus que jamais nécessaire face à tous les challenges. Le rôle des « arbitres » -Cour Constitutionnelle et observateurs internationaux- sera donc essentiel pour éviter toute ambiguïté.

A une semaine du jour du jour décisif, le Président qui va être élu, quel qu’il soit et contrairement à 2013, n’obtiendra donc un blanc-seing ni d’un électorat divisé ni d’une population méfiante et relativement absente de la bataille électorale ni d’une communauté internationale de plus en plus impatiente. Son action va être scrutée par tous et sous tous ses aspects, et les insuffisances et retards seront de moins en moins tolérés. . Il devra agir vite et dans les bonnes directions pour donner des gages concrets de ses compétences et de celles de son équipe Ses qualités de rassembleur, sa détermination et son exemplarité seront décisives pour qu’il puisse bien représenter le peuple malien tout entier et être accepté par lui. Il devra obligatoirement mener les politiques difficiles qu’exige la situation décrite ci-avant, même si elles sont déplaisantes pour certains, en montrant qu’elles apportent rapidement des résultats bénéfiques pour tous. C’est à ces conditions seulement que les électeurs pourront se dire qu’ils ont fait le bon choix.

Paul Derreumaux

Article publié le 07/08/2018