La tentation de la « Banque Globale »

La tentation de la « Banque Globale »

 

Comme chacun le sait maintenant, les banques subsahariennes grandissent vite et plutôt bien. Les lignes d’expansion qu’elles exploitent depuis près de deux décennies sont connues  et unanimement appliquées: élargissement rapide des réseaux d’agences visant notamment la conquête de la clientèle des particuliers non ou mal bancarisés ; modernisation tous azimuts permettant augmentation sensible de la productivité et bonne profitabilité. Cette évolution s’effectue sur un fond d’intense concurrence entre quelques groupes qui étendent leur emprise sur une ou plusieurs régions d’Afrique et acquièrent parfois une influence continentale. Il en résulte des avantages économiques collatéraux notables: la contribution directe et indirecte de l’activité bancaire à la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB),  l’amélioration de l’accès à l’espace monétaire et au crédit pour les parties les plus vulnérables de la population, la réduction régulière du retard par rapport aux pays avancés en matière de technologie bancaire.

On pouvait penser que ces orientations majeures requièrent encore suffisamment de développements et promettent assez  de rentabilité pour qu’elles mobilisent les énergies des leaders de la profession. Pourtant, ceux-ci semblent maintenant attirés par une autre voie : celle de la création de départements ou de filiales axés sur les activités de banques d’affaires -fusions-acquisitions, conseil, syndications, marchés de capitaux,…- qui, ajoutés à leur champ d’action actuel, les ferait devenir des « banques globales »

Comme souvent, les institutions anglophones ont initié le mouvement. Les quatre grands établissements sud-africains et les principales banques nigérianes –First Bank of Nigeria, Ecobank, UBA,… par exemple –  sont présents, parfois de longue date, sur les places de Londres ou de New-York, voire de Paris. Ils y exercent, outre le « correspondant banking » pour des institutions africaines, des activités relevant des interventions classiques des grandes banques d’affaires internationales : opérations sur devises et produits, financements structurés, montages financiers variés,… Dans tous les cas, les résultats concrets de ces initiatives ont été moins mis en avant que les démarches elles-mêmes et il est peu probable que ces activités aient constitué l’essentiel des évolutions positives observées pour les systèmes bancaires africains. Malgré cette discrétion, le goût de la « haute finance » tend à gagner de nouveaux adeptes. Les banques marocaines renforcent leurs installations en Europe et annoncent l’accroissement de leurs capacités à gérer des opérations de haut de bilan ou des montages financiers sophistiqués pour des clients relevant de leurs nouveaux territoires subsahariens ; certaines des principales banques d’Afrique du Centre ou de l’Est semblent prêtes à suivre le mouvement.

Ce nouveau cap est-il une priorité pour l’Afrique subsaharienne et ses grands acteurs bancaires ? La réponse doit sans doute être nuancée.

La présence croissante des banques africaines dans des rôles jusqu’ici réservés aux plus grandes banques internationales parait justifiée avec la nouvelle image de l’Afrique devenue en 15 ans un continent porteur d’avenir, où les opportunités d’investissement se multiplient et les besoins se diversifient. La montée en puissance des groupes originaires du continent, qui dominent maintenant leurs marchés territoriaux, leur donne le droit de ne plus être exclus des  montages financiers de grande envergure restés jusqu’ici la chasse gardée des banques européennes, américaines et, depuis peu, asiatiques. L’expertise des institutions africaines les plus importantes s’est d’ailleurs renforcée pour les financements de projets ou les négoces internationaux de matières premières grâce aux « tickets » pris dans les contrats de ce type menés sous la conduite d’acteurs plus puissants et plus expérimentés. L’expansion progressive des marchés financiers, ouverts dans un nombre grandissant de pays subsahariens, apporte une autre piste de croissance dans les domaines de la bourse et de la gestion d’actifs. Légitime dans son principe, cette focalisation sur des activités plus financières que bancaires mérite cependant d’être testée avec prudence.

En matière de grands financements internationaux, aucun groupe africain, hormis les ténors sud-africains, ne possède jusqu’ici un bilan qui lui permette de rivaliser avec les mastodontes bancaires des pays développés ou de Chine. Ces activités sont toutes volatiles et reliées assez étroitement à la conjoncture internationale qui demeure fragile, sans doute encore pour quelques années. Certaines d’entre elles comportent des risques de pertes élevées, comme l’ont montré la disparition fracassante de Lehmann-Brothers en 2008 ou les difficultés des banques nigérianes à la fin des années 2000. L’entrée dans ces nouveaux métiers doit donc être avant tout menée sous la forme d’un apprentissage graduel, pour éviter les situations qui pourraient broyer les fonds propres des nouveaux venus : en la matière, les pouvoirs publics des pays africains pourraient jouer un rôle de catalyseur en obtenant que les investissements étrangers incluent plus systématiquement les groupes bancaires présents localement dans les pools constitués pour le financement de grands projets, dès qu’ils en ont les fonds propres nécessaires. Certes, le montage financier et le conseil sont souvent fort rémunérateurs, mais  les composantes essentielles de ces activités sont l’identification de projets fiables et rentables, d’une part, et la mobilisation effective de fonds pour leurs financements, d’autre part, qui peuvent toutes deux être réalisées pour l’essentiel par les filiales locales des groupes grâce à leur action sur le terrain. Ceux-ci pourraient en conséquence négocier une part respectable des commissions versées pour les autres aspects des « deals » auxquels ils participent. Le développement de partenariats entre les champions africains et les grands intervenants internationaux sur ces sujets devrait donc pouvoir être intensifié  à partir des structures actuelles avant  de passer à  la création d’instruments indépendants.

Du côté des marchés financiers locaux, ceux-ci sont encore souvent embryonnaires, avec un petit nombre de valeurs et une médiocre liquidité. Même si leur devenir recèle de grands potentiels, ceux-ci prendront du temps avant d’éclore et l’évolution se fera surtout par un constant et patient approfondissement de l’existant. Ceci semble devoir être surtout atteint par « le bas », c’est-à-dire en obtenant des Etats qu’ils n’assèchent pas l’importante épargne disponible, des entreprises qu’elles fassent davantage appel aux bourses mobilières et des investisseurs qu’ils donnent plus d’importance à ces placements financiers dans leurs portefeuilles d’actifs.

Face à ces perspectives nouvelles, les fondamentaux sur lesquels s’est appuyé l’essor récent des systèmes bancaires paraissent plus que jamais d’actualité. La bancarisation a connu partout des progrès significatifs, mais se maintient encore loin des objectifs possibles. L’accroissement démographique rapide et la poussée encore plus vive de la population urbaine rendent le défi encore plus pressant. La diversification accélérée des services offerts est indispensable pour répondre aux attentes d’une clientèle de plus en plus avertie et dont les besoins croissent avec l’élévation des niveaux de vie et le renforcement des appareils économiques : en particulier, le financement de l’habitat et, surtout, celui des petites et moyennes entreprises n’en sont encore qu’à leurs balbutiements bien qu’ils soient décisifs pour un développement durable des économies africaines. L’élargissement des publics, la pression de la concurrence, les lacunes subsistantes dans les organisations et les procédures ont aussi conduit à une fréquente dégradation de la qualité des portefeuilles qui suppose à court terme des mesures correctrices de première ampleur. La compétition pour la domination des moyens de paiement  désormais ouverte avec de nouveaux acteurs, parmi lesquels les sociétés de télécommunication sont les plus agressives, va mobiliser une énergie et de lourds investissements sur la prochaine décennie. Les exigences croissantes des Régulateurs pour les fonds propres et les normes à respecter apporteront enfin d’autres fortes contraintes.

Au-delà des effets d’annonce, la priorité apparait donc claire. La poursuite des améliorations et des mutations des systèmes bancaires nationaux  est fondamentale  pour la durabilité  de la croissance économique actuellement observée en Afrique. Les banques ont tiré de la première phase de ces transformations de nombreux avantages en termes de puissance et de prospérité : elles devraient donc assumer avec entrain la responsabilité de continuer, même si les obligations correspondantes sont moins séduisantes que celles de la banque d’affaires. Ce choix leur donnera aussi, à condition de maîtriser les nombreuses difficultés qui vont encore jalonner leur parcours, des moyens accrus pour peser ensuite davantage dans les opérations qu’elles commencent à convoiter. Une telle approche par étapes permettrait sans doute d’éviter qu’une ambition justifiée conduise au « syndrome de la grenouille », celle qui voulait se faire plus grosse que le bœuf…

Paul Derreumaux

Afrique Subsaharienne, l’eldorado perdu des banques Françaises.

L’eldorado perdu des banques Françaises

 

Il y a quelque trente ans, des banques françaises détenaient en Afrique francophone une position très dominante et sans véritable concurrence. La crise des systèmes bancaires de cette zone dans la décennie 1970/1980 leur a coûté fort cher en termes de provisions et de recapitalisation. Le traumatisme né de cette charge financière, aggravé par les perspectives alors fort médiocres de l’économie du continent et les alléchantes promesses d’autres  marchés, a décidé les états-majors des institutions concernées à renoncer aux mutations requises dans des filiales trop gérées « à l’ancienne » et à placer l’Afrique dans les périmètres à « alléger ».

Le panorama bancaire actuel au Sud du Sahara montre combien ces choix ont constitué une erreur stratégique notable. La gravité de la crise bancaire d’Afrique francophone rendait indispensable la reconstruction rapide de nouveaux systèmes financiers. Celle-ci a été jugée prioritaire dans les mesures d’ajustement structurel qui ont marqué cette difficile période. Les banques françaises disposaient alors d’une base suffisamment solide pour jouer un rôle majeur dans cette reconstitution d’un appareil bancaire performant : implantations anciennes et souvent puissantes, moyens financiers de premier plan, bonne connaissance des agents économiques locaux et de leurs besoins. Certes, l’évolution de l’environnement et les ambitions d’investisseurs privés régionaux allaient inévitablement amener de nouveaux intervenants dans ce secteur auparavant réservé aux capitaux étrangers et aux Etats. Une réelle politique d’innovation et de conquête des clientèles nationales, à l’image de celle appliquée alors dans les pays du Nord, aurait cependant permis aux banques françaises de garder encore longtemps une place prépondérante.

Ce choix a été écarté. Les banques françaises ont préféré faire profil bas, supportant les coûts du nécessaire assainissement de leurs filiales existantes, mais sans modifier profondément les méthodes et les objectifs de celles-ci, et renonçant de facto à toute politique expansionniste de leur présence. Deux autres évènements ont accentué ce repli relatif : la disparition imprévue et rapide, en fin des années 1980, de l’emblématique BIAO; la fusion Crédit Agricole-Crédit Lyonnais et l’érosion progressive du réseau africain de cet ensemble. Seules deux des « trois vieilles » -la BNP et la Société Générale – restent ancrées au Sud du Sahara, sans avoir véritablement élargi leur assise  historique.

Pendant ces trois décades, le système bancaire africain va vivre plusieurs révolutions. Des banques à capitaux privés nationaux naissent ex nihilo, dans les années 1970 ou 1980 selon les pays. Tournées par nécessité vers des clientèles auparavant négligées, elles démontrent leur viabilité sur ces bases nouvelles et grandissent partout.. En Afrique francophone, les plus ambitieuses engagent la construction de réseaux régionaux, à l’intérieur des unions monétaires en place, exploitant au maximum au profit de leurs clients les synergies possibles entre entités. A compter des années 2004.2005, le cloisonnement du continent entre zones nationales ou régionales quasiment étanches s’efface sous la pression conjointe de quelques groupes subsahariens ambitieux, de banques nigérianes puissamment recapitalisées et de banques marocaines à l’étroit dans leur pays. Entre ces acteurs s’exacerbe une concurrence qui s’exerce notamment par le renforcement accéléré des réseaux d’agences et par la forte diversification et la modernisation de produits offerts. Un cercle vertueux s’instaure entre le développement de ces systèmes bancaires dynamiques, dominés désormais par des acteurs africains et redevenus rentables, et une croissance économique plus soutenue, qui se nourrissent l’une de l’autre.

Face à cette nouvelle donne, quelques banques françaises lorgnent à nouveau vers l’Afrique, mais leurs annonces ne sont pas encore suivies d’effet. La poursuite attendue de la croissance du continent permet de croire que certaines places pourraient encore être prises : elles seront de toute façon de plus en plus rares et chères, et pourront difficilement conduire aux positions dominantes d’autrefois. La chance passe rarement deux fois…..

Paul Derreumaux