L’évolution démographique mondiale

Quelques brefs constats de l’évolution démographique mondiale

 

J’aime la démographie. Elle apporte un éclairage original à quelques tendances économiques et politiques majeures de notre monde. Elle montre bien que certaines situations ne peuvent être éternelles, que les explosions qui seraient à craindre pour le futur ne sont peut-être pas celles auxquelles on pense aujourd’hui, et que l’orientation normale des évolutions  n’est pas souvent la  ligne droite.

Le mensuel russe Infografika a diffusé récemment une infographie sur l’évolution de la population mondiale de 1900 à 2012, qui témoigne de la richesse potentielle des enseignements pouvant être retirés des données démographiques. De cette seule série de chiffres, reprise en août 2013 par le magazine Courrier International, on peut ainsi dégager quelques conclusions qui, selon les cas, expliquent mieux ou amendent les constats communément admis sur plusieurs évènements marquants de notre histoire récente.

Pour les 164 pays étudiés, qui laissent de côté certaines nations à population très modeste, le nombre d’habitants a été multiplié par 4,5 entre 1900 et 2012, passant entre ces deux dates de 1554 millions à 7024 millions de personnes. Cette croissance est la plus rapide qui ait jamais été enregistrée dans l’histoire de l’humanité. Elle explique à elle seule, toutes mutations économiques mises à part, l’importance des enjeux et des batailles que se livrent les groupes commerciaux, financiers et industriels de tous les pays pour la conquête des marchés issus de cette augmentation considérable des populations, mais aussi une bonne part des interrogations actuelles sur les changements climatiques pouvant provenir des actions humaines menées pour répondre à ces besoins.

Cet accroissement brutal ne s’est pas réalisé de manière homothétique sur tous les continents. Deux blocs se sont taillés la part du lion : l’Asie-Océanie, qui a représenté plus de 55% de cette progression d’ensemble et reste de loin la partie du globe la plus peuplée avec, à ce jour, environ 56 % de la population mondiale ; l’Afrique, encore plus, dont la population a été multipliée par 10,6 pendant ces 112 ans et a franchi le seuil du milliard d’habitants :  avec ses 15% du total en 2012, elle est devenue la seconde zone la plus importante en termes de peuplement. Deux autres régions ont vu leur position relative régresser : les Amériques, malgré une multiplication par 6,9 de leurs habitants sous la poussée notamment du Brésil et du Mexique ; l’Europe, dont la population a « seulement » doublé sur cette période pour  atteindre 871 millions en fin d’année dernière. Le Moyen-Orient, malgré une forte augmentation concentrée sur quelques pays, reste un ilot de peuplement mineur avec quelque 3,1% de la population mondiale. Ces variations sont à rapprocher des principaux enjeux économiques et des considérations géopolitiques qui marquent notre actualité mondiale. Sans épouser totalement ceux-ci, ces changements démographiques sont en harmonie avec certains d’entre eux et en fournissent aussi des causes déterminantes. La montée en puissance rapide et inexorable de l’Asie y trouve en particulier un fondement essentiel face à l’Europe et aux Etats-Unis dont la puissance s’estompe avec leur poids dans le monde. La vive progression des Amériques est le fait de ses grandes composantes d’Amérique du Sud qui figurent aussi dans les nouveaux pays émergents. L’explosion de la démographie africaine est un des faits sur lesquels repose sa forte croissance actuelle et, surtout, s’appuient les attentes de sa place future dans l’économie mondiale.

Sur chaque continent,  un nombre croissant de pays s’élève au-dessus du niveau symbolique de 100 millions d’habitants. En 1900, seules la Chine et l’Inde, qui comptaient respectivement 360 et 285 millions d’habitants, figuraient dans cette catégorie. Ils sont 11 à y accéder fin 2012 dont 6 en Asie – aux deux premiers, qui recensent désormais chacun plus d’un milliard d’habitants, se sont ajoutés l’Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh et le Japon -, 3 en Amérique – Etats-Unis, Brésil et Mexique -, la Russie et le Nigéria. En abaissant à 50 millions d’habitants le plancher des pays pouvant être considérés comme des « poids lourds » dans le monde, la répartition se modifie  et un meilleur équilibre semble se rétablir partiellement : l’Asie compte alors en effet 9 représentants, l’Europe 6, l’Afrique 5 ; les Amériques restent au contraire à 3 pays et le Moyen-Orient apparait dans ce classement grâce à l’Iran. Ici encore, ces données démographiques nouvelles sont connectées avec des indicateurs économiques en pleine mutation. On retrouve en effet dans ces deux inventaires les cinq grands pays émergents – groupés usuellement sous l’acronyme BRICS, l’Afrique du Sud apparaissant uniquement dans les pays de plus de 50 millions d’habitants – ainsi que certaines des nations qui évoluent le plus vite économiquement et sont souvent considérées comme devant rejoindre rapidement ce premier groupe. Seules manquent à ce titre quelques exceptions comme par exemple la Corée du Sud, qui est proche de ce seuil de population, le Chili ou la Malaisie, qui en sont plus éloignés. En revanche, certains de ces mastodontes démographiques sont encore caractérisés par un revenu par habitant parmi les plus faibles du monde et leur poids démographique pourrait à terme ne plus être un atout mais un handicap si leur situation économique ne s’améliore pas rapidement : le Bengladesh et la République Démographique du Congo sont sans doute des illustrations possibles de ce risque. En outre, ces statistiques confirment que les changements démographiques, même s’ils sont de long terme, s’effectuent, pour la plupart des pays, plus vite que les améliorations économiques, laissant perdurer des inégalités considérables en termes de pouvoirs d’achat entre pays économiquement développés et pays en développement : la conjonction de ces deux éléments ne saurait être sans effet sur les grands mouvements migratoires internationaux des périodes à venir.

Enfin, un quatrième enseignement de base est le fait que sur chaque continent, y compris en Asie, quelques pays concentrent un pourcentage élevé de la population totale tandis qu’un grand nombre gardent une population relativement modeste. Cette donnée générale est cependant plus ou moins affirmée selon les régions du monde. En considérant les trois pays les plus peuplés de chaque zone, Moyen Orient exclus, l’Asie se place largement en tête sur ce critère, suivie des Amériques ; l’Europe et, encore davantage, l’Afrique, apparaissent chacune avoir un peuplement mieux réparti, ce qui pourrait être un avantage pour leurs équilibres économico-politiques dans l’avenir. Les autres critères utilisables pour cette observation de la concentration conduisent à des classements analogues. A l’autre bout de l’éventail, de 35% à 65% des pays de chaque continent comptent moins de 10 millions d’habitants. De ce constat, on déduit aisément le rôle positif que peuvent jouer sous toutes les latitudes les efforts de coopération et d’intégration régionale pour la mutualisation des actions et des investissements, la concertation efficace des politiques globales et sectorielles et le renforcement de la paix et de la sécurité.

Bien évidemment, ces informations démographiques n’expliquent pas tout et laissent même de côté quelques questions cruciales comme celles de l’urbanisation généralisée.. Elles constituent cependant d’utiles rappels à la réalité, face à des indicateurs trop souvent axés sur les richesses naturelles de chaque nation, les taux de croissance de la production, les entreprises géantes qui marquent leur emprise internationale. Elles nous obligent en effet à nous souvenir que les variables démographiques sont en effet des contraintes essentielles, qui devraient être mieux prises en compte au quotidien pour les moyens d’action et pour les objectifs retenus par les dirigeants politiques de chaque pays.

Elles permettent aussi de relativiser des points en vue et des affirmations trop rapidement émis. La richesse insolente du Qatar est ainsi celle d’un pays d’1,7 million d’habitants. Même si on fait abstraction de l’inégalité avec laquelle elle est probablement répartie dans le pays ou de l’écrasant écart qui la sépare de celle de la Guinée-Bissau, au même nombre d’habitants, on déduit de ces quelques chiffres que ce pétro-Etat ne pourra jamais avoir, malgré tous ses atouts naturels, qu’une place limitée dans la hiérarchie des nations. C’est un indice d’équité plutôt rassurant que, on peut l’espérer, les responsables de ce pays méditent souvent. Une telle réflexion ne peut que les inciter à une grande sagesse dans leurs décisions.

Paul Derreumaux

Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

Economie mondiale : l’ajustement structurel, vous connaissez ?

 

Face à la crise qu’ils traversent, les pays européens adoptent des mesures qui rappellent les « ajustements structurels » subis par beaucoup de pays africains dans les années 1980. L’examen des caractéristiques de cette expérience africaine apporte d’utiles enseignements sur les contenus et les approches nécessaires des politiques à suivre aujourd’hui.    

Il y a environ 30 ans, beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne ont été plongés d’autorité dans l’ « ajustement structurel », bel euphémisme spécialement inventé pour eux par la Banque Mondiale. Il s’agissait « simplement » d’imposer aux nombreux Etats alors plongés dans une grave crise systémique de leurs finances publiques des politiques brutales de rééquilibrage budgétaire : forte « déflation » de la fonction publique, large ouverture des frontières aux  importations, liquidation de nombreuses entreprises publiques,… Ces réajustements drastiques étaient certes indispensables, mais ils entraînaient de lourdes conséquences sociales, non encore totalement effacées à ce jour, sur des populations déjà très démunies. Contrainte et forcée, l’Afrique a accepté et mené cet ajustement.

La crise financière et économique qui traumatise aujourd’hui le monde entier est bien sûr d’une ampleur incomparable et illustre des dysfonctionnements d’origine souvent différents, même si, curieusement, elle fait suite, comme dans l’Afrique des années 1980, à une profonde crise bancaire. Elle présente cependant le même caractère structurel et global, et l’expérience africaine des années 1990 pourrait nous apporter trois utiles leçons.

D’abord, la résolution de la crise traversée par l’Afrique à cette époque exigeait effectivement des changements draconiens – de politiques publiques, de structures économico sociales, de comportements des agents économiques, ..- assurant un arrêt rapide d’errements passés. Le redressement de la situation  s’est aussi réalisé grâce à d’importants allégements de dettes consentis, après de longues négociations, par les créanciers privés mais aussi par les institutions bilatérales puis multilatérales d’appui au développement.

Le retour à la normale des finances et de l’économie mondiales ne sera durable que si les mêmes conditions de base sont remplies. Il s’agit d’abord de transformer le mode de fonctionnement des Etats et de leurs démembrements pour ramener ceux-ci à un équilibre budgétaire tendanciel et, en conséquence, stopper l’aggravation devenue invivable d’une dette publique finançant aujourd’hui des dépenses courantes.  Il apparait déjà que ceux – Etats ou entreprises – qui ont accepté le rythme le plus élevé de ces transformations sont aussi ceux où la remise en ordre s’effectue le plus vite. De plus, le poids de cet ajustement doit être réparti entre débiteurs et créanciers.. Les débiteurs  sont bien sûr les premiers responsables des engagements qu’ils ont contractés, souvent à la légère, et la réalité tangible des réformes apportées est le gage du maintien de leur crédibilité pour le financement de leurs actions futures. Les créanciers et les garants, quels qu’ils soient, doivent cependant aussi supporter une part du coût de la restructuration: les situations résultent en effet, selon les cas, du défaut de pertinence de leurs analyses ou de leur cupidité. Ils  ne peuvent donc être exemptés ni d’une partie des pertes totales, ni de profondes mesures correctrices.

En second lieu, l’ajustement structurel des années 1980  touchait inévitablement et souvent douloureusement une large partie de la population. Soumis aux fourches caudines du Fonds Monétaire International (FMI), les dirigeants africains ont souvent rejeté sur ces grandes institutions tutrices de leurs pays la responsabilité des mutations appliquées, en se dispensant de longues explications : il fallait seulement subir, une fois de plus…Malgré quelques soubresauts localisés, les populations ont stoïquement supporté pertes d’emplois, baisse des pouvoirs d’achat et même le cataclysme de la dévaluation du FCFA.

Des mesures au moins aussi difficiles et impopulaires s’imposent aujourd’hui en beaucoup de pays du Nord face à l’endettement public excessif et à la perte de productivité des économies. Dans nos nations riches et démocratiques,  de telles actions demandent cependant des Autorités une capacité d’explication, de transparence et, si nécessaire, d’imposition sans commune mesure avec celles qui furent appliquées en Afrique. Il est symptomatique à cet égard qu’on ose ainsi à peine parler en France de récession et encore moins d’austérité, alors que nous sommes dans la première et que la seconde est bien réelle pour de larges couches de la population.  La  renonciation, inévitable, à certains droits acquis suppose d’autant plus de courage politique que le tempérament national supporte moins les remises en question. C’est pourquoi il est essentiel que les sacrifices demandés soient définis avec une attention extrême de leur efficacité économique mais aussi de leur justice sociale. C’est aussi pourquoi des mesures symboliques –lutte contre l’évasion fiscale, plafonnement des rémunération les plus élevées,..- sont utiles pour empêcher et corriger l’accroissement de certaines inégalités, qui constitue un risque majeur dans ces périodes de crise.

Enfin, l’ajustement structurel, même réussi, était insuffisant pour conduire au retour de la croissance économique de l’Afrique. Divers évènements sont intervenus –vive poussée des pays émergents, relance massive des infrastructures, renforcement des coopérations régionales,-pour placer l’Afrique, après une longue attente, sur le sentier d’une croissance soutenue qu’elle suit depuis plus d’une décade.

Comme alors, l’arrêt d’abus antérieurs, le retour à de grands équilibres et la réforme de diverses pratiques ou institutions sont aujourd’hui nécessaires mais  non suffisants. De nouveaux caps majeurs sont aussi à définir pour le moyen et le long terme : la réduction massive du chômage, la meilleure intégration de tous dans chaque communauté nationale, la disparition de la pauvreté extrême et la mise en place de systèmes internationaux de sécurité collective plus efficaces devraient logiquement en faire partie. Les chemins pour les atteindre sont pour la plupart encore à inventer et requièrent à la fois des délais, une forte volonté et l’acceptation d’une plus grande solidarité : ces exigences s’accordent mal avec les agendas des dirigeants, les souhaits des lobbys les plus puissants et la pression croissante du résultat immédiat. L’urgence de ces nouveaux repères est cependant d’autant plus grande que les dossiers à régler sont plus complexes et interdépendants,  et que les risques de dérapage se multiplient. Faute de mener ces réflexions, et de s’en tenir ensuite aux objectifs retenus, le pilotage à vue risque de conduire à l’imprévisible ou à la catastrophe.

Rigueur, justice et imagination semblent donc être trois ingrédients majeurs pour sortir de cette crise qui frappe surtout, pour l’instant, les pays les plus développés. Il n’est pas certain que ces caractéristiques soient jusqu’ici utilisées avec l’intensité souhaitée et selon le bon dosage. La sortie de crise, que tous réclament, risque en conséquence de ne pas être proche, contrairement aux annonces qui se multiplient.

Paul Derreumaux