Démographie : le casse-tête de l’Afrique

Démographie : le casse-tête de l’Afrique

 

Sans surprise, de nouvelles données démographiques émises début 2016 confirment les tendances des dix dernières années. Deux constats émergent toutefois: le vieillissement de la population mondiale s’intensifie ; la situation de l’Afrique apparait plus originale que jamais. Pour ce continent, la mise à profit d’un possible « dividende démographique » risque d’être de plus en plus difficile.

Les 9 milliards d’individus longtemps perçus comme un plafond vraisemblable de la population mondiale aux environs de 2050 ne sont plus qu’un souvenir. Les analyses menées en 2013 retenaient déjà une croissance à 9,4 milliards de personnes au milieu du siècle. Les nouvelles hypothèses évoquent 10 milliards vers 2055, malgré une décélération déjà commencée, et un plafonnement ultérieur vers les 11 milliards d’habitants. Quelque 2 milliards de personnes supplémentaires sont attendues au milieu de ce siècle : ils proviendront à 99% des pays du Sud et pour plus de 80% d’Afrique. Cette poussée plus vive est pilotée à la fois par la poursuite d’une baisse de la mortalité dans toutes les régions et par le maintien d’une fécondité élevée dans les parties du monde les plus peuplées, et notamment l’Afrique. Ces facteurs conjugués expliquent que notre humanité est globalement frappée par un vieillissement qui s’accélère, mais qu’elle évolue vers un nouvel ordre géo-démographique. Les personnes de plus de 60 ans, qui représentaient 8% de la population en 1950, devraient en constituer environ 22% en 2050. L’ampleur du phénomène et sa probable irréversibilité préoccupent, surtout dans les pays les plus développés. Chez ceux-ci, ce poids croissant des « seniors » va se conjuguer à une stabilisation, voire une diminution, de la population totale, et donc du pourcentage d’actifs : ces deux phénomènes vont peser notamment sur l’économie, avec une probable faiblesse des taux de croissance des Produits Intérieurs Bruts (PIB), sur les dépenses publiques, avec l’augmentation des dépenses sociales et médicales, et plus généralement sur le dynamisme de sociétés préoccupées avant tout par leur survie. Les seuls remèdes seraient, outre un départ en retraite pus tardif qui devrait vite se généraliser, une augmentation massive de la productivité du travail et une forte immigration en provenance de pays moins avancés. Le premier ne semble pas se vérifier actuellement tandis que le second fait l’objet de fortes oppositions et déchaine les populismes.

Faute de rééquilibrages de ce type, les évolutions inégalitaires devraient s’accentuer. Inégalités entre villes et campagnes avec la poussée continue de l’urbanisation : les villes abriteraient en 2050 quelque 65% de la population mondiale, contre environ 50% aujourd’hui, et près de 80% aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest. Ces villes seront de plus en plus gigantesques puisqu’on compte déjà 29 villes de plus de 10 millions d’habitants et 8 de plus de 20 millions – les métapoles – : le grand Tokyo, avec ses 38 millions de personnes, regroupe en 2015 plus d’habitants que le Canada. Inégalités entre pays puisque, dans un nombre croissant de nations, notamment les plus riches, la population va commencer ou continuer à se réduire. Le Japon et la Russie, qui pourraient perdre chacun plus de 10% de leur population  dans les 35 ans à venir, sont les cas les plus connus, mais ce phénomène touchera aussi toute l’Europe de l’Est ainsi que, par exemple, l’Allemagne, l’Espagne et… la Chine. Face à ce repli, les pays en développement, et spécialement l’Afrique, enregistreront une progression soutenue. Inégalités à l’intérieur même des pays, si des politiques adéquates ne sont pas conçues et conduites pour corriger des déséquilibres qui se creusent sous l’effet du seul jeu des variables économiques.

Dans cette évolution mondiale, l’Afrique subsaharienne confirme son originalité au moins sur deux plans. Elle est en effet la seule grande zone géographique où la population va à la fois continuer à croitre massivement et ne pas être encore frappée par le vieillissement. Les prévisions se confirment pour  que sa population, qui dépasserait en 2050 2 milliards d’habitants et 21% de la population du globe, représente plus de 50% de l’accroissement démographique mondial sur les 35 prochaines années. Cette progression se poursuivrait, même d’une manière ralentie, jusqu’en 2100, le sous-continent regroupant alors le tiers de la population totale. Le retard enregistré dans le démarrage de la « transition démographique » -baisse marquée de l’indice de fécondité- explique cette situation spécifique. Cette transition, déjà à l’œuvre dans toutes les autres parties du monde, ne touche pour l’instant qu’une petite minorité de pays africains : Afrique du Sud, Maurice, Namibie, Swaziland. L’Ethiopie, « poids lourd » démographique, le Kenya, le Rwanda et le Ghana ne s’y engagent que depuis peu. En revanche, la plupart des nations restent à l’écart du processus, surtout en Afrique de l’Ouest. Le Nigéria, déjà mastodonte de plus de 170 millions d’habitants, devrait ainsi devenir la troisième puissance démographique mondiale dans vingt ans et compter, si les tendances se confirment, près de 450 millions de personnes en 2050 et de 750 millions en 2100.

Les modalités de cette poussée globale se traduisent par l’augmentation en Afrique subsaharienne du poids relatif des personnes en âge de travailler – les « actifs » – contrairement à la situation observée ailleurs. C’est le fameux « dividende démographique ». Il énonce d’abord que ces actifs proportionnellement plus nombreux vont  permettre une accélération de la croissance grâce à celle de la main d’œuvre disponible et à la demande accrue de tous les types de biens et services qui va pousser la production. Il sous-entend également que la charge relative des équipements sociaux  surtout destinés aux « inactifs » -éducation et santé principalement- va se réduire et être donc plus facile à financer. Ce scénario a effectivement déjà été observé, notamment en Asie et en Amérique latine, et il a été par exemple pour beaucoup dans l’émergence du Brésil et de la Chine. Il n’en demeure pas moins un atout théorique dont la concrétisation est soumise en particulier à deux conditions simultanées: un développement massif d’emplois, si possible à productivité élevée de façon à soutenir au maximum la croissance économique ; une baisse significative du taux de fécondité de façon à ralentir rapidement l’accroissement démographique et accélérer l’augmentation du revenu par habitant. Or ces préalables sont pour l’instant rarement réunis. En beaucoup de pays, la baisse du taux de fécondité se heurte à un manque de volonté politique, à des facteurs religieux et à des obstacles de traditions sociétales. Les évolutions positives sont donc récentes et souvent modestes. Dans certains pays plus fragiles, elles sont mêmes négatives, tel le Niger où ce taux tend à augmenter. La création d’emplois reste par ailleurs trop modeste et est surtout le fait des entreprises informelles, visant avant tout des activités à faible productivité. Au Mali, des statistiques officielles annoncent seulement 120000 nouveaux emplois en 3 ans, sur un objectif de 200000 sur le quinquennat présidentiel actuel, dont moins de 50% dans le secteur productif. Faute d’accélération sur ces  mutations, la vive poussée démographique pourrait être un handicap et non un actif du continent.

Pour faire de la donne démographique actuelle un avantage décisif, plusieurs transformations apparaissent indispensables à bref délai. La première est celle de l’installation d’un environnement plus favorable à la venue et au développement des activités productives. Cet objectif recouvre de nombreux aspects tels par exemple: la poursuite de la modernisation et de la densification d’infrastructures performantes de transport et de télécommunications ; la forte augmentation de la production, la baisse des prix et l’accroissement de la part du renouvelable dans  l’énergie ; le renforcement d’un système financier plus diversifié et davantage tourné vers le financement des activités économiques ; la mise en place d’un cadre juridique et administratif favorable aux entreprises privées créatrices de valeur ajoutée.

La deuxième est la réalisation d’investissements dans le capital humain à la mesure du challenge que celui-ci constitue. Aux importants efforts quantitatifs accomplis dans les trente dernières années, qui doivent se poursuivre, doivent s’ajouter de profondes transformations qualitatives. Celles-ci  viseront à offrir à la jeunesse une formation théorique mais aussi pratique lui permettant de s’insérer dans la vie active, et d’apporter aux entreprises des candidats compétents pour les postes de travail offerts. Cette rencontre entre l’offre et la demande sur le marché du travail suppose des établissements d’enseignement mieux adaptés, une meilleure formation du corps professoral, et des financements en conséquence. Elle exige aussi une diligence nouvelle et une plus grande ouverture d’esprit dans l’administration afin de donner à la nécessaire concertation avec les acteurs privés toute l’efficacité possible.

Le troisième est la présence d’une volonté politique capable de mettre en œuvre les deux premiers facteurs de succès. Les questions de la jeunesse et de l’emploi sont curieusement absentes des thèmes-clés des programmes présidentiels en dehors de lieux-communs sans dimension pratique. Les actions conduites se bornent trop souvent à la réalisation de tables-rondes ou de séminaires sur ce qu’il faudrait faire plutôt qu’à des programmes précis et ambitieux dont on pourrait mesurer la progression – et les retards – dans des bilans réguliers. En un mot, le sentiment de l’urgence et de la priorité à donner à une croissance acceptable par tous ne domine pas encore suffisamment les pensées et les agendas des décideurs, qu’ils soient africains ou partenaires étrangers.

Or ceux-ci peuvent trouver dans la démographie une occasion unique de renforcer leur solidarité. La jeunesse africaine est non seulement un atout essentiel pour soutenir la croissance économique à venir du continent, mais aussi un des éléments des solutions possibles pour le vieillissement de l’Europe. Il faut pour cela conjuguer les efforts de tous pour la formation professionnelle, la création d’emplois, la transformation des pensées et de l’environnement en Afrique, mais en même temps de pas occulter les intérêts de l’immigration pour mieux en maîtriser les risques. Celle-ci peut être une composante utile des politiques économiques, dans les nations de départ comme dans celles d’accueil, dès lors qu’une vision objective et une hauteur de vue suffisante l’emportent sur les égoïsmes et la facilité. La fameuse adjuration « N’ayez pas peur » reste plus que jamais d’actualité.

Paul Derreumaux

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